Alfred de Vigny et Hector Berlioz d’après des lettres inédites

Alfred de Vigny et Hector Berlioz d’après des lettres inédites
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 2 (p. 837-865).
Alfred de Vigny et Hector Berlioz d’après des lettres inédites


Plus sincèrement peut-être qu’aucun écrivain de sa génération, et depuis ses années de jeunesse jusqu’à ses derniers jours, Alfred de Vigny s’intéressa au mouvement littéraire de son époque. Mais les destinées de la musique en France ne le laissèrent pas indiffèrent : n’avaient-elles pas été, pendant un très long temps, étroitement unies aux destinées de la poésie elle-même ?

L’éducation musicale ne lui avait pas fait défaut. Mme de Vigny, sa mère, s’était obstinée, lorsqu’elle s’appelait encore Mlle de Baraudin, à vaincre les difficultés « ardues » de la « science de l’harmonie. » Sans être poussées aussi loin, il s’en faut, les premières études du fils avaient été bien dirigées. D’autres occupations de l’écolier, jugées plus nécessaires, reléguèrent, la musique au second plan, puis la firent abandonner. Alfred de Vigny ne cessa pas, pour cela, de l’aimer, d’être apte à la comprendre et d’en ressentir, tout au moins, les effets avec cette intensité d’impression qui est le privilège des artistes. Qu’on relise ce qu’il écrivait, en 1833, au sortir du concert de musique archaïque organisé par l’érudit Fétis : « Jamais l’art ne m’a enlevé dans une plus pure extase, si ce n’est lorsque, étant malade à Bordeaux, j’écrivais Eloa. » On s’explique aisément qu’échappant aux erreurs de goût de tant d’hommes de son époque, il ait eu le mérite original de ne pas s’incliner devant les faux dieux, mais d’offrir, des premiers, sa vive admiration, sa fervente amitié à ces deux novateurs hardis, Hector Berlioz et Franz Liszt.

C’est à mettre en lumière les relations d’Alfred de Vigny avec le compositeur Berlioz que je voudrais faire servir des documens inexplorés ou inédits. Je ne m’excuserai pas de donner, avant tout, la parole aux textes.


I

J’insisterai d’abord sur l’occasion qui, dans le mois de septembre 1833, noua solidement l’amitié d’Alfred de Vigny et d’Hector Berlioz.

Ils s’étaient déjà rencontrés, et le poète n’avait pas manqué de « témoigner » au musicien « sa sympathie affectueuse. » C’est Barbier, ou Brizeux, qui avait dû conduire Berlioz aux « mercredis » de la rue des Petites-Ecuries-d’Artois. Auguste Barbier, au cours de son voyage en Italie avec Brizeux, avait fait, à Rome, en janvier 1832, la connaissance du « pensionnaire de l’Académie de France. » Les Souvenirs personnels et Silhouettes contemporaines nous l’apprennent, et cet ouvrage, généralement exact, nous fournit une indication qui est à retenir : « « Il (Berlioz) pensait déjà à traduire en musique Roméo et Juliette de Shakspeare et il me proposa de lui en écrire le libretto. Ayant d’autres choses en tête, je ne pus donner suite à sa demande. Shakspeare était alors son poète favori : il le lisait sans cesse. À ce culte il ajouta, depuis, une autre idole, Virgile, et toute sa vie se passa dans l’adoration de ces deux grands génies. » Dans cette rencontre, Berlioz et Barbier ne s’entretinrent sans doute que de Shakspeare ; mais, dès ce moment, quoi qu’en dise Barbier, Berlioz lisait l’Enéide et songeait à s’en inspirer. Une lettre de lui, écrite de Rome, le 12 janvier 1832, quatre ou cinq jours avant l’arrivée des deux jeunes poètes, nous peint l’état d’exaltation du futur auteur des Troyens « en voyant un soir le soleil se coucher derrière le cap Misène, pendant que du sublime paysage illustré par Virgile semblaient surgir, rajeunis, Enée, Iule, Latinus, Pallas, le bon Evandre, la résignée Lavinie, Amata, le malheureux Turnus et tout le bataillon de héros aux panaches flottans dont le génie du poète a peuplé ce rivage. Les mots ne peuvent rendre l’effet d’un tel magnétisme de souvenirs, de poésie, de lumière, d’air pur, d’horizon rosé, de créations fantastiques. J’étais enivré. » Celui qui parle de la sorte avait, ce soir-là, entrevu un large drame musical en deux ou trois parties, La prise de Troie, Les Troyens à Carthage, peut-être Les Troyens en Italie[1]. Brizeux, non moins épris de Virgile que Berlioz, ouvrit bien vite au musicien son carnet de poète.

Instruit par Barbier et Brizeux, Alfred de Vigny ne pouvait rien ignorer de ce qu’on répétait partout sur la nature originale du jeune compositeur, sur sa légende romanesque ; il approuvait certainement ses hautes ambitions ; il avait sans doute entendu, applaudi quelque récente exécution de ses ouvrages.

Les débuts du musicien remontaient à 1825. Dès sa seconde année d’études, ses maîtres, Lesueur surtout, dont il était l’élève particulier depuis 4823, avaient apprécié ses aptitudes. La Messe solennelle, écrite à vingt et un ans et deux fois exécutée, en 1825 à Saint-Roch, en 1827 à Saint-Eustache, ne l’avait pas révélé au public. Son concert du 26 mai 1828, dans la salle de l’École royale de musique, tout en signalant à l’attention de deux ou trois compositeurs son « talent prématuré, » ses étranges dispositions, et, pour employer l’expression d’un d’entre eux, « son génie, » n’avait provoqué qu’étonnement, qu’irritation chez beaucoup d’autres.

Un peu avant les premiers jours d’automne de 1827, Berlioz assista, comme Vigny, comme Dumas, comme tant de jeunes Français qui découvraient Shakspeare, aux représentations des tragédiens anglais, et il se prit d’une passion ardente pour miss Smithson. Cet amour pour « Ophélie » eut pour premier effet de « centupler » ses moyens : il se produisit comme une poussée d’invention dont témoignèrent surtout la Symphonie descriptive et Huit scènes de Faust, d’après la traduction de Gérard de Nerval. Mais, l’actrice partie, le désespoir envahit l’âme du jeune musicien. Les souffrances de l’amoureux s’irritaient encore, des déceptions qui commençaient à être le lot du compositeur. Sous l’influence d’un pessimisme exaspéré, l’auteur de la Symphonie descriptive, écrite dans une heure d’allégresse, transformait cette œuvre et la faisait aboutir aux effets, qu’il jugeait « effrayans, » de la Symphonie fantastique.

Nommé premier grand prix de Rome, à son cinquième concours, avec la cantate Sardanapale, Berlioz, chez qui la passion pour miss Smithson semblait avoir cédé devant un goût très vif pour la jolie pianiste Camille Moke, devenue assez vite sa fiancée, partit pour Rome après avoir fait exécuter, le 5 décembre 1830, la Symphonie fantastique, et gagné l’amitié de Franz Liszt.

L’antique proverbe : « les absens ont toujours tort » fut vrai une fois de plus. Camille Moke se hâta d’oublier cet amoureux qui n’était pas pour elle le premier, ni surtout le dernier. Au moment même où Berlioz désertait l’Ecole de Rome pour revenir chercher en France l’explication du silence incroyable de sa fiancée, il apprenait qu’elle épousait le « quadragénaire » Pleyel, facteur de pianos. Tragique désespoir et suicide manqué, — d’aucuns disent simulé ou, purement et simplement, imaginaire, — dans le golfe de Gènes ; regrets, confusion de cet accès de démence et rentrée à la Villa Médicis ; séjour à Nice apaisant et laborieux ; utilisation des douleurs récentes pour le Mélologue en six parties ou Retour à la vie, qui fera suite à la Symphonie fantastique, cette expression des anciens tourmens ; excursions fréquentes à « Soubiac » (Subiaco) ; visites à Naples, au Vésuve, aux ruines de Pompéi ; voyage en France et station en Dauphiné ; enfin, grand concert dans la salle du Conservatoire, le dimanche 2 décembre 1832. Cette fois, grâce au « sublime irrésistible » de l’acteur Bocage dans la déclamation des tirades en prose rythmée qui commentaient, à la satisfaction du public ordinaire, les souffrances et les espoirs du « jeune artiste, » exprimés, pour les musiciens, par toutes les ressources de l’orchestre, le compositeur est plus qu’applaudi : beaucoup d’auditeurs l’acclament. Henriette Smithson, récemment revenue à Paris, se trouve dans la salle, on l’a vue « pleurer » d’admiration[2]. La passion de Berlioz se rallume tout aussitôt avec une ardeur inouïe.

L’échec complet de la tragédienne dans son entreprise théâtrale est pour son adorateur idolâtre une cause de tristesse, mais non pas de découragement. L’accident de voiture, où elle se brise la jambe, et qui rendra pour elle tout retour à la scène si difficile et si fâcheux, ne fait que surexciter chez Berlioz cette ferveur de sentiment qui, soulevée par de nouveaux refus, le pousse, une seconde fois, à tenter le suicide. Comme au cinquième acte d’un mélodrame, l’amant, — c’est lui qui l’a raconté, — boit une fiole d’opium sous les yeux de celle qu’il aime : on le dispute à la mort. L’actrice anglaise est vaincue ; elle consent à recevoir l’anneau de fiançailles. « Nous sommes annoncés ! » écrit Berlioz, le 3 septembre 1833, à l’un de ses intimes : dans quinze jours, tout sera fini, si les lois humaines veulent bien le permettre. Je ne crains que leurs lenteurs. » Comme il le pressentait, le jour de joie fut retardé. Le mariage, qu’avaient précédé les actes de respect signifiés par Berlioz à son père non consentant, ne se célébra, dans la chapelle de l’ambassade de Sa Majesté britannique à Paris, qu’à la date du 3 octobre.

Les semaines qui suivirent les fiançailles avaient été employées à organiser, sous cette rubrique représentation-concert Berlioz-Smithson, une soirée théâtrale au bénéfice de l’actrice. C’est pour y intéresser Alfred de Vigny et, par lui, Mme Dorval, que, le mercredi 18 septembre, quinze jours avant le mariage, le musicien écrivit au poète une première lettre, demeurée inédite, comme le sont restées, si je ne me trompe, toutes les lettres de Berlioz à Vigny et de Vigny à Berlioz, dont je reproduirai le texte.


« Monsieur, seriez-vous assez bon pour disposer en ma faveur d’une heure dans l’après-midi de mercredi prochain ? Mlle Smithson m’accompagnera. Je suis heureux de pouvoir lui procurer l’avantage de faire votre connaissance qu’elle ambitionne depuis longtemps. Elle est bien triste, bien découragée… Les suites de son accident l’éloignent encore pour quelques mois du théâtre et lui donnent une timidité qui me porte à vous prier de nous recevoir seuls s’il est possible. Vous pourrez vraisemblablement nous donner quelques renseignemens dont nous avons besoin. En outre, vous m’avez témoigné assez de sympathie affectueuse pour que je n’hésite pas à vous prier de rassurer ma pauvre Ophélie sur son avenir. Elle se croit oubliée de la terre entière : l’espérance vague que je lui ai donnée d’une pièce de vous, dans laquelle elle pourrait reparaître, la charme trop pour qu’elle ose s’y abandonner et quelques autres mots de votre part, à cette occasion, n’eussent-ils pour objet que de la tranquilliser un peu, seront pour moi d’un prix inestimable. J’ai l’honneur d’être, monsieur, votre tout dévoué et sincère admirateur. HECTOR BERLIOZ. »


Paris, ce 18 septembre.

La réponse d’Alfred de Vigny ne se fit pas attendre. Trois jours après cette première lettre, Berlioz en écrivait une seconde qui était un remerciement, et qui fixe aujourd’hui pour nous la date exacte, on peut dire l’instant, de l’entretien sollicité.


21 septembre.

« Puisque vous êtes assez bon, monsieur, pour nous recevoir, Henriette et moi, un autre jour que le mercredi, nous profiterons de votre obligeance mardi prochain entre une heure et deux. Je vous demande pardon de ne pas préciser davantage le moment de noire visite, mais comme Mlle Smithson habite Vincennes, la longueur du trajet pour arriver au faubourg Saint-Honoré me servira d’excuse. Votre tout dévoué — HECTOR BERLIOZ. »

C’est donc le mardi 24 septembre que Berlioz et sa fiancée vinrent ensemble rendre visite au poète Alfred de Vigny. Le concours de Mme Dorval fut aussitôt acquis. Elle promit de paraître dans le rôle d’Adèle du draine d’Antony. Henriette Smithson devait se produire dans les scènes de la folie du quatrième acte d’Hamlet. Berlioz, pour son compte, apportait la Symphonie fantastique et la Cantate de Sardanapale. Son ami Liszt, qui allait être, dans peu de jours, un de ses deux témoins, se ferait entendre dans le Concertstück de Weber.

Le mercredi 23 octobre 1833, trois semaines après le mariage et un mois avant la représentation à bénéfice, M. et Mme Hector Berlioz inscrivaient sur l’album de la comtesse de Vigny leurs noms d’époux amoureux et heureux. Le compositeur avait retracé, d’une main plus volontaire que fougueuse, la musique et les paroles en vers assonances du CHANT DE BONHEUR, fragment de LE BETOUR A LA VIE (Mélologue) :


<poem> Oh ! mon bonheur ! ma vie ! Mon être tout entier ! mon bien ! mon univers ! Est-il auprès de toi quelque bien que j’envie ?

Je te vois, tu souris, les cieux me sont ouverts !

L’ivresse de l’amour est presque une souffrance ;
Ce tendre attachement est plus délicieux !
Oh ! penche un seul instant cette tête charmante ;
Viens ma belle adorée :
Sur mon cœur éperdu viens rendre ce baiser.


À cette page de sa partition, Berlioz s’était cru obligé de joindre le commentaire « parié, » auquel Bocage avait su donner une expression si émouvante : « Oh ! que ne puis-je la trouver, cette Juliette, cette Ophélie, que mon cœur appelle ! Que ne puis-je m’enivrer de cette joie mêlée de tristesse que donne le véritable amour ; et, un soir d’automne, bercé près d’elle par le vent du Nord sur quelque bruyère sauvage, m’endormir enfin dans ses bras d’un mélancolique et dernier sommeil ! »

A la suite de ce morceau, Mme Berlioz-Smithson avait aligné, d’une écriture bien anglaise, des vers de l’Hamlet de Shakspeare.


II

La représentation, donnée le 24 novembre 1833, au Théâtre-Italien, fut un triomphe pour Mme Dorval et aussi pour Liszt. Henriette Smithson, qui s’était fait attendre, au point de déchaîner les lazzis ou même les rumeurs hostiles, et dont la boiterie fort apparente impressionna péniblement beaucoup de spectateurs, ne retrouva pas, tant s’en faut, les applaudissemens enthousiastes du théâtre de l’Odéon ou de la salle Favart. Quant à Berlioz, ses œuvres arrivaient en fin de soirée. « A minuit moins un quart, » les musiciens, déjà décimés par quelques désertions sournoises, commencèrent une exécution presque constamment « exécrable » devant un auditoire ironique et bruyant. Ce fut bientôt la débandade : « L’orchestre, — écrira Berlioz à sa sœur Adèle, — s’est peu à peu sauvé devant le public ! Le parterre s’est levé demandant la Symphonie fantastique et j’ai été obligé de parler au public en lui montrant mes pupitres dégarnis et l’impossibilité où j’étais de lui faire entendre un pareil ouvrage avec ce qui me restait de musiciens ; alors on a eu pitié du général abandonné de ses soldats et on a crié : Au Conservatoire ! une autre fois. »

Le compositeur prit, en effet, sa revanche au Conservatoire, quatre semaines plus tard, le dimanche 22 décembre. Si l’on accepte comme exacts tous les termes du compte rendu qu’il adressa aux siens trois jours après le succès, l’accueil des artistes aurait été enthousiaste. On exigea de l’orchestre, d’ailleurs, qu’il jouât deux fois, « malgré la longueur énorme du morceau, » la Marche du supplice. « Henriette était dans un transport de joie dont toi seule au monde, — c’est à sa sœur Adèle qu’il écrit, — peux avoir une idée. Elle était si ravie, en sortant au milieu des félicitations qui lui venaient des Alfred de Vigny, Hugo, E. Deschamps, Legouvé, Eugène Sue ! »

Remarquons-le : parmi les noms de ces littérateurs, si satisfaits de l’heureux résultat, et qui, dans une certaine mesure, avaient dû le déterminer par leur parti pris d’applaudir, le nom d’Alfred de Vigny se place au premier rang. Ce n’est pas un hasard de plume. Dès ce moment, Berlioz a deux amis chers, deux vrais consolateurs, qu’il appelle au secours, lorsque des « froissemens dans ses affections d’art » le rendent malheureux jusqu’aux larmes : » ces deux amis sont Liszt et Alfred de Vigny. « Je voudrais te voir, » écrit-il au premier, vers le début de mai 1834. Il ajoute aussitôt : « De Vigny viendra-t-il ? Il a quelque chose de doux et d’affectueux dans l’esprit qui me charme toujours, mais qui me serait presque nécessaire aujourd’hui. Pourquoi n’êtes-vous pas là tous les deux ? » Il cite le mot du poète Moore : « Il n’est rien de vrai, il n’est rien de brillant que le ciel. » Malheureusement, le ciel n’est qu’un mot pour lui : « Mon ciel, c’est le monde poétique, et il y a une chenille sur chacune de ses fleurs… Tiens, viens me voir, amène-moi de Vigny : tu me manques, vous me manquez. »

L’humble ménage Berlioz s’est installé, vers le début d’avril de 1834, à Montmartre, rue Saint-Denis, n° 10. A certains jours, quelques amis de choix, dont est Vigny, escaladent la butte. Au début de mai, par exemple, Berlioz adresse au pianiste polonais qu’il appelle assez plaisamment « mon cher Chopinetto » l’invitation suivante : « . J’ai l’espoir que Hiller, Liszt et Vigny seront accompagnés de Chopin. Enorme bêtise ! Tant pis. » Le 12 mai, il rend compte à sa sœur de cette « partie de campagne. » On devine toute la fierté que lui a causée la visite de tels amis : « C’étaient des célébrités musicales et poétiques, MM. Alfred de Vigny, Antoni Deschamps, Liszt, Hiller et Chopin. Nous avons causé, discuté art, poésie, pensée, musique, drame, enfin ce qui constitue la vie, en présence de cette belle nature, de ce soleil d’Italie que nous avons depuis quelques jours. »

C’est peut-être pendant cette « demi-journée » où s’ébaucha plus d’un projet, que Berlioz, pour la première fois, entretint Alfred de Vigny de ses desseins d’ouvrages dramatiques. Dans une lettre du 15 au 10 mai, écrite à Humbert Ferrand, nous lisons : « Mes affaires à l’Opéra sont entre les mains de la famille Bertin. Il s’agit de me donner l’Hamlet de Shakspeare supérieurement arrangé en opéra… En attendant, j’ai fait choix, pour un opéra-comique en deux actes, de Benvenuto Cellini. »

Berlioz pria-t-il Vigny d’écrire le poème et obtint-il de lui quelque promesse ? Ce n’est pas la seule fois qu’Alfred de Vigny se serait senti attiré par cette idée de collaborer avec un musicien. Je puis fournir, à cet égard, un témoignage inattendu. C’est une lettre inédite de Spontini, le compositeur dramatique de Fernand Cortez, de la Vestale, d’Olympia, tant admirés, à tort ou à raison, par Berlioz.


Ce mercredi.

« Une indisposition qui me tient depuis quatre semaines m’a empêché d’avoir l’honneur de me rendre aujourd’hui à votre séance littéraire ; mais, comme je compte très peu de jours pour rester à Paris, je désire vivement réaliser notre entrevue projetée avec M. Soumet, pour le grand opéra que d’accord vous avez bien voulu me faire espérer. Cette réunion me sourit, m’enchante et m’inspire ! M. Soumet désirait auparavant vous faire une visite, monsieur, mais sa maladie imaginaire… me traînerait trop à long, et si je ne craignais pas d’être indiscret, j’oserais vous proposer et prier de vous trouver chez lui demain, à midi ; il serait tout à notre disposition : combien je vous serais reconnaissant ! Veuillez avoir la bonté, monsieur, de me faire un mot de réponse, et d’agréer les sentimens de la plus parfaite considération. SPONTINI. »


A quelle date cette lettre fut-elle écrite ? On ne peut pas le déterminer exactement. Il est permis de penser que ce ne fut pas après 1828 : en voici la raison. Soumet, qui devrait être avec Vigny l’auteur de ce livret dont s’exaltait d’avance l’imagination de Spontini, avait déjà travaillé pour des compositeurs et en particulier pour Rossini. Or, les poètes du cénacle, qui croyaient au génie tragique de l’auteur de Saül et de Clytemnestre, s’appliquèrent à le détourner de la fréquentation de l’Opéra. Dans le volume de vers, intitulé Tableaux poétiques et publié en 1828, Jules de Bes9éguier, compatriote de Soumet et son intime ami, lui adressait cette adjuration, de style troubadour, dont la candeur est peu commune :


Mais l’on dit qu’une fée, en son brillant empire,
T’ouvre un palais magique ou la muse soupire,
Où cent jeunes beautés, se tenant par la main,
Sous les paillettes d’or, sous le lin des bergères,
Enlacent le poète en leurs danses légères,
Et du temple sacré lui ferment le chemin.
De ces enchantemens crains la douceur perfide ;
Souviens-toi de Renaud dans les jardins d’Armide :
Fuis, fuis de ce séjour les pièges gracieux ;
Prends ton vol, comme l’aigle, et monte dans les cieux.
La Poésie est Reine et fière ; et son génie
Dédaigne le secours d’une molle harmonie.


Soumet ne voulut pas « affliger les amis de sa gloire, » comme disait pompeusement Jules de Rességuier : il s’abstint désormais de mettre ses rimes au service des musiciens ; il revint à la tragédie.

Avec Berlioz comme avec Spontini. Alfred de Vigny ne dépassa pas l’intention ; d’autres travaux : Servitude et grandeur militaires, Chatterton, l’empêchèrent de passer à l’acte. Deux de ses jeunes amis, Léon de Wailly et Auguste Barbier, sans renoncer aux conseils de l’auteur d’Othello et de la Maréchale d’Ancre, mais surtout en suivant les indications, en se pliant docilement aux exigences de Berlioz, bâtirent le livret et improvisèrent les vers de ce Benvenuto Cellini. A la fin d’août 1834, le poème fut refusé par Crosnier, le directeur de l’Opéra-Comique. Berlioz dut prendre son parti de le porter à l’Opéra. Pour obtenir ici meilleur accueil, il s’avisa de joindre un nom de plus, celui d’Alfred de Vigny, à ceux des deux autres collaborateurs et, plus d’une fois, dans des lettres à sa mère ou à sa sœur Adèle, il citera les trois auteurs : « Le poème est de Vigny, Barbier et Léon de Wailly » et encore : « Le nouveau directeur (de l’Opéra) étant dans de tout autres dispositions que son prédécesseur[3], je lui ai présenté un opéra en deux actes qui a été fait sous mes yeux par MM. Alfred de Vigny, Auguste Barbier et Léon de Wailly. » Toutefois, quand l’ouvrage, en 1838, sera représenté, le nom d’Alfred de Vigny ne paraîtra pas sur l’affiche.

Au mois de février 1835, pendant les répétitions de son drame de Chatterton, Alfred de Vigny adressa au couple Berlioz une loge pour la première. La réponse de Berlioz explique à Vigny la raison, ou le prétexte, qui empêchera l’actrice anglaise de venir : « La tristesse que lui cause l’obscurité où son talent se trouve condamné momentanément par les circonstances est trop poignante pour qu’une solennité dramatique comme celle où vous voulez bien l’inviter ne soit pas une épreuve cruelle qu’il vaut mieux éviter. » Il est certain que, chez Henriette Smithson, le chagrin de rester inutilisée s’irritait quelquefois jusqu’à la souffrance la plus aiguë. D’autre part, comme le fait remarquer, d’une manière générale, M. Adolphe Boschot, qui a écrit sur Berlioz un réquisitoire sans mesure, au double sens du mot, mais curieusement documenté, « l’ancienne Ophélia, et lui-même, un lion de la musique romantique, ils ne pouvaient se montrer en soirée ou au concert que vêtus selon la fashion la plus irréprochable. Esclaves du paraître, une négligence de tenue aurait notifié à tous leur déchéance. » Quoi qu’il en soit, Berlioz, en échange de la « loge » qu’il renvoie, réclame une simple « stalle. » Il tient à occuper son poste. « J’irai donc seul applaudir Chatterton avec la chaleur d’affection et d’enthousiasme que je ressens pour le poète et pour la cause qu’il plaide si bien. » Et, en effet, dans la soirée mémorable du 21 février 1835, Berlioz rendit à Vigny ses applaudissemens du Conservatoire. On se rappelle le bulletin de victoire adressé à Brizeux : « Où étiez-vous ? Quand Auguste Barbier, Berlioz, Antoni et tous mes bons et fidèles amis me serraient sur leur poitrine en pleurant, où étiez-vous ? Mon premier mot à Berlioz a été : Si Brizeux était ici ! »

Tout porte à croire que Vigny, de son côté, assista, le 13 décembre 1835, au premier concert où l’auteur de la Symphonie fantastique ait pris le bâton de chef d’orchestre pour assurer la fidélité de l’interprétation et particulièrement l’observation scrupuleuse des rythmes et des mouvemens dans l’exécution de ses ouvrages. On a publié une lettre du 9 décembre dans laquelle Berlioz prie Victor Hugo de venir l’entendre ; on n’a retrouvé aucune lettre de lui, demandant à Alfred de Vigny la même preuve d’amitié. Je ne doute pas, pour ma part, qu’il ait vivement souhaité sa présence. L’Opéra venait justement de recevoir le livret de Benvenuto Cellini. Mais le premier ministre, Adolphe Thiers, amateur d’art foncièrement bourgeois, était mal disposé pour Berlioz et il semblait s’ingénier à lui barrer la route : « On m’avait nommé directeur général du Gymnase musical, — écrit Berlioz à Liszt, — Thiers me fait perdre cette place en refusant le chant au Gymnase… De plus, la Commission de l’Opéra a demandé à ce même M. Thiers d’autoriser Duponchel à contracter avec moi pour mon opéra… M. Thiers s’y refuse. » Vigny fut sans doute de ceux qui, comme Meyerbeer et Bertin, engagèrent Berlioz à se mettre « néanmoins » à l’œuvre.

Malgré les lourdes besognes imposées au compositeur par sa collaboration de critique musical au Rénovateur, à la Gazette musicale, au Journal des Débats, par l’organisation presque continuelle de concerts faiblement rémunérateurs, par la direction absorbante des répétitions d’Esmeralda, œuvre de Mlle Louise Bertin, il employa si bien les moindres loisirs de 1836, qu’il mit sur pied, dans cette année, toute la musique de Benvenuto Cellini. En décembre 1836, il ne lui restait plus qu’à écrire « la scène du dénouement » et qu’à « instrumenter » la plus grande part de l’ouvrage.

Mais, au début de mars 1837, le ministre de l’Intérieur du cabinet Molé, M. de Gasparin, un ancien préfet de Grenoble, mandait le musicien dauphinois, et lui offrait de se charger d’une grande composition pour l’anniversaire de la mort du maréchal Mortier : l’œuvre serait exécutée aux Invalides. Berlioz se mit à l’étude du texte de l’Office des morts, dont la poésie « d’un sublime gigantesque » le transporta, et il put bientôt se flatter d’en faire sortir une partition qui serait « grande. » L’idée seule de mettre au jour un Dies iræ, qui serait proféré par des centaines de chanteurs, l’enfiévrait. Le 22 mai, il écrivait à Liszt alors en Italie : « Mon Requiem est fini, je me débats avec la matière, ce sont les copistes, les lithographes, les charpentiers… » L’exécution, fixée pour le 28 juillet, devait se confondre avec la commémoration solennelle des trois journées. Dans le cours du mois de juillet, au milieu des répétitions, pour « raison politique, » une décision ministérielle intervint qui annulait le projet de cérémonie funèbre aux Invalides et faisait disparaître, avant l’heure, le Requiem de Berlioz.

Les protecteurs du musicien, Bertin en tête, protestèrent vigoureusement, et le nouveau ministre de l’Instruction publique, M. de Salvandy, ancien rédacteur, lui aussi, du Journal des Débats, ami d’Alfred de Vigny, cherchait quelque compensation pour le compositeur frustré, quand la prise de Constantine (14 octobre 1837) et la mort du général Damrémont fourniront deux raisons de revenir à l’idée d’une fête funèbre et de rendre à Berlioz, non seulement l’occasion, mais les moyens de se produire. La cérémonie eut lieu le 5 décembre 1837. Alfred de Vigny ne manqua pas d’y assister. Au retour de cette audition, il traça quelques lignes où ses impressions sont résumées : « Ce matin, la messe funèbre pour l’enterrement du général Damrémont. L’aspect de l’église était beau ; au fond, sous la coupole, trois longs rayons tombaient sur le catafalque préparé et faisaient resplendir les lustres de cristal d’une singulière lumière. — Tous les drapeaux pris sur l’ennemi étaient rangés en haut de l’église et pendaient, tout percés de balles. La musique était belle et bizarre, sauvage, convulsive et douloureuse… »

Vigny s’imaginait sans doute, avec Berlioz, que l’audition solennelle du Requiem était un acheminement direct au succès de Benvenuto Cellini. Mais, pendant qu’on répétait son opéra, le compositeur sembla prendre à tâche d’augmenter le nombre de ses envieux et de ses ennemis en briguant la direction du Théâtre-Italien. Présentée par M. de Montalivet, ministre de l’Intérieur, sa candidature échoua devant la Commission parlementaire chargée d’examiner la proposition du gouvernement, et le ministre s’étant, en fin de compte, rallié au sentiment de la Commission, Berlioz eut contre lui la très grande majorité des votes à la Chambre.

Je ne dirai rien de ces répétitions qui furent vraiment cruelles. Elles auraient eu raison de la santé, de l’énergie, et des ressources de tout ordre du malheureux musicien, si son ami Ernest Legouvé n’était généreusement venu à son aide.

Quant à l’histoire même de l’échec, elle a été souvent écrite. Ce qu’il y eut, dans cette défaite, d’injuste, d’odieux et d’irréparable, n’a jamais été plus vivement mis en lumière que dans une étude récente de M. Pierre Lalo sur cet opéra de Benvenuto Cellini, peu connu et injoué, pourrait-on dire, en France, mais représenté depuis vingt ans en Allemagne[4], grâce au kapellmeister Félix Mottl, avec une perfection rare et un succès toujours croissant. Je détache de cette étude quelques lignes de conclusion : « La vie de Berlioz a été changée et ruinée par l’infortune de Benvenuto. On ne peut croire que Berlioz n’en eut pas conscience, et qu’il ne connut pas toute l’iniquité du sort… Il est impossible qu’il n’ait pas su ce qu’il avait fait, qu’il n’ait pas su qu’il y avait plus de musique, plus d’idées, plus de force créatrice dans Benvenuto que dans tous les ouvrages réunis de ses contemporains ; que son œuvre était vraiment une création de génie, aussi différente de tout ce que faisaient les musiciens de son temps qu’un drame de Shakspeare est différent d’une pièce de Scribe, aussi supérieure aux œuvres d’un Meyerbeer ou d’un Halévy, qu’un Delacroix à un Léopold Robert ou à un Paul Delaroche. Et il a vu cette œuvre-là atteindre à grand’peine jusqu’au chiffre de quatre représentations, puis être ensevelie dans l’ombre pour toujours. » On ne peut pas en douter, Berlioz savait ce que valait son œuvre, et le succès même qu’elle obtint à Weimar, assez longtemps après, ne fit que raviver en lui la cuisante douleur que lui avait causée, en 1838, l’hostilité d’un public à peu près ignare et incurablement superficiel. Rappelons-nous les paroles qui lui échappent, dans une lettre du 10 février 1852, trois jours avant cette soirée de réhabilitation : « J’avais bien nettoyé, reficelé, restauré la partition avant de l’envoyer. Je ne l’avais pas regardée depuis treize ans ; c’est diablement vivace, je ne retrouverai jamais une telle averse de jeunes idées. Quels ravages ces gens de l’Opéra m’avaient fait faire là-dedans ! J’ai tout remis en ordre. » En 1855, il est lui-même à Weimar et l’on répète des parties de son œuvre. Avec quelle mélancolie amère il remonte parle souvenir à ce fiasco sinistre d’autrefois ! « J’ai été singulièrement attristé hier à la répétition du trio avec chœurs de Cellini en voyant avec quel aplomb l’orchestre, le chœur et les chanteurs l’ont exécuté, et en songeant aux tristes vicissitudes de cette partition égorgée deux fois en deux infâmes guet-apens !… Certainement il y a là une verve et une fraîcheur d’idées que je ne retrouverai peut-être plus. C’est empanaché, fanfaron, italo-gascon, c’est vrai ! Tenez, moquez-vous de moi ; mais j’en ai rêvé cette nuit et je me sens le cœur serré d’avoir entendu cette scène I et j’ai hâte pourtant de la réentendre demain. »

Alfred de Vigny n’assista pas, le 10 septembre 1838, au scandale de la première de Benvenuto Cellini. Il avait quitté Paris pour se rendre au Maine-Giraud. Il s’était arrêté en route chez des cousins de Touraine. Il n’allait pas tarder à partir pour l’Angleterre où il séjourna, comme chacun sait, une demi-année. Il souffrit, on peut le penser, du méprisant et ridicule accueil où se heurta l’ouvrage de son ami, lui qui, faisant, à ce moment même, un retour sur son propre destin, laissait tomber cette réflexion découragée, également applicable aux écrivains et aux artistes : « Les lettres ont cela de fatal, que la position n’y est jamais conquise définitivement. Le nom est, à chaque œuvre, remis en loterie et tiré au sort pôle-môle avec les plus indignes. Chaque œuvre nouvelle est presque comme un début. »


III

C’est à Londres qu’Alfred de Vigny apprit par les journaux le coup de théâtre du concert du 46 décembre : Paganini, entraînant Berlioz sur la scène, pendant que le public commençait à se retirer, et s’agenouillant devant le compositeur aux applaudissemens frénétiques des amis restés dans la salle. Deux jours après, le virtuose italien adressait à Berlioz un don de vingt mille francs, en y joignant le compliment fameux : « Beethoven mort, il n’y avait que Berlioz qui pût le faire revivre, etc. »

Alfred de Vigny n’était pas encore de retour, lorsque M. de Gasparin, redevenu ministre pour peu de temps, mit à profit ce très court passage au pouvoir pour décorer l’auteur du Requiem. Mais le poète était à Paris, dès le début de juillet 1839, et il s’y trouvait encore en septembre, au moment où Berlioz pouvait écrire à Georges Kastner que Roméo et Juliette, une Symphonie dramatique avec chœurs, solos de chant et récitatif harmonique, composée d’après la tragédie de Shakspeare, était entièrement achevée. « J’ai fini tout à fait la symphonie ; fini, très fini, ce qui s’appelle fini. Pas une note à écrire. Amen, amen, amenissimen ! » Vigny put connaître d’avance le livret exsangue d’Emile Deschamps ; il put entendre, aux répétitions, quelques fragmens de la musique. Dans la semaine immédiatement antérieure au jour fixé pour la première audition, il reçut de Berlioz ce billet laconique non daté, mais qui se met, de lui-même, à sa date :

« Bonjour ! — On m’a dit que vous étiez rétabli et je tiens à vous avoir dimanche. La reine Mab m’a confié qu’elle avait une passion pour vous. H. BERLIOZ. »


Cette fois, le succès fut aussi vif qu’il était imprévu. Les musiciens les plus hostiles n’eurent qu’à se résigner. Quant aux littérateurs, ils étaient venus en grand nombre et, à propos de ce public, Balzac disait, le lendemain, à Berlioz : « C’était un cerveau que votre salle de concert. » Dans le journal La Presse, où régnait Mme de Girardin, réconciliée avec l’ancien amoureux de Delphine Gay et devenue pour lui, vers ce temps-là (quelques billets inédits en font foi) une excellente camarade, on avait fait campagne pour Berlioz et pour Roméo et Juliette. C’est Théophile Gautier qui fut chargé de sonner la victoire. Il écrivit, à cette occasion, des pages dignes de survivre. Il louait d’abord la volonté indomptable de Berlioz : « En ce temps de polémique et de publicité, disait-il, il ne suffit pas d’être un grand talent, il faut encore être un grand courage. » Il raillait l’auditeur français de son horreur de la nouveauté, qui fait sur lui « le même effet que l’écarlate sur le taureau ; » il expliquai ! comment « avec dix fois moins de talent » Berlioz eût réussi « dix fois plus vite ; » il le défendait du reproche d’être incompréhensible, tout en reconnaissant que la question de clarté est « d’une maigre importance » et que « la pourpre riche et foncée d’un vin généreux l’emporte sur la fade transparence d’une eau filtrée ; » il confessait son goût pour l’art « escarpé, où l’on n’entre pas comme chez soi ; » il proclamait cette belle maxime : « Il faut relever la foule jusqu’à l’œuvre, et non pas abaisser l’œuvre jusqu’à la foule ; » il disait, avec une humeur plaisante qui rappelait celle de Berlioz lui-même : « C’est une mauvaise raison à donner pour aplanir les montagnes, que les asthmatiques ne les sauraient gravir… les aigles voleront bien toujours jusqu’à la cime ; » il signalait enfin les passages de la partition qui l’avaient enchanté. Le scherzo de la Beine Mab était, comme on le pense, de ceux-là : « L’orchestré joue pianissimo ; les instrumens à cordes sont en sourdine, deux harpes jettent des sons harmoniques, un timbre se fait entendre par intervalles. Rien n’est plus vaporeux et plus fantastique ; il semble que l’on se promène au clair de lune dans une prairie féerique, et que l’on entende bourdonner les sylphes dans les cloches de cristal des volubilis ; c’est une musique tout à fait en dehors de nos idées et de notre sphère. » Si Alfred de Vigny avait eu, comme Théophile Gautier, à sa disposition un feuilleton de journal où traduire ses impressions, on y retrouverait, sous d’autres mots, la même ardeur de sympathie.

L’année 1840 est remplie, pour Berlioz, par la production de sa Symphonie funèbre et triomphale, qu’entendit, le 28 juillet, et qu’admira Richard Wagner, puis par le travail de restauration du Freyschütz. L’année 1841 est occupée par des projets plus encore que par des ouvrages et elle est déjà traversée par la passion pour Marie Récio, cette chanteuse sans talent dont Berlioz ne pourra plus se délier et qui deviendra sa femme après la mort d’Henriette Smithson. La longue, et d’abord infructueuse, puis plus heureuse période des voyages à l’étranger commence, cette année même, et, avec elle, un trop long temps de stérilité relative. Ce serait un devoir d’y insister, pour celui qui voudrait tracer une monographie du musicien. Mais je n’ai pas cette ambition, et l’on me saura gré de demeurer, autant que faire se pourra, dans les bornes de mon sujet.

Entre deux absences, Berlioz retrouve Vigny et ne cesse pas d’éprouver, en le revoyant, la joie qu’il exprimait dans ses anciennes lettres. On se rappelle celle qu’il adressait à Liszt au mois de mai 1833. Depuis ce moment-là, que de billets se sont perdus ! En voici un, non daté, mais qui ne peut pas être antérieur à 1839. Il nous apprend que Berlioz fut tout heureux et un peu fier de mettre Alfred de Vigny en relations avec ses deux sœurs lorsqu’elles vinrent à Paris, d’abord avec la cadette Adèle, que son voyage de noces y amena vers la fin de mai 1839, et ensuite avec Nancy, la sœur aînée :

« Mon cher de Vigny, voulez-vous venir prendre une tasse de thé chez moi jeudi soir ? Je Vous ai présenté ma jeune sœur, c’est le tour de ma sœur aînée maintenant ; et j’espère que vous ne vous déroberez pas à son admiration. Mille amitiés.

H. BERLIOZ. »

Voici une autre lettre, de quelques années postérieure, qui porte seulement la date du samedi 10 mai, mais qui est écrite, assurément, à propos de la représentation extraordinaire du 13 mai 1845. À cette représentation, donnée au bénéfice de Mme Dorval, la grande actrice devait jouer Chatterton et Mme Georges Rodogune. Berlioz demande à Vigny deux places, souhaitées sans doute, cette fois, par Henriette Smithson.

« Mon cher de Vigny, je sais qu’on donne rarement des billets pour les représentations à bénéfice ; si pourtant vous pouvez disposer de deux places, veuillez me les envoyer rue de Provence, 41, vous me ferez un très grand plaisir et, comme il y a là-dessous un prétexte musical, puisqu’on y chante, je pourrai parler de la représentation dans un de mes feuilletons. Cette indiscrétion n’a d’autre cause que le désir que nous avons de revoir Chatterton. Adieu, mille amitiés bien vives. — H. BERLIOZ. »


On a dû remarquer, dans cette lettre, le passage : « je pourrai parler de la représentation dans un de mes feuilletons. » Berlioz s’était déjà ingénié à faire entrer dans son compte rendu musical le nom du littérateur Alfred de Vigny et d’y signaler des ouvrages de lui sans rapport avec la musique : « J’ai demandé à Vigny, écrivait-il au cours d’un de ses articles, d’analyser dans la Revue des Deux Mondes mon nouveau morceau sur la Mort de l’Empereur, que j’espère pouvoir donner à mon prochain concert. En revanche, je lui ai promis de rendre compte, dans la Gazette musicale, de son bel ouvrage intitulé : Servitude et grandeur militaires, qu’il a publié avant-hier. » Le tour était joué et l’annonce était faite. Vigny put donc écrire à Merle, le mari de Mme Dorval, qu’un « rédacteur de l’un des grands journaux » réservait à l’actrice « une surprise, » et il demanda pour ce rédacteur, qu’il désignait ainsi : « un de mes meilleurs amis et des plus intimes, » deux places « dans une loge du rez-de-chaussée. » Elles furent vite envoyées. Mais le Journal des Débats n’était pas la Gazette musicale : Berlioz ne fut pas autorisé à s’acquitter comme il l’avait voulu. Il s’en excusa près d’Alfred de Vigny avec sa verve à la fois bouffonne et bourrue, mais si divertissante :

« Mon cher de Vigny, admirez mon malheur ! Il se trouve que nos deux chanteurs ont été grotesques !… Le public les a conspués ! Ils sont de mes amis !… Je n’en puis donc rien dire. Plus de prétexte pour parler de la représentation, et impossibilité pour moi d’entrer dans le domaine littéraire par cette porte dérobée. Armand[5] ne me l’eût pas plus permis qu’il ne permet à Janin de mettre le pied sur mes terres. Plaignez-moi de ne pouvoir pas dire ce que je sens si vivement, mon admiration pour vos œuvres et en particulier pour Chatterton. Peut-être le redonnera-t-on quelque jour avec des chanteurs moins inexorables ! Adieu, mille et mille amitiés et complimens sincères.

« P. -S. — Je ne vous ai pas encore félicité du fauteuil qui vient de vous tomber sur la tête. Cela rapporte de 16 à 18 cents francs par an ! et puis, à tout prendre, ce n’est pas absolument déshonorant ! Il y a d’autres grands poètes qui ont eu à subir comme vous cet accident. Un académicien n’est pas tenu d’être plus bête qu’un autre homme (pour parodier le mot de votre quaker) et si vous, Hugo, Lamartine et Chateaubriand voulez vous donner la peine de frotter ferme vos confrères, peut-être parviendrez-vous à les enduire d’un peu d’esprit et de sentiment poétique et d’amour de l’art. Adieu, adieu, tout est pour le mieux dans la meilleure des académies possibles.

H. B. »

17 mai. »


IV

J’ai hâte d’arriver à un moment de la vie de Berlioz où Alfred de Vigny retrouva l’occasion de lui prêter son aide.

Les deux derniers voyages à l’étranger avaient été particulièrement avantageux. En 1846, le compositeur avait trouvé à Vienne et à Prague un public « enthousiaste » de sa symphonie avec chœurs, Roméo et Juliette. L’échec désolant, qu’il avait encore essuyé à Paris, à la fin de novembre 1846, en produisant au concert, dans la salle de l’Opéra-Comique, la Damnation de Faust, avait eu pour compensation l’admirable accueil qu’il reçut, de mars à juin 1847, d’abord à Pétersbourg, puis à Moscou, et de nouveau à Pétersbourg, avant d’avoir la joie d’entendre, le 10 juin, exécutée en perfection et avec « un effet prodigieux » la Damnation de Faust elle-même, dans la salle du théâtre de l’Opéra de Berlin. Fêté en Russie, sur un geste de l’Impératrice, par toute la noblesse, et en Prusse, par le Roi, la famille royale et le public musicien, il en était venu à formuler ainsi ses impressions : Plus je vis l’étranger, moins j’éprouvai de joie à vivre misérable et méconnu dans ma patrie. Au mois d’août 1847, lassé de la lenteur avec laquelle marchaient les négociations au sujet d’une place de chef du chant à l’Opéra, il rendit « leurs paroles » aux deux directeurs, Duponchel et Nestor Hoqueplan. Il préféra tenir de l’imprésario Jullien, un Français domicilié à Londres, la place de chef d’orchestre d’un théâtre d’opéra que l’on allait créer et installer à Drury-Lane. On lui promettait dix mille francs d’appointemens par trimestre pendant la durée, non déterminée, de la saison théâtrale ; de plus, il donnerait quatre concerts « pour chacun desquels on lui garantissait cent livres sterling, » ce qui faisait, dit une note du 22 août dans la Gazette musicale, « dix mille francs de plus. »

Berlioz partit pour Londres le mardi 1er novembre, c’est-à-dire un mois avant l’ouverture du théâtre, annoncée pour le 1er décembre. Il fut ébloui tout d’abord de ce que l’on semblait lui réserver. Le 10 novembre, il écrivait à un de ses amis, M. Tajan-Rogé, de l’orchestre de Saint-Pétersbourg, pour lui conter sa joie et ses espoirs : « Jullien est un homme d’audace et d’intelligence qui connaît Londres et les Anglais mieux que qui que ce soit. Il a déjà fait sa fortune et il s’est mis en tête de construire la mienne. Je le laisse faire, puisqu’il veut, pour y parvenir, n’employer que des moyens avoués par l’art et le goût. » Ces illusions et ce contentement durèrent quelques semaines. Au lendemain des débuts de la troupe dans Lucie de Lammermoor, Berlioz se déclarait très satisfait de l’orchestre, des chœurs, de la chanteuse Mme Gras (Dorus-Gras) et du ténor Reeves, un Irlandais à la « voix charmante, » à la « figure expressive, » très bon musicien, jouant « avec feu. »

Mais, dès le 14 janvier, il sait à quoi s’en tenir sur la position de Jullien, déjà ruiné sans que personne s’en doutât, et n’ayant, pour soutenir son entreprise, ni répertoire, ni argent. « Il a exigé d’abord la réduction d’un tiers des appointemens, et ne paie plus du tout : on paie seulement chaque semaine les choristes, l’orchestre et les ouvriers, pour que le théâtre puisse marcher. Jullien a vendu son magasin de musique de Régent’s Street près de deux cent mille francs, mais pas un sou pour le chef d’orchestre, les acteurs principaux, le peintre décorateur, etc., etc. »

N’entrevoyant guère d’autre ressource, le « chef d’orchestre » s’occupe avec ardeur, dès le début de l’année 1848, de préparer l’audition de ses œuvres. La date du 7 février est convenue pour le premier concert. Le 16 janvier, Berlioz écrit à Vigny pour le prier de le seconder dans son entreprise en lui procurant l’accès près du comte d’Orsay. Sa lettre, à tous égards, mérite d’être citée :

« Mon cher de Vigny, je vais jouer ici dans trois semaines une partie très sérieuse et d’où dépend peut-être tout mon avenir en Angleterre. Je donne mon premier concert à Drury-Lane le 7 février prochain. Je crois que vous connaissez beaucoup le comte d’Orsay, il pourrait m’être d’une grande utilité dans son cercle et dans celui de lady Blessington. Voulez-vous être assez bon pour me donner deux lignes pour lui ?… Je serai très fier et très heureux de pouvoir être présenté par vous.

« Macready m’a chargé de le rappeler à votre souvenir. Il a magnifiquement mis en scène et admirablement joué dernièrement une tragédie intitulée Philippe d’Artevelde, au Princess Théâtre : malgré ses efforts cependant, la pièce n’a obtenu aucun succès. Un jeune acteur fait en ce moment fureur dans Othello ; on en parle comme d’un nouveau John Kemble. Je ne l’ai pas vu et son nom m’échappe. L’Antigone de Sophocle, représentée à Saint James Théâtre, ces jours-ci, par Bocage et quelques poor players français, avec les chœurs de Mendelssohn, n’a pu faire qu’une recette et demie. Je suis chargé de monter et de diriger l’Iphigénie en Tauride de Gluck à Drury-Lane ; si miss Birch ne chante pas trop faux, j’espère que nous serons plus heureux. J’ai un orchestre et un chœur admirables, et de plus ce phénix, cet être fabuleux après lequel tous les théâtres lyriques courent éperdus, un ténor. C’est un Irlandais nommé Reeves : il a de la chaleur, de l’intelligence et une voix. Il rubinise, mais avec bonheur souvent. Il est fort beau dans le rôle d’Edgar de Ravenswood.

« Voilà toutes mes nouvelles littéraires et musicales. On me prédit ici une belle position avant deux ans ; mais le premier coup que je frapperai doit être bien dirigé. L’appui de vos amis me sera d’une grande utilité et je n’hésite pas à vous le demander. Adieu, adieu, pardon de mon verbiage. Mille amitiés admiratives. Votre tout dévoué. H. BERLIOZ. »


Alfred de Vigny devait être absent de Paris, quand la lettre de Berlioz y arriva. Le brouillon de la lettre écrite par lui au comte d’Orsay porte la date tardive du 30 janvier 1848. Pour avoir été retardée, la recommandation se fit sans doute plus pressante ; elle le fut au plus haut point, tout en restant insinuante et agréable.

« Je veux te prévenir, mon ami, de la visite que tu vas recevoir de notre célèbre compositeur Hector Berlioz. Il vient de me demander une lettre pour toi, je la lui enverrai demain, il te la remettra. Aujourd’hui je veux te parler d’avance de son rare et sérieux mérite et te mettre au courant de sa personne. « Il est homme de cœur et d’esprit, en voici la preuve en un fait. Il y a environ douze ans que, voyant jouer Shakspeare par miss Smithson, il devient amoureux fou de cette belle et habile personne. Il lui offre son cœur orné d’une chaumière, elle refuse étant alors au milieu de sa gloire d’un moment. Il se retire silencieusement. Quelque temps après, elle se casse la jambe ; la voilà par terre, sans théâtre, sans argent au milieu de Paris. Berlioz revient, la demande et l’épouse. A présent, je ne sais où elle est ni où est leur amour ; ne lui parle pas d’elle provisoirement.

« Ce beau et réel talent de compositeur semble surtout, en musique, ce qu’est celui d’un sombre paysagiste, en peinture. En l’écoutant, je songe toujours involontairement au Déluge du Poussin. Son Requiem, la Marche au Supplice, le Rêve de la reine Mab, de Roméo, la Marche des Pèlerins sont des chefs-d’œuvre.

« Peut-être les connais-tu ; je ne pense pas cependant que tu les aies entendus bien exécutés. Il peint par les notes, il fait voir ce qu’il décrit ; on suit des yeux, cela est certain, la folle Mab galopant dans le cerveau d’un page et dans celui d’un magistrat.

« Je t’enverrai donc Berlioz, cher ami, et tu me feras plaisir de le présenter à lady Blessington. Je désire que Sa gracieuse Majesté le reçoive bien à Gore House. Mme la duchesse de Grammont m’a dit hier que l’on allait graver quelques-unes de tes statuettes. On m’en a dit des merveilles, de ton Napoléon surtout, je ne les ai pas vues encore. Mais le ravissement qu’on en a me plaît d’avance. N’as-tu pas fait ton portrait ? J’ai peur que tu n’aies craint de te flatter. Il me tarde de voir si l’on œil est un miroir fidèle. Tu es surprenant. On dirait que tu n’as qu’à te lever de ton fauteuil, tirer la sonnette et il te vient un talent tout formé, qui t’appartient et se met à sculpter et à peindre.

« A présent, cher ami, que j’ai causé avec toi, tu n’éprouveras pas trop de saisissement en voyant entrer Hector Berlioz avec une autre lettre qui te prie comme celle-ci de le recevoir avec les grâces habituelles. »

Dans cette première lettre, tout le passage sur la vie intime de Berlioz depuis : « Il est homme de cœur et d’esprit » jusqu’à « ne lui parle pas d’elle provisoirement, » a été biffé par Vigny sur son brouillon : ces lignes furent sans doute supprimées ou modifiées, après réflexion.

La seconde lettre, datée du 1er février sur la minute autographe, arriva tout ouverte à Berlioz, qui, nous le verrons par sa réponse, fut très fier de la remettre et ne l’aurait pas été moins de pouvoir la garder : elle dut circuler à Londres.

« Je te prie, mon ami, d’accueillir en mon nom, avec ta grâce accoutumée, M. Hector Berlioz dont la célébrité européenne et le génie musical ne sauraient t’être inconnus. Il va faire lui-même en Angleterre la propagande de cette belle et innocente Révolution dans l’art qu’il a accomplie en France. Je souhaite fort pour l’Angleterre, ma belle-mère, qu’elle sache apprécier comme nous l’avons fait ici cette puissante originalité et ces magnifiques créations. Je voudrais être assis entre toi et lady Blessington lorsque vous entendrez ces grandes œuvres, souvent comparées à celles de Beethoven et de Mozart. Ce ne sera pas à toi, cher Alfred, toujours si Français partout où tu es, que je ferai l’injure d’apprendre les noms de ces compositions magiques de Berlioz. Je sais d’avance le prix que tu attacheras à la conversation d’un homme d’un si rare esprit dont tu as dû lire souvent les savantes et vives critiques dans le Journal des Débats.

« Je te prie de mener, aux fêtes musicales qu’il donnera, toute la cour de jeunes lords qui vient à Gore House. Vous serez heureux et ravis par tant de force et de grâce. La muse de Berlioz est une blonde fille du Nord comme Ophélia. Je suis sûr que la nation de Shakspeare lui jettera des couronnes, je voudrais que la première vînt de ta main.

« D’ici là je la serre de tout mon cœur d’ami d’enfance et de frères d’armes, toujours à toi. — Alfred de Vigny. »


La réponse de d’Orsay ne fut pas longue à venir et ses bons offices la précédèrent encore.


« Gore House, 5 feb. 1848.

« Mon cher ami, j’ai reçu tes deux charmantes lettres. Il nous suffit de savoir que Berlioz soit ton ami, pour qu’il soit bien reçu ici. Il est venu hier au soir, et j’ai eu le plaisir de le présenter à plusieurs personnes, dont j’avais macadémisé (sic) l’esprit en sa faveur, à l’aide de ta poétique description de son supérieur talent. Je me suis retrouvé en pays de connaissance avec lui, car il est aussi ami d’Eugène Süe, de Liszt et enfin de tous les bergers de notre époque, car la société ne se compose que de ces derniers, et des innombrables moutons.

« Il y a bien longtemps que tu nous avais négligés, pourtant nous parlons souvent de toi. Lady Blessington faisait lire dernièrement à ses nièces de tes charmans ouvrages, et s’il y avait un télégraphe magnétique tout aussi bien que l’électrique, tu aurais été bien aise de sentir combien tu es apprécié à Gore House.

« Envoie-nous toujours tes amis, ils seront les nôtres à l’instant et n’oublie jamais que je suis et serai toujours ton ami affectionné, D’Orsay. »


Pour apprécier tout ce qu’il y a de générosité de cœur dans ce billet, il faut se rappeler qu’au moment où il fut écrit, la ruine de d’Orsay et de lady Blessington était à demi consommée : une année après, on mettait à l’encan le mobilier luxueux et toutes les richesses d’art de Gore House.

Le concert eut lieu à la date indiquée. L’Athenæum, où écrivait Chorley, critique musical de tendances réactionnaires, mais grand ami de lady Blessington et du comte d’Orsay, et ami de Vigny lui-même, en rendit compte avec une faveur qu’un mois auparavant personne n’aurait pu prévoir. Il insistait sur l’extrême attention que le public anglais avait prêtée à cette sélection des ouvrages de Berlioz « malgré la longueur du concert. » L’assistance très nombreuse avait manifesté, au dire du journaliste, un véritable enthousiasme à propos de la Marche hongroise à la fin de la première partie de Faust, et de la danse des Sylphes dans la seconde partie. La semaine d’après, l’Athenæum publia une grande étude analytique sur la cantate de Faust. Dans presque tous les journaux londoniens où il fut parlé du concert, ce sont les termes élogieux qui dominèrent. Quoique réduit de moitié, l’article du Times, écrit par Davison, produisit « son effet. » Le « vieux Hogarth du Daily News » disait à Berlioz « dans une agitation des plus comiques » que tout son sang « était en feu, » qu’il n’avait jamais été « excité de la sorte. »

Berlioz écrivit à Vigny, le 10 février, pour le remercier de l’avoir tant aidé à gagner la partie :

« Mon cher de Vigny, je vous remercie de vos aimables lettres ; avant même que je les eusse portées, le comte d’Orsay m’avait invité (grâce à vous toujours) à aller passer la soirée chez lui. J’y ai reçu l’accueil le plus gracieux du maître et de la maîtresse de la maison. Ils m’ont parlé de vous comme en parlent tous ceux qui vous connaissent ; mais j’ai eu bien du regret de donner à M. d’Orsay l’adorable lettre d’introduction que vous m’aviez permis de lire en la recevant. Cette lettre est un chef-d’œuvre d’esprit, de style et de bonté (cette rare qualité que je mets au-dessus de toutes les autres et qui ne se trouve guère bien pure qu’unie à une intelligence élevée). Elle m’a fait sentir de nouveau combien il est doux d’aimer les gens qu’on admire. Merci ! je vous serre la main de tout mon cœur.

« Bocage est de retour à Paris. L’acteur tragique dont je vous ai parlé se nomme Brooke : il continue à faire fureur dans Othello et dans sir Giles du Nouveau moyen de payer ses vieilles dettes. Vous parlez du bonheur des compositeurs qui n’ont pas besoin de traductions ! Au contraire nous en avons besoin et c’est là notre grand malheur. Dieu sait comment j’ai été traduit en allemand pour Roméo et pour Faust. Chorley vient de traduire en anglais les deux premiers actes de Faust que j’ai donnés lundi à mon concert de Drury-Lane et heureusement on dit que c’est bien. En tout cas, j’ai été splendidement exécuté et ma musique a pris sur cet auditoire anglais comme le feu sur une traînée de poudre. J’ai eu un succès de tous les diables, on m’a rappelé, on a fait redire deux scènes de Faust, et toute la presse est favorable. Le Morning Chronicle fait seul des réserves, parce que (dit ce vieux nigaud de rédacteur) je fais des fautes de contrepoint et de rythme… Sancta Simplicitas ! Je voudrais bien vous faire entendre ce concert de Sylphes qui les a tant remués… franchement, je crois que cela vous ferait plaisir. Macready est en province. Notre théâtre se traîne, il n’a plus que quinze jours à mourir, la clôture étant fixée au 25.

« Adieu, adieu, remember me ! I am very happy to be able to call myself your friend. H. BERLIOZ. »


Le revers de la médaille, c’était la situation obérée de Jullien et les difficultés de toute sorte qui en résultaient pour Berlioz. La réalisation du deuxième concert devenait fort douteuse avec des musiciens et des choristes qu’on ne payait plus. Quant au chef d’orchestre, ses appointemens couraient les champs, comme il l’écrit à son ami Morel, et il ne devait jamais « les rattraper. » Sans doute l’association des musiciens anglais, dans son banquet annuel, lui décernait des honneurs presque « inusités, » mais la cabale de quelques confrères, menés au combat par Costa, l’empêcha d’obtenir la place de chef d’orchestre de la Société des concerts de Londres, place vacante depuis la mort prématurée de Mendelssohn. Vers le milieu du mois de mai, la détresse du compositeur était devenue telle qu’une fois de plus les idées de suicide, dont sa jeunesse avait été hantée en 1830 et en 1832, se représentaient à son esprit. Enfin le second concert eut lieu le 29 juin et Berlioz retrouva le succès du mois de février. La chronique étrangère de la Gazette musicale l’enregistre, à la date du 9 juillet : « La Symphonie d’Harold, la Marche des pèlerins, les fragmens de Faust » et notamment l’air du Sommeil chanté par Méphistophélès et « rendu par la voix puissante et métallique de Bouché, ont produit un immense effet. Mme Pauline Viardot a supérieurement chanté deux doses mélodies et le concert s’est terminé par l’Invitation à la valse de Weber dont Berlioz a si bien écrit la partition. »

Holmes, l’auteur distingué d’une Vie de Mozart, donna dans l’Atlas, à l’occasion de ce concert, un article très louangeur sur Berlioz, compositeur et chef d’orchestre. Le musicien fut si ravi qu’il envoya à la Gazette musicale ces éloges, traduits. Alfred de Vigny, qui connaissait Holmes et qui pouvait agir utilement sur lui, n’est-il pour rien dans l’idée qu’eut le critique d’art de donner à Berlioz cette marque de haute estime ?

Oubliant très vite ses plaies d’argent, et restant plein de gratitude pour ce public anglais, si « sérieux, » si « attentif, » dont l’aptitude à s’éprendre des grands efforts, même en musique, l’avait d’abord surpris, mais, plus encore, ému, Berlioz revint à Londres plus d’une fois, toujours avec satisfaction. Quand les fonctions de membre du jury d’exposition l’y ramenèrent en mai 1851, le salon de Gore House n’existait plus, ni, je crois même, la maison ; lady Blessington était morte et reposait, depuis deux années, en terre française. Quant au comte d’Orsay, en attendant qu’une nomination in extremis de surintendant des Beaux-Arts vînt le trouver sur son lit de douleurs, il peuplait de médaillons, de bustes, de statues, sortis de ses mains, l’atelier de la rue du Cirque, et il s’évertuait, sans plus y réussir qu’un artiste de génie, à tirer parti de ce « talent » de statuaire amateur, dont Alfred de Vigny s’émerveillait, en lui recommandant l’auteur du Requiem, d’Harold en Italie, de Roméo et Juliette.


V

Pendant près de trois ans, Alfred de Vigny, retenu au Maine-Giraud par la santé précaire et plus encore, j’imagine, par la secrète volonté de la comtesse Lydia, ne revint pas à Paris, et ne revit point Berlioz. Ce n’est pourtant pas au lendemain de cette relégation en Angoumois que Vigny reçut de son ami la lettre non datée que l’on va lire :

« Mon cher de Vigny, il y a aujourd’hui deux ans et trois mois que nous ne nous sommes vus !… Je ne vous donne pas de rendez-vous, faute de pouvoir disposer avec certitude d’une heure dans la journée ; mais j’irai au faubourg Saint-Honoré demain ou après-demain dans la matinée, bien désireux de vous revoir et tout honteux d’avoir pu rester si longtemps sans échanger avec vous quelques paroles. Mille amitiés bien vives et sincères. H. BERLIOZ. »


Si, pour expliquer tout ce temps passé sans se revoir, l’absence de Vigny devait suffire, quelle raison Berlioz aurait-il de se déclarer « tout honteux ? » Je serais porté, pour ma part, à situer cette période d’indifférence après l’élection de Berlioz à l’Institut (21 juin 1856) et avant l’élection de Beulé comme secrétaire perpétuel de l’Académie des Beaux-Arts, le 12 avril 1862. Berlioz, qui souhaita le poste, dont Beulé fut nommé titulaire, aurait-il éprouvé le besoin, dans ces jours de compétition, de venir chercher chez Vigny ou un appui ou des conseils qui lui avaient rarement fait défaut ? Ce sont, je le reconnais, de simples conjectures. Ce qui pourrait les excuser, à la rigueur, c’est que mis à part le séjour au Maine-Giraud, on ne voit pas, dans la longue amitié de Berlioz et de Vigny, d’autre place pour ces « deux ans et trois mois » de séparation complète.

Pour revenir aux faits, un an à peine après être rentré de la Charente, Vigny reçut de Berlioz une lettre datée du « mardi 19. » Elle est de décembre 1854. C’est une invitation à venir le 24 décembre au deuxième concert de l’Enfance du Christ.


« Mardi 19.

« Mon cher de Vigny, venez donc dimanche prochain à deux heures entendre la deuxième exécution de mon oratorio l’Enfance du Christ ; vous me ferez un bien grand plaisir. Cela ne dure qu’une heure et demie et, d’après l’expérience faite in anima… publica, c’est assez peu redoutable. Vous n’aurez pas le temps de vous endormir. Adieu, cher poète invisible[6], croyez à la sincère, fidèle et affectueuse admiration de votre tout dévoué H. BERLIOZ. »


Alfred de Vigny entendit-il, en 1855, les « concerts monstres » de l’Exposition universelle au Palais de l’Industrie ? Assista-t-il, en 1856, au Te Deum de Saint-Eustache ? Rien ne permet de l’affirmer ni de soutenir le contraire. Ce qui est trop certain, c’est qu’au moment où la nouvelle du succès de Béatrice et Bénédict, représenté en août 1862, à l’inauguration du théâtre de Bade, put arriver jusqu’à lui, Vigny était déjà torturé par le mal profond dont il devait mourir. Ce succès venait tard pour Berlioz lui-même : « On m’a rappelé je ne sais combien de fois, — écrivait-il à son fils. — Tous mes amis sont dans la joie. Moi, j’ai assisté à cela dans une insensibilité complète ; c’était un de mes jours de souffrance, et tout m’était indifférent. » On pourrait dire, en effet, de Berlioz qu’il mit encore plus de temps à mourir que Vigny. Dès 1862, il était « éprouvé, » lui aussi, par ce qu’il appellera bientôt son « infernale névrose. » Il n’allait pas tarder à écrire : « Je ne fais plus que souffrir. »

Il imposa silence à ses douleurs pour conduire, au Théâtre-Lyrique, les répétitions laborieuses des Troyens. Reçu à l’Opéra depuis plusieurs années, et toujours ajourné sous un prétexte ou sous un autre, ce drame musical, ou plutôt une partie de ce drame, celle qui est intitulée Les Troyens à Carthage, put enfin être représentée, au Théâtre-Lyrique, le 4 novembre 1863, et la première représentation eut, à certains momens, des apparences de triomphe ; mais, en fin de compte, cette œuvre élevée, qui ne deviendra jamais populaire, n’attira pas alors le grand public. « Il me manquait votre main, » écrit Berlioz à son ami Humbert Ferrand, sous l’impression du « succès magnifique » de la première ; il lui manquait aussi la main du poète des Destinées : depuis le 17 septembre 1863, Alfred de Vigny était mort.

Dans ses Souvenirs personnels et Silhouettes contemporaines, au chapitre sur Berlioz, que j’ai déjà cité en tête de cette étude, Auguste Barbier raconte le trait suivant : « Nous, assistions tous deux à l’enterrement d’un ami commun. Pendant tout le service et au cimetière, le compositeur resta silencieux et sombre. A la sortie du cimetière, il me dit : « Je rentre chez moi, venez-y ; nous lirons quelques pages de Shakspeare. — Volontiers. » Nous montâmes, et, installés, il lut la scène d’Hamlet au tombeau d’Ophélie. Son émotion fut extrême et deux ruisseaux de larmes s’échappèrent de ses yeux. »

On n’a, je le déclare, aucune preuve que cette scène ait eu lieu le 19 septembre 1863, à l’issue des obsèques du poète, après que le cercueil eut été déposé à mi-hauteur de cette colline de Montmartre, où Vigny jeune, gracieux, passionné pour l’art, était venu jadis réconforter le cœur de « Lélio ; » mais, qu’il en ait été ainsi, et qu’à ce deuil sacré Berlioz, le vieux romantique, ait voulu associer son dieu, le dieu d’Hugo et de Vigny, « William Shakspeare, » cela paraît trop vraisemblable et trop harmonieux pour qu’on ne soit pas presque excusable de le croire.


ERNEST DUPUY.

  1. Il n’est pas sans intérêt de le remarquer, Béatrice et Bénédict, mis au jour en 1862, est, comme Roméo et Juliette, la réalisation d’une pensée de la jeunesse, et la Damnation de Faust ne fut, en 1846, que le remaniement, la continuation des Huit scènes de Faust, écrites à vingt-six ans.
  2. « Elle a entendu l’ouvrage dont elle est le sujet et la cause première, elle en a pleuré, elle a vu mon furieux succès. Cela est allé droit à son cœur, elle m’a fait témoigner, après le concert, son enthousiasme, etc. » Lettre à Albert du Boys, du 5 janvier 1833. Correspondance publiée par J. Tiersot, les Années romantiques, p. 217.
  3. Duponchel succédait à Véron.
  4. C’est Liszt qui, le premier, a eu l’honneur de tirer des ténèbres le Benvenuto Cellini, en le faisant exécuter sur le théâtre de Weimar, en 1851.
  5. Armand Bertin, directeur du Journal des Débats.
  6. C’est ici la véritable allusion à la longue éclipse causée par le séjour en angoumois.