Aline et Valcour/Lettre LI

Chez la veuve Girouard (Tome 4p. 120-129).

LETTRE LI.


Valcour à Madame de Blamont.

Paris, ce quatre février[1].


Vous aviez raison, madame, de soupçonner le président de l’envie de s’éclaircir, comme s’il lui eût tardé de savoir si son crime était réel ou non, comme s’il eût craint de ne pas charger assez-tôt sa conscience de cette nouvelle horreur ; la première chose qu’il a faite au retour de Blamont, a été de voler au Pré-Saint-Gervais ; il a demandé Claudine Dupuis, elle était morte, il a été obligé d’avoir recours au curé ; cet honnête homme se ressouvenant de nos opérations, nous a servis comme si nous eussions été là pour l’encourager. — Que désirez-vous de moi, lui a-t-il dit, monsieur, — savoir, a répondu le président, ce que devint Claire de Blamont mis en nourrice ici en tel temps et chez telle femme. — elle est morte, et je vous en délivrai pour lors les extraits nécessaires. — Non, monsieur, elle ne mourut pas, j’avais des raisons pour soustraire cet enfant à ma femme, je m’accordai avec la nourrice pour feindre sa mort, et je l’enlevai de nuit. — Que voulez-vous, si cela est, et qui peut être mieux instruit que vous du sort de cette enfant ? — Mais la nourrice peut m’avoir trompée ; je lui ai dit que je destinais à cette petite fille le sort le plus heureux, désirant peut-être en faire jouir la sienne, elle a pu me la donner à la place, et garder celle que je venais enlever, ce qui ferait que je n’aurais alors que sa fille entre mes mains, au lieu de la mienne. — Ces choses-là ne se font point. — Qu’est devenue la fille de Claudine ? Et le curé saisissant ici avec adresse l’occasion de la mort réelle d’Elisabeth de Kerneuil, a donné à la fille de Claudine… (Sophie) le sort de cette Elisabeth, et lui a dit qu’elle était morte ; n’ayant au moyen de cela nullement parlé du troisième enfant contre lequel a été changé Claire de Blamont, il a laissé le président dans l’erreur, et absolument convaincu que la fille de Claudine est morte, et que l’individu qu’il a dans Sophie est bien décidément sa fille.

Il est certain que si les mêmes choses pouvaient sans inconvénient se soutenir en justice, à l’esclandre près que vous voulez éviter, vous n’auriez pas d’autres moyens de sauver Sophie que de la réclamer encore pour votre fille ; Léonore n’ayant aucun intérêt à vous désavouer, ne le ferait sûrement point, et peut-être réussiriez-vous ; mais il faut un procès et vous n’en voulez pas, et je suis bien loin de vous conseiller d’en avoir ; tout vous engage donc à écouter un peu moins dans ce moment-ci votre cœur que vos intérêts. Je vous conseillais presque le contraire cet automne, mais il y a eu depuis quelques changemens dans les circonstances ; il ne faut pas voir les choses trop en noir ; n’est-il pas plus simple d’imaginer que les deux amis après quelques nouvelles débauches éloigneront cette fille de vous et la placeront dans quelque couvent de province ; n’est-il pas, dis-je, plus simple de croire cela, que de soupçonner une atrocité sans fruit comme sans vraisemblance. Il est des crimes gratuits trop affreux pour être supposés, et que ne peut admettre l’excès même de la perversité humaine, celui que vous pourriez craindre serait dans ce cas-là, ne l’imaginez donc point… Pour être plus sûr de son fait, le président a proposé au curé l’exhumation du prétendu corps de Claire, lui assurant qu’on ne devait trouver dans le cercueil aucune trace de cadavre d’enfant… Le curé qui savait à quoi s’en tenir, lui a dit que cette recherche était inutile, que dès qu’il avait ordonné la fraude, il devait être sûr qu’elle avait été exécutée, qu’il était déjà assez mal à lui d’avoir ainsi abusé des cérémonies de l’église, sans joindre à cette indécence, celle de l’exhumation proposée ; d’ailleurs, a-t-il ajouté, je ne le puis sans la permission de l’archevêque ; conviendrez-vous de cette fraude à ses yeux ? croyez-moi, laissons tout cela dans l’oubli, monsieur, l’enfant que vous avez retiré est entre vos mains, ne doutez point que ce ne soit votre fille ;… mais encore une fois, a repris le président, envieux de se procurer toutes les preuves qui pouvaient le mieux constater son crime : — qu’est devenue la fille de Claudine Dupuis, et le curé lui ayant répété qu’elle était morte, a achevé de l’en convaincre, en lui remettant l’extrait mortuaire d’Elisabeth de Kerneuil, enterrée sous le nom faux de la fille de Claudine, par une supercherie de cette nourrice, que vous sûtes lors de mes recherches ; Je le répète, voilà donc le président plus sûr que jamais que Sophie est sa fille, et que tout ce qui a pu être dit ultérieurement n’est que du verbiage de valets, qui ne doit pas avoir un plus grand degré de réalité que ce qu’on lui prouve. Un honnête homme se rappelant ici les indignités dont un moment de fureur lui aurait fait accabler cette malheureuse, — se voyant convaincu qu’elle est sa fille, en serait mort de regret et de douleur ; — le président parfaitement tranquille dans le mal… Le président qui ne désirait des informations que pour jouir de la certitude d’avoir commis ce crime… Le président, dis-je, est parti comblé, laissant éclater sur ses traits cette joie maligne qu’imprime chez les scélérats, la conviction de leur atrocité. J’ai rendu mille graces au curé de nous avoir aussi bien servi, et nous sommes convenus tous deux, qu’il l’avait fait sans compromettre son devoir, puisqu’il n’en a imposé sur rien, qu’il n’a fait que cacher un secret confié, et profiter des fraudes qu’on lui avait fait à lui-même.

Voilà les faits, madame, je n’ose prendre sur moi de vous renouveller le conseil d’abandonner Sophie à la providence, mon cœur souffrirait trop à vous y engager. Mais quelque soit l’intérêt qu’elle vous inspire, daignez réfléchir que vous avez deux filles et un époux à ménager ; à l’éclaircissement juridique, il faut que le curé parle, dès ce moment vous ne sauvez pas Sophie, et Léonore vous est rendue, quelqu’adroite que soit cette jeune personne, vous l’exposez pourtant aux noirceurs d’un père atroce, capable de sacrifier jusqu’à Sainville, dès qu’il ne verra plus dans lui qu’un obstacle aux infamies qu’il concevra trop infailliblement sur cette nouvelle fille immolée déjà dès le berceau, dans sa perfide imagination. Si vous plaidez et que vous perdiez, ce qui sera certain, vous sacrifiez Aline à Dolbourg… plus aucun moyen dès-lors de pouvoir la tirer de ses mains, puisque Sophie n’est plus sa belle-sœur, et que vous gagniez ou que vous perdiez, voilà du train, Paris entier s’occupant de vous et tout cela pour une fille qui ne vous est rien, et envers laquelle vous avez déjà fait tout ce que pouvait vous dicter le sentiment le plus étendu de la pitié… Il est de malheureux cas, madame, et vous allez voir que ma comparaison met tout au pis, puisqu’elle suppose des atrocités impossibles,… mais dussent-elles être ;… il est de malheureux cas, où le berger prudent sacrifie une brebis égarée, plutôt que de risquer le sort entier du troupeau, en voulant protéger cette fugitive. Le président employe la feinte avec vous, usez des mêmes armes. Vous devez tout faire pour le ménager, sa présence et ses soins vous répugnent… Je le conçois, mais vous y refuser serait dangéreux ; suivez votre premier plan, plus vous l’aurez près de vous, mieux vous démêlerez ses démarches, et mieux vous serez à même d’y parer ; si vous l’éloignez il n’en sera que plus faux, ses manœuvres seront les mêmes et vous les découvrirez moins. Pendant cela travaillez fermement à ce que le sort d’Aline se décide dans une assemblée de parens. Là, vous direz toutes les raisons qui doivent mettre obstacle à l’établissement que votre époux désire, et là, si votre cœur conserve toujours les mêmes bontés pour moi, vous oserez me nommer, et faire valoir les sentimens d’Aline : ma retenue et ma délicatesse s’opposent à ce que j’appuye davantage sur ce dernier article ; oh ! combien ma cause y sera bien servie, quand c’est vous qui daignerez la défendre.

Au reste, je me soumets à vos conseils, je vais m’isoler absolument, puisque vous le jugez nécessaire, ce sacrifice coûtera bien peu à celui qui ne respire que pour le tendre objet qu’il ne doit plus ni voir ni rencontrer nulle part ; je me priverai du bonheur d’aller prier près d’elle, le Dieu qui peut mettre fin à nos maux, il m’était cependant si doux de m’édifier à ses côtés, lorsque dans la ferveur de ses invocations, je voyais quelquefois ses belles joues se colorer du feu d’une sainte ardeur, que je les voyais s’inonder des larmes de la piété et de la componction, je me disais avec tant de joie : comment le Dieu qui l’anime à-présent, n’accomplirait-il pas ses désirs ; il est en elle, il y descend, elle l’implore, il l’exaucera, et m’imaginant alors en me prosternant vers elle, adorer le Dieu même en son plus divin sanctuaire, je lui adressais comme à ce Dieu tous les sentimens d’une ame enflâmée… Eh bien ! je me priverai de ces délices, mais l’hommage sera toujours égal,… toujours présente à mon imagination, je l’adorerai dans le silence du repos et de la solitude, elle et ce Dieu confondus dans mon ame, ne feront plus qu’un seul et même objet où tous les sentimens du plus violent amour iront s’offrir à chaque instant.


  1. Il faut se rappeler ici la lettre XXIV du premier volume.