Aline et Valcour/Lettre XLIII

LETTRE XLIII.


La même au même[1].

Paris, ce 17 Décembre.


Votre résignation, toujours entière, me plaît, me touche et m’intéresse :… c’est ainsi que l’on aime Valcour. Des amans moins délicats et moins accoutumés que nous aux sacrifices, auront de la peine à se le persuader, mais que nous importe l’opinion des gens froids, pourvu que nos ames, plus ardentes et plus élevées que la leur, sachent jouir de ce qu’ils n’entendent pas. C’est une des choses qui pourtant m’impatientent le plus que de voir combien il y a peu d’êtres dans le monde, qui, si j’ose me servir de l’expression, parlent la même langue que nous, et pourquoi donc la nature, dès qu’elle nous destinait à vivre ensemble, ne nous a-t-elle pas donné à tous, à-peu-près la même ame ? Pourquoi n’avons-nous pas tous la même manière de sentir ? Dans les mouvemens d’humeur que certaines gens m’inspirent, je ne sais si je n’aimerais pas autant ceux qui, comme ma chère sœur, vont beaucoup au-delà des bornes, par trop de délicatesse dans les organes, que ceux qui n’éprouvent rien. Les premiers réparent au moins, par un esprit piquant et extraordinaire, toutes les inconséquences de leur cœur, au-lieu que les autres n’ont rien qui puisse dédommager de leur lourde apathie. Ce sont des espèces d’automates qui, ce me semble, font sur nous ce même effet, que ces temps assommans de certains jours d’été, où toutes nos facultés engourdies par le volume d’air qui les absorbe, ne se désignent même plus dans l’organisation… Ma comparaison n’est-elle pas juste ? Un sot ne vous a-t-il jamais fait éprouver une douleur physique ? N’avez-vous pas senti à son approche, ou à ses discours, une commotion pareille à celle dont je vous parle ?

Oh, mon ami ! je vous aurai vu quand vous lirez celle-ci ; la main qui vous la rendra, aura senti le plaisir de serrer la vôtre ; nos yeux se seront parlés, nos ames se seront entendues. Puisse ne pas être interrompue cette innocente façon de nous entretenir cet hiver.

Le président est toujours le même ; ma mère ne sait à quoi attribuer cet extraordinaire empressement ; il y passe une partie des nuits, et je vous réponds que sa chère femme n’en est pas plus contente ; elle aimerait bien mieux la plus profonde indifférence, que ces émotions presque toujours désordonnées, fruit du dérèglement de la tête, bien plus que des sentimens du cœur, et qui la replaçant toujours dans une sorte d’infériorité et d’humiliation, ne lui laisse plus que le triste rôle de la colombe, sous la serre aigue du vautour. Mais elle a besoin d’art et de politique, si elle pouvait l’enchaîner et le vaincre à force de complaisance, pour le bonheur de sa chère Aline, il n’y aurait rien, dit-elle, qu’elle n’entreprît avec délices.

Augustine est réconciliée, elle s’est jettée aux pieds de la présidente : elle lui a demandé pardon de son inconduite ; elle l’a supplié de n’y plus penser ; et vous jugez si l’ame tendre et douce de ma mère a pu résister à cette scène ? elle a embrassé cette fille avec tendresse, elle l’a relevée, et lui a rendu toute sa confiance et sa protection… Le président était presque attendri il est d’ailleurs d’une retenue singulière vis-à-vis de cette fille ; il ne paraît assurément pas qu’il ait jamais pu se rien passer entr’eux.

Mais pour Sophie, ma mère est très-embarrassée : elle ne sait absolument sur quel ton en parler au président : la dernière fois qu’il a été question d’elle entr’eux à Vertfeuille, vous savez que mon père soutint qu’elle n’était pas sa fille ; dans ce temps-là ma mère était loin d’imaginer, que sans le vouloir, il dit aussi-bien la vérité. Maintenant qu’elle est sûre que cette Sophie ne lui appartient point, ne vaut-il pas autant ne rien dire, et laisser soupçonner qu’elle a cru ce que son mari lui disait. L’intérêt qu’elle prend d’ailleurs à cette infortunée, ne peut plus être le même que quand elle la croyait à elle, et elle a celui de deux véritables enfans à ménager, qu’elle ne sacrifiera pas, dit-elle, à celui d’un être qui ne lui tient plus que par les sentimens de la pitié : elle aime donc mieux ne rien dire, et laisser sur le tout son mari dans l’erreur : elle lui cachera toujours le sort de cette fille : elle en prendra le même soin ; n’aura-t-elle pas rempli tous ses devoirs ?

aigue: aiguë

  1. Il y avait une réponse de Valcour à la lettre précédente, mais que nous avons supprimée, par l’envie de ne rien offrir au public qui ne fasse qu’allonger le fil sans le démêler, et qu’à retarder le dénouement, sans y ajouter plus d’intérêt. (Note de l’éditeur).