Traduction par Otakar Theer et Henri Verne.
Vers et Prosetome 3, septembre-octobre-novembre 1905 (p. 111-113).


POÈME

DE JAROSLAV VERCHLISKY


Amarus


Il était reclus au couvent, depuis l’enfance ;
D’où venait-il ? Pourquoi ? Comment ? Il l’ignorait.
Comme il était Fils du Péché, on le nommait
Amarus. Il était grand, blême et pensif,
L’œil rivé sur la terre, il semblait, sans répit,
Poursuivre l’inconnu. La Lune, un soir, dorant
Les noirs barreaux de sa cellule, il dit à Dieu :
« Pour mon cilice, et pour mon jeûne et pour mes veilles,
Pour ma vie à jamais sacrifiée, une grâce !
Je t’en prie, ô mon Dieu, dis-moi quand je mourrai ? »
À peine eût-il pensé sa pensée, un ange
Vint chuchoter à son esprit : « Fils, tu mourras
La nuit où dans la lampe, âme du sanctuaire,
Tu n’auras point versé d’huile »… Les jours, les ans
Passent. Amarus est triste et silencieux,
Et chaque soir, en versant l’huile dans la lampe,
Il se redit : « Voici que j’allume mon âme. »
Et sourit gravement.

Mais un jour de printemps,
Il venait, selon sa coutume, emplir la lampe…
Dans le jour bleu, près d’un pilier, sur un prie-Dieu,
Devant la Vierge, il aperçut deux amoureux.
Il s’approche, observant et retenant son souffle…
Et quand ils ont prié, d’un pas léger, rapide
Il les suit… Quel étrange désir le mène
Au cimetière du couvent ?… Les alisiers,
Les lilas agitent un parfum bourdonnant
Qui lui monte au cerveau ; quelque part, dans un arbre,
L’oiseau chante ; deux papillons, ailes en fleurs,
Semblent deux corolles écloses tout à coup
D’un pommier qui renaît… il marche, il va toujours…
Sur un tombeau, dont le chiendent ronge le tertre,
Et qu’envahit tout un flot de lilas fleuris,
Les deux heureux se sont assis. L’ami se penche
Vers l’amie et dans les cheveux de l’amie
Tous les lilas laissent pleuvoir toutes leurs fleurs,
L’oiseau chante, et jouant, volant, se pourchassant,
Sur deux boucles vont se poser deux papillons…
Alors Amarus songe aux tendresses des femmes
Dont il ignore tout, jusqu’au baiser de celle
Qui lui donna la vie. Cependant l’oiseau chante,
Les hauts lilas parfument l’air et l’herbe luit…

Amarus, ce jour-là, n’a pas empli la lampe.

Il reste là, muet. L’oiseau chante toujours.
Quand les moines au petit jour s’en sont venus
Chanter Matines, ils ont trouvé la lampe morte…

Et sur une tombe entr’ouverte, au cimetière
Amarus gît, mort sur le cercueil de sa mère…
Le visage tourné vers les lilas en fleurs.
Il dort sa mort, tout seul. Et l’oiseau chante encore.


Extrait des Nouveaux Poèmes Épiques.


JAROSLAV VERCHLISKY
Traduit du tchèque
par otakar theer et henri verne