Aline et Valcour/Lettre LXX

Chez la veuve Girouard (Tome 4p. 345-349).

LETTRE LXX.


Aline aux mânes de sa mère.

Au château de Blamont, ce 29 avril.


Oh vous qui me donnâtes le jour !… vous dont je baise les dépouilles mortelles en traçant ces derniers caractères… Ombre chérie que je vois,… que j’entends et qui m’inspires le courage de me rejoindre à vous ; dans peu d’heures nous serons réunies… En paix dans le sein maternel, les crimes et les cruautés des hommes ne pourront plus atteindre votre malheureuse fille, elle retrouvera dans ce sein sacré le calme et le repos qu’elle n’a pu rencontrer dans le monde… Ouvrez vos bras, ma mère ; ouvrez-les que j’y descende… Daignez recevoir votre fille dans l’asyle où vous reposez… Mourons ensemble puisque nous n’avons pu y vivre… Les barbares ! ils ont voulu m’immoler sur votre tombeau… Vos cendres n’étaient pas refroidies, que le crime était déjà dans leur cœur… Que dis-je, ils avaient peut être tranché le fil de votre vie, pour mieux conduire celui de leur odieuse trame !… J’ai résisté ma mère, et cependant je ne suis plus digne de vous. Nos chairs vont reposer et se flétrir ensemble,… vous ne m’aurez précédée que de bien peu dans l’abyme de l’éternité,… je m’y plonge après vous, pleine de confiance en la bonté de l’être auprès duquel vous êtes déjà… J’ose espérer qu’il ne me punira point de ma faute j’arriverai près de lui, soutenue par vos vertus, elles m’obtiendront la clémence dont je ne me flatterais pas sans elles. Oui, c’est vous, ô ma mère !… c’est vous qui me conduirez auprès du trône de Dieu,… vous lui direz : « Voilà la victime des hommes, mais son cœur fut toujours votre temple, vous avez voulu qu’elle mourut comme Moïse, votre volonté la transporta sur la montagne[1] et lui fit voir la terre fortunée qu’elle n’habita jamais ; heureuse d’avoir vu finir le flambeau de ses jours presqu’à l’instant où il s’allumait… Ne lui reprochez pas seigneur d’avoir osé l’éteindre,… ne la punissez pas d’avoir brisé les liens d’une vie périssable pour vous demander une vie éternelle, où le bonheur de vous servir sans cesse ne sera plus troublé par ses larmes ».

Oh ! mon Dieu ! cette ame pure, en sortant de vos mains, serait elle souillée pour avoir été quelque temps dans le corps fragile où vous l’enfermâtes ? Elle n’y connut jamais que le désespoir et les pleurs,… elle s’en échappe pour revoler à vous… Peut-être est-ce faiblesse ;… peut-être a-t-elle manqué de courage,… au lieu de se mutiner contre ses chaînes ;… au lieu de se révolter contre son frein, si elle vous eût appelé dans ses tribulations, elle eût peut-être obtenu votre secours,… ne la punissez pas de sa débilité, elle a eu plus d’amour que d’espoir, plus de désir d’être réunie à vous que de forces pour vous implorer… Ce sont les crimes d’une ame tendre, daignez ne pas l’en châtier. Quand vous la créâtes à votre image, le don d’aimer fut la première des vertus que vous imprimâtes en elle ; ne la punissez pas de s’y être livrée ;… ne la condamnez pas à la douleur parce qu’elle en a redouté la sensation, mais faites-là reposer dans la joie, parce qu’elle a désiré de connaître la votre, et qu’elle a voulu franchir avec rapidité le gouffre épais des misères humaines, pour se retrouver plus promptement dans l’immensité de votre gloire. Oh ! mon Dieu ! ne faites rien pour moi ! n’accordez mon pardon qu’aux larmes de cette mère adorée qui ne cessa de vous connaître et de vous servir ; regardez-nous comme deux fleurs desséchées par le venin du serpent, et que le souffle pur de votre ame céleste peut ranimer au sein de l’immortalité.



  1. Allusion à la maison de Colette, située sur une montagne, où Aline vit son amant pour la dernière fois.