Alesia, études sur la septième campagne de César dans les Gaules

ALESIA
ÉTUDE
SUR LA SEPTIÈME CAMPAGNE DE CÉSAR
EN GAULE

I. Notice sur Alesia, par M. Du Mesnil, chef d’escadron d’état-major (Spectateur militaire, 15 septembre 1839). — II. Découverte d’Alesia, par M. Delacroix (Mémoires de la Société d’émulation du département du Doubs, 1855). — III. Alesia, par M. Dey, Auxerre 1856. — IV. Alise, étude sur une campagne de Jules César, par M. Rossignol, Dijon 1856. — V. Mémoire relatif au travail de M. Delacroix intitulé Découverte d’Alesia, par M. Ernest Desjardins ; Extrait d’un mémoire sur l’emplacement d’Alesia, par M. Jomard (Bulletin de la Société de géographie, septembre 1856). — VI. Alesia, Alaise Séquane. Alise en Auxois, dissertation par M. Charles Toubin, Besançon 1857. — VII. L’Alesia de César rendue à la Franche-Comté, par M. J. Quicherat, Paris 1857. — VIII. Étude sur la cité gauloise d’Alesia, Siège d’Alesia, l’Alesia de César remise à sa place, trois mémoires de M. de Coynart, chef d’escadron d’état-major (Spectateur militaire, 1856 et 1857), etc.[1].

I.

« La Gaule, quand César y parut, était divisée en deux grands partis : l’un avait pour chefs les Éduens, l’autre les Séquanes. » C’est ainsi que s’exprime César au douzième chapitre du sixième livre de ses Commentaires. Assurément notre Gaule moderne n’est plus aussi docilement rangée derrière les Éduens ou les Séquanes ; mais la rivalité de ces deux vaillantes nations ne s’est pas amortie. Il y a deux cents ans, la guerre des deux Bourgognes était tout aussi acharnée que du temps de César ; les gens de « la duché » et de « la comté » faisaient des prodiges de valeur pour s’arracher Dôle ou Saint-Jean-de-Losne. Aujourd’hui, bien que le niveau de la révolution ait passé sur nos traditions provinciales, comme le niveau de la conquête romaine avait passé sur les passions celtiques, le vieux levain subsiste toujours. J’entendais naguère les bateliers de la Saône crier France ou Empire suivant qu’on devait approcher de la rive droite ou de la rive gauche[2], et je vois que l’on combat encore ; mais l’imprimerie seule fournit des armes dans cette lutte, qui est restée vive, quoiqu’elle ait cessé d’être sanglante : on n’échange plus que des argumens et des mémoires, on ne se dispute que l’emplacement d’Alesia.

Voilà ce que je me disais en ouvrant une brochure de M. Jules Quicherat, qu’un de mes amis m’avait envoyée, brochure fort piquante d’ailleurs, où la verve du style s’unissait à tout ce qu’annonçait le nom seul de l’auteur : érudition solide, grande habitude des discussions historiques et rare habileté à manier les textes. Encore bien novice sur ce terrain, je fus facilement convaincu et après la première lecture je ne doutais plus qu’Alesia ne dût être rendue à la Franche-Comté. L’occasion cependant était trop bonne pour se refuser le plaisir de relire quelques chapitres des Commentaires ; mais à cette jouissance sérieuse je voulus joindre un amusement plus frivole, et je saisis ce prétexte pour tourner, retourner et comparer un certain nombre de beaux livres. Toutefois ce n’était pas un simple passe-temps bibliographique que j’entendais me procurer. J’espérais que ces recherches pourraient achever de m’éclairer, confirmeraient ou modifieraient l’impression que m’avait laissée le plaidoyer de M. Quicherat, et, sans me borner à l’examen du texte de César, je voulus m’assurer si les nombreuses études consacrées au conquérant des Gaules par mainte plume savante ou illustre ne pouvaient pas jeter quelque lumière sur la question qu’on agite aujourd’hui. Je pris donc sur mes planches et j’étalai sur une grande table : D’abord les éditions les plus estimées des Commentaires, depuis la princeps de 1469[3] jusqu’à celle de Leipzig, 1847 ;

Puis le César de Montaigne, avec les notes autographes et les jugemens si honnêtes et si droits de l’immortel auteur des Essais ;

Le Parfait Capitaine, ou abrégé des guerres de la Gaule, œuvre assez pâle d’un vrai grand homme, Henri, duc de Rohan ;

Le Commentaire, toujours pédant, quelquefois juste, plus souvent faux, que le général Turpin de Crissé a cru devoir ajouter aux véritables Commentaires ;

L’Étude sur le Siége d’Alesia, par le colonel Vacca Berlinghieri, travail très remarquable, très complet et approfondi, œuvre d’un soldat et d’un érudit. Cependant on peut lui reprocher de traiter un peu cavalièrement le conquérant des Gaules[4] ;

Le Précis dicté à Sainte-Hélène par Napoléon. Qui pouvait mieux comprendre et juger César ? Malheureusement, si dans quelques passages on retrouve comme l’empreinte de la griffe du lion, l’ensemble de cet écrit se ressent des négligences d’une dictée rapide et de la fatigue trop manifeste de l’illustre auteur ;

Enfin un fort beau manuscrit, avec miniatures, d’une compilation très aimée du moyen âge, et intitulée Lucan, Suétoine et Saluste. Je fais assurément peu de cas du mérite historique de cette œuvre ; mais elle pouvait fournir quelque indication sur les traditions populaires.

Sauf le plaisir de relire quelques belles pages et de manier des livres aimés, cet examen fut peu fécond en résultats. Éditeurs, annotateurs, aucun n’avait discuté l’emplacement d’Alesia. Je remarquai seulement que l’édition princeps et plusieurs autres disent Alexia et non Alesia, orthographe qui se retrouve encore dans la traduction grecque des Commentaires attribuée à Planude et dans la version latine du Plutarque d’Estienne, enfin que les cartes annexées aux éditions du xviie siècle placent Alesia sur la rive gauche de la Saône, tandis que sur les cartes postérieures aux travaux de d’Anville cette cité occupe l’emplacement de l’Alise bourguignonne. C’était un retour à des traditions déjà anciennes dont nous trouvons la trace dans Lucan, Suétoine et Saluste, car nous lisons Alise dans ce manuscrit, comme dans la traduction française des Commentaires imprimée à la fin du xve siècle par Vérard.

Pour mieux m’éclairer, je voulus me faire une idée de l’Alaise comtoise que M. Quicherat ne décrivait pas ; c’est dire que j’eus recours à la magnifique carte de France que nous devons à notre corps d’état-major, et qui peut guider avec une précision toute mathématique ceux qui veulent étudier l’histoire des faits de guerre accomplis sur le sol de notre patrie. Je parvins, non sans peine, à découvrir ce hameau, et j’avoue qu’au premier coup d’œil jeté sur la carte, ma surprise fut grande. J’avais présens à l’esprit quelques traits principaux de la description de César, et j’en cherchais vainement la représentation graphique. Je ne pouvais retrouver ni la ceinture de collines d’une même hauteur (colles pari allitudinis fastigio oppidum cingebant), ni la plaine (planities) théâtre de l’engagement de cavalerie, ni ces terrains découverts et en pente douce (loci campestres) où l’armée de secours fit d’infructueux efforts pour forcer les retranchemens de l’assiégeant. La conviction que j’avais puisée dans une première lecture du mémoire de M. Quicherat se trouva fort ébranlée ; je revins au texte de César. À tout l’arsenal de documens que j’avais déjà réunis, je joignis les Éclaircissemens géographiques sur l’ancienne Gaule de d’Anville, et, la carte à la main, je suivis pas à pas le grand capitaine dans sa septième campagne, discutant à part moi toutes les hypothèses que soulevait cette étude, et tentant de les résoudre, non pas victorieusement, Dieu me garde d’une pareille prétention, mais au moins avec une complète indépendance d’esprit. C’est après avoir achevé ce travail solitaire que je lus les divers mémoires dont j’ai rapporté les titres et nommé les auteurs. Je fis largement mon profit de leurs savantes recherches, et si, dans les pages qui vont suivre, il se rencontre quelques idées qui m’appartiennent, le lecteur y trouvera surtout l’analyse et le résumé critique des écrits déjà consacrés à ce sujet.


II.

L’ouverture de la septième campagne de César en Gaule mérite de figurer parmi les plus brillantes opérations dont les annales de la guerre aient conservé la trace. Tout ce vaste territoire qui semblait calme et soumis quelques mois plus tôt est subitement embrasé par une insurrection formidable ; Rome ne peut compter sur ses alliés les plus éprouvés ; la Province est dégarnie ; les légions sont disséminées en quartiers d’hiver ; César est en Italie. Il accourt ; nul obstacle ne l’arrête ; son corps sec et endurci résiste à toutes les fatigues[5], son âme à toutes les épreuves. À peine a-t-il passé les Alpes que les courages se relèvent, les ressources se créent comme par enchantement, et les barrières que la nature ou la saison semblaient rendre insurmontables sont franchies. Une armée, improvisée avec des dépôts et des recrues, mais conduite par le proconsul en personne, paraît soudainement de l’autre côté des Cévennes, au foyer de l’insurrection, et force l’ennemi à passer de l’offensive à la défensive. Après ce premier coup, on frémit en voyant Brutus rester seul au milieu des Arvernes avec une poignée d’hommes : Vercingétorix va l’écraser ; mais en allant rallier ses légions vers Langres, César a prévu qu’accablé de nouvelles contradictoires, le chef gaulois promènerait son armée du nord au midi et du midi au nord sans être à temps sur aucun point, et l’événement donne raison à cette audacieuse sagacité. En peu de jours, le proconsul a fait presque tout le tour de la Gaule, rassemblé ses troupes, soumis le pays au nord de la Loire, concentré l’insurrection dans le Berri et l’Auvergne, sans que Vercingétorix ait pu ni battre Brutus, ni secourir aucun de ses alliés. Quand on songe à ce qu’étaient alors les communications, on peut à peine croire à ce prodige d’activité et de génie.

Un éclatant succès, la prise de Bourges, est le fruit de ces belles combinaisons. Il semble qu’ensuite le grand capitaine ait trop compté sur sa fortune. Quelques mouvemens ayant de nouveau éclaté dans le nord, il fait rétrograder Labienus sur Paris avec quatre légions, tandis que lui-même en conduit six dans le sud sur les traces de Vercingétorix. Cette dispersion inopportune de ses forces faillit lui coûter cher : il ne put enlever Gergovie[6], dont il avait commencé le siége. Dans un assaut infructueux et entrepris, dit-il, contre ses ordres, il convient d’avoir perdu 700 hommes et 46 centurions. Mais Suétone[7] nous apprend qu’il essuya un échec important (clades) et qu’une légion, probablement la 8e[8], fut mise en déroute. Bien que Suétone soit plus chroniqueur qu’historien, il est généralement véridique, et dans cette circonstance la promptitude avec laquelle César leva le siége semble confirmer son assertion. L’armée romaine fut abandonnée de ses auxiliaires ; ses bagages, ses approvisionnemens, le trésor, les chevaux de remonte qui avaient été laissés à Nevers, furent enlevés et détruits par les Gaulois. Dans cette situation critique. César prit son parti avec sa fermeté ordinaire. Il battit en retraite à marches forcées, non vers la Province, comme eût pu le faire un général découragé, mais vers le nord, pour rallier le gros détachement qu’il avait si imprudemment laissé derrière lui. Privé d’équipages de pont par le désastre de Nevers, il eut le bonheur de trouver un gué pour passer la Loire. La rapidité de sa marche n’ayant pas été prévue, le « dégât », comme on disait il y a deux cents ans, n’avait pas encore été fait sur la rive droite de ce fleuve, et il y trouva des troupeaux et des grains dont il avait grand besoin, car ses troupes étaient exténuées ; puis il continua sa marche vers le pays des Senonais.

Labiénus de son côté était aux prises avec des difficultés sérieuses ; la nouvelle des échecs de César et de sa retraite précipitée avait circulé dans toute la Gaule avec la rapidité de l’éclair ; la plus puissante, la plus civilisée des tribus, les Éduens (Bourgogne), dont l’attitude était depuis plusieurs mois incertaine, avait jeté le masque et fait ouvertement défection ; les Bellovaques (Beauvoisis) et toutes les peuplades du nord-ouest avaient couru aux armes et se croyaient sûres de prendre les quatre légions romaines au milieu des marais où s’élève aujourd’hui la plus belle ville du monde. Il fallut à Labiénus toute sa vigueur, toute son intelligence de la guerre et un sanglant combat pour se tirer de ce mauvais pas et s’ouvrir un chemin jusqu’à sa place de dépôt, Agendicum (Sens ou Provins). Après avoir évacué cette ville, où étaient restés les plus gros bagages et les recrues d’Italie, il fit sa jonction avec César.

C’est ici que commencent les obscurités des Commentaires, ou plutôt les lacunes dans le récit qui ont donné lieu à la discussion actuelle. César dit bien qu’après le passage de la Loire il se dirigea vers le pays des Senonais ; il dit bien encore que Labiénus, après avoir évacué Agendicum, fit sa jonction avec les troupes qui revenaient de Gergovie ; mais il ne nomme pas le lieu où s’opéra cette jonction, et surtout il n’indique pas ce que fit l’armée romaine, quelle position elle prit entre le moment où elle se trouva tout entière réunie et celui où elle se mit en marche, comme nous le verrons tout à l’heure. De ce silence fortuit ou calculé on a tiré des conclusions diverses. Essayons de l’interpréter à notre tour, nonseulement en nous appuyant de quelques faits rapportés par César, mais en nous aidant aussi des observations et des conjectures de ses divers commentateurs, y compris celles qui ont été le plus récemment produites.


III.

Et d’abord quelle était la force réelle de l’armée romaine des Gaules ? Lorsque César, en l’année 58 avant Jésus-Christ, avait pris le commandement de cette armée, elle se composait de quatre légions numérotées de 7 à 10. Ce sont celles qu’il désigne sous le nom de vieilles légions (veteranæ, veterrimæ) ; il leur confiait les postes les plus périlleux, les missions les plus difficiles, et les affectionnait particulièrement, la 10e surtout, que l’on retrouve presque toujours auprès de lui dans les circonstances critiques, et qu’il appelait sa cohorte prétorienne, sa garde, dirions-nous aujourd’hui. Dès le commencement des hostilités, il lève deux légions nouvelles[9], puis encore deux l’année suivante[10], puis enfin trois autres après sa cinquième campagne[11] ; ces sept dernières, toutes recrutées dans la Gaule citérieure ou cisalpine, n’en formaient alors plus que six, car l’une d’elles avait été anéantie jusqu’au dernier homme, après avoir enseveli son aigle[12]. César avait donc sous ses ordres dix légions pendant sa septième campagne.

Il est très difficile de fixer le nombre de combattans que cette organisation représente. Parmi les auteurs anciens, il n’y a que Polybe et Tite-Live qui aient écrit sur la légion romaine avec quelque détail ; mais Tite-Live n’était pas militaire, et le chapitre[13] qu’il consacre à cette institution présente de telles contradictions, de telles obscurités, que tous ses commentateurs sont unanimes à déclarer le texte altéré. Polybe connaissait admirablement le sujet et l’a traité avec une clarté parfaite ; par malheur nous n’avons que des fragmens de son sixième livre[14]. Pourtant nous y voyons que de son temps la légion comptait de 3 à 4 000 fantassins de ligne répartis en trente manipules ou compagnies, et environ 1 000 fantassins armés à la légère ; mais depuis le moment où fut composé le précieux Traité de la milice romaine, près d’un siècle et demi s’était écoulé. Marius avait bouleversé tout l’ancien système politique et militaire ; le mode de recrutement, l’ordre de bataille, avaient été changés ; les soldats n’étaient plus séparés en classes et portaient les mêmes armes ; enfin l’antique organisation des armées consulaires n’existait plus. Toutefois la légion conservait deux grands caractères : bien qu’elle ne fût pas encore légalement permanente, elle ressemblait à nos régimens par son esprit de corps, par son unité administrative, et dans les opérations militaires, sur le champ de bataille, elle jouait le rôle d’une de nos divisions modernes. Elle se composait encore de dix cohortes ou bataillons, mais l’effectif normal n’est indiqué nulle part. Seulement on a pu établir, en comparant certains passages de divers auteurs, que des généraux contemporains de César étaient entrés en campagne avec des légions de 5 et quelquefois même de 6 000 hommes.

Sur cette donnée, déjà hypothétique, on fonde une règle, et on l’applique à l’armée des Gaules. Soit ; mais une fois l’effectif des légions ainsi fixé, on le maintient au complet pendant toutes les péripéties de cette longue guerre, et l’on donne à César, campé devant Alesia, 60 000 soldats romains ou plus. Ceci ne nous paraît pas admissible, et nous pensons que ce chiffre doit être réduit de beaucoup.

Deux textes viennent à l’appui de notre opinion : 1° Sextus Rufus rapporte que César conquit les Gaules avec dix légions, composées chacune de 4 000 soldats italiens[15], soit, en tout, 40 000 ; 2° César, marchant avec deux légions au secours de son lieutenant Cicéron (frère de l’orateur), ajoute qu’il avait avec lui (7 000 combattans[16]. C’est la seule fois que dans les Commentaires il fixe le nombre de soldats que lui fournissait une légion, et il dit 3 500.

On repousse le témoignage de Sextus, d’abord parce qu’il vivait vers la fin du ive siècle, ensuite parce qu’il faut remonter, dit-on, à Servius Tullius pour trouver des légions aussi faibles ; mais l’assertion de Sextus n’est contredite par aucun écrivain antérieur, et il pouvait avoir consulté des auteurs que nous n’avons plus. Nous pensons qu’il n’était pas très loin de la vérité, car le chiffre donné par lui n’est qu’une moyenne ; il en faut seulement conclure que les légions n’étaient pas toujours au complet, plenissimæ, comme disent les Commentaires. C’est l’état habituel des corps de troupes en campagne, et il serait facile de montrer par de nombreuses citations qu’il en était ainsi chez les anciens tout comme chez les modernes ; mais il me semble inutile de produire des exemples[17] à l’appui d’une vérité qui est surabondamment prouvée par le bon sens et l’expérience de tous les temps.

La déclaration de César nous amène à un résultat plus précis. Nous voyons qu’après sa cinquième campagne ses légions étaient réduites à une force moyenne de 3 500 hommes. Il en avait huit alors ; cela ferait donc 28 000 légionnaires. Si nous en retranchons 5 000, qui représentent les quinze cohortes surprises en quartiers d’hiver et entièrement détruites, et si nous en ajoutons 15 000 pour les trois nouvelles légions recrutées dans la Cisalpine avec le concours de Pompée, et que nous porterons au grand complet, nous trouvons qu’au printemps de l’année 53 avant Jésus-Christ, César pouvait avoir sous ses ordres 38 000 soldats romains d’infanterie, les seuls dont nous nous occupions en ce moment. Depuis cette époque, il avait fait une campagne, la sixième, durant laquelle deux cohortes entières avaient été anéanties[18], indépendamment des pertes habituelles. À peine les légions avaient-elles pris leurs quartiers d’hiver que l’insurrection était survenue comme un coup de foudre ; il avait fallu commencer les opérations brusquement et sans aucun préparatif. Dans les derniers mois, l’armée avait fait de longues marches, essuyé beaucoup de privations, donné plusieurs assauts et livré des combats qui tous n’avaient pas été heureux. Il est vrai que le contingent annuel (supplementum) venait d’y être incorporé ; mais il est difficile d’admettre qu’il ait entièrement comblé les vides causés dans les rangs par le fer de l’ennemi et par les fatigues de la guerre.

Il y a encore pour les armées en campagne une autre cause d’affaiblissement : c’est la nécessité, qui souvent se présente, d’assurer les communications, d’occuper certains points par des forces plus ou moins considérables, de faire en un mot ce qu’on appelle des détachemens. Faut-il donc encore déduire de l’effectif des légions des détachemens de quelque importance ?

L’année précédente. César avait jeté un pont sur le Rhin et fait une courte expédition au-delà de ce fleuve. Afin de laisser les Germains sous la crainte de son retour, il avait conservé le pont ; mais, pour que d’autres ne pussent s’en servir, il avait coupé les deux cents pieds de tablier qui touchaient à la rive droite, et sur la rive gauche, dans le pays des Trévires, il avait construit un ouvrage très fort, où il avait laissé douze cohortes[19]. Il ne dit pas qu’il ait relevé cette garnison. Or, comme il était d’une haute importance pour lui de conserver ses communications avec la Germanie, comme il les conserva en effet et par le territoire même des Trévires, on pourrait supposer que cette tête de pont resta occupée ; mais les moyens de passage indispensables pour faire franchir le Rhin à une armée n’étaient pas au même degré nécessaires quand il s’agissait seulement d’appeler quelques contingens de cavalerie légère. Les nombreuses incursions des Germains le prouvaient assez. Dans les circonstances présentes, la conservation du pont aurait été loin de compenser l’absence de 4 000 légionnaires qui auraient manqué à l’armée active. Il est donc probable que César, ou avait fait abandonner la tête de pont, ou n’y avait laissé qu’une garnison d’auxiliaires, avec quelques Romains pour la commander.

La Province était occupée par vingt-deux cohortes. César a soin de nous informer que cette troupe avait été recrutée parmi les habitans de cette région[20]. Faut-il croire que les officiers eussent la même origine ? N’avaient-ils pas plutôt été choisis parmi les légionnaires ? Dans ce dernier cas, le proconsul pouvait avoir formé ce détachement au moyen d’un remaniement qu’il est assez habituel de faire subir aux armées qui sont depuis longtemps en campagne. Réduisant le nombre des cohortes légionnaires, portant au complet celles qu’il conservait et retenant sous les aigles tous les soldats valides, il pouvait avoir renvoyé dans la Province des hommes fatigués et un certain nombre de cadres pour y constituer une sorte de dépôt et recruter dans le pays. Il est vrai que cette mesure modifiait l’ordre de bataille ; mais on pouvait manœuvrer avec huit cohortes au lieu de dix, tout comme les mouvemens de notre ordonnance peuvent être exécutés par des bataillons de six pelotons au lieu de huit. Cependant nous ne pensons pas que César ait procédé de cette manière, et voici pourquoi :

Il poursuivait un double but dans la guerre des Gaules : il voulait acquérir une gloire éclatante et mettre au service de son ambition un docile et redoutable instrument. Son puissant esprit s’appliquait sans relâche à rendre son armée tout à la fois meilleure à la guerre et plus dévouée à sa personne. Or l’ombrageuse aristocratie de Rome avait multiplié les précautions pour empêcher les généraux de s’approprier leurs armées. Depuis la réforme de Marius, depuis que les guerres étaient plus longues et plus lointaines, quelques-unes de ces dispositions étaient devenues de véritables vices d’organisation et un obstacle au succès. Ainsi la légion n’avait pas de chef unique ; elle était commandée en droit par six tribuns militaires qui exerçaient l’autorité à tour de rôle. Ils réglaient le service, maintenaient la discipline, jugeaient et punissaient les délits, transmettaient les ordres. Mais, au temps de César, ces officiers, élus à Rome par le peuple ou les consuls, ne présentaient aucune garantie d’aptitude ou d’expérience : c’étaient le plus souvent des jeunes gens, d’aimables oisifs, qui devaient leur nomination à la faveur des uns ou des autres. César, encore inconnu, avait débuté par le tribunat militaire, et un peu plus tard Horace devait remplir ces fonctions[21] avec un médiocre succès. Aussi la direction sur le terrain appartenait-elle aux centurions, tous sortis des rangs, tous choisis parmi les soldats les plus braves, les plus éprouvés, les plus calmes dans le danger. C’étaient de simples capitaines de compagnies, et pourtant un certain nombre d’entre eux, appelés « premiers ordres » en raison du rang que prenaient leurs manipules dans l’ordre de bataille, conduisaient les cohortes au combat, tandis que tous obéissaient au premier centurion de la légion, ou centurion du primipile. C’est ainsi que nos anciens régimens étaient commandés par un capitaine-colonel.

Ces attributions, mal définies ou modifiées par l’usage, étaient une source de conflits, un principe d’anarchie, dont les effets devaient être d’autant plus sensibles que les armées devenaient plus nombreuses. César y porta remède. À la tête de chaque légion, il mit habituellement un de ces hommes ardens qu’il avait amenés de Rome comme ses lieutenans (legati)[22], et dont il comptait faire les instrumens de ses desseins politiques. Il exigeait d’eux une grande vigilance, une grande activité[23], mais il leur donnait l’occasion d’acquérir de l’expérience et de se faire un nom. Cette mesure répondait donc à l’arrière-pensée de César, en même temps qu’elle assurait l’unité d’impulsion sur le champ de bataille ; enfin elle annulait presque entièrement les tribuns militaires. Or ceux-ci gênaient tout à la fois le général et l’ambitieux : le général, parce que ce rouage mal réglé entravait et ralentissait son action ; l’ambitieux, parce qu’il voyait en eux des surveillans incommodes placés entre ses soldats et lui. César paraît n’avoir rien négligé pour les mettre tout à fait à l’écart. Écoutons-le quand il raconte le combat soutenu par la 12e légion sur les bords de la Sambre : « Tous les centurions de la 4e cohorte avaient succombé ; presque tous ceux des autres cohortes étaient tués ou blessés, et le primipile, P. Sextus Baculus, le plus vaillant des hommes, couvert de terribles blessures, ne pouvait plus se soutenir… César accourt, saisit le bouclier d’un soldat, s’élance au premier rang et appelle les centurions par leur nom[24]… » Dans cet émouvant récit, pas un mot des tribuns ; s’ils avaient été les véritables chefs de la légion, l’historien, le général les aurait-il, dans une circonstance pareille, entièrement passés sous silence ? Les prouesses des centurions sont racontées en maint endroit des Commentaires ; s’il mentionne les tribuns, c’est pour annoncer la transmission de quelque ordre, ou bien encore pour dire qu’il leur a enlevé leurs chevaux[25].

Le même esprit l’anime quand il s’agit de former les cadres des légions nouvelles. Selon la règle, les centurions devaient être choisis parmi les soldats de la légion. Cela avait peu d’inconvénient avant la réforme de Marius, lorsque le recrutement n’atteignait qu’une classe assez restreinte : les légions, quelle que fût la date de leur formation, renfermaient toujours un nombre suffisant d’hommes rompus au métier des armes ; mais depuis que le droit de cité et l’honneur de servir dans les armées romaines avaient été accordés à l’Italie entière, on était exposé à voir, à côté de corps entièrement composés de vétérans, des légions où les officiers étaient aussi novices que les soldats. Ici encore César n’hésite pas à s’affranchir de la règle, et ses vieilles légions lui fournissent le cadre de celles que lui envoie Pompée[26]. C’était une bonne mesure au point de vue militaire ; c’était doubler la valeur des jeunes troupes, en excitant l’émulation parmi les anciens soldats ; c’était aussi multiplier le nombre de ses créatures, et cette fois encore l’ambitieux trouvait son compte dans les sages résolutions du général.

Il était donc dans la pensée de César de multiplier les emplois d’officiers, et il est permis de croire que les vingt-deux cohortes qui occupaient la province étaient das cohortes auxiliaires, composées, comme nous le savons positivement, de recrues du pays, et commandées par d’anciens soldats romains, mais n’appartenant pas, même par leurs cadres, à l’armée active. Il devait en être ainsi de la garnison laissée auprès du pont sur le Rhin, si toutefois elle n’avait pas été retirée. Nous pouvons donc estimer que les cent cohortes légionnaires de l’armée des Gaules étaient présentes sous les aigles, et qu’elles pouvaient fournir au plus de 35 à 40 000 combattans.

Or c’était là à peu près la seule force dont le proconsul disposât. À cette époque, l’organisation de la légion ne comprenait plus ni cavalerie, ni vélites. Chaque fois que César emploie les mots légions, légionnaires, c’est uniquement pour désigner des corps, des soldats d’infanterie de ligne. Les troupes légères à pied et à cheval lui avaient été jusqu’à ce jour fournies par les auxiliaires gaulois, qui tous avaient disparu. En fait de cavalerie, il lui restait, d’après ses propres indications, environ 400 Germains[27], quelques chevaliers romains et un petit nombre de vétérans rappelés au service (evocati) ; mais alors déjà l’ordre équestre était adonné plutôt aux finances qu’au métier des armes, et les Commentaires nous montrent les chevaliers romains presque toujours employés aux services administratifs, levées d’impôts, achats de grains ou de fourrages, etc. Quant aux vétérans, ils devaient faire un métier d’escorte et de police. En tout cas. César tenait si peu aux uns et aux autres, qu’il n’hésita pas à les démonter quelques jours plus tard[28]. Avait-il à sa disposition d’autres corps de troupes à cheval ? Quelle en était la force ? Comment étaient-ils composés ? C’est ce qu’il est impossible de déterminer. Cependant quelques passages du récit des opérations qui suivirent permettent de croire que l’armée active comprenait encore quelques turmes ou escadrons ; mais en tout cas cette cavalerie était peu nombreuse et fatiguée. Nous ne parlons pas des valets (calones), des vivandiers (lixæ), ni des ouvriers militaires qu’on ne saurait comprendre dans l’effectif des combattans. Quant au matériel de l’armée, il avait été en grande partie sauvé, et les quatre légions de Labienus avaient conservé leurs équipages ; les six autres les avaient perdus[29]. Les communications avec la Province étaient interceptées ; d’ailleurs la Province, occupée seulement par vingt-deux cohortes, loin de pouvoir fournir des ressources à l’armée active, demandait du secours à grands cris ; bref il était impossible de reprendre l’offensive. Ne fût-ce que pour marcher, il fallait avant tout trouver des troupes légères, réorganiser le service des vivres et des transports.


IV.

Heureusement pour César, la contagion de l’insurrection n’avait pas gagné le nord-est de la Gaule ; depuis la haute Seine jusqu’au confluent de la Moselle et du Rhin, la tranquillité s’était maintenue, avec des nuances diverses, il est vrai, mais dans une zone assez large. Au-delà du Rhin étaient les Germains, disposés à seconder les Romains par goût pour la guerre et le pillage non moins que par haine pour les Gaulois. Ainsi l’état général de cette région permettait à César de donner à ses troupes, dans un pays ami, un repos nécessaire, d’approvisionner et de recompléter son armée. Pour atteindre ce double but, il dut prendre une position d’où il pût : 1° contenir dans ce qu’il appelait le devoir les deux grandes tribus restées particulièrement fidèles à la cause de Rome, les Rémois et les Lingons, les protéger au besoin, et surtout exploiter les ressources que présentait leur territoire ; 2° profiter de la neutralité que dans leur éloignement les Trévires s’étaient décidés à garder pour communiquer par leur territoire avec la rive droite du Rhin et amener à lui les auxiliaires germains à pied et à cheval que ses recruteurs y étaient allés chercher. Je ne pense pas qu’il fût possible de trouver, ni chez les Senonais, ni auprès de Langres, une position réunissant les conditions essentielles que je viens d’indiquer.

Aux environs de Langres, le proconsul eût été beaucoup trop loin des Rémois, tribu riche, commerçante, qu’il avait en affection particulière, sur laquelle il comptait au moins autant que sur les Lingons[30], et qui d’ailleurs avait grand besoin de protection, puisqu’il dut, même après la prise d’Alesia, la défendre contre les Bellovaques[31], Il eût été sans communication sûre avec le Rhin ; car entre les Trévires et lui se seraient trouvés les Mediomatrices, habitant le pays messin et hostiles à sa cause, puisque plus tard, pendant le siège d’Alesia, ils fournirent un contingent à l’armée de secours[32]. Il indiquait trop clairement à l’ennemi, si tant est que son parti fût déjà pris, l’intention de marcher plus tard sur la Séquanaise. Enfin il est vraisemblable qu’il s’arrêta le plus tôt qu’il put après sa jonction avec Labiénus, et que, sans un motif bien pressant, il ne se fût pas inutilement enfoncé dans l’est. Or, s’il ne fixe pas avec précision le lieu où les deux portions de l’armée romaine se rencontrèrent, il indique assez que cette réunion eut lieu dans le pays des Senonais, ou au moins à peu de distance, car c’est vers leur territoire qu’il se dirigea après le passage de la Loire, et c’est là aussi que se trouvait la place de dépôt que Labiénus venait d’évacuer, Agendicum.

D’autre part, en restant chez les Senonais, qui étaient unis aux Éduens et qui avaient chaudement embrassé la cause nationale, il avait l’avantage de vivre sur le pays ennemi, et d’épargner à ses alliés le fardeau d’une armée à nourrir ; c’était là sans doute une considération fort importante. Mais si telle était la résolution de César, pourquoi Labiénus aurait-il quitté Agendicum ? pourquoi ne pas se réunir, s’arrêter sous les murs même de cette place, où étaient depuis longtemps les magasins, les impedimenta ? D’ailleurs il ne faut pas croire qu’on pût subsister sur le territoire d’une tribu gauloise insurgée comme on le fait de nos jours sur celui d’une province européenne occupée militairement. Si l’on excepte quelques bourgades bâties en des lieux naturellement forts et qui servaient de refuge, quelques grandes villes riches et commerçantes, je doute fort que nos ancêtres tinssent beaucoup plus à leurs cabanes que les Arabes à leurs gourbis. En ce moment, le mot était donné, l’enthousiasme était général ; les villages devaient être brûlés, les troupeaux emmenés au loin, les grains détruits ou enterrés. De plus, le pays des Senonais était déjà épuisé ; six légions y avaient passé l’hiver[33]. Il eût donc fallu pour les Romains, fatigués comme ils l’étaient, vivre laborieusement, se garder, faire des reconnaissances, fournir des escortes et des détachemens, assurer leur subsistance par des espèces de razzias. Au contraire, en remontant de deux ou trois marches, ils imposaient, il est vrai, une certaine charge à leurs alliés ; mais ils pouvaient leur offrir des compensations, ils les protégeaient d’ailleurs et les contenaient. Pour eux-mêmes, ils trouvaient le repos et l’abondance ; enfin les communications avec la Germanie devenaient moins longues et moins difficiles.

Par toutes ces raisons, je placerais César, pendant cette période d’inaction apparente, sur la rive droite de l’Aube, entre Arcis[34] et la Voire, ou même, si on le trouve là trop rapproché des Tricasses (Troyes), cliens des Senonais, et par conséquent ennemis de Rome, je le ramènerais jusqu’à la Marne, vers Vitry. Cette position aurait même eu l’avantage, en le rapprochant de Reims sans l’éloigner beaucoup de Langres, d’assurer encore mieux ses communications avec la Germanie, et c’était là le point essentiel, la suite le démontrera. Nous le laisserons donc là sur l’Aube ou sur la Marne, attendant l’essaim de Barbares que l’appât du butin et sa grande renommée attiraient vers lui, et observant avec soin les mouvemens de l’ennemi.

V.

Vercingétorix n’était pas resté inactif. À peine César avait-il passé la Loire qu’il s’était rendu à Autun, où se réunissaient les députés de toute la Gaule, et là, malgré le mauvais vouloir des Éduens, il avait obtenu le commandement général. Saisissant d’une main ferme les rênes du pouvoir, il avait immédiatement ordonné une levée de 15 000 cavaliers. L’infanterie dont il disposait déjà lui paraissait suffisante, car il connaissait la supériorité de tactique et de discipline de ses adversaires. Il ne croyait pas pouvoir les vaincre en bataille rangée, et il ne voulait pas tenter la fortune[35] ; mais au premier mouvement des légions il comptait les envelopper avec sa cavalerie, les harceler sans relâche, faire le vide et le désert autour d’elles, leur rendre tout fourrage impossible, les vaincre par la famine et l’épuisement, au moins donner à toute marche qu’elles voudraient tenter le caractère d’une retraite humiliante et peut-être désastreuse. Tandis que les contingens se réunissaient, il complétait le blocus de la Province, et faisait attaquer les tribus qui, depuis longtemps soumises à Rome, en gardaient la longue frontière. Les peuplades du Rouergue et du Quercy se jetaient sur le Bas-Languedoc, et les montagnards du Gévaudan et de la Haute-Auvergne pénétraient victorieusement dans le Vivarais. Mais le principal effort fut dirigé contre les Allobroges, qui occupaient les passages du Rhône entre Vienne, Lyon et Genève : Vercingétorix fit marcher contre eux 10 000 Éduens et Ségusiens (Lyonnais) ; en même temps il leur faisait faire les plus brillantes promesses pour les détacher de l’alliance de Rome et les décider à fermer la retraite à l’armée consulaire en livrant les positions importantes confiées à leur fidélité.

César était au courant de ces préparatifs et de ces menées. Malgré son sang-froid, il devait attendre avec une cruelle anxiété le moment où il pourrait reprendre la campagne. Dès qu’il eut été rejoint par ses auxiliaires germains et qu’il les eut un peu instruits et remontés, il se mit en mouvement. Lui-même nous indique clairement l’objet et la direction de sa marche : il allait porter secours à la Province, et se dirigeait sur la Séquanie. Organisé de manière à pouvoir faire face à toutes les éventualités, à saisir toutes les occasions qui se présenteraient sur sa route, il comptait franchir la Saône, traverser la Franche-Comté, et il espérait sans doute arriver chez les Allobroges avant que les passages du Rhône n’eussent été forcés ou livrés ; mais il n’avait pas encore quitté le pays des Lingons, et il marchait par leur extrême frontière, lorsque trois camps gaulois considérables s’établirent à dix milles du sien[36]. Là était Vercingétorix avec l’infanterie qui arrivait d’Auvergne et tous les contingens de cavalerie déjà rassemblés. Le lendemain, trois colonnes gauloises étaient en vue de l’armée romaine.

Vercingétorix avait-il dans ce moment renoncé au plan si sage qu’il s’était tracé d’abord, au système de guerre qu’il avait adopté et publiquement annoncé aux Gaulois[37], qu’il avait même déjà pratiqué quelques mois plus tôt, et qui avait alors rendu les marches de César si pénibles, le siége de Gergovie si désastreux ? En un mot, voulait-il livrer bataille aux Romains ? Le discours qu’il aurait, selon les Commentaires, prononcé la veille de l’action et le serment prêté par les cavaliers gaulois de ne pas revoir leurs femmes et leurs enfans avant d’avoir traversé deux fois les bataillons romains, respirent une confiance extrême, et semblent indiquer la résolution d’en venir à une action générale et décisive ; mais à cette scène théâtrale du serment il pouvait bien se mêler un peu de fanfaronnade, et d’ailleurs les guerriers qui s’engageaient ainsi avaient devant eux toute une campagne pour tenir leur parole. Quant à la harangue du général en chef, même en en admettant la parfaite authenticité, il suffit de la relire pour en diminuer beaucoup la portée. « Le jour de la victoire est arrivé, s’écrie-t-il. Les Romains fuient ; ils quittent la Gaule… Si vous les laissez passer, ils reviendront plus forts, et la guerre n’aura pas de fin. Il faut les attaquer au milieu de l’embarras de leur marche, les forcer à faire halte pour se défendre ou à sacrifier leur matériel, leurs approvisionnemens, et à précipiter honteusement leur retraite. » Et pour mieux expliquer sa pensée, pour révéler en quelque sorte le secret de son apparente hardiesse, il ajoute : « Quant aux cavaliers ennemis, pas un seul n’osera sortir du milieu de leurs bataillons, il n’y a pas à en douter. » Si on laisse de côté quelques phrases destinées à enflammer le courage des soldats, y a-t-il rien dans ce langage qui ne soit conforme aux résolutions annoncées dans la grande assemblée d’Autun ? Évidemment Vercingétorix ignorait la présence des auxiliaires germains, ou il se faisait illusion sur leur nombre et leur valeur. Il ne comptait pour rien l’insignifiante cavalerie qui accompagnait César un mois plus tôt. Il croit n’avoir affaire qu’à l’infanterie des légions. Il sait combien elle est redoutable, mais, embarrassée qu’elle est de bagage, il espère la condamner à une immobilité fatale ou à une retraite qui aurait ressemblé à celle de 1812, car lui aussi avait ses Cosaques. C’est du reste ce que César fit depuis en Catalogne avec cette même cavalerie gauloise, et aussi contre des vétérans romains. Les dispositions prises sur le terrain par le héros arverne répondent à la pensée que nous lui prêtons.

Il met son infanterie en bataille devant son camp, au bord d’un fleuve, non pour l’engager, mais pour en imposer à l’ennemi et encourager les siens. Il lance en avant sa cavalerie divisée en trois corps, l’un dirigé contre la tête de colonne de l’armée romaine, les deux autres destinés à l’assaillir sur ses flancs. Mais quel dut être l’étonnement des Gaulois en voyant l’ennemi, non pas se resserrer pour recevoir leur choc et couvrir ses bagages, mais ouvrir ses rangs à une nombreuse et belle cavalerie, qui, divisée aussi en trois corps, s’avance à son tour vers eux ! Le courage au moins ne manquait pas à nos pères : ils acceptèrent bravement le combat tel qu’on le leur offrait et le soutinrent quelque temps avec des chances diverses. César ne nous en donne pas les détails. Il se borne à dire qu’après avoir arrêté sa colonne et pris les dispositions nécessaires pour la sûreté des impedimenta, il manœuvra avec les légions et leur fit exécuter plusieurs changemens de front pour appuyer ses auxiliaires et réparer leurs échecs partiels. Sans que l’épée romaine sortît du fourreau, ce fut la tactique romaine et le coup d’œil du grand capitaine qui cette fois encore décidèrent de la victoire. Au bout de quelques heures, la droite de la cavalerie gauloise était poussée en désordre jusqu’au fleuve où était restée l’infanterie ; le centre et la gauche, se voyant tournés, se mettaient à leur tour en déroute. Vercingétorix ne semble pas avoir tenté d’arrêter les fuyards ni de changer la fortune de la journée ; tout ce qu’il put faire fut de couvrir tant bien que mal la retraite. Son arrière-garde fut entamée, mais il parvint à lever son camp et à sauver ses bagages. César le suivit jusqu’à la nuit. Le lendemain, les troupes romaines se remirent en marche sur les traces de l’ennemi, et se trouvèrent bientôt en face de l’armée gauloise ralliée et déjà retranchée sur une belle position que dominait la ville mandubienne d’Alesia. César la reconnut ; une attaque de vive force était impossible. Sans se laisser intimider par le nombre et la valeur de ses adversaires, par la nature du terrain et par toutes les difficultés de l’opération qu’il allait entreprendre, le proconsul prit immédiatement son parti. Il renonça à sa marche vers la Province, et commença l’investissement d’Alesia.


VI.

Quel était l’emplacement de cette Alesia ? Une antique tradition, appuyée d’un solide mémoire de d’Anville, avait placé cette bourgade, ou mieux cette place forte (oppidum), à quatorze kilomètres est-nord-est de Semur, sur le sommet du Mont-Auxois, où s’élève une petite ville appelée encore aujourd’hui Alise. Depuis un siècle environ, tous les commentateurs de César, lettrés ou soldats, avaient accepté cette donnée comme un axiome et en avaient fait la base de leurs dissertations ; mais tout récemment, comme nous l’avons dit en commençant, de savans archéologues ont voulu enlever à la Bourgogne et revendiquer pour la Franche-Comté l’honneur de posséder sur son territoire le dernier boulevard de l’indépendance gauloise. S’appuyant de considérations philologiques, d’études et de découvertes faites sur les lieux, interprétant d’une façon nouvelle les passages obscurs ou incomplets des Commentaires, ils ont cru retrouver l’Alesia de Vercingétorix dans le petit village d’Alaise, situé dans le département du Doubs, à vingt-quatre kilomètres sud de Besançon et à onze kilomètres nord-est de Salins.

Pour examiner cette question, il faut se placer à trois points de vue différens :

1° Le point de vue stratégique. Nous appellerons ainsi la discussion des opérations militaires qui ont amené les Gaulois dans Alesia et les Romains devant cette place. Est-il vraisemblable ou possible que cette série de mouvemens se soit terminée dans le département du Doubs ou dans le département de la Côte-d’Or ?

2° Le point de vue topographique. Les descriptions du terrain données par César peuvent-elles s’appliquer au Mont-Auxois ou au massif d’Alaise ? Devant laquelle de ces deux positions ont pu être exécutés les travaux ou livrés les combats dont le récit nous a été conservé ?

3° Le point de vue purement archéologique et grammatical. L’interprétation savante, rigoureuse du texte de César et des auteurs anciens qui ont parlé des guerres des Gaules, notamment de Plutarque et de Dion Cassius, donne-t-elle raison à l’un ou à l’autre des deux partis ? Quelle est la valeur de ces textes ? Les traditions favorables à l’Alise bourguignonne doivent-elles être repoussées ? Dans ce que l’on connaît de la langue, de la prononciation des Celtes, de la géographie politique de la Gaule antéromaine, trouve-t-on de bons argumens à l’appui de l’une ou de l’autre opinion ? Existe-t-il sur les lieux des traces de travaux, des débris quelconques qui puissent servir de guide à un juge consciencieux ?

Nous essaierons d’envisager successivement la question sous ces deux premiers aspects, stratégiquement et topographiquement ; nous le ferons dans la limite restreinte de nos lumières et sans avoir la prétention de faire autorité. Quant à la discussion archéologique, nous ne nous reconnaissons aucun droit d’y prendre part, et nous nous en abstiendrons le plus possible. Cependant nous serons obligé, et même dès le début, d’effleurer la partie littéraire et grammaticale du différend.

VII.

Le rudiment à la main, j’aborde résolument la phrase cùm Cæsar in Sequanos per extremos fines Lingonum iter faceret,… circiter millia passuum X ab Romanis trinis castris Vercingetorix consedit. Je laisse pour un moment de côté les mots per extremos fines, et je m’attache à ceux-ci : in Sequanos. Après avoir relu dans Lhomond la question quò et la règle eo Lugduum, je conclus de mon examen qu’au moment où les Gaulois campèrent à dix milles de César, celui-ci n’était pas encore en pleine Séquanie, puisqu’il se dirigeait vers ce territoire. Or la Séquanie ne s’étendait pas au-delà de la Saône. L’armée consulaire était donc encore en ce moment sur la rive droite de la Saône.

Quant aux mots per extremos fines Lingonum, chacun les interprète à sa guise : les uns y trouvent l’indication d’un mouvement latéral à la frontière méridionale des Lingons, qui les séparait des Éduens ; selon les autres, l’historien a voulu expliquer qu’il traversait la frontière orientale et pénétrait en Séquanie. « C’est, ajoute M. Quicherat, absolument la même chose que si quelqu’un disait : Comme je me rendais en Espagne par la frontière de France. » J’avoue que, si je rencontrais cette phrase dans un livre, j’en conclurais que ce quelqu’un se dirigeait vers la Bidassoa, et nullement qu’il eût franchi cette rivière. Je tiens donc bon pour la rive droite de la Saône. Mais entre l’est et le midi, entre « le long de » ou « au travers de », je reconnais que le texte des Commentaires laisse toute liberté de choisir. M. Quicherat, pour amener les Romains sur son terrain, c’est-à-dire à l’est, commence par établir, judicieusement selon moi, que, réuni à Labiénus, César avait dû camper sur le territoire des tribus qui lui étaient restées soumises. Or ces tribus étaient deux, les Rémois et les Lingons, et la décision de M. Quicherat nous semble un peu arbitraire lorsque, sans autre discussion, il assigne les environs de Langres pour cantonnement à l’armée consulaire. Nous avons déjà donné les raisons qui nous la feraient plutôt placer sur les rives de l’Aube ou de la Marne ; nous n’y reviendrons pas, et même nous admettrons un moment que César, marchant au secours de la Province, venait de quitter Langres, et qu’il était arrivé à l’extrémité sud-est du pays des Lingons, à peu près en face du confluent de la Saône et de l’Ognon, lorsque l’armée gauloise vint se poster à environ trois lieues et demie de lui.

Ces prémisses accordées, il faut, pour aller chercher Alesia sur l’emplacement d’Alaise, admettre comme prouvées les données suivantes :

1° Vercingétorix connaissait le plan et avait pénétré les intentions de César ; il savait par quelle route l’armée romaine devait se retirer vers la Province. Décidé à s’opposer à cette marche, il était venu d’avance s’établir en Séquanie, avait reconnu la position où s’élève aujourd’hui le hameau d’Alaise, l’avait choisie et fortifiée pour en faire sa place d’armes. Ayant appris que César s’était mis en mouvement, il s’était porté au-devant de lui.

2° César, marchant le long de la frontière des Lingons, ou s’apprêtant à la franchir, par conséquent étant encore sur la rive droite de la Saône, se trouve un soir à dix milles du camp ou plutôt des camps de Vercingétorix. Dans les deux journées suivantes, il passe trois rivières profondes, la Saône, le Doubs et la Loue, et peut-être quatre, si on y ajoute l’Ognon, franchit un espace d’au moins quinze lieues dans un pays accidenté, encore très boisé aujourd’hui, et qui sans doute n’était pas dégarni de forêts alors, manœuvre devant l’ennemi, lui livre un long combat, le poursuit, prend position devant Alesia, reconnaît cette place et se décide à l’investir.

Examinons jusqu’à quel point ces données sont admissibles.

Vercingétorix peut à bon droit passer pour un homme doué de hautes facultés. Il est donc à la rigueur permis de le supposer assez clairvoyant pour deviner le plan de César avant que celui-ci ne l’eût trahi par aucun mouvement, pour juger que l’ennemi voulait gagner la Province, et que sa meilleure ligne de retraite était par la rive gauche de la Saône ; mais si l’on fait une aussi belle part à l’intelligence du chef gaulois, il ne faut pas lui imputer une présomption qui s’accorderait mal avec le bon sens d’un véritable homme de guerre. Vercingétorix savait à quel capitaine il avait affaire ; il avait appris par sa propre expérience que son adversaire était l’homme aux résolutions promptes et inattendues ; il ne voulait rien donner au hasard. En allant se poster prématurément au fond de la Séquanie, il découvrait Autun, qui était non-seulement sa base d’opérations, où les contingens des diverses tribus continuaient d’affluer, mais le grand centre politique de la Gaule, d’où partaient les ordres, où arrivaient les nouvelles. Le proconsul pouvait par une marche rapide fondre sur cette ville, peut-être l’enlever par un coup de main, peut-être détacher du parti national les Éduens mécontens. En tout cas, la position excentrique prise par l’armée gauloise aurait laissé le champ libre au génie de César, si fécond en combinaisons, et Vercingétorix eût été bien outrecuidant de tenter ainsi la fortune.

Dira-t-on qu’il ne s’était dirigé sur la Séquanie qu’à la nouvelle des premiers mouvemens de l’armée romaine ? Mais de Langres au confluent de l’Ognon et de la Saône il y a environ sept lieues de moins que d’Autun à ce même confluent ; il eût fallu que la marche de César, parti de Langres ou des environs, fût bien lente, et que celle de Vercingétorix, parti d’Autun, fût bien rapide, pour que le second eût devancé le premier sur le théâtre présumé de leur rencontre. D’ailleurs le chef gaulois revint sur ses pas après le combat (reduxit copias). Si l’engagement a eu lieu sur les bords ou dans le bassin de la Saône, il venait donc de la Séquanie et non du pays des Éduens. J’inclinerais même à croire que le plateau d’Alesia, quel qu’en fût l’emplacement, avait été disposé d’avance pour recevoir l’armée gauloise en cas de revers ; car lorsque cette position fut reconnue par César, les troupes ennemies étaient établies sous le mur oriental de la ville, et couvertes par un fossé et un mur de grandes pierres sèches haut de six pieds[38]. Comment supposer qu’un pareil travail eût été exécuté dans cette seule matinée ? D’autre part, aurait-il pu être accompli en présence de l’armée romaine, et si aucun ouvrage ne protégeait les Gaulois quand César parut devant Alesia, celui-ci ne les aurait-il pas immédiatement attaqués, dans l’état de profonde terreur où les avait jetés la déroute de leur cavalerie ? Enfin est-il vraisemblable que les habitans de cette bourgade aient eu dans leurs cabanes assez de vivres pour faire subsister pendant plus d’un mois 80 000 assiégés, 40 000 même, si l’on veut réduire de moitié le chiffre donné par les Commentaires, ou qu’une si vaste quantité de grains ait pu être introduite dans la place, une fois l’investissement commencé ? La longue durée de la résistance n’indique-t-elle pas assez que les approvisionnemens avaient été réunis avant le siége ? Fortifications, subsistances, tout semble avoir été prévu et préparé d’avance. Ainsi, tandis que César était encore immobile, Vercingétorix était déjà établi en Séquanie. Quel était son but ? Je n’en vois qu’un de plausible, et Plutarque nous l’indique. Il dit en effet que les Séquanes avaient embrassé le parti italien[39]. Dans ce cas, je comprendrais que Vercingétorix eût envahi leur pays pour les forcer à se rallier au parti national, à fournir un contingent, à exécuter les résolutions prises par la grande assemblée d’Autun, en un mot pour enlever à l’ennemi des alliés de cette importance, pour les combattre au besoin et ravager lui-même leur territoire. Malheureusement l’assertion de l’éminent biographe est contraire au texte des Commentaires. César nomme les trois peuples qui n’avaient pas envoyé de députés à Autun ; il n’aurait assurément pas omis les Séquanes, dont l’alliance ou la seule neutralité aurait apporté un si grand changement dans sa situation[40]. Une seule chose serait plus difficile à expliquer que cette omission, c’est qu’il n’eût pas profité plus tôt d’une circonstance aussi favorable. Reste donc un seul motif pour expliquer le mouvement qu’on prête à Vercingétorix : il voulait barrer la route aux Romains. S’il ne s’agissait que de les harceler, de leur couper les vivres, il n’avait nul besoin de les précéder si longtemps d’avance et de s’exposer à tous les périls qu’amenait un pareil mouvement. Il voulait donc leur livrer bataille ? mais il était décidé à ne pas le faire, écrit César ; neque acie dimicaturum. Qu’arrivé près de l’ennemi, entouré d’une nombreuse et brillante cavalerie, il se soit laissé entraîner par l’ardeur des siens, et qu’il ait alors oublié ses sages résolutions, c’est croyable, bien que ce ne soit pas notre opinion ; mais est-il vraisemblable que de sang-froid, longtemps à l’avance, il ait exécuté plusieurs marches et fait de grands préparatifs pour atteindre un but si contraire à son plan de campagne ? Et d’autre part, comment croire que César, si bien renseigné toujours, n’ait rien su de ce nouveau projet, des mouvemens par lesquels il s’annonçait ? S’il était au courant, comment n’a-t-il pas pris la peine, par une phrase, par un mot, par une simple allusion, d’en informer ses lecteurs ? Non ; silence complet. C’était là une omission bien autrement importante que toutes celles qu’on lui reproche.

Il y a plus. Quelque téméraires que pussent être les intentions de Vercingétorix, la position d’Alaise eût été mal choisie.

Que l’on consacre quelques minutes à l’examen de la carte, et l’on sera convaincu que César, partant d’un lieu quelconque du territoire des Senonais, des Rémois ou des Lingons, fût-ce même de Langres, ne devait pas chercher à passer la Saône au-dessus d’Auxonne. La rive gauche de ce fleuve appartenant tout entière à l’ennemi, il n’aurait eu d’intérêt à le franchir au nord de la Tille (où commençait le territoire éduen) que pour appuyer ses ponts à un endroit de la rive droite qui dépendît de ses alliés ; mais quand il s’agissait d’un fleuve tel que la Saône, et dans les circonstances où il se trouvait, vis-à-vis d’un ennemi qui lui était si inférieur dans toute la partie scientifique de la guerre, cette considération n’avait pas assez d’importance pour lui faire modifier sérieusement son itinéraire. Or, pour atteindre le but qu’il se proposait, porter secours (ferre subsidium) à la Province, la meilleure (quo facilius), presque la seule route qu’il pût suivre était la suivante : descendre la vallée de la Tille, passer à Dijon, dernier point important du pays lingon, traverser la Saône près de Saint-Jean-de-Losne, le Doubs entre Navilly et Chaussin, la Seille vers Louhans, puis filer entre le Jura et les marais (aujourd’hui transformés en étangs) du pays de Dombes pour franchir l’Ain à Pont-d’Ain et le Rhône à Lagnieux. Il n’était pas de voie plus directe pour gagner la plus menacée, la plus essentielle à conserver des frontières romaines, celle qui était confiée aux Allobroges. C’était même la plus courte pour aller repousser les attaques dirigées contre l’ouest de la Province. Nulle part on ne pouvait trouver plus de facilités pour nourrir hommes et chevaux, car c’est dans cette belle vallée, et non dans les montagnes du Jura, qu’il faut chercher le véritable ager Sequanicus, renommé pour sa fertilité[41]. Stratégiquement, l’avantage était encore plus marqué, car le flanc droit de la colonne romaine était bien couvert par la Saône, et si la grande armée gauloise, en la supposant restée en Bourgogne, voulait franchir ce fleuve, on était assez rapproché pour l’écraser pendant le passage. Si cette armée était déjà postée à Alaise, on la forçait à venir chercher le combat sur un terrain qu’elle n’avait pas choisi, ou à laisser passer l’ennemi sans coup férir. Il se pouvait encore que la seule indication de ce mouvement fût suffisante pour dégager les Allobroges ; César pouvait alors changer brusquement son plan et se porter en moins d’une marche sur le territoire éduen. Qu’il voulût rester sur la défensive ou passer à l’offensive, la route que nous venons de tracer lui convenait mieux qu’aucune autre.

Nous ne saurions donc partager l’avis de quelques défenseurs de l’Alesia bourguignonne, ni croire avec eux que le consul ait songé à descendre la vallée de la Saône par la rive droite, en longeant le pied de la Côte-d’Or, prêtant le flanc à l’ennemi et lui donnant toute la liberté d’action qu’il perdait lui-même. Il eût dû ensuite traverser laborieusement les montagnes assez hautes qui séparent le Rhône du bassin de la Loire. Il n’eût porté aucun secours à la frontière nord de la Province, qui aurait probablement été forcée ou livrée pendant sa marche ; il n’avait même pas l’avantage d’arriver plus vite au secours des tribus du Vivarais. Mais on ne s’expliquerait pas mieux qu’il eût appuyé vers l’est pour s’enfoncer dans le Jura. Sa marche devenait plus lente, plus laborieuse, ses fourrages plus difficiles. Il s’en allait déboucher vers Genève, s’éloignant sans raison de son véritable échiquier et des points menacés, car ce n’étaient pas les Séquanes, c’étaient les Éduens et les Ségusiens, tribus de la Bourgogne et du Lyonnais, qui étaient chargés d’attaquer les Allobroges, et cette attaque se faisait probablement par le pays de Dombes et la Bresse, qu’occupaient les Ambarres, cliens et parens des Éduens[42]. Le danger qui appelait César n’était donc pas auprès du Léman. Or le projet de gagner Genève par le Jura pouvait seul l’avoir décidé à franchir la Saône au-dessus d’Auxonne, et d’autre part, s’il vient la passer au-dessous de ce point, il n’est plus sur le territoire lingon, ce qui est contraire aux assertions positives des Commentaires.

Admettons cependant qu’en écrivant ces pages, l’auteur des Commentaires ait été dans une veine tout exceptionnelle de concision, que Vercingétorix, par une de ces aberrations qui ne sont pas sans exemple dans l’histoire de la guerre, ait choisi la partie montagneuse de la Séquanie pour en faire le théâtre des opérations, et que César, par une complaisance aussi peu explicable, se soit prêté de bonne grâce à seconder ce dessein. En apprenant l’approche de l’ennemi, le général gaulois se porte au-devant de lui. Il campe un soir à dix milles des Romains, qui sont encore, il faut bien le répéter, sur le territoire des Lingons, c’est-à-dire sur la rive droite de la Saône. Le jour suivant, les deux armées sont aux mains. Où fut livré ce combat ? avant ou après le passage de la Saône ? Dans la première hypothèse, ce serait sans doute sur ce fleuve même que l’on établirait le camp des Gaulois. Mauvaise position ; mais nous ne pourrions le pousser plus loin sans supprimer per extremos fines ; il faudrait alors trouver, à moins de quinze kilomètres (dix milles) et sur le territoire des Lingons, un emplacement qui se prêtât à la description des Commentaires. Il est impossible de le chercher au sud de la Tille, car cette rivière était probablement déjà en plein pays éduen[43]. Or si, du confluent de la Tille avec la Saône, je remonte sur la carte[44] la rive droite de cette dernière rivière, je rencontre d’abord une vaste forêt qui n’est séparée du fleuve que par un espace assez mince, rempli d’étangs, de marais ou de brusques accidens de terrain. Au nord de cette forêt vient la Bèze, puis la Vingeanne, qui coulent à peu près parallèlement l’une à l’autre dans une direction sud-est. César pouvait bien déboucher entre ces deux cours d’eau, soit que, venant de l’ouest, il eût longé toute la frontière des Éduens sans céder à la tentation de tomber sur leur pays dégarni de troupes, soit que, parti de Langres, il eût suivi la direction donnée plus tard à une voie romaine. Il eût alors campé la veille du combat entre Mirebeau-sur-Bèze et Blagny-sur-Vingeanne, tandis que les bivouacs gaulois auraient été aux environs de Pontaillier. Le combat se serait engagé le lendemain à la sortie de la forêt de Mirebeau, car il est, je crois, permis de supposer que les terrains boisés aujourd’hui l’étaient avant la conquête romaine ; mais le champ de bataille compris entre cette forêt, la Saône, la Bèze et la Vingeanne, n’aurait eu que trois kilomètres dans sa plus grande longueur et cinq dans sa plus grande largeur. Comment placer dans cet espace ainsi fermé par des obstacles naturels les deux grands corps de cavalerie qui se poussent et se repoussent, les légions qui manœuvrent et changent de front plusieurs fois ? D’ailleurs les Commentaires nous apprennent que la déroute des Gaulois fut décidée par un mouvement de la cavalerie auxiliaire, qui, s’emparant d’une hauteur à sa droite, menaça de leur couper la retraite. Or il y a bien sur notre champ de bataille imaginaire un mamelon, appelé sur la carte Signal de Maxilly, qui pourrait représenter cette colline ; mais il est tellement rapproché de la Saône, qu’en le supposant occupé par les Germains, il est difficile d’admettre qu’un seul Gaulois ait pu repasser le fleuve en vie. Il nous faut donc laisser les environs de Pontaillier et franchir la Vingeanne. Ici les conditions sont meilleures. On peut placer les bivouacs de Vercingétorix vers Mantoche, ceux de César aux environs de la forêt de Champlitte. Entre eux deux se trouvait un large espace découvert, dont le centre est occupé aujourd’hui par le bourg d’Autrey, et où l’on pourrait, sans trop d’invraisemblance, reconnaître le théâtre du combat. On serait, il est vrai, un peu embarrassé d’y trouver la hauteur dont l’occupation fut décisive ; cependant il existe entre Poyans et Nantilly une colline, dont la cote ne diffère guère, il est vrai, des cotes voisines, mais qui enfin aurait pu à la rigueur jouer le rôle indiqué par les Commentaires. En continuant de remonter le fleuve, on ne rencontre plus d’emplacement convenable, et d’ailleurs, si César avait voulu le franchir au-dessus de Gray, il deviendrait impossible d’expliquer sa marche.

L’inspection de la carte ne présente donc pas d’objection absolue à ceux qui voudraient placer le combat qui nous occupe sur la rive droite de la Saône ; mais Vercingétorix, après avoir tout disposé pour faire de la Séquanie le théâtre de la guerre, était-il assez fou pour aller livrer bataille hors de ce territoire, dans un pays allié des Romains, avec la Saône à dos ? Et s’il était si pressé de combattre, n’avait-il pas une bien plus belle occasion en attaquant son ennemi pendant le passage du fleuve ? Poser de semblables questions, c’est les résoudre. Hâtons-nous de le dire, l’hypothèse que nous venons de discuter n’a été adoptée par personne ; mais nous avons voulu examiner scrupuleusement toutes celles qui se présentaient à notre esprit. Nous faisons cette étude sans nous laisser circonscrire par ce qui a pu être avancé de part ou d’autre, et en imposant à nos conjectures une seule limite, les assertions formelles de César : in Sequanos, c’est-à-dire se dirigeant vers la Séquanie sans y être ; per extremos fines Lingonum, c’est-à-dire par (auprès de, le long de, au travers de) la frontière des Lingons. Ajoutons que, jusqu’à ce qu’on nous donne d’autres moyens d’appréciation, nous considérons comme frontières probables des Lingons les limites de l’ancien diocèse de Langres, telles qu’elles sont indiquées par la Gallia christiana. Nous suivons en cela le système de d’Anville, qui consiste à retrouver dans les premiers diocèses chrétiens les anciennes tribus, républiques ou cités (civitates) gauloises.

Dussions-nous éprouver un peu la patience de nos lecteurs, nous recommencerons sur la rive gauche l’examen que nous venons de terminer sur la rive droite. Cette fois nous suivrons le fil de l’eau, et nous partirons de Gray.

Si César a passé la Saône entre cette ville et Mantoche ou Apremont, il faut, pour se conformer aux indications données par les Commentaires, placer les camps gaulois sur la Tenise ou la Résie ; mais ces deux petites rivières sont séparées du fleuve par la forêt de Gray et d’autres bois fort compactes, peu ou pas de clairières. Le combat n’a pu avoir lieu dans cet espace. Voudra-t-on ne pas s’attacher scrupuleusement à la distance de dix milles que César met entre les deux armées et arrêter Vercingétorix sur l’Ognon, vers Marnay ? Il y a près de cette rivière, du côté de Cugney, des terrains plus découverts, et c’est là en effet que M. Delacroix a placé le champ de bataille[45] ; mais pour accepter cette donnée, il faudrait admettre que Vercingétorix fût resté immobile dans son camp pendant que les Romains consacraient la journée presque entière à passer paisiblement la Saône et les bois. C’est donc au sud de l’Ognon qu’il faut porter notre attention. Voici bien entre Pontaillier et la forêt de Serre un terrain légèrement ondulé, très boisé encore, mais enfin où l’on peut manœuvrer et combattre. Sans aller jusqu’au Mont-Guérin, voici entre Brans et Offlange des hauteurs dont l’occupation peut bien avoir terminé la bataille. Il faut, il est vrai, faire camper Vercingétorix sur un simple ruisseau qui n’a même pas de nom, et qui se jette dans l’Ognon à Montrambert ; mais le mot flumen n’avait pas en latin un sens aussi restreint que le mot fleuve en français. Ici donc encore il n’y a pas d’impossibilité topographique absolue.

Mais lorsque deux armées campent un soir à trois lieues l’une de l’autre, et que le lendemain l’une d’elles franchit une grande rivière qui les sépare, on peut bien dire que ce passage a eu lieu en présence de l’ennemi. Or c’est là, selon Napoléon, une des opérations les plus difficiles qu’il y ait à la guerre, et César était si bien de cet avis qu’il raconte tous ses passages de rivières avec les plus grands détails, au point même de devenir presque prolixe quand il touche à de semblables sujets. Cette fois pas un mot. Comment croire cependant que les Gaulois, si pleins d’ardeur, n’aient pas même inquiété l’ennemi en ce moment critique ? Sont-ils arrivés trop tard ? César avait-il pris dans la soirée précédente ou dans la nuit des dispositions telles que le matin déjà il fut à l’abri de toute attaque ? Comment ne relève-t-il pas la faute de l’ennemi ? Pourquoi ne nous donne-t-il pas un de ces récits sobres, nerveux, mais dont la simplicité n’exclut pas l’orgueil, et qui font si bien ressortir son génie et sa bonne fortune ? N’importe ! admettons qu’il a persisté dans la disposition particulièrement silencieuse où nous venons déjà de le surprendre. C’est sur la Saône même qu’il a campé la veille à quinze kilomètres de l’ennemi, et le matin il la franchit sans coup férir. Sans doute les Gaulois avaient brûlé les ponts, s’il y en avait. Il avait donc fallu en établir, puis les replier. Les troupes se reforment et se remettent en marche. On aperçoit l’ennemi ; on fait halte, le convoi se serre pour se placer au milieu des légions, et à l’ordre en colonne succède l’ordre en bataille[46]. Le combat s’engage entre la cavalerie des deux armées. Ce n’est pas une simple affaire d’avant-garde promptement décidée. Suivant une tradition mentionnée par Plutarque, elle fut assez chaude pour que César y perdît son épée. Ce dernier ne rapporte rien de semblable ; il dit seulement, nous l’avons déjà vu, que l’action fut longue, disputée, qu’à plusieurs reprises et sur des points différens il fallut conduire les aigles au secours des auxiliaires. Donc les légions manœuvrèrent, ce qui ne se fait pas sans employer un certain temps et sans imposer aux hommes une certaine fatigue. La victoire se décide pour les Romains ; César veut profiter de ce succès ; il laisse ses impedimenta sous la garde de deux légions, et avec le reste de ses forces il continue la poursuite. Cette poursuite cependant ne fut pas si vive que Vercingétorix n’ait pu lever son camp, acheminer ses bagages et couvrir la retraite avec son infanterie ; il perdit du monde durant cette retraite, mais enfin il n’essuya pas de désastre, et son armée put gagner Alesia, que nous continuons d’appeler Alaise. César s’arrête à la chute du jour et ne se remet en marche que le lendemain. Dans cette seconde journée, il ne livra pas de combat, mais il eut encore à franchir une ou deux rivières importantes (le Doubs et la Loue, ou la Loue seulement, suivant que l’on suppose la bataille de la veille livrée au-dessus ou au-dessous de l’Ognon) ; il dut sans doute marcher avec précaution, et cependant il arriva devant Alesia assez à temps pour reconnaître la position des Gaulois, établir son armée et commencer l’investissement de la place.

Ainsi il faudrait admettre que, dans ces deux jours, les Romains auraient passé trois ou quatre grosses rivières, dont une le matin de la bataille et en présence de l’ennemi, et que, de toutes ces rivières, César n’aurait pris la peine de mentionner qu’une seule, celle qui couvrait le front de l’infanterie gauloise pendant l’action du premier jour ; qu’enfin dans ces deux mêmes journées l’armée consulaire aurait manœuvré, combattu et franchi au moins soixante kilomètres d’un pays accidenté et couvert de forêts.

Qu’est-ce, me dira-t-on, qu’une marche de quinze lieues en deux jours pour des soldats tels que ceux de César ? Nos régimens d’Afrique n’appelleraient pas cela une fatigue ; nos immortels conscrits de 1813 et de 1814 en ont fait bien d’autres ; c’eût été un jeu d’enfans pour les vétérans d’Austerlitz et d’Iéna, et, lors de la bataille de Castiglione, la division Augereau a bien marché sept nuits et combattu sept jours. Mais remarquons : 1° que les Romains ne marchèrent pas la nuit (César dit formellement qu’il s’arrêta à la chute du jour) ; 2° qu’à la dépense de temps et de forces nécessaires pour franchir les quinze lieues il faut ajouter les passages de rivières, les manœuvres et le combat de la première journée ; 3° que cette marche ne put pas se faire tout le temps en colonne de route, que plusieurs fois sans doute il fallut se mettre en ordre de bataille, ou tout au moins avancer avec les précautions que, dans une situation pareille, un général tel que César ne pouvait négliger.

Ainsi, pour aller chercher Alesia sur l’emplacement de l’Alaise franc-comtoise sans faire violence au texte des Commentaires, il faut prêter successivement aux deux adversaires des qualités et des défauts qui semblent s’exclure les uns les autres :

À Vercingétorix, une rare sûreté de jugement et une grande prévoyance au début, puis peu de sagacité dans le choix de sa position, une présomption, une négligence et une versatilité inouies, puis encore beaucoup de bonheur, d’ordre et de rapidité dans sa retraite ;

À César, tout d’abord une singulière complaisance à servir les desseins de son adversaire et un esprit peu fécond en combinaisons, puis, malgré le mystère dont il s’enveloppe, des traits de génie qui arrachèrent à la fortune des faveurs bien supérieures à toutes celles que la capricieuse déesse a jamais accordées ;

Aux soldats romains enfin et à leurs auxiliaires beaucoup de vigueur dans l’action, puis beaucoup de mollesse dans la poursuite, et cependant une bien grande force physique, une bien rare agilité dans leurs marches et dans leurs évolutions.


VIII.

Si du département du Doubs nous passons dans celui de la Côte-d’Or, nous trouverons-nous en face des même complications ? Dans l’embarras de trouver des explications plausibles, serons-nous encore réduit à dire des soldats de César comme le général Bonaparte des siens : « Impossible n’est pas un mot romain ! »

D’abord nous n’avons pas ici la difficulté du passage de la Saône exécuté en présence de l’ennemi, sans coup férir, et omis dans les Commentaires ; nous n’avons plus cette fatale distance de la Saône à Alaise, les trois rivières, les montagnes et les forêts qu’il faut absolument faire franchir en deux jours. Nous avons de toutes manières les coudées plus franches.

Ainsi nous ne sommes plus obligé d’envoyer Vercingétorix se poster et se retrancher prématurément au fond de la Séquanie. Il reste à Autun, entouré des députés de la Gaule entière, expédiant partout des ordres, dirigeant les attaques prescrites contre la Province, recevant chaque jour de nouveaux détachemens, organisant son armée. Quelques marches seulement le séparent du territoire ennemi ; mais à mesure que ses forces grossissent, il se trouve trop loin des Romains, trop ignorant de leurs mouvemens. La ville même d’Autun lui semble trop exposée, et puis le terrain qui l’entoure est peu propre à l’emploi de sa cavalerie, dont il compte surtout se servir. Il est là comme enveloppé par les montagnes du Morvan et de la Côte-d’Or[47]. Or du point de jonction de ces deux chaînes se détache une sorte de promontoire qui s’avance au milieu d’un pays relativement plat et découvert. Ce pâté montagneux, où se cachent les sources de la Seine, appartient aux tribus confédérées et forme comme une enclave dans le pays des Lingons. Il se termine par une position naturellement forte, qu’on appelle aujourd’hui le Mont-Auxois, et où se trouve la petite ville d’Alise, que nous considérons en ce moment comme l’Alesia de César. Vercingétorix dut reconnaître dans cette position des avantages divers qui devaient et séduire un chef barbare et frapper un esprit aussi élevé que le sien. Elle était peu éloignée d’Autun (dix-huit lieues). Avec quelques travaux, on pouvait en faire un lieu presque imprenable, et y assurer, en cas de revers, un asile sûr à des troupes nombreuses, qui, sans péril pour elles-mêmes, y attireraient l’attention de l’ennemi et y retiendraient ses forces. Tout autour se croisaient les routes que pouvait suivre César : au sud et à l’ouest, la vallée de l’Yonne et de ses affluens ; au nord-ouest et au nord, le plateau ondulé sur lequel coulent les eaux naissantes de l’Aube et de la Seine ; à treize lieues dans l’est, derrière un rideau qui est peut-être le point le plus bas de l’épine dorsale de l’Europe, la vallée de la Tille et de la Saône. Enfin il n’était pas de situation où l’armée gauloise pût être mieux placée pour attendre en sûreté, couvrir toutes les routes, observer les Romains, et, quelle que fût la direction qu’ils prissent, s’approcher d’eux pour commencer le genre de guerre adopté. Que l’on jette les yeux sur la carte, que l’on suppose César placé en un point quelconque d’un triangle dont les sommets seraient à Sens, Vitry et Langres : je ne crois pas que l’on puisse trouver une position qui réunisse mieux qu’Alise toutes les conditions que nous venons d’indiquer. César ayant trouvé les Gaulois déjà retranchés sous cette place, lorsqu’ils n’avaient pu y rentrer que peu d’heures avant son arrivée, il est loisible de supposer que Vercingétorix avait fait travailler à Alesia, qu’il y avait fait réunir des approvisionnemens de tout genre, qu’il y avait envoyé une partie de ses troupes, et peut-être s’y était porté lui-même. Assurément, pour prendre un parti pareil, il fallait à Vercingétorix beaucoup moins de cette subtilité d’esprit qui n’a que les apparences de la profondeur, beaucoup plus de bon sens, à notre avis du moins, et beaucoup plus de persévérance dans sa résolution première, que pour aller d’avance se poster en Séquanie avec l’espoir d’enfermer César dans un cercle de Popilius et l’intention de lui livrer bataille. Le silence gardé par l’auteur des Commentaires ne nous étonnerait pas, car rien ne l’obligeait à nous informer d’un mouvement qui ne déplace pas le théâtre de la guerre, et qui n’implique pas un changement radical dans les plans de son adversaire.

Voilà pour Vercingétorix : passons à César, et puisque nous avons commencé, continuons de suivre sur la carte les opérations des deux armées dans la direction où nous croyons que s’accomplirent les événemens qui précédèrent l’investissement d’Alesia.

César quitte son camp situé vers Vitry, et s’achemine par la vallée de l’Aube ; c’est la route la meilleure et la plus directe qu’il puisse prendre pour gagner Dijon, dernière place lingonne, et de là pénétrer en Séquanie, in Sequanos. Marchant dans un pays découvert et ami, il fait facilement sept lieues par jour. Son troisième bivouac est à environ trois lieues au sud de la Ferté-sur-Aube, près de la frontière lingonne (extremos fines Lingonum), découpée de ce côté par l’enclave mandubienne.

Avec le système de signaux que possédaient les Gaulois, on peut admettre que le soir même du jour où César s’était mis en mouvement, Vercingétorix en fut informé. Ayant déjà sous la main des forces imposantes, il aura quitté Alesia dès le lendemain, et sera venu camper sur la Seine un peu au-dessus de Châtillon. Le second jour, connaissant la direction que suivait César, il aura appuyé vers l’est, et sera venu se poster sur l’Ource. Les feux de ses bivouacs, établis derrière cette rivière, entre Brion et Prusly, sont aperçus par les Romains, qui terminaient en même temps leur troisième journée de marche et s’arrêtaient sur l’Aube, à dix milles des Gaulois environ.

C’est le lendemain, entre Montigny et Louesme, dans une plaine ondulée, fermée par l’Aube, l’Ource et des collines boisées, qu’aurait eu lieu la rencontre des deux armées. L’infanterie arverne serait restée en bataille en avant de ses camps, bordant la crête assez élevée qui domine l’Ource vers Prusly. La position qu’elle occupait ainsi sur le flanc droit de la route qu’allaient suivre les légions convenait bien au rôle qui lui était assigné et aux projets de son général. La cavalerie gauloise traverse la plaine, et, arrivée en avant de Courban, se trouve en vue de la colonne romaine, qui débouche vers Montigny ; mais celle-ci, au lieu de se laisser envelopper, se déploie, et le combat s’engage sur un front d’environ une lieue, non pas tel que Vercingétorix l’avait prévu, mais tel que le voulait César. Aux trois corps de cavalerie gauloise sont opposés trois autres corps de cavalerie. Celui de gauche soutient le combat sur les bords de l’Aube, vers Veuxaulles ; celui de droite s’engage sur un terrain ondulé que bordent des bois. Après une assez longue lutte, ce dernier obtient un avantage marqué, et atteint le sommet des collines (summum jugum nacti), d’où il pousse l’ennemi sur une pente assez rapide qui aboutit aujourd’hui au village de Courban. L’aile gauche des Gaulois ne peut se rallier, et fuit en désordre pour chercher l’appui de son infanterie ; le vainqueur la poursuit à travers une lieue et demie de plaine, et ne s’arrête qu’à l’Ource (usque ad flumen), devant la phalange des Arvernes. Les deux autres corps, se voyant tournés, plient à leur tour, puis se débandent et se jettent dans les bois. La plaine est couverte par la cavalerie germaine, et derrière elle se montrent les enseignes redoutables qui l’ont appuyée tout le jour. Vercingétorix ne peut plus se maintenir sur l’Ource ; il couvre la retraite avec assez d’ordre, mais au prix de pertes sérieuses. Tous les Gaulois ont leur point de ralliement à Alise, qui est séparée du champ de bataille par moins de douze lieues de terrain facile, sans obstacles, sans cours d’eau importans, car l’Aube et la Seine ne sont là que des ruisseaux. César les suit jusqu’à la nuit, et campe sans doute sur les bords de la Seine. Le lendemain, en six ou sept heures de route, il était devant Alise.

Nous devons avouer qu’aucun de ceux qui ont avant nous étudié cette question n’a choisi la vallée de l’Aube pour en faire le théâtre du combat. D’Anville et tous ceux qui ont suivi son sentiment sur l’emplacement d’Alesia ont fait partir César du point même où il avait opéré sa jonction avec Labiénus, c’est-à-dire des environs de Sens, et, cette base admise, l’ont fort logiquement[48] acheminé vers la Séquanie par la vallée de l’Armançon, affluent de l’Yonne, que suivent encore aujourd’hui et la grande route et le chemin de fer de Paris à Dijon. C’est sur les bords de cette rivière que, la veille du combat, ils font camper Vercingétorix, arrivant directement d’Autun. Sans revenir sur les raisons qui nous ont fait changer ces positions respectives, nous allons étudier cette hypothèse, qui repose sur un fondement solide ; cependant nous présenterons tout d’abord une première objection.

Entre les bivouacs gaulois et Alesia, il ne devait pas y avoir moins de six lieues, ni plus de douze. Si la distance est plus grande, il est difficile que César arrive devant la place le lendemain du combat ; si elle est plus petite, on s’étonne que sa cavalerie n’ait pas atteint cette ville le soir même. Cette première donnée place notre champ de bataille aux environs d’Ancy-le-Franc. Or, de ce point, il y a en ligne droite vingt-quatre lieues jusqu’à Autun, et vingt-trois seulement jusqu’à Sens. Il faudrait donc admettre que Vercingétorix aurait quitté Autun au plus tard le jour même où César se mettait en route, et avant de rien savoir des mouvemens du consul. Une pareille coïncidence semble peu probable.

Il y a encore quelque difficulté à trouver sur les bords de l’Armançon une position qui réunisse les conditions indispensables pour qu’on lui puisse appliquer le récit de César. On pourrait bien faire marcher les Romains par la rive méridionale de l’Armançon, adosser l’infanterie arverne à ce cours d’eau au lieu de la placer derrière (ce qui n’est pas en contradiction absolue avec le texte des Commentaires), et la déployer sur la crête au-dessus de Périgny. Le combat de cavalerie, commencé vers Pasilly, se serait terminé par l’occupation des hauteurs qui sont au sud d’Étivey. La ligne de retraite des Gaulois sur Autun eut été coupée. Rejetés sur la rive droite de l’Armançon, ils rencontraient le Mont-Auxois dans leur fuite, et s’y arrêtaient. Cependant il serait peu vraisemblable que César eût négligé de se couvrir du fleuve dans sa marche, et que Vercingétorix eût pris position tournant le dos au territoire ennemi et faisant face à sa base d’opérations. C’est donc par la rive septentrionale que doit s’avancer l’armée romaine, et de ce côté il devient assez malaisé d’amener la droite des Germains sur le point culminant (summum jugum) du champ de bataille, car elle doit combattre sur la partie du terrain la plus rapprochée du fleuve, c’est-à-dire la plus basse, et c’est au fleuve même (ad flumen) que doit se terminer l’action. Il faut alors chercher le champ de bataille sur un terrain coupé de bois et de ravins, entre Gland, Senevoy-le-Haut et Stigny, car c’est là seulement que nous trouvons, près de la rivière, entre Stigny et Ravières, une hauteur dont l’occupation ait pu être décisive. Vercingétorix, campé en face sur la rive gauche, aurait dû repasser l’Armançon dans sa retraite sur Alise, et le lendemain César serait arrivé devant cette place par les hauteurs de Massingy. Ici, nous l’avouons, la disposition des lieux ne répond qu’imparfaitement à l’idée que nous nous en étions faite ; mais il nous est impossible de trouver dans cette vallée aucun autre emplacement qui réponde tant bien que mal à la description des Commentaires[49].

Si l’on voulait enfin faire partir César des environs de Langres en l’acheminant vers Dijon, il serait encore possible d’amener les Gaulois sur la Tille, et de les mettre aux prises avec les Romains entre Is et Selongey ; cette position serait assez rapprochée de la frontière lingone, mais bien éloignée d’Alise (quatorze lieues). D’ailleurs nous croyons que M. Quicherat n’a pas fait rétrograder les légions jusqu’auprès de Langres pour qu’on pût ensuite les conduire au pied du Mont-Auxois.

Essayons de résumer et de présenter dans un ordre plus logique ce que la nature du sujet nous a forcé d’exposer dans les pages qui précèdent avec quelque diffusion et d’inévitables répétitions.

Après avoir indiqué quelle était la situation des deux partis au moment où commencèrent les opérations qui nous occupent, nous avons commencé par nous rendre compte de l’effectif de l’armée romaine des Gaules, et nous avons reconnu qu’elle devait être d’environ 40 000 hommes avant d’avoir reçu de la Germanie le renfort de troupes légères. La solution de ce problème, que nous croyons exacte, nous sera de quelque utilité dans la seconde partie de ce mémoire. Puis nous avons cherché quelle était la position que César avait dû prendre à son retour d’Auvergne et après sa jonction avec Labiénus. Nous avons trouvé que, politiquement et militairement, il était mieux placé sur l’Aube ou sur la Marne que vers Sens ou Langres, qu’il y était mieux en mesure de reposer et de réorganiser son armée, de contenir dans l’obéissance les tribus qui n’avaient pas encore fait défection, de communiquer avec le Rhin.

Continuant notre enquête, nous avons remarqué que les Gaulois, battus un soir, se trouvaient le lendemain bien retranchés et bien munis dans et sous Alesia ; nous en avons conclu que cette position avait dû être occupée, fortifiée et approvisionnée d’avance.

Nous avons examiné si Vercingétorix avait pu s’établir ainsi dans l’Alaise séquane. Nous avons reconnu qu’il eût été là en dehors de toutes les lignes d’opérations. Il n’y pouvait venir qu’avec l’intention de barrer la route à César, ce qui était contraire à ses résolutions hautement annoncées. Dans ce cas même et en supposant que les Romains dussent forcément passer par la Séquanie, il était mal placé à Alaise, car la ligne de retraite des légions était par la vallée de la Saône et non par le Jura. Il fallait encore admettre que César n’eût tiré aucun parti de la faute commise par son adversaire en se postant d’une façon aussi excentrique.

Au contraire le Mont-Auxois, emplacement de l’Alise bourguignonne, devait attirer l’attention de Vercingétorix et par sa configuration, qui en faisait un lieu très fort, et par sa situation avancée, formant enclave dans le territoire ennemi. En s’y établissant, il couvrait Autun et se trouvait à portée de toutes les routes que pouvait suivre César, quel que fût le point de départ de l’armée romaine ; il était au milieu d’un pays très propre à l’emploi de sa cavalerie, dont il comptait surtout faire usage.

Le texte des Commentaires sous les yeux et le compas à la main, nous avons cherché sur la carte le théâtre du combat qui a précédé l’investissement d’Alesia. Supposant que César partait des environs de Langres et Vercingétorix d’Alaise, nous avons d’abord parcouru les rives de la Saône et de quelques-uns de ses affluens ; avec un peu de bonne volonté, on peut mettre dans cette région les deux armées aux prises, mais dans des conditions de temps et de distances bien défavorables à cette hypothèse. Nous sommes passés ensuite dans la vallée de l’Aube, qui nous a présenté un emplacement parfaitement convenable de toutes manières, si l’on admet que les Romains venaient de Vitry, et les Gaulois d’Alise. Enfin nous avons terminé notre campagne sur les bords de l’Armançon, où d’Anville et d’autres autorités sérieuses ont placé le champ de bataille. Les distances mesurées nous ont montré qu’à moins de coïncidences remarquables, il était malaisé de placer dans cette vallée la rencontre de César, arrivant de Sens, et de Vercingétorix, parti d’Autun. La configuration du terrain, la direction du cours d’eau, ne se prêtent que médiocrement à la description du combat donné par les Commentaires, mais sans présenter de difficulté insurmontable.

En dernière analyse, voici ce que cette étude nous a démontré :

Pour faire partir César de Langres et l’amener sous les murs d’Alaise après une victoire remportée dans le bassin de la Saône, il faut prêter aux deux généraux des calculs si singuliers et admettre une suite de circonstances si extraordinaires que cette solution du problème semble peu admissible.

En fixant le point de départ des Romains à Sens, celui des Gaulois à Autun, et le théâtre du combat dans la vallée de l’Armançon, on n’écarte pas de sérieuses objections ; mais on peut amener par cette voie l’armée victorieuse devant Alise.

Enfin les calculs les plus simples peuvent avoir conduit César vers Vitry et Vercingétorix à Alise avant la reprise des hostilités ; la disposition des lieux sur les bords de l’Aube se prête à la rencontre telle qu’elle est décrite par les Commentaires, et cette série d’opérations se termine le plus naturellement du monde au pied du Mont-Auxois.

Le résultat de ce premier examen est donc, à notre avis, entièrement favorable à l’Alise bourguignonne. Nous allons voir si la description des travaux exécutés, des combats livrés autour d’Alesia, si l’étude du terrain auprès des deux villes rivales peut nous conduire à d’autres conclusions.

IX.

Ce n’est pas sans quelque hésitation que nous abordons la seconde partie de cette étude. Il est toujours difficile de se rendre compte d’un ensemble d’opérations militaires et de choisir entre des renseignemens souvent contradictoires. Aussi toute campagne peut-elle être exposée, jugée de cent façons différentes, et il faut être bien sûr de soi-même pour garantir qu’on a trouvé l’explication la meilleure, le récit le plus vrai. Lorsqu’il s’agit d’événemens racontés dans une langue morte et d’une façon aussi concise que les guerres de César, accomplis il y a deux mille ans au milieu d’une société qui n’existe plus, on comprend que la difficulté ne diminue pas. Cependant, si l’on court risque ici de mal interpréter les textes ou de raisonner à faux, on a, pour se conduire dans cet examen, les mêmes principes, les mêmes règles qu’il faudrait appliquer aujourd’hui : le cœur de l’homme, ses forces physiques n’ont pas sensiblement changé ; la terre présente à sa surface des accidens analogues, et dans la direction générale de la guerre Napoléon ne s’y prenait pas autrement qu’Annibal ou que César. Mais si nous quittons la stratégie pour la tactique, si des combinaisons qui préparent les succès ou les revers nous passons aux événemens eux-mêmes qui constituent la défaite ou la victoire ; en un mot, si nous entrons dans le détail des actions de guerre des anciens, de leurs batailles et surtout de leurs siéges, le fil conducteur nous manque presqu’entièrement. L’invention de la poudre a introduit un tel changement dans la manière de ranger les troupes, de les faire combattre, et surtout de défendre ou d’attaquer les places et les positions, qu’à chaque instant, lorsqu’on lit les récits d’un écrivain militaire de l’antiquité, on s’arrête malgré soi devant des assertions qu’il semble impossible d’admettre. Si peu qu’on soit initié à la science militaire des modernes, il faut, pour comprendre, faire abstraction de ce que l’on a pu apprendre ailleurs. Sans doute il y a encore de nobles et utiles leçons à trouver dans le spectacle des actions héroïques ou des résolutions promptes et hardies, il y a encore à étudier l’art de créer des ressources, de profiter des circonstances et du terrain ; mais la partie mécanique et scientifique est entièrement changée. De là résulte pour notre esprit, qui doit à la fois et pénétrer le sens du récit et s’affranchir des habitudes auxquelles il est façonné, la nécessité d’un travail double et assez compliqué.

Ces réserves posées, nous essaierons, comme nous l’avons fait dans la première partie, de raconter le blocus d’Alesia, sans nous préoccuper encore de l’emplacement où nous devons chercher sur notre sol les traces de cette ancienne cité.

Nous nous servons à dessein du mot de blocus, bien que celui de siège soit plus généralement adopté. César devant Alesia n’a rien fait de ce qui chez les anciens tenait lieu de nos travaux d’approche ; il n’a employé aucune de ces machines qui jouaient le rôle de notre artillerie ; il n’a pas donné d’assaut. Il voulait enfermer Vercingétorix et son armée, les prendre par famine, repousser toutes les tentatives faites pour les secourir. C’est pour atteindre ce double but, avec un nombre d’hommes relativement restreint, qu’il a exécuté de si vastes travaux. Que l’on compare par exemple le récit de ses opérations devant Bourges[50], ou mieux encore devant Marseille[51], avec le résumé que l’on va lire, et l’on comprendra facilement la différence qu’il y avait entre un siège et un blocus.

La place d’Alesia était située au sommet d’une colline d’accès si difficile qu’elle ne pouvait être enlevée par un coup de main. La base de cette colline était de deux côtés baignée par deux cours d’eau ; devant la place s’étendait une plaine longue de trois mille pas (environ quatre mille cinq cents mètres) ; de tous les autres côtés, elle était entourée d’une ceinture de collines peu distantes entre elles et d’égale hauteur. Sous le mur de la ville, toute la partie orientale de la colline[52] était remplie de troupes gauloises que protégeaient un fossé et une muraille de pierres sèches haute de six pieds.

César résolut d’envelopper cette position par des ouvrages dont le périmètre était de onze mille pas (environ seize mille mètres). À cet effet, il disposa ses camps dans des lieux convenables, et y fit vingt-trois redoutes (castella) pour empêcher les sorties de l’ennemi (eruptio). Elles étaient occupées le jour par des postes (stationes), la nuit par des hommes de garde (excubitores) et de forts piquets (firma præsidia).

Les travaux commençaient lorsqu’un combat de cavalerie s’engagea dans la plaine. Il fut fort disputé, et César, craignant que l’infanterie ennemie ne s’en mêlât, dut faire prendre les armes aux légions, qui se rangèrent devant leurs quartiers. À cette vue, quelque hésitation se manifeste parmi les Gaulois ; leur nombre engendre le désordre, ce qui arrive toujours dans les instans critiques parmi les armées barbares. Les Germains redoublent d’énergie. César juge la situation avec son coup d’œil ordinaire ; il fait faire un léger mouvement en avant aux légions. C’était un rien, « mais ce sont ces riens qui sont le génie de la guerre[53]. » Celui-ci fut décisif : les Gaulois croient à un assaut ; leurs cavaliers fuient vers leurs retranchemens ; les portes sont trop étroites, et plusieurs, abandonnant leurs chevaux, essaient d’escalader la muraille. Leurs fantassins crient aux armes ; quelques-uns se sauvent vers la ville, dont Vercingétorix fait fermer les portes, pour que le camp ne soit pas abandonné. Enfin les Germains se retirent après avoir fait un grand carnage, et ramenant beaucoup de chevaux.

Éclairé par le funeste résultat de cette journée, renonçant à percer avec ses seuls moyens le cercle qui déjà l’enveloppait, Vercingétorix prit une résolution opportune : sans attendre que les Romains eussent achevé leurs ouvrages, il se décida à renvoyer ce qui lui restait de cavaliers. Il les chargea de faire connaître sa situation aux tribus, d’enflammer leur courage. Sans un prompt et grand effort, la liberté de tous périrait avec lui et avec les 80 000 hommes d’élite enfermés dans Alesia. Il avait pour trente jours de grains : en imposant des privations à ses soldats, il pourrait tenir un peu plus longtemps ; mais si au bout de ce dernier délai il n’était pas secouru, tout était perdu.

La mesure prescrite par le chef gaulois s’exécuta avec plus de bonheur qu’il n’aurait pu l’espérer. Une nuit, pendant la seconde veille (qui commençait trois heures après le coucher du soleil), sa cavalerie passa en silence par un intervalle des ouvrages romains sans être aperçue d’aucune vedette. César ne connut ce grave événement que par les rapports des transfuges. Il apprit en même temps que Vercingétorix avait fait rentrer dans la place toutes les troupes qui étaient campées sous les murs ; les nombreux bestiaux que les Mandubiens avaient conduits sur la montagne, et qu’on ne pouvait plus nourrir, avaient été partagés entre les soldats ; tous les grains avaient été réunis et mis en magasin ; un système régulier de distributions avait été organisé.

Pourvu de ces renseignemens et sans doute un peu désappointé, le proconsul jugea que ses premiers ouvrages détachés n’étaient pas suffisans, et se décida à envelopper la place par une ligne continue. Il commença par faire creuser un fossé perdu, à fond de cuve, large de vingt pieds. Cette vaste tranchée, qui ne soutenait aucun parapet, dut être exécutée avec beaucoup de rapidité. Elle était destinée à ralentir les Gaulois dans les tentatives qu’ils pourraient faire soit pour inquiéter les travailleurs pendant l’exécution des ouvrages plus importans qui allaient être construits, soit pour attaquer ces ouvrages eux-mêmes, lorsqu’ils seraient achevés. À quatre cents pieds en arrière s’éleva la véritable contrevallation, consistant en un rempart haut de douze pieds, fortement palissadé, surmonté d’un parapet crénelé, et précédé d’un fossé et d’un avant-fossé, tous deux larges de quinze pieds sur autant de profondeur. De quatre-vingts pieds en quatre-vingts pieds, le parapet était surmonté de tours qui tenaient lieu de nos flanquemens modernes, permettaient aux défenseurs des lignes de voir le pied du parapet et de couvrir de projectiles ceux qui tenteraient l’escalade. Ces fortifications étaient, nous l’avons dit, continues : tours, fossés, parapets, palissades, se retrouvaient sur les hauteurs comme en plaine ; seulement dans les parties basses, là où des pentes raides n’ajoutaient pas à la force naturelle des ouvrages, le relief du rempart avait été augmenté, et un cours d’eau détourné arrosait une partie des fossés. Mais cela ne suffisait pas encore au génie inventif et prévoyant de César. L’espace compris entre le fossé perdu et la contrevallation fut rempli de chausse-trappes, de trous-de-loup et de groupes de pieux aigus disposés dans de petits fossés d’une façon particulière. Le tout, distribué en quinconce, constituait un formidable système de défenses accessoires. L’auteur des Commentaires décrit tous ces travaux avec un soin minutieux et une certaine coquetterie. Par une phrase très simple, comme toujours, mais habilement placée, il fait ressortir combien il était difficile de mener de front tout ce qu’il fallait faire : rassembler les matériaux, les vivres, envoyer au fourrage, exécuter les ouvrages et repousser les sorties de l’ennemi, qui étaient vives, fréquentes, et se faisaient souvent par plusieurs portes. Malgré tant de complications, il mena à bonne fin son entreprise, et songea alors à protéger son armée contre les attaques de l’ennemi extérieur, dont ses espions lui annonçaient la prochaine arrivée. À cet effet, il traça une ligne de circonvallation, en choisissant, selon la nature des lieux, le terrain le plus avantageux. Le développement fut de quatorze mille pas (environ vingt mille cinq cents mètres) ; sur cette ligne, il construisit des ouvrages semblables à ceux de la contrevallation, mais dirigés en sens contraire. Enfin, pour empêcher ses soldats de s’exposer par des excursions lointaines et sauver son armée de la maraude, il fit rassembler pour trente jours de vivres et de fourrages.

Cependant on était arrivé à l’époque fatale que Vercingétorix avait indiquée à ses cavaliers en les congédiant, et l’armée de secours ne paraissait pas. Les assiégés avaient épuisé leurs vivres, et le découragement les gagnait. On parlait déjà de se rendre ; d’autres, plus énergiques, auraient voulu qu’on tentât une sortie générale ; enfin un des chefs arvernes, Critognat, proposa de tuer tous ceux qui étaient hors d’état de porter les armes et de nourrir la garnison avec leurs corps. Vercingétorix se borna à expulser les bouches inutiles : la malheureuse population mandubienne, femmes, enfans et vieillards, fut chassée de la ville. Impitoyablement repoussés par les sentinelles romaines malgré leurs larmes et leurs prières d’être reçus comme esclaves, ces infortunés, enfermés entre la place et les lignes, ne tardèrent pas sans doute à succomber à la faim.

Cet affreux sacrifice venait de s’accomplir lorsque parut la grande armée gauloise ; elle s’établit sur des hauteurs à moins de quinze cents mètres de la circonvallation. Elle était de 240 000 hommes de pied et 8 000 cavaliers. Cette masse immense de guerriers, envoyés par toutes les tribus de la Gaule, était fort peu homogène et n’avait pas même cette sorte de cohésion que donne l’unité du commandement. On n’avait pu s’entendre sur le choix d’un chef suprême ; quatre généraux avaient été élus : un Atrébate (Artésien), Comm, deux Éduens, Viridomar et Époredorix, un Arverne, vercassivellaun, et ces quatre généraux étaient accompagnés d’un conseil de députés des tribus qui devaient prendre part à la direction des opérations.

Dans le premier moment d’enthousiasme, les inconvéniens de cette organisation anarchique ne se firent pas sentir, et malgré l’axiome bien connu et si souvent confirmé par l’expérience qu’un conseil de guerre ne se bat jamais, l’armée de secours était aux mains le lendemain de son arrivée. Du haut de la ville, les défenseurs d’Alesia virent la plaine se couvrir de cavaliers gaulois, et saluèrent leurs frères par de joyeuses clameurs. De toutes parts on se prépare au combat. Tandis que la garnison s’établit devant la place, comble le fossé le plus proche avec des fascines et de la terre et se tient prête à faire une sortie générale, toute l’armée romaine prend les armes pour repousser les tentatives de l’assiégé et celles de l’ennemi extérieur, dont l’infanterie vient de prendre position sur les hauteurs. Chaque soldat a son poste indiqué d’avance : les uns garnissent les parapets, d’autres occupent les tours, des cohortes de réserve sont placées dans les redoutes (castella) qui avaient été construites tout d’abord et qui maintenant servent de réduits ; le commandement des différentes parties des lignes est réparti entre quelques-uns des lieutenans, tandis que les autres restent auprès du proconsul, qui les emploiera selon les circonstances. Bientôt celui-ci donne l’ordre à sa cavalerie de sortir et d’accepter le défi offert par les Gaulois. Il était midi ; le combat s’engage dans la plaine comme dans un champ clos, en vue de la ville, en vue du cercle de collines qu’occupaient les quartiers romains et de celles que couvrait l’infanterie de l’armée de secours. Cette action fixe bientôt l’attention générale, et tous en suivent les phases avec de poignantes émotions. Elle fut longue, et le soleil allait se coucher sans que rien fût décidé. Les cavaliers gaulois avaient mêlé dans leurs rangs des archers et des fantassins armés à la légère qui faisaient beaucoup de mal à l’ennemi et arrêtaient toutes ses charges. Déjà on voyait de nombreux blessés rentrer dans les lignes romaines, et ce spectacle excitait la joie bruyante de l’infanterie gauloise, lorsque les auxiliaires germains, se ployant rapidement sur une des extrémités de leur ligne, se précipitèrent en masse sur l’aile opposée de leurs adversaires, la renversèrent, massacrèrent leurs archers, et, prenant le reste à revers, ramenèrent toute cette cavalerie en désordre jusqu’à son camp, que l’infanterie de l’armée extérieure s’empressa aussi de regagner. La garnison d’Alesia rentra tristement dans la ville.

Un jour s’écoula dans une inaction apparente ; mais les Gaulois travaillaient sans relâche à préparer des fascines, des échelles, desharpons. Vers minuit, ils quittèrent leur camp en silence et se présentèrent devant la partie des retranchemens romains qui se trouvait en terrain plat (campestres munitiones) ; arrivés là, ils poussèrent subitement une grande clameur afin d’annoncer leur présence à ceux de la ville. Les trompettes d’Alesia répondent au signal, et les troupes de Vercingétorix sortent de la place. Les Romains, de leur côté, courent à leurs postes. Flèches, dards, pierres, balles de plomb, tous les projectiles que les assaillans avaient apportés avec eux, ou que leurs adversaires avaient préparés derrière le rempart, volent au milieu de l’obscurité, et de part et d’autre font de cruelles blessures. Tant que les Gaulois furent à quelque distance du retranchement, la multitude de leurs traits leur donna un certain avantage, et les lieutenans Marc-Antoine et Trebonius, qui commandaient dans cette partie des lignes, durent tirer les réserves des réduits pour regarnir les parapets ; mais quand les Gaulois approchèrent, les uns tombèrent dans les chausse-trappes, les trous-de-loup et les autres pièges effroyables qui couvraient l’approche des retranchemens ; d’autres furent accablés par les projectiles plus parfaits que les Romains lançaient du haut des tours et des parapets. Le jour paraît sans que la circonvallation ait été entamée nulle part. Les assaillans, craignant d’être pris de flanc par quelque colonne sortie des camps qui étaient sur les hauteurs, lâchent prise et se retirent. Les troupes de la ville n’avaient encore comblé que le fossé perdu ; voyant la retraite des leurs, elles rentrèrent dans la place.

Après ce double échec, les généraux gaulois étudièrent le terrain avec soin, et par une reconnaissance exacte trouvèrent enfin le point faible de la position fortifiée par leurs adversaires. Il y avait au nord une colline qu’il eût été impossible d’envelopper dans les retranchemens sans donner aux lignes romaines, déjà bien longues, un développement excessif. Aussi en ce point avait-il fallu s’établir sur un terrain en pente, dominé, et de toutes façons peu avantageux. Ce poste était confié à deux légions que commandaient les lieutenans Antistius Reginus et Caninius Rebillus. C’est là que les Gaulois résolurent de diriger leur principale attaque. Un corps de 60 000 hommes, choisis parmi les plus braves de tous les contingens, est formé et mis sous les ordres d’un des quatre généraux, l’Arverne Vercassivellaun, proche parent de Vercingétorix. Cette colonne devait gagner le point d’attaque par une marche de nuit et des chemins détournés, pour commencer le combat à midi ; au même moment, une démonstration générale devait être faite contre toutes les lignes romaines. Ce plan, bien conçu, fut exécuté avec beaucoup de secret et de bonheur. Les troupes de Vercassivellaun quittèrent leur camp à la première veille, arrivèrent avant l’aube au pied de la hauteur qui leur avait été désignée, et attendirent l’heure convenue dans le repos et le silence. À midi, elles s’élancèrent à l’attaque ; en même temps la cavalerie gauloise se rangeait dans la plaine, et le reste de l’infanterie se montrait devant les camps. Du haut de la citadelle d’Alesia, Vercingétorix a vu le mouvement des siens ; il sort aussitôt de la place ; ses troupes sont pourvues de fascines, de perches, de faux et de toutes les machines qu’il avait préparées pour faciliter une sortie générale. La bataille s’engage partout à la fois. Les Romains semblent bien peu nombreux pour défendre contre de telles masses une double enceinte aussi vaste ; placés en quelque sorte dos à dos, ils témoignent quelque trouble au bruit de cet autre combat qui se livre derrière eux, tandis qu’ils sont eux-mêmes aux prises, car les plus braves s’émeuvent à l’idée que leur salut dépend du courage d’autrui, et rien ne semble plus redoutable que le danger invisible.

César s’est placé en un lieu d’où il peut tout voir et diriger le mouvement de ses réserves. Il a promptement jugé que l’action décisive est au sommet de la pente, au point de la circonvallation qu’attaque Vercassivellaun ; car le terrain y est défavorable aux Romains, et les Gaulois montrent un extrême acharnement. Les uns lancent des projectiles ; d’autres s’avancent en faisant la tortue ; ils comblent les fossés, les trous-de-loup, etc. ; ils vont donner l’assaut. Les armes et les forces manquent déjà aux défenseurs. Le proconsul les fait soutenir par six cohortes. Il donne le commandement supérieur de cette partie de l’enceinte au plus éprouvé de ses lieutenans, à son alter ego, à Labiénus ; il lui prescrit de défendre le rempart à outrance, et à la dernière extrémité de sortir avec ses troupes pour tenter une charge à fond. Puis il pourvoit à d’autres dangers. La garnison de la place a renoncé à toute tentative là où le terrain est peu accidenté à cause du grand relief qu’y présentent les retranchemens ; elle essaie d’escalader la partie de la contrevallation qui couronne des pentes escarpées. Les soldats de Vercingétorix font pleuvoir une grêle de traits sur les tours et le rempart, jettent dans les fossés de la terre et des fascines, renversent la palissade à coups de faux. César leur oppose le jeune Brutus avec quelques cohortes, puis un second détachement conduit par Fabius. Enfin, le péril croissant, il y court lui-même, rétablit le combat, repousse l’ennemi, et se dirige vers le point où il a déjà envoyé Labiénus.

Celui-ci a indistinctement appelé à lui tous les détachemens qui étaient à sa portée ; il a ainsi réuni jusqu’à quarante cohortes, et cependant il ne peut plus défendre le retranchement ; il fait passer à César un avis pressant. Le proconsul prescrit à la moitié de sa cavalerie de sortir des lignes pour prendre l’ennemi à dos. Il garde l’autre moitié avec lui, enlève une dernière réserve de six cohortes, et presse sa marche, brûlant d’avoir part à ce suprême engagement. De loin, on le reconnaît aux vêtemens éclatans qu’il avait coutume de porter dans les batailles ; la disposition des lieux permettait à tous les combattans, amis et ennemis, de le voir distinctement, entouré des escadrons et des cohortes qu’il amène. Ses soldats le saluent par de bruyantes clameurs, auxquelles répondent les cris de rage de leurs adversaires. Les légionnaires quittent le pilum, et s’élancent l’épée à la main. Les Gaulois reçoivent bravement le choc ; mais tout à coup une terreur panique les saisit : ils fuient en désordre, car les escadrons romains ont paru subitement sur leurs derrières, et ces hommes, si courageux devant l’ennemi qu’ils combattent en face, abandonnent tout dès qu’ils se voient tournés. Ce n’est plus qu’un carnage ; on fait aussi des prisonniers, et soixante-quatorze enseignes sont apportées à César. La garnison rentre pour la troisième fois dans la place. Le reste de l’armée de secours regagne son camp en toute hâte, et ne fait que le traverser. Elle se débande aussitôt ; chacun se sauve vers son pays. Les troupes romaines étaient si fatiguées, qu’il fallut leur donner quelques heures de repos et renoncer d’abord à la poursuite ; mais à minuit César fit monter ses Germains à cheval, et les lança sur les traces des fuyards. On en tua beaucoup, et on fit de nombreux prisonniers ; nulle part il n’y eut de résistance ; il n’y avait plus d’armée gauloise.

Le lendemain. César siégeait sur son tribunal, entouré de ses officiers, lorsqu’un cavalier d’une haute stature et armé de toutes pièces sortit tout à coup de la ville, et se dirigea au galop vers le proconsul. Au milieu d’une surprise universelle, il fit faire quelques évolutions à son cheval, puis jeta ses armes aux pieds du général romain, et s’arrêta devant lui muet et immobile. On reconnut alors Vercingétorix, qui venait offrir sa vie pour sauver celle de ses compagnons. Tous les assistans étaient fort émus ; César seul resta impassible, reprocha durement à l’illustre vaincu les témoignages d’amitié qu’il avait jadis reçus de lui, et ordonna qu’on le chargeât de chaînes. Les guerriers enfermés dans Alesia déposèrent les armes et se rendirent à discrétion ; on les réunit aux prisonniers enlevés à l’armée de secours la veille et dans la nuit. Ceux qui appartenaient aux tribus éduennes et arvernes furent réservés pour faciliter la réduction de ces peuplades. Les autres furent partagés entre les vainqueurs ; chaque légionnaire eut son captif.

César pénétra chez les Éduens, qui se soumirent sans coup férir. Il établit son quartier-général à Autun, où il fut rejoint par les députés des Arvernes qu’il reçut à composition. Puis il fit partir Labiénus pour la Séquanie avec deux légions et la cavalerie ; les autres légions furent mises en quartiers d’hiver et placées comme il suit : deux chez les Rémois pour les défendre contre les Bellovaques, une chez les Bituriges (Berri), une chez les Butènes (Rouergue), les quatre autres le long de la Saône, sur le territoire des Éduens et de leurs cliens, où les grains abondaient.

La Gaule s’agita encore l’année suivante ; il fallut une nouvelle campagne et de sanglantes exécutions pour achever sa soumission ; mais ces mouvemens eurent peu d’importance ; c’étaient les convulsions de l’agonie. La défense d’Alesia fut le dernier effort de l’indépendance celtique ; bien que pendant longtemps encore turbulente et souvent insurgée, la Gaule avait cessé d’exister comme nation, et pendant cinq siècles elle resta romaine. Quant au héros de cette lutte suprême, à Vercingétorix, il n’avait été épargné dans le premier moment que pour orner le triomphe du vainqueur. Il dut attendre six ans dans une dure captivité ; le soir du triomphe, il fut froidement égorgé. Et l’on vante la clémence de César ! de celui qu’un de ses panégyristes glorifiait d’avoir tué un million d’hommes en Gaule, et d’y avoir vendu comme esclaves un autre million de créatures humaines ! Il fut clément pourtant, mais comme on pouvait l’être à Rome, envers ses compatriotes. Avant la divine révélation du dogme de la charité, l’homme n’était rien ; le citoyen seul comptait, et cela encore jusqu’à ce que les plus imparfaites notions du juste et de l’injuste eussent disparu dans l’effroyable corruption de l’empire. Certes nos guerres modernes sont accompagnées de grandes misères, et depuis l’établissement du christianisme on a vu accomplir des cruautés presque égales à celles qui ont trop souvent signalé le passage des Romains ; mais la conscience publique a voué à l’exécration les auteurs de ces forfaits. Aujourd’hui les plus rebelles ou les plus indifférens aux vérités chrétiennes en subissent malgré eux l’influence : les plus impitoyables reculeraient devant les actes qui n’ont pu ternir dans le conquérant des Gaules la réputation de clémence que mérita le vainqueur de Pompée.


X.

Dans les pages qui précèdent, sauf quelques lignes consacrées à la reddition de Vercingétorix et empruntées à Dion Cassius, nous avons suivi pas à pas le texte de César : nous avons supprimé quelques détails sans intérêt pour la discussion actuelle, nous avons interverti l’ordre dans lequel étaient présentés quelques faits ; mais nous nous sommes efforcé de reproduire avec exactitude tous les passages qui ont fourni des argumens à l’une ou à l’autre opinion. Avant de continuer cette étude sur le terrain d’Alise ou d’Alaise, il nous paraît utile de mettre un certain nombre de points hors du débat, d’examiner certaines questions que soulève la lecture des Commentaires, et dont la solution ne dépend en rien de la configuration des lieux.

La cavalerie gauloise ayant pu sortir d’Alesia non-seulement sans coup férir, mais sans être aperçue des vedettes romaines, puisque César ne connut ce grave incident que par les récits des transfuges, il en faut conclure, ou que le premier système de redoutes construites par les assiégeans était défectueux, ou que le service s’y faisait avec peu de vigilance. Et quand on voit Vercingétorix profiter si heureusement de ce qu’il y avait d’imparfait dans les ouvrages élevés par ses adversaires ou les prendre si à propos en flagrant délit de négligence, on s’étonne qu’il n’ait pas plus complètement tiré parti de circonstances aussi favorables. La position qu’il occupait ne pouvait être réduite que par la famine. Nous ne connaissons pas les dimensions des retranchemens gaulois, mais nous savons que la contrevallation romaine avait environ seize mille mètres de tour, et qu’elle devait être à une certaine distance de la ville, car de ce côté elle était précédée à quatre cents pieds par un fossé perdu, car la population mandubienne put errer et mourir entre la ville et les lignes ennemies, car enfin César avait dû laisser entre la place et ses ouvrages assez d’espace pour avoir le temps de se mettre en garde contre les sorties pendant l’exécution des travaux. L’enceinte d’Alesia n’était donc pas assez vaste pour exiger la présence des 80 000 défenseurs que César y enferme, et d’autre part, avec la difficulté des vivres, une garnison aussi considérable devenait un véritable embarras. Dans cette situation, on se demande comment Vercingétorix, qui avait si judicieusement reconnu l’intervalle par lequel il pouvait faire passer sa cavalerie, n’a pas cherché en même temps à se débarrasser de la population mandubienne, qui était une si lourde charge, et à renvoyer une partie de son infanterie, qui aurait formé le noyau de l’armée de secours.

À cette première objection, il y a moyen de répondre sans soulever encore une question nouvelle. Vercingétorix pouvait bien espérer que sa cavalerie traverserait l’espace resté libre entre les redoutes ennemies, mais il pouvait très bien ne pas croire qu’elle échapperait inaperçue. Si elle partait seule, et si elle rencontrait une grand’garde ennemie, elle lui passait sur le corps, et tandis que les Romains courraient aux armes, que leurs auxiliaires selleraient leurs chevaux, elle pouvait marcher au galop et se mettre hors de portée. Était-elle au contraire accompagnée d’hommes à pied, de femmes, d’enfans, de vieillards, une fois l’alarme donnée dans le camp romain, il fallait abandonner l’infanterie, les impedimenta ; les uns et les autres devenaient la proie de l’ennemi.

Vercingétorix avait donc eu raison de ne pas renvoyer avec sa cavalerie une partie de son infanterie, quoique l’événement lui ait donné tort. Mais en tout cas n’aurait-il pas dû sortir lui-même d’Alesia ? N’aurait-il pas pu remettre le commandement de la place à un homme résolu, tel que Critognat par exemple, et s’en aller veiller à l’organisation de l’armée de secours ? Si cette armée avait eu à sa tête un chef unique au lieu d’être abandonnée à la direction anarchique de quatre généraux et d’un conseil, il eût sans doute régné dans ses opérations un peu de cet ensemble qui fit si cruellement défaut, au moins dans les deux dernières tentatives des Gaulois. Vercingétorix était homme à comprendre combien sa présence eût été utile hors d’Alesia. Deux motifs cependant pouvaient le retenir dans cette ville. La garnison se composait des troupes qui lui étaient connues, de l’infanterie qu’il avait amenée d’Auvergne[54] et sur le dévouement de laquelle il pouvait compter. Or se séparer de ses compatriotes, de ses anciens soldats, s’en aller seul au milieu des Éduens malveillans et peut-être perfides, c’était risquer beaucoup. Toutefois une semblable crainte était-elle de nature à influer sur la grande âme de Vercingétorix ? Ne restait-il pas plutôt dans Alesia comme au poste le plus périlleux ? Ne voulait-il pas partager les dangers de l’élite des soldats gaulois ? Ne sentait-il pas que lui seul pouvait y soutenir leur courage ? Et tout de suite on se demande si la garnison d’Alesia n’était pas moins nombreuse et plus exposée que ne le dit César.

Le doute augmente quand on voit le général des assiégés, après le départ de sa cavalerie, renfermer toute son infanterie dans la place[55], évacuant ainsi le camp retranché qu’il occupait d’abord à l’est, sous les murs de la ville. Quelque étendue qu’on suppose à l’oppidum, il est impossible d’admettre que la présence de 80 000 hommes n’y ait pas produit un grand encombrement. Le camp retranché n’était pas menacé ; César ne songea pas un moment à l’attaquer. En y maintenant une partie de l’armée, Vercingétorix restait plus rapproché de l’ennemi ; ses sorties pouvaient être plus soudaines et plus redoutables. Eût-il renoncé à cet avantage essentiel s’il avait eu 80 000 guerriers à sa disposition ? Mais ce qui suit est encore plus extraordinaire. Cette immense garnison et toute la population de la ville peuvent subsister pendant quarante ou cinquante jours sans recevoir un seul convoi de l’extérieur. Ce n’est qu’au bout d’environ six semaines que Vercingétorix se décide à expulser les bouches inutiles. Assurément nous croyons à sa prévoyance, et nous avons admis sans hésitation qu’il avait d’avance choisi, fortifié et approvisionné la place d’Alesia. Cependant est-il vraisemblable qu’il ait pu rassembler la quantité de blé nécessaire pour nourrir plus de 100 000 âmes pendant un si long laps de temps ?

S’il disposait de 80 000 combattans, on ne s’étonne pas moins du peu d’embarras qu’il causa à l’armée romaine. Celle-ci se composait, nous l’avons déjà dit, de 40 000 légionnaires environ. En comptant pour 10 000 les auxiliaires germains et ce qui pouvait rester de cavalerie gauloise et italienne, nous arrivons à un total de 50 000 hommes qui ont dû pendant six semaines tenir en échec les défenseurs d’Alesia, exécuter des travaux considérables, pourvoir à leur subsistance, et rassembler une réserve de trente jours de vivres.

Examinons d’abord la question des subsistances.

Lorsque plus tard devant Dyrrachium, au fort de la guerre civile, les vétérans de César étaient réduits aux dernières extrémités de la faim, ils se redisaient entre eux pour soutenir leur courage : a C’est comme devant Alesia ou devant Bourges ; mais alors la disette ne nous a pas empêchés de rester vainqueurs[56]. » L’armée romaine souffrit donc de grandes privations durant ce blocus ; mais enfin elle vécut, et au moment où finirent les opérations, elle était munie de vivres pour un mois. Or l’approvisionnement de la place avait dû absorber tout ce qu’il y avait de grains à ramasser à une assez grande distance. Jusqu’où auraient poussé les fourrageurs romains pour en trouver encore et en si grande quantité ? N’aurait-il pas fallu, pour assurer ce service, faire des détachemens considérables et de plusieurs jours ? N’est-il pas permis de croire, malgré le silence des Commentaires, que, tout en faisant battre au loin le pays par sa cavalerie, César trouva dans les tribus gauloises restées fidèles à Rome des ressources importantes en céréales et une précieuse assistance en moyens de transport ?

Quant à la partie militaire du problème que nous venons de poser, les récits de César nous fournissent les principaux élémens de la solution. Pour établir ses deux lignes et les autres ouvrages, il dut remuer environ deux millions de mètres cubes de terre. En estimant à six mètres cubes la quantité de terre qu’un homme pouvait déplacer par jour, et le nombre des journées de travail à quarante, nous trouvons que les terrassemens seuls durent occuper environ 9 000 travailleurs. Ajoutons la maçonnerie, les bois à transporter, tailler, ouvrer, mettre en place, les journées perdues, les mécomptes inévitables, et nous arrivons à un chiffre moyen de 15 000 travailleurs par jour. Ces hommes, il est vrai, pouvaient combattre. Les ateliers étaient établis à une certaine distance des murailles de la ville ; d’un des sommets occupés par les camps romains, il était facile de voir ce qui se passait dans la place : les préparatifs des sorties pouvaient être facilement découverts, et l’alarme sonnée aussitôt. Les travailleurs pouvaient quitter leurs outils et former leurs rangs assez à temps, sinon pour recevoir le premier choc de l’ennemi, au moins pour soutenir promptement les détachemens en armes qui devaient toujours les accompagner. La cavalerie romaine devait aussi être d’un grand secours pour rejeter dans la place les Gaulois, qui n’avaient plus que de l’infanterie. Enfin il faut considérer que les mouvemens de l’assiégé étaient ralentis par le fossé à fond de cuve que César avait jeté à quatre cents pieds en avant de la contrevallation. L’exécution de ce fossé, creusé en présence et à quelques toises de 80 000 ennemis, semble un tour de force. L’achèvement même de ce premier ouvrage était loin de paralyser Vercingétorix ; il avait du bois et du fer en abondance, puisqu’il employa des faux, des fascines et diverses machines dans sa dernière tentative. Il continuait d’occuper avec tout son monde le centre de la circonférence sur laquelle étaient disséminés les camps et les ouvrages de l’ennemi ; il était en face d’une armée nécessairement fatiguée, écrasée de gardes et de corvées. On s’étonne qu’ainsi posté et outillé, avec une garnison aussi considérable, il n’ait pas profité au moins de l’obscurité des nuits pour détruire fréquemment les ouvrages de l’ennemi et engager des actions dignes d’être rapportées par César. Ce dernier dit bien qu’il eut à repousser des sorties vives et fréquentes ; mais il ne paraît pas que ses travaux en aient jamais été sérieusement ralentis, ni que les Gaulois aient jamais tenté aucun effort proportionné à ce qu’ils essayèrent après l’arrivée de l’armée de secours.

Cette armée paraît enfin ; César la porte à 248 000 hommes, et au premier abord cette évaluation semble bien peu en rapport avec les résultats obtenus. Le premier engagement est une espèce de passe d’armes entre les deux corps de cavalerie, et l’inaction réciproque de l’infanterie s’explique facilement ; mais, lors de la surprise de nuit, comment tous les efforts sont-ils concentrés sur un seul point ? La dernière attaque est mieux combinée, quoique l’exécution en fût défectueuse. Les 60 000 hommes de Vercassivellaun, si heureusement dirigés contre le point faible des lignes, sont seuls engagés. César a soin de nous dire, il est vrai, que l’on combattit partout à la fois, qu’il y eut des tentatives sur tous les points[57], et cependant de son récit même il est facile de conclure que les 180 000 hommes qui restaient à Comm et aux autres généraux ne prirent pas une véritable part à l’action, ne firent aucun effort sérieux pour attirer sur eux les forces et l’attention de l’ennemi. Comment encore la cavalerie gauloise n’éclairait-elle pas les flancs de la colonne de Vercassivellaun ? comment n’a-t-elle pas aperçu le mouvement tournant et décisif des escadrons romains ? comment n’a-t-elle pu leur opposer quelque résistance, quand elle avait pu disputer la plaine tout un jour à un nombre double d’adversaires ? Ces fautes énormes des Gaulois n’ont pourtant rien qui doive nous surprendre.

D’abord il était impossible d’espérer quelque ensemble dans des mouvemens dirigés par quatre généraux en chef flanqués d’un conseil. Les assemblées libres ne sont nullement une entrave et sont souvent d’un grand secours pour les gouvernemens engagés dans des guerres justes : il est certains leviers qu’elles seules peuvent manier ; mais si le système constitutionnel se prête parfaitement à l’organisation et à la direction de la guerre (nous en avons eu des exemples), ses formes seront à jamais déplacées dans le commandement des armées, ses plus sincères admirateurs en conviennent hautement. Le mauvais succès des Gaulois devant Alesia est un exemple, ajouté à tant d’autres, des funestes conséquences que ne peut manquer d’avoir sur le terrain le manque d’unité et d’indépendance dans le commandement.

En second lieu, nous savons que les 60 000 hommes de Vercassivellaun comprenaient l’élite de l’armée de secours. Il est fort probable que le reste n’était qu’une multitude confuse et à peine armée, bonne tout au plus à faire nombre et nullement à combattre. César s’en aperçut et s’en préoccupa peu. Il employa toutes ses forces à repousser les deux attaques sérieuses dirigées contre lui de l’intérieur et de l’extérieur. Dès que sa victoire fut assurée sur ces deux points, les 180 000 hommes qu’on avait mis en ligne tant bien que mal disparurent aussitôt. Les soldats de Vercassivellaun avaient montré beaucoup de courage et de persévérance, mais ils étaient mal disciplinés et entassés devant un seul front de fortification. L’apparition de quelques escadrons sur leurs derrières les mit tous en fuite. Rien dans tout cela que de très naturel et de très conforme aux habitudes des armées barbares. Plus ces armées sont nombreuses, plus leurs masses sont compactes, et plus le manque d’organisation se fait sentir, plus elles sont exposées à ces terreurs paniques que le moindre incident amène et que rien ne peut arrêter.

La conduite de la cavalerie gauloise serait plus difficile à expliquer, car elle était non-seulement brave, mais très supérieure à l’infanterie de même race par son organisation et sa tactique ; elle devait se composer en grande partie d’anciens auxiliaires des Romains. Il est fort possible qu’elle ait été paralysée par quelque fausse disposition des généraux ou par l’habileté même de la manœuvre de César ; mais la lecture attentive du septième livre des Commentaires nous fournit encore une autre explication qui nous paraît aussi plausible. Les Éduens faisaient la principale force de cette cavalerie ; or les Éduens agirent-ils dans cette circonstance avec une parfaite loyauté, et leur énergie ne fut-elle pas amortie par quelque arrière-pensée ?

Depuis le commencement de l’année, leur attitude avait été constamment douteuse et vacillante ; leurs esprits étaient agités de sentimens divers : d’une part, la fatigue de la domination romaine, une sorte de repentir d’avoir contribué à l’établir en Gaule ; de l’autre, la jalousie des autres tribus, le désir de conserver la suprématie que leur laissaient leurs maîtres, et qui les consolait de leur servitude. César revenant en Gaule les avait trouvés, non pas en insurrection ouverte, mais animés de dispositions sur lesquelles il ne s’était pas mépris. Il dépeint de main de maître leurs incertitudes, leurs fluctuations. On les voit exécuter ses ordres, accepter la révolution qu’il opère dans leur gouvernement, fournir des vivres, des auxiliaires, mais avec une répugnance croissante. Bientôt leur contingent prend une attitude décidément hostile : les citoyens romains qui se trouvaient sur leur territoire sont maltraités, dépouillés, emprisonnés. Puis le proconsul surprend et enveloppe leurs guerriers : aussitôt la tribu implore sa clémence, désavoue, punit les violences commises contre les Romains, et obtient, comme une sorte de faveur, que son contingent serve devant Gergovie, à côté des légions ; mais quand César lève le siège de cette ville, les auxiliaires éduens le quittent sous divers prétextes. C’est la vieille histoire de toutes les défections de ce genre, et c’est un jeu que nous avons vu jouer cent fois à nos tribus algériennes. Le proconsul cependant pénètre les intentions des prétendus alliés qui l’abandonnent ; mais les circonstances ne lui permettent pas de les retenir, et il feint de se laisser prendre à leurs promesses. À peine l’ont-ils quitté qu’ils se trouvent devant Nevers, où sont tous les bagages de l’armée romaine. La cupidité enflamme leurs autres passions, et le pillage de Nevers semble les compromettre sans retour. Ils figurent parmi les plus ardens des insurgés ; mais leur dévouement de fraîche date inspire peu de confiance aux chefs du parti national. Le commandement général qu’ils ambitionnaient, et auquel leur importance leur donnait quelque droit de prétendre, leur est refusé pour être donné au plus digne, à l’Arverne Vercingétorix. Leur jalousie contre les autres tribus reprend alors le dessus. Cette espèce de déchéance les afflige et les irrite ; ils se retournent secrètement vers César, implorent son indulgence, expriment leurs regrets de ne pouvoir encore se séparer ouvertement des révoltés. César n’était pas homme à repousser des ouvertures pareilles. Ces relations durent continuer, et il est fort permis de croire qu’elles eurent quelque influence sur l’inaction d’une grande partie de l’armée gauloise durant la journée qui décida du sort d’Alesia. Dans le spectacle de cette cavalerie qui se comporte si vaillamment un jour, et qui ne prend aucune part au suprême combat, ne voyons-nous pas comme une vivante image de la conduite des Éduens dans toute cette guerre ? Il ne faut pas oublier que Vercassivellaun était Arverne, comme Vercingétorix, et que deux des trois autres généraux de l’armée de secours étaient Éduens. Enfin ce qui ajoute encore quelque vraisemblance à cette conjecture, c’est la prompte et facile soumission de cette tribu, c’est la douceur avec laquelle elle fut traitée par César. Il ne fut pas, il est vrai, plus sévère pour les Arvernes ; mais il n’avait pas à leur reprocher le même manque de foi : d’ailleurs ceux-ci étaient atterrés par le désastre de Vercingétorix ; enfin il devait importer à César de ne pas trop élever des alliés qui l’avaient abandonné dans les momens les plus difficiles, de ne pas trop abattre leurs rivaux ; il pouvait convenir à la politique romaine de pardonner aux Éduens, mais non de les laisser trop puissans.

Si les raisons ne manquent pas pour expliquer la conduite de l’armée de secours pendant les quelques jours qui s’écoulèrent entre son arrivée devant Alesia et sa destruction, il est plus difficile d’en trouver une bonne pour justifier l’emploi que dans ce même temps Vercingétorix fit des 80 000 guerriers enfermés avec lui dans la place. Ce n’était pas une multitude confuse qu’il avait sous ses ordres, c’était une véritable armée, très inférieure aux Romains sans doute en discipline et en tactique, mais brave, aguerrie et depuis plusieurs mois obéissant au même chef. Chaque fois que l’armée de secours fit une tentative, elle trouva les assiégés tout prêts à la seconder, et ceux-ci, dans leur suprême effort, montrèrent, malgré la difficulté des lieux, assez de vigueur pour que César crût devoir leur résister en personne ; mais chaque fois aussi ils se bornèrent à une seule attaque contre les lignes romaines. Or, pour mettre l’oppidum à l’abri d’une surprise, il suffisait assurément d’y laisser 20 000 hommes, et il en restait 60 000 dont Vercingétorix pouvait disposer contre l’assiégeant. Il faut donc admettre ou qu’il aurait engagé sur un seul point une semblable masse d’hommes, ou qu’il aurait laissé les trois quarts de son monde inactifs dans la ville, alors qu’en multipliant ses efforts il aurait multiplié les chances de défaite pour l’armée romaine, déjà fort compromise[58]. Nous n’avons pas ici d’explication plausible à trouver dans l’organisation du commandement, le caractère du chef, les dispositions des soldats. Une seule se présente à l’esprit, nous l’avons déjà indiquée : Vercingétorix n’avait pas 80 000 hommes.

Ce chiffre n’est donné qu’une seule fois par César, et encore d’une manière indirecte. C’est Vercingétorix qui, en renvoyant ses cavaliers, les charge d’encourager leurs tribus à ne pas laisser périr 80 000 guerriers, l’élite de la Gaule, enfermés dans Alesia. L’assertion serait-elle plus positive et plus directe, qu’on pourrait ne pas s’y arrêter. Il n’y a rien de plus difficile que de connaître exactement le nombre de combattans que l’on a devant soi. Outre l’incertitude inévitable des appréciations, il faut encore tenir compte de la disposition naturelle de tout chef d’armée à « voir double[59], » comme disait Napoléon, c’est-à-dire à s’exagérer beaucoup les forces qui lui sont opposées. On objectera ici que César, ayant fait la garnison d’Alesia prisonnière de guerre, dut en connaître exactement l’effectif ; mais que nous dit-il à ce sujet ? Il se borne à nous apprendre qu’il rendit 20 000 captifs aux Éduens et aux Arvernes ; il en donna un à chacun de ses soldats : cela ferait donc en tout de 60 à 70 000. Sans vouloir fixer aucun autre chiffre, est-il difficile de croire que de ce nombre il y en ait eu 20 ou 30 000 ramassés par la cavalerie romaine, soit sur le plateau où avait combattu Vercassivellaun, soit parmi les 180 000 fuyards mal armés, étrangers au pays, qui erraient à l’aventure après la déroute ?

Nous pensons donc qu’en faisant une large part au génie de César, à la valeur et à la discipline de ses soldats, à leur aptitude au travail, aux fautes et à la désunion des Gaulois, à l’imperfection de leur organisation et de leurs moyens, il est impossible de comprendre ce qui s’est passé devant Alesia, si l’on n’admet :

1° Que pendant le blocus de cette place, les tribus restées fidèles à Rome fournirent à l’armée de César des vivres, des moyens de transport et peut-être des travailleurs, sinon pour l’exécution même des ouvrages, au moins pour le rassemblement des matériaux ;

2° Que l’effectif de la garnison d’Alesia était inférieur au chiffre indiqué par César. Mais est-il permis de modifier ainsi le récit du grand capitaine, de douter de ses assertions ? Les contemporains le pensaient. « Ses Commentaires ne brillent ni par le soin ni par l’exactitude, disait Pollion. Pour les actions de ses lieutenans, il ajoute foi trop légèrement à leurs rapports, et quant à ce qui s’est passé sous ses yeux, il altère souvent la vérité, soit de propos délibéré, soit par manque de mémoire[60]. » Pollion est une autorité considérable. Orateur éminent, critique délicat, ami de Cicéron et de Virgile, il avait lui-même composé une histoire des guerres civiles, et ce travail nous a valu une des plus belles odes d’Horace (première du deuxième livre) ; mais républicain d’opinion, s’il ne l’était pas en pratique, regrettant les libertés de sa patrie tout en courtisant César, Antoine et Octave, il se vengeait peut-être de sa servilité par la sévérité de ses jugemens sur les œuvres de ceux qu’il avait adulés à contre-cœur. Son appréciation des Commentaires nous semble dure et peut-être injuste. Rien dans César ne laisse soupçonner une crédulité trop naïve, et de nombreux exemples prouvent que sa mémoire était à la hauteur de ses autres facultés. Quant au mérite littéraire de ses écrits, Cicéron, dont l’opinion en pareille matière a bien autant de poids que celle de Pollion, et qui ne lui cédait assurément pas en indépendance, — car si on peut lui reprocher quelques faiblesses politiques, on ne saurait oublier que par sa courageuse conduite lors de la conjuration de Catilina il a retardé de plusieurs années l’asservissement de Rome, et que sa résistance aux oppresseurs de sa patrie lui a coûté la vie, — Cicéron, dis-je, regardait les Commentaires comme un modèle du genre et comme un livre excellent[61]. Nous ne pouvons qu’accepter respectueusement la sentence d’un pareil juge, et, bien qu’il se prononce plutôt sur le mérite de l’écrivain que sur son exactitude, nous nous appuyons de son sentiment pour adopter celui de Montaigne, qui tenait César pour « le plus net, le plus disert et le plus sincère historien qui fut jamais[62]. » Il nous paraîtrait seulement plus exact de dire : le plus sincère de ceux qui ont écrit leur propre histoire ; car il y a une grande différence entre raconter les actions d’autrui, quelque chaleur, quelque passion qu’on y apporte, et retracer des faits où l’on a été soi-même le principal acteur.

Parcourons les récits de celui des modernes dont le nom vient le plus naturellement à l’esprit quand on prononce le nom de César ; laissons de côté et ses bulletins, destinés à produire sur l’esprit public un effet momentané, et ces pages dictées à Sainte-Hélène pour repousser loin de lui la responsabilité des calamités qui avaient frappé la France : ces écrits sont remplis d’assertions trop faciles à réfuter. Mais prenons par exemple la relation d’une de ses plus brillantes victoires, celle de Marengo, relation faite de sang-froid, six ans plus tard, et recommencée trois fois par ses ordres : au lieu de ces deux batailles que tout le monde connaît, la première perdue et la seconde gagnée, nous trouverons une manœuvre impossible, un changement de front inexplicable. Il fallait à tout prix attribuer au vainqueur une sorte d’infaillibilité surhumaine qui, selon nous, n’ajoutait rien à sa gloire. Cet exemple, que nous pourrions multiplier, contient une leçon dont nous devons tenir compte, tout en reconnaissant que le caractère de César ne nous permet pas de le soupçonner d’avoir essentiellement altéré la vérité. Sans aller jusqu’à croire qu’il poussât la candeur au même degré que Turenne, répondant à un indiscret questionneur « qu’il avait perdu par sa faute les batailles de Mariendal et de Rethel, » on ne peut contester que ses récits respirent la sincérité. Et cependant nous croyons qu’il faut faire une distinction entre ceux de la guerre des Gaules et ceux de la guerre civile. Il n’a écrit les derniers qu’après le triomphe et pour la postérité ; il y parlait d’ailleurs d’événemens auxquels Rome entière avait en quelque sorte assisté, et ses omissions, ses erreurs volontaires ou involontaires auraient trouvé plus d’un contradicteur. Les Commentaires de la guerre des Gaules étaient composés dans des circonstances toutes différentes et pour un tout autre but.

Le théâtre sur lequel César travaillait à fonder sa réputation militaire avait été fort habilement choisi : il ne s’éloignait pas trop de l’Italie, et la guerre qu’il y soutenait était éminemment populaire à Rome. On n’avait pas oublié que Brennus était venu jusqu’au Capitole, et les succès de l’heureux proconsul paraissaient plus qu’une revanche, « La guerre gauloise, disait-on. César seul l’a faite ; avant lui, on s’était borné à la repousser. Marius lui-même avait uniquement réprimé les tentatives de ces barbares ; il n’avait pas pénétré jusqu’à leurs villes et à leurs demeures. Grâce à César, le plus grand péril qui pût menacer l’Italie est aujourd’hui conjuré[63]. » Les bulletins envoyés par le conquérant, sous la forme de lettres au sénat, produisaient sur le Forum un effet immense que ses largesses ne contribuaient pas peu à augmenter, et que ses Commentaires étaient destinés à renouveler et à confirmer. Il paraît certain qu’ils furent écrits pendant la dernière année de son commandement en Gaule ; c’était une des armes qu’il forgeait pour la guerre civile. Il n’avait pas à craindre la contradiction de ses adversaires, car les Gaulois n’avaient guère moyen de faire entendre leur voix à Rome. Et parmi les Romains, qui aurait pu lui répondre ? Caton et ses amis pouvaient bien condamner la politique agressive de César, flétrir ses cruautés ; mais pour le réfuter quand il racontait des actions de guerre, il eût fallu l’intervention de quelque témoin oculaire. Or ceux mêmes de ses lieutenans qui embrassèrent le parti contraire dans la guerre civile, Labiénus entre autres, étaient intéressés à ne pas diminuer la valeur d’un livre qui était pour eux aussi un monument de gloire.

Qu’y a-t-il donc d’étonnant à ce que César ait combiné son récit de manière à rehausser l’éclat de sa conquête, qu’il ait légèrement glissé sur quelques incidens moins bons à faire connaître, qu’il ait omis certains détails, qu’il en ait exagéré d’autres ? Le récit du siége d’Alesia surtout doit être lu avec précaution, car c’était la principale opération de la guerre, le coup de grâce donné aux Gaulois, le bouquet du feu d’artifice, si l’on peut parler ainsi, qui se tirait de l’autre côté des Alpes pour éblouir les citoyens de Rome. César devait être naturellement disposé à grossir les difficultés et l’importance, bien réelles pourtant, de ce fait d’armes. Les résultats qu’il obtint paraissaient incroyables, non-seulement à Napoléon et à quelques militaires des temps modernes, mais à ceux des Romains qui avaient le plus étudié et pratiqué leur tactique, « Les grandes choses qu’il a faites devant Alesia, s’écriait Velleius Paterculus, qui avait longtemps et bien fait la guerre, un homme oserait à peine les entreprendre ; un dieu seul put les accomplir[64]. » Si cette phrase ne sortait pas de la plume d’un panégyriste, on pourrait la prendre pour un trait d’ironie.

Même en réduisant de moitié la force que l’on prête à l’armée de Vercingétorix, en admettant que les Romains furent en partie nourris et assistés par les tribus qui leur étaient restées fidèles, et que la perfidie ou l’inaction des Éduens ait facilité le succès, on laisse encore à César une bien belle part de gloire. Concevoir un système entièrement nouveau d’ouvrages, le faire exécuter par ses troupes devant un ennemi bien retranché, bloquer avec 50 000 hommes une armée égale à la sienne, remporter le même jour deux victoires éclatantes, l’une devant, l’autre derrière soi, voilà certes plus qu’il n’en faut pour illustrer un homme de guerre. Nous nous permettrons de signaler particulièrement l’emploi que dans toute cette campagne il fit de sa cavalerie, parce que jusqu’alors les généraux romains, mettant avec raison leur confiance dans leurs admirables légions, mais tirant d’un principe juste des conséquences extrêmes, s’étaient presque exclusivement appliqués à diriger ou à combattre l’infanterie, et que leur peu d’aptitude à se servir de la cavalerie ou à repousser ses attaques avait été la cause de leurs plus cruels
ALAISIA
revers. C’étaient les Numides d’Annibal qui avaient décidé la plupart de ses victoires, et au moment même où César triomphait des Gaulois, les escadrons parthes détruisaient l’armée de Crassus. Quant à la résolution même d’enfermer ses soldats entre deux lignes et de les y faire combattre dos à dos contre l’ennemi du dedans et l’ennemi du dehors, elle était sans doute la meilleure que les circonstances et l’espèce d’adversaires auxquels on avait affaire permissent de prendre : l’événement en tout cas a donné raison au vainqueur. Cependant cet exemple a été funeste à presque tous ceux qui ont voulu le suivre, et devant Dyrrachium il en coûta cher à César lui-même pour avoir voulu recommencer cette dangereuse expérience en face de soldats romains[65].

Nous ne voudrions pas prolonger cet examen, qui nous entraînerait trop loin de notre sujet. Nous n’avons cherché à établir qu’une chose, c’est que, sans être nullement détracteur de César, en restant admirateur déclaré, non-seulement de ses grandes actions, mais de la façon dont il les raconte, il était permis de soumettre à l’analyse certains passages de ses Commentaires et de discuter quelques-unes de ses assertions, alors qu’il avait un intérêt évident à dissimuler ou à exagérer la vérité ; mais nous ne croyons pas que cette faculté puisse s’étendre jusqu’à changer le caractère de ses récits, ni que la critique moderne ait le droit de s’affranchir de l’interprétation rigoureuse du texte dans tout ce qui regarde les descriptions de lieux, d’ouvrages, de mouvemens.


XI.

Revenons au fond même du débat dont nous avons déjà mis une partie sous les yeux du lecteur. Oublions un moment les conclusions auxquelles nous a conduit un premier examen de la question. Supposons que les opérations militaires qui se sont succédé depuis la reprise des hostilités ont naturellement amené les armées belligérantes en plein département du Doubs, et, sans opinion préconçue, cherchons si l’Alaise séquane est bien l’Alesia dont nous venons de raconter le blocus et la reddition[66].

Lorsqu’on part du confluent du Doubs et de la Loue, et que l’on remonte les bords de cette dernière rivière, on chemine pendant environ sept lieues dans une vallée assez large et qu’encadrent des coteaux boisés ; puis on se trouve en face d’une espèce de muraille, à travers laquelle la Loue par mille sinuosités s’ouvre laborieusement passage. Là commence le Jura, si l’on veut étendre cette dénomination à l’ensemble de plateaux étagés et d’arêtes parallèles qui s’élèvent entre la haute chaîne plus particulièrement appelée de ce nom et les plaines de la Saône. Le pays, jusqu’alors relativement plat et monotone, devient subitement tourmenté et pittoresque : plus de larges vallées, plus de coteaux à pentes douces, mais de brusques escarpemens, des rochers, des gorges profondes, dans lesquelles plusieurs affluens de la Loue roulent en cascades leurs eaux rapides. Un des principaux contre-forts qui soutiennent cette dernière chaîne du Jura, le mont Poupet, domine toute cette contrée, et semble comme le nœud d’étroites vallées qui sont séparées les unes des autres, tantôt par des arêtes assez minces, tantôt par des massifs un peu plus larges. C’est dans un de ces massifs que se trouve le hameau d’Alaise, et que devrait se trouver, selon de respectables autorités, le site de l’antique cité mandubienne. Examinons comment on peut appliquer à ces lieux la description des Commentaires, que nous avons traduite à peu près littéralement.

Voici bien les deux cours d’eau, le Lison et le Todeure[67] ; mais ce n’est pas la base d’une colline qu’ils arrosent, c’est un massif : le mot n’est pas de nous, et nous demandons pardon de le répéter encore, parce qu’il est le seul qui convienne à la situation ; c’est un ensemble de mamelons presque tous boisés, inégaux de forme et de hauteur, et séparés entre eux par des ravins plus ou moins profonds, que les deux rivières enveloppent à l’est, au nord et à l’ouest, c’est-à-dire de trois côtés, et non de deux. Ainsi limitée, la position ne présente pas ce caractère inexpugnable qui lui appartient essentiellement dans le récit de César. Elle est à peu près inabordable à l’est et au nord, partout où elle est baignée par le Lison, car cette rivière coule dans un enfoncement dont les bords, toujours très escarpés, sont sur quelques points tout à fait à pic. Au sud également, elle se termine par une pente fort raide et de très difficile accès. Cependant à l’ouest le Todeure n’est qu’un obstacle médiocre ; dans sa partie inférieure surtout, pendant les trois kilomètres qui précèdent son confluent avec le Lison, il n’arrose que des pentes douces et faciles à gravir. Enfin l’espace compris entre les deux cours d’eau et le ravin, qui au sud unit leurs deux vallées sans dépasser le rocher de Camp-Baron[68], a plus de quatorze mille pas romains de tour, tandis que la contrevallation de César ne doit mesurer que onze mille pas. Aussi M. Delacroix abandonne-t-il assez promptement le Todeure pour rejeter la ligne de défense des Gaulois sur les rochers des Querches, les Monfordes et les Mouniots, derrière une espèce de fossé large et assez profond, œuvre de la nature selon les uns, débris d’anciens travaux selon les autres. Ainsi resserrée, la position de Vercingétorix, quoique encore un peu étendue (car elle a près de onze mille pas de périmètre), était incontestablement forte. Seulement c’est toujours un massif, et non une colline, et elle ne s’appuie plus qu’à une seule rivière, le Lison, car le Todeure est tout à fait hors de cause.

Cherchons maintenant la plaine longue de trois mille pas, théâtre des deux combats de cavalerie qui eurent une influence si marquée sur l’issue de la campagne. N’ayant pu la découvrir sur la carte, nous avons recours aux indications de M. Delacroix, qui place ce champ de bataille dans la vallée du Todeure, entre le cours même du ruisseau et une arête rocheuse appelée les Malcartiers. Cet espace, déjà fort étroit, est encore resserré par un mamelon nommé le Peu-de-Myon, en sorte que sa plus grande largeur ne peut atteindre six cents mètres. D’autres accidens de terrain, qui semblent importans quand on a sous les yeux la carte du dépôt de la guerre, ne seraient, assure-t-on, que des ondulations exagérées par la valeur des teintes. C’est un reproche qui a été fait souvent à l’admirable travail de notre corps d’état-major, et il est certain qu’on peut regretter le diapason trop élevé des hachures qui reproduisent les formes du terrain : mais cette imperfection (si c’en est une, la question n’est pas jugée) peut bien, dans les régions montagneuses, nuire à la clarté de la carte sans rien ôter à sa précision, car la valeur des teintes est déterminée d’une manière toute mathématique et nullement arbitraire ; leur rapport au terrain est partout le même, et il suffit d’un peu d’exercice pour que l’œil, aidé par les cotes, saisisse ce rapport et en fasse l’application sur la carte. Toutefois nous ne contestons pas que quelques escadrons de cavalerie aient pu se charger sur la rive gauche du Todeure, quoiqu’il nous paraisse bien difficile de faire manœuvrer et combattre sur cet emplacement environ 15 000 chevaux qui, à deux reprises, se le seraient disputé tout un jour ; en tout cas, il est permis de dire que ces engagemens n’auraient pas eu lieu en plaine.

Il nous faudrait encore trouver la ceinture de collines extérieures peu espacées et d’égale hauteur. Certes les accidens de terrain ne manquent pas autour du massif d’Alaise ; mais ce sont des mamelons, des pics, des plateaux, dont la disposition est fort irrégulière et les formes très diverses ; les cotes qui les distinguent varient entre 411 et 830.

Alesia avait une citadelle (arx). M. Delacroix la place au nord-ouest, un peu au-dessous du confluent du Lison et du Todeure, sur un petit plateau assez élevé, appelé les Mouniots, bordé de rochers, entouré d’un ravin, et qui réunirait bien les caractères d’une espèce de réduit, si la partie méridionale du massif au-delà de Saraz n’était pas plus haute d’environ cent mètres. La ville elle-même se serait développée au sud et à l’est de la citadelle autour de l’emplacement actuel d’Alaise. Le camp gaulois aurait été plus à l’est encore, en un lieu appelé Chataillon, entre un ressaut de terrain et la gorge du Lison. Cet espace est fort étroit, et comme les bords escarpés de la rivière opposaient à l’ennemi un obstacle suffisant, le mur de six pieds et le fossé mentionnés par César auraient été tournés non vers l’extérieur, mais vers la ville, comme une sorte de seconde ligne de défense. Cette donnée paraît difficile à admettre. Il y avait d’autres fortifications bien plus essentielles à établir vers Saraz et la forêt de Ferrans (car il ne faut faire aucune attention aux bois qui régnent à peu près partout), dans toute cette partie haute du massif qui n’était pas couverte par la ville, et qu’il importait de conserver. C’est là qu’il était naturel d’établir le camp retranché ; mais alors il serait au midi, et les Commentaires veulent qu’il soit à l’est.

Quoi qu’il en soit, l’armée gauloise est groupée et retranchée sur la position dite d’Alaise, et nous supposerons un moment qu’elle l’occupe tout entière, c’est-à-dire que les mesures prises ne permettent pas à l’ennemi de pénétrer dans l’espace compris entre le Lison et le Todeure sans un assaut de vive force. Vercingétorix est dans la citadelle ; sa vue s’étend au loin sur les hauteurs qui sont à l’ouest et au nord, et qui presque toutes sont dominées par le mamelon des Mouniots. C’est de ce côté qu’il doit s’attendre à voir venir l’armée romaine, car c’est de ce côté qu’a dû être livrée la bataille de la veille. Ne consultons que la carte ; rappelons-nous que César vient du pays des Lingons, qu’il a dû en deux jours franchir montagnes, forêts et rivières sur rivières, le tout en combattant. Il marche donc à tire-d’aile, en ligne droite, sur les traces des fuyards, et ne fait halte qu’au moment où il les voit bien établis sur une forte position. Ce spectacle s’offre à ses yeux quand ses troupes couronnent les hauteurs qui dominent Myon et la vallée du Todeure entre By et Bartherans ; il arrête alors ses légions et les fait camper sur ce point, car il y rencontre « un vaste et superbe plateau qui peut contenir une immense armée. » Nous répétons les expressions d’un des défenseurs les plus convaincus de l’Alaise séquane[69], bien qu’elles nous semblent, nous sommes forcé d’en convenir, s’appliquer très peu au terrain tel que la carte nous le représente. Cependant le proconsul fait sa reconnaissance et se décide à bloquer l’armée gauloise. Il doit dès lors se saisir des positions les plus importantes qui entourent le massif, et tenter de fermer vers leur naissance les nombreux ravins qui offriraient à l’ennemi de faciles débouchés. Les points qu’il aurait dû ainsi occuper pour compléter l’investissement sont désignés aujourd’hui par les noms de Échay, Doulaize, Refranche, Coulans, Éternoz, Monmahoux, Crozet, Geraize, Sansenay, les Malcartiers, et forment les sommets d’un polygone d’environ trente kilomètres de côté ; encore plusieurs de ces points auraient-ils été tellement dominés et tellement difficiles à défendre contre toute attaque de l’ennemi extérieur, qu’il aurait fallu s’étendre davantage, pousser à l’est au-delà de Refranche et de Coulans, au sud et à l’ouest occuper le mont Poupet, By et Bartherans, ce qui nous donnerait alors un périmètre de plus de dix lieues. Nous voilà déjà bien loin des dimensions assignées par les Commentaires à la contrevallation et à la circonvallation ; mais pourquoi le proconsul aurait-il songé à construire ces lignes ? Pourquoi un blocus ? César n’est séparé de l’ennemi que par un mince ruisseau, derrière lequel le terrain s’élève en pentes au moins accessibles. Comment ne profite-t-il pas de la supériorité morale que lui donne sa victoire de la veille pour attaquer immédiatement l’ennemi, le déloger d’un premier contre-fort appelé Charfoinge, et si les défenses des Gaulois sont accumulées dans le nord et l’est du massif, comment ne cherche-t-il pas à s’emparer de toute la partie occidentale et méridionale, qui est en même temps la plus élevée ?

Ces réflexions viendront, je crois, naturellement à l’esprit de quiconque jettera les yeux sur la carte des environs d’Alaise, après s’être rendu compte de la situation relative des deux armées ; mais, encore une fois, ces premières conjectures nous éloignent si promptement et si complètement du texte des Commentaires, que marcher plus longtemps dans cette voie serait inutile et fastidieux. Renonçons donc à rechercher pour notre compte la solution du problème ; suivons les traces de ceux qui l’ont eux-mêmes posé, approfondi : nous ne pouvons trouver de guides plus ingénieux et plus habiles pour nous conduire sur un terrain qu’ils connaissent mieux que personne.

Selon M. Delacroix, César, vainqueur sur les bords de l’Ognon, aurait campé le même soir sur le Doubs, vers Osselle. Le lendemain, quittant les traces des fuyards qui devaient l’amener en ligne droite sur les hauteurs de Bartherans, d’où il eût découvert les retranchemens des Gaulois, le proconsul aurait incliné à gauche, et serait venu déboucher sur un vaste plateau, situé à l’est d’Alaise et bordé par la Loue, le Lison, et une chahie de collines appelées les Mahauts. Cette marche de flanc semble peu conciliable avec l’ardeur que César avait mise à poursuivre l’ennemi ; elle lui fait inutilement traverser un dédale de précipices ; elle l’amène sur une position, belle il est vrai, mais beaucoup trop étendue pour l’effectif de son armée ; enfin elle aboutit à le placer en face du Lison, c’est-à-dire de la partie la plus inexpugnable du massif occupé par Vercingétorix.

Les Romains campent donc entre les villages d’Amancey et d’Éternoz, ils commencent leurs vingt-trois redoutes ; mais ces ouvrages ne sont pas tournés vers la place : disséminés entre les sources de la Loue et du Lison sur un polygone qui n’a pas moins de soixante-quatre kilomètres de côté, ils enveloppent l’immense plateau dont l’assiégeant n’occupe qu’un coin, et qui effleure à peine le massif d’Alaise. Ainsi placés, ils ne sont d’aucun secours pour assiéger ou bloquer l’armée de Vercingétorix ; ils n’ont d’utilité que pour repousser les attaques de l’ennemi extérieur. Cependant cet ennemi n’existe pas encore. C’est plus tard que l’armée de secours commença à se former ; c’est plus tard encore que César eut connaissance du nouveau danger qui le menaçait, et il ne s’occupa d’y pourvoir qu’après avoir entièrement achevé sa contrevallation. D’ailleurs lui-même fixe avec précision l’objet de ces premiers travaux ; il voulait empêcher toute brusque sortie des assiégeans, et il se sert du mot eruptio comme pour indiquer qu’il se mettait en mesure non-seulement de repousser toute sortie agressive, mais encore de fermer toute issue à Vercingétorix et de le retenir dans le piège où il se croyait sur de le prendre. Alors même qu’on ne tiendrait pas compte de l’assertion formelle des Commentaires, on resterait frappé du péril auquel une pareille dissémination eût exposé l’armée romaine. Avec les armes de jet anciennes, vingt-trois redoutes réparties sur soixante-quatre kilomètres ne pouvaient se donner une mutuelle assistance, et les 50 000 hommes de César eussent été fort embarrassés de les défendre contre une attaque vigoureuse.

Les légionnaires avaient commencé la construction de ces forts détachés (c’est le cas de le dire), lorsque César résolut soit de la suspendre, soit de mener de front une entreprise toute différente, l’attaque de l’armée gauloise, ou du moins de cette portion de l’armée gauloise qui était accessible à ses coups. En effet, M. Delacroix nous montre la cavalerie de Vercingétorix établie, non pas dans Alaise, ni dans le camp à l’est de la ville, mais dans un autre camp dont il n’est pas question dans les Commentaires, et qui aurait été à l’ouest du massif sur Charfoinge. S’il en était ainsi, nous ne pourrions que nous étonner encore plus de la singulière combinaison qui, entraînant le proconsul sur le plateau d’Amancey, lui aurait fait différer cette opération de plusieurs jours et en rendait le succès problématique, tout au moins incomplet. Arrivant devant Alaise sur les traces des fuyards par la direction naturelle, il attaquait Charfoinge avec toutes ses forces réunies ; si ses cavaliers avaient l’avantage, ses fantassins étaient là pour les soutenir, et pouvaient, nous l’avons déjà dit, se loger immédiatement sur le massif. Aujourd’hui il faut que sa cavalerie descende des positions qu’il occupe, fasse par le nord le tour de la ville et de la citadelle, franchisse le Lison, et, sans infanterie, s’en aille, au milieu des ravins et des montagnes, déboucher devant l’ennemi par un étroit passage. M. Delacroix fait remarquer cette dernière circonstance, et lui attribue la longue durée du combat. Nous sommes forcé de répéter que le champ de bataille n’est guère plus large, et qu’il ne nous semble ni répondre à la description qu’en donne César, ni se prêter à l’action dont le caractère et les principaux traits sont reproduits dans les Commentaires. Nous avouons aussi avoir quelque peine à comprendre comment les légions, séparées de leurs auxiliaires par toute l’épaisseur du massif, purent leur être de quelque secours, comment leur mouvement en avant put être si décisif et causer une si vive terreur aux Gaulois, quand elles avaient devant elles la profonde gorge du Lison.

Après la défaite de sa cavalerie, Vercingétorix la renvoie. Si dans toute hypothèse on peut s’étonner, au premier abord, qu’il ne se soit pas en même temps débarrassé d’une partie de son infanterie ou au moins des bouches inutiles, cette surprise devient, devant le système de M. Delacroix, plus grande et plus durable ; car assurément ce n’étaient pas les redoutes construites sur le plateau d’Amancey qui pouvaient entraver les communications des soi-disant assiégés avec l’extérieur. Où trouver encore l’intervalle entre les ouvrages romains (quo nostrum erat opus intermissum) par où cette cavalerie s’échappe ? On nous dit que ce fut par la vallée qui conduit à Salins ; mais les assiégeans n’avaient fait encore aucun travail de ce côté.

Puis le général gaulois fait rentrer dans la place toutes les troupes qui étaient établies en dehors. Pour qui n’a lu que les Commentaires, cette phrase a un sens très simple : l’assiégé abandonne le seul ouvrage extérieur dont il ait été question, le camp retranché qui était situé à l’est. M. Delacroix traduit plus librement. Selon lui, les Gaulois rectifièrent leur position, c’est-à-dire qu’ils abandonnèrent le Todeure, et reportèrent de ce côté leur ligne de défense sur Querches, les Grandes-Monfordes et les Mouniots ; mais ils ne se renfermèrent pas dans la place, comme le dit César (copias omnes in oppidum recipit), car ils conservèrent leur camp de Chataillon et durent occuper par des postes toute la partie méridionale du massif ; c’est du moins ce qu’il faut conclure du tracé que l’on nous donne de la contrevallation.

Cette ligne aurait, à l’est et au nord, suivi la crête qui domine la rive droite du Lison, depuis Nans jusqu’auprès de Doulaize ; au sud elle aurait passé dans le fond de la vallée dite de Fouré, et à l’ouest dans un vallon qui sépare Camp-Baron et Charfoinge des Querches, des Monfordes et des Mouniots. Ce tracé, partout où il suit les bords du Lison, nous paraît irréprochable ; seulement cette rivière est elle-même un obstacle tel qu’ici le triple fossé et le quinconce de défenses accessoires devenaient un luxe inutile et même dangereux, car pour les établir il fallait reporter le parapet à plus de cent mètres en arrière, et laisser entre cet ouvrage principal et l’escarpement naturel une espèce de terre-plein qui, bien que hérissé de chausse-trapes et de chevaux de frise, donnait à un ennemi vigoureux une chance pour tenter un logement dans cet espace. Aussi MM. Delacroix et Quicherat pensent-ils que, dans les lieux escarpés (prærupta loca), il n’existait qu’un simple parapet. Nous ne pouvons partager cette opinion. César parle bien de la grandeur des retranchemens (magnitudinem munitionum) qu’il avait construits en plaine ; mais ces expressions ne s’appliquent évidemment qu’au relief et non à la nature des ouvrages, car il nous montre les assiégés tentant dans un suprême effort l’escalade des lieux escarpés et s’y heurtant aux mêmes défenses qui régnaient partout ailleurs (turres, fossas, vallum, loricam).

Si dans cette partie de la ligne qui se couvre du Lison, la force même de la position rend contestable l’utilité des travaux décrits par César, nous avouons ne pouvoir comprendre comment il lui aurait été matériellement possible de les exécuter au pied d’un talus aussi raide que celui qui termine le massif au sud et au sud-ouest, ou bien encore sous les rochers que dominait la citadelle d’Alaise. Que l’on regarde un moment la carte, que l’on se figure les travailleurs de l’armée romaine se déployant, pioche en main, auprès du Bief-de-Fouré, sous Querches et les Mouniots, et se préparant à creuser le fossé perdu, qui doit être à plus de cent mètres en avant du parapet futur. Il faut qu’ils s’attachent aux flancs des rochers, des pentes abruptes, et au sommet de ces rochers, de ces pentes, presque au-dessus de leur tête, sont les soldats de Vercingétorix bien armés et bien à couvert ! Comment ceux-ci n’écrasent-ils pas immédiatement leurs adversaires sous une grêle de pierres et de projectiles ? Comment le proconsul aurait-il exposé ses légionnaires à un péril aussi redoutable, lorsqu’en reculant son tracé de quelques centaines de mètres il pouvait exécuter ses travaux avec une sécurité relative au-dessous de l’arête qui ferme au sud la vallée de Fouré, sur Camp-Baron, et en arrière du confluent du Lison avec le Todeure. Il est vrai qu’alors la contrevallation aurait dix-neuf mille mètres, et le texte des Commentaires est là ; elle ne peut pas avoir plus de seize mille mètres.

Veut-on admettre, contrairement à ce qui paraît être l’opinion de M. Delacroix, que les Gaulois s’étaient réellement renfermés dans l’oppidum et avaient évacué cette partie du massif que couvre la forêt de Ferrans ? Alors la contrevallation ne passera plus ni à Nans, ni à Camp-Baron : elle quittera le Lison à la hauteur de Saraz, et de là gagnera Charfoinge ; mais il faut, dans ce cas, ou l’étendre inutilement sur d’autres points, ou lui donner moins de quatorze mille mètres[70]. D’ailleurs, le massif une fois entamé, la défense de la place serait devenue bien difficile ; un siége ordinaire, suivi d’une attaque de vive force, eût coûté à l’armée romaine beaucoup moins de peine qu’un blocus et présenté plus de chances de succès.

Passons à l’examen de la circonvallation. Cette ligne se serait rattachée au camp, ou plutôt au principal camp de César, établi, comme nous l’avons dit, entre Amancey, Éternoz et Coulans ; elle aurait passé par Nans et le Fouré comme la contrevallation, enveloppé Camp-Baron, Myon et le mamelon au sud-ouest de ce village, puis suivi les hauteurs entre le Lison, Doulaize et Refranche, pour rejoindre le quartier-général du proconsul, qui en aurait formé comme la citadelle et le réduit. Le périmètre que les Romains auraient eu ainsi à fortifier et à défendre contre l’ennemi extérieur aurait été de trente mille mètres, et non de vingt mille, comme le disent les Commentaires. Encore, pour ne pas donner plus d’étendue à la circonvallation, faut-il admettre que César l’avait tracée dans le fond du Fouré, au lieu de lui faire suivre l’arête qui domine cette vallée, et qu’il lui avait fait décrire un rentrant inexplicable sur Charfoinge, au lieu de la porter naturellement sur les rochers de Conches.

Après avoir lu le récit de César et comparé sa situation, ses forces avec celles de l’ennemi, nous étions resté frappé des difficultés qu’il avait dû surmonter pour exécuter tout ce qu’il décrit ; mais combien toutes ces difficultés augmentent dans l’hypothèse que nous discutons ! Les vingt-trois redoutes qu’il a construites tout d’abord ne sont plus comme l’ébauche de la contrevallation ; elles forment un système d’ouvrages entièrement séparé. Quand il commence réellement l’investissement de la place, elles ne peuvent pas servir de refuge aux travailleurs, s’ils sont trop vivement pressés par une sortie. Elles ne peuvent pas les protéger pendant le repos des nuits ; elles ne pourront pas servir de réduits et renfermer les réserves quand les lignes seront attaquées. Les camps aussi ne sont pas disséminés sur la circonférence qu’il faut garder et fortifier. Ils sont concentrés loin des ateliers, sur deux points ; la masse des troupes est vers Amancey, et depuis la défaite de la cavalerie gauloise, un second bivouac a été établi sur le Todeure. Le mode de campement et la nécessité de garder les castella ajoutent un immense surcroît de fatigues à toutes celles qui ne pouvaient déjà manquer d’accabler les légionnaires. Représentons-nous ces malheureux soldats obligés d’aller et de venir entre leurs bivouacs, les castella, les ateliers, de faire chaque jour plusieurs lieues pour aller monter leur garde ou travailler, et autant pour regagner leurs tentes. Outre les détachemens laissés au camp ou envoyés aux redoutes, il en fallait d’autres pour soutenir les travailleurs en cas de sortie ; il fallait, la nuit, fournir des postes pour relier entre eux des quartiers si espacés, pour défendre des ouvrages non terminés et situés loin des bivouacs, comme par exemple ceux qui enveloppaient la partie méridionale du massif. Il fallait encore aller au bois, à la maraude, au fourrage, et l’on était là trop loin de la Lingonie pour en tirer des vivres ou des travailleurs auxiliaires. Les soldats de César eussent-ils été deux fois, trois fois plus nombreux, qu’ils n’auraient pas pu y suffire, même en restant jour et nuit sous les armes ou en corvée, ou la pioche en main, sans prendre le temps de manger ni de dormir. Velleius Paterculus pensait qu’un dieu seul pouvait mener à fin tout ce que César avait entrepris devant Alesia. Qu’eût-il donc dit, si Alesia s’était réellement élevée sur l’emplacement d’Alaise ?

L’armée de secours paraît ; elle s’établit à l’ouest du massif, sur ces hauteurs de By et de Bartherans que César avait laissées libres lorsqu’il était arrivé vainqueur devant la place. Le combat de cavalerie s’engage encore sur la rive gauche de Todeure. Nous avons déjà dit combien peu cet emplacement nous paraissait convenir à une action de ce genre ; mais le récit des Commentaires ajoute ici un détail saisissant et que nous cherchons vainement dans la version de M. Delacroix : « De tous les quartiers qui tout autour occupaient le sommet des crêtes (ex omnibus castris quæ summum undique jugum tenebant), l’infanterie romaine peut voir et suivre les incidens du combat. » N’y a-t-il pas dans cette phrase une indication précise qu’il est impossible d’appliquer aux environs d’Alaise et au mode de campement imposé par la nature des lieux ?

L’attaque de nuit du surlendemain aurait été dirigée contre Charfoinge, là même où la circonvallation décrivait un rentrant qui nous semblait inexplicable ; mais avec tout autre tracé, aucune partie du retranchement n’eût pu recevoir l’épithète essentielle de campestris. Cependant ce fut grâce aux réserves tirées des redoutes éloignées (ex ulterioribus castellis) que Marc-Antoine et Trebonius purent repousser le terrible assaut des Gaulois. Or les trois redoutes les plus rapprochées du théâtre de l’action en étaient encore séparées par une distance de neuf et douze kilomètres. Entre le moment où un exprès serait allé chercher ces détachemens et celui où ils auraient pu prendre part au combat, il se serait donc écoulé au moins de cinq à six heures. On était en plein été, les Gaulois avaient quitté leur camp à minuit, leur attaque avait dû commencer vers une heure du matin ; les réserves romaines ne pouvaient donc apparaître sur le champ de bataille que longtemps après le lever du soleil. Or César nous apprend que tout était fini avant le jour.

Éclairés par leurs échecs, les généraux de l’armée de secours se décident à envoyer un des leurs, Vercassivellaun, avec 60 000 hommes, pour attaquer les lignes romaines en un point situé au nord, sur le versant d’une colline, et qui avait été jugé particulièrement faible. Cette définition s’appliquerait assez bien à cette partie de la circonvallation que M. Delacroix fait passer au-dessous de Refranche et de Doulaize. Cependant, soit qu’il ait paru trop difficile de masquer une tentative dirigée de ce côté, soit que ce front de fortification fût trop bien flanqué par le grand camp romain qui se trouvait entre Coulans, Amancey et Éternoz, c’est ce camp lui-même qui est donné pour objectif à la colonne de Vercassivellaun. À certains égards, c’eût été une bonne résolution, car le quartier des légions formait un saillant très marqué, et un succès soutenu des Gaulois sur ce point eût été pour leurs adversaires un échec irréparable ; mais nous ne sommes plus au nord, nous sommes à l’est, mais nous sommes devant des retranchemens qui méritaient l’épithète de campestres au moins autant que ceux de Charfoinge, et alors que presque partout la circonvallation passe en des lieux désavantageux, sur des versans de colline, cette partie des lignes est peut-être la seule qui ne présente pas les caractères particuliers assignés par César au front attaqué (iniquo loco declivitas). Pour l’aborder, le corps détaché doit gravir une espèce de promontoire qui s’avance jusqu’à la Loue et dont le centre est occupé par le village de Chassagne, puis faire environ dix kilomètres en terrain découvert, ce qui donnait bien aux Romains le temps de se mettre sur leurs gardes, d’autant plus que les Gaulois auraient encore dû enlever un ouvrage avancé situé vers Flagey et livrer un premier combat, dont il n’est pas question dans les Commentaires, avant d’arriver au point que Rebillus et Reginus défendaient avec leurs deux légions. Et les quarante cohortes que réunit Labiénus, d’où viennent-elles ? Des castella, c’est-à-dire des redoutes disséminées sur le plateau. Elles accourent spontanément, ce qui est peu militaire et en tout cas peu conforme aux habitudes de la discipline romaine ; elles doivent traverser, en petits détachemens, tout ce vaste espace que couvrent 60 000 ennemis. Comment peuvent-elles arriver intactes jusqu’aux retranchemens attaqués ? Comment y sont-elles introduites ? C’est ce qui ne nous paraît pas suffisamment expliqué. César lui-même est aussi exposé que les réserves de l’armée ; pendant une partie de la journée, il se tient au sommet du Mont-Mahoux, en dehors des lignes, et c’est encore hors des lignes qu’il manœuvre pour s’unir à Labiénus. À quoi servait donc cette circonvallation élevée à grand’peine, si la moitié de l’armée, si le général en chef ne pouvaient s’y renfermer ? Mais le récit de César n’indique rien de semblable. Pendant toute la durée des combats, lui-même et tous ses soldats se maintiennent dans l’intérieur des lignes ; c’est au moment suprême que, pour la première fois, Labiénus franchit le parapet à la tête des légionnaires et que la cavalerie sort pour tourner l’ennemi et le mettre en déroute.

Quelle part Vercingétorix prend-il à cette bataille ? Il commence par renouveler ses tentatives précédentes du côté de Charfoinge ; puis, averti de ce qui se passe vers Amancey, découragé par la grandeur des retranchemens qu’il a devant lui, il traverse tout le massif avec ses soldats, et transporte son attirail de perches, de faux, d’engins, jusqu’aux rives du Lison, obstacle bien autrement redoutable que tout ce que les Romains avaient pu construire sur Charfoinge. Ici donc nous avons encore un double combat qui ne nous paraît pas indiqué par les Commentaires. C’est précédemment que les assiégés avaient vainement essayé de forcer les retranchemens situés dans les lieux bas ; ils n’avaient nul besoin de faire un nouvel effort pour en reconnaître la force. Remarquons d’ailleurs que les Romains ne furent attaqués nulle part avant midi. La demi-journée qui restait donnait-elle à Vercingétorix le temps d’engager une première action vers Charfoinge, puis de franchir une lieue de terrain très accidenté avec ses troupes et son matériel, et de livrer sur le Lison un autre combat long et acharné ? Enfin cet assaut même des berges du Lison n’est-il pas fort extraordinaire ? Si nous en croyons un profil que nous avons sous les yeux et que nous devons à l’obligeance d’un des plus chauds partisans, d’un des plus habiles avocats de l’Alesia séquane, ce n’est pas une pente escarpée, c’est un mur à pic qu’il aurait fallu gravir. Peut-être quelques centaines d’enfans perdus, munis d’échelles ou cheminant sur quelque étroit sentier, auraient-ils pu en risquer l’escalade ; était-elle possible, je ne dis pas pour 60 000 hommes, mais pour quelques milliers d’hommes ? En tout cas, il suffisait de bien peu de monde pour les arrêter. Comment se fait-il que César ait dû leur opposer successivement deux de ses lieutenans, puis y courir lui-même ?

Nous ne faisons que rapporter et discuter, après plusieurs autres, les assertions que nous rencontrons dans le mémoire de M. Delacroix. Nul de ceux qui ont adopté le fond de son opinion n’a encore modifié aucune partie de son système ; quant à nous, il nous a été impossible, en nous renfermant dans les limites tracées par les Commentaires, d’appliquer aux environs d’Alaise aucune conjecture qui nous fût personnelle. Nous n’avons pas l’outrecuidance de croire que d’autres ne seront pas plus heureux. On trouvera peut-être moyen de changer l’emplacement des redoutes, la disposition des camps et le tracé des lignes, de serrer d’un peu plus près le texte de César dans le récit des combats[71]. Toutefois nous ne pensons pas que dans l’ensemble il soit possible de tirer plus ingénieusement parti du terrain pour essayer d’y placer le dernier grand choc des Celtes et des Romains, tel qu’il nous a été raconté par le vainqueur. Si M. Delacroix n’a pas plus complètement réussi, nous ne pouvons attribuer l’insuffisance de sa démonstration qu’à une seule cause, et nous sommes forcé de répéter une phrase que, depuis le commencement du différend, on s’est de part et d’autre renvoyée plusieurs fois avec un simple changement de voyelle : Alaise n’est pas Alesia.

XII.

Lorsqu’on a terminé la lecture attentive des chapitres 69 à 88 du septième livre des Commentaires, un simple coup d’œil donné à la carte d’Alise rappelle à l’esprit d’une façon si frappante les principales circonstances du récit de César, que toute démonstration semble superflue.

Le Mont-Auxois est une colline haute, isolée. Au nord, à l’est et au sud, il est entouré par des collines dont il est séparé, à l’est par un col assez bas, au nord et au sud par deux vallons où coulent l’Ose et l’Oserain. Ses flancs sont brusquement coupés par une ceinture de rochers qui est abordable sur peu de points, et qui soutient un plateau de forme presque elliptique, légèrement soulevé vers le centre. Ce plateau, en y ajoutant la partie des versans qui forme corniche au-dessus du cordon de rochers, comprend une surface de cent cinquante hectares ; on y rencontre une belle source. Il était donc propre, avant l’invention de la poudre, à recevoir une armée nombreuse, et, moyennant quelques travaux, à mettre cette armée à l’abri de toute attaque ; la seule question était d’y trouver des vivres. Les cotes qui fixent son élévation au-dessus du niveau de la mer varient entre 380 et 418. À l’ouest s’étend une belle plaine, arrosée par la Brenne et les deux ruisseaux que nous avons nommés ; dans sa plus grande longueur, depuis le pied de la montagne jusqu’au point où la Brenne, grossie par tous ses affluens et devenue une véritable rivière, commence à rouler ses eaux dans une vallée plus étroite, cette plaine mesure quatre mille cinq cents mètres ou environ trois mille pas romains.

Nous venons d’écrire cette courte description, la carte sous les yeux, en nous servant d’expressions empruntées à ceux de nos prédécesseurs qui ont étudié les lieux. N’y retrouve-t-on pas tous les traits indiqués par les Commentaires et que nous avons déjà essayé de reproduire (§ ix) ? Ici les conjectures les plus naturelles sont celles qui s’adaptent le mieux au terrain. On voit l’armée de Vercingétorix s’établir, après une pénible retraite de nuit, dans cet asile choisi, reconnu, fortifié, approvisionné surtout par la prévoyance de son général ; une partie des guerriers gaulois se répandent dans la ville, couvrent tout le plateau ; les autres occupent le camp retranché qui a été préparé à l’est sur des pentes moins rapides que les autres. Bientôt les légions, suivant les traces des fuyards, paraissent sur les hauteurs, au nord de la ville[72]. À la vue de cette forte position. César arrête ses troupes ; son parti est bientôt pris : il investit la place. Ses camps sont disposés tout autour dans des lieux convenables, et il se met à construire vingt-trois redoutes sur une circonférence d’environ seize mille mètres. Il commença sans doute par ceux de ces forts qui devaient s’élever sur des hauteurs, et en attendant qu’il pût remuer de la terre entre l’Ose et l’Oserain, il est probable que la plaine dite des Laumes était observée par des postes de cavalerie. On peut croire que ces postes furent attaqués par les Gaulois, et que cet engagement devint le combat général de cavalerie rapporté dans les Commentaires. Si l’on se figure que les quartiers des légions devaient être à l’est sur le Mont-Plevenel, au sud et au nord sur les hauteurs qui dominent l’Ose et l’Oserain, on comprend aisément qu’un simple mouvement de cette redoutable infanterie s’avancant jusqu’au bord des crêtes ait jeté dans le camp des Gaulois une si profonde terreur et facilité la victoire des auxiliaires germains.

C’est donc bien dans cette plaine qu’était vraisemblablement l’intervalle entre les ouvrages par lequel la cavalerie de Vercingétorix put si heureusement sortir de la place. César se décide alors à envelopper le Mont-Auxois par une ligne continue ; ses redoutes, dont il a reconnu l’insuffisance, deviennent les réduits de cette fortification nouvelle. Le fossé perdu devait être creusé dans la plaine, au pied des pentes allongées qui de ce côté forment la base de la montagne ; au nord et au sud, il était en dehors et au-dessus des deux ruisseaux ; à l’est, il coupait ces cours d’eau et la pointe du Mont-Plevenel. Le parapet était à quatre cents pas en arrière ; il devait s’élever sur le flanc intérieur de la hauteur dite Réa, au nord-ouest, traverser la plaine des Laumes en-deçà de la ferme de l’Épineuse et le Mont-Plevenel près de la ferme de l’Épermaille, tenir enfin les bords supérieurs des escarpemens qui s’étendent au sud et au nord-est. Tous les points de cette ligne sont à une distance convenable des positions occupées par l’ennemi ; nulle part les travailleurs ne sont exposés aux projectiles des assiégés ; ils sont près de leurs camps, de leurs réserves ; nulle fatigue inutile, nul péril nouveau ne vient s’ajouter aux labeurs, aux dangers inhérens à l’entreprise même de César. Enfin que l’on prenne le compas, qu’on le fasse passer par les points que nous avons indiqués en suivant les festons des crêtes, et l’on trouvera une mesure totale qui sera d’environ seize mille mètres. Voilà pour la ligne intérieure ou contrevallation. Quant à la circonvallation, elle devait, selon nous, passer sur Réa, suivre le mouvement de terrain au sud-ouest de ce mamelon, se couvrir de la Brenne depuis la ferme de l’Épineuse jusqu’au-dessous de Préhaut, remonter sur le plateau de Flavigny, tenir au sud de la ferme Lombard le bord de la crête qui présentait une disposition favorable à la défense extérieure, passer au Noyer, traverser Flavigny, l’Oserain, le bois d’Eugny, l’Ose, le Vaux, envelopper le saillant que forment les hauteurs au nord-est au-dessus de ce dernier ruisseau, se prolonger entre les cotes 426 et 402, suivre le bord de la crête au sud du château de Savoigny, couper le Rabutin vers Gresigny et se rattacher de nouveau à Réa. Ainsi décrite, la circonvallation mesure vingt et un mille mètres, comme dans les Commentaires. De même que la contrevallation, elle épouse les formes du terrain (regiones secutus æquissimas pro loci natura) de la façon qui nous a semblé la plus logique, la plus militaire, étant donnés les armes et les moyens dont les anciens disposaient. Elle est, il est vrai, assez faible entre Réa et le Rabutin ; mais ici, pour couronner les crêtes, il eût fallu se porter à plusieurs centaines de mètres en avant, s’éloigner encore de la place, augmenter le développement déjà excessif des ouvrages. C’est donc à cette partie de la ligne extérieure qu’on peut exactement appliquer tout ce que dit César du front attaqué par le corps de Vercassivellaun. On remarquera encore que les enceintes ne sont pas partout équidistantes : sur les hauteurs, elles sont séparées par un intervalle plus considérable que dans les lieux bas ; mais cette circonstance est heureuse, car c’est là qu’étaient les principaux camps et qu’il fallait le plus d’espace. Nous sommes arrivés aux conclusions que nous venons de poser en ne consultant que la carte et en ne considérant que la situation respective des deux armées ; le résultat de cette étude nous a donné des mesures sensiblement semblables à celles que mentionne César. Le commandant Du Mesnil est, il est vrai, d’une opinion contraire : il a trouvé que, selon le relief du terrain, le développement de la ligne intérieure ne devait pas excéder douze mille cinq cents mètres, et celui de la ligne extérieure dix-huit mille mètres ; mais il n’appuie cette assertion d’aucun détail qui permette de l’apprécier. Nous n’avons pas cru non plus pouvoir admettre le double tracé que le commandant de Coynart a figuré sur une carte annexée à son second et intéressant mémoire[73]. D’après le système adopté par cet officier supérieur, la contrevallation serait presque partout sur les pentes, au lieu de tenir le bord supérieur des crêtes, et la plaine des Laumes se trouverait en grande partie comprise dans les deux lignes. M. de Coynart pense que, dans la plaine, le fossé perdu devait être à une assez grande distance du Mont-Auxois, parce que de ce côté les travailleurs romains, plus rapprochés de la place, eussent été trop exposés aux brusques attaques de la cavalerie gauloise ; mais c’est après le départ de cette cavalerie que César commença son ouvrage continu[74]. Auparavant, il n’avait enveloppé la place que par des forts détachés. L’infanterie de Vercingétorix seule prit part aux sorties qui se succédèrent pendant la construction des lignes, et l’intervalle que nous avons laissé entre ces lignes et la place était suffisant pour donner aux travailleurs le temps de se rallier en cas d’attaque et de se faire soutenir par leurs réserves. Si, en plaine, M. de Coynart nous paraît mettre trop d’espace entre la contrevallation et la place, nous trouvons qu’il les rapproche inutilement dans la région montagneuse. Il semble d’ailleurs peu naturel que le proconsul ait été construire son parapet à mi-côte, quand il pouvait l’établir au sommet d’une pente escarpée. Enfin, si presque toute la plaine est enfermée dans les retranchemens romains, où auront lieu les premières opérations de l’armée de secours ?

Cette armée arrive du pays des Éduens, c’est-à-dire du sud ; elle vient occuper les hauteurs qui dominent la plaine des Laumes, audessus de Mussy-la-Fosse et de Venarey. C’est de ce point que la cavalerie des Gaulois descend dans la plaine pour offrir le combat à la cavalerie ennemie ; c’est de là que leur infanterie assiste à cette espèce de rencontre en champ clos, tandis que de Réa, des plateaux de Savoigny et de Flavigny, les légionnaires peuvent suivre aussi les diverses phases de ce drame sanglant. C’est encore dans cette même plaine que se trouvaient les campestres munitiones (nous nous abstenons cette fois de tout essai de traduction par périphrase), que l’armée de secours essaya d’enlever par une surprise de nuit. Voici sur les flancs du Mont-Plevenel et du plateau de Savoigny, voici les lieux escarpés que les assiégés gravissent pour essayer d’y forcer la contrevallation, pendant que Vercassivellaun tente son énergique effort contre le front extérieur, qui s’étendait de Réa au Rabutin. Là, au-dessus de Menetreux, était la colline située au nord que César n’avait pu envelopper dans son enceinte. Le chemin suivi par Vercassivellaun pour arriver à l’improviste sur ce point est tout tracé. Il sera descendu dans la vallée de la Brenne par le ravin à l’est de Grignon ; après avoir suivi cette vallée jusque vers la ferme de Flacey, il aura remonté le ru d’Éringes, caché dans ce ravin, dont les racines aboutissaient devant le front de la ligne romaine. Au moment où l’attaque commence, on voit César posté sur le plateau de Flavigny, là où s’élève le noyer qui a servi de signal à nos ingénieurs géographes, et qui domine non-seulement le Mont-Auxois, mais toutes les collines voisines[75]. D’un seul coup d’œil, il peut embrasser et juger l’importance des diverses actions qui s’engagent sur plusieurs points. Quand il a donné ses ordres, pourvu au plus pressé, il court repousser l’assaut donné par Vercingétorix au Mont-Plevenel et au plateau de Savoigny. Vercingétorix battu, le proconsul va rejoindre Labiénus et descend dans la vallée du Rabutin ; c’est alors que se passe cette scène émouvante, quand, à l’éclat de ses vêtemens, il est reconnu de loin par ses soldats, comme par leurs adversaires, et salué par des cris de rage ou d’admiration. En ce moment, une heureuse inspiration le saisit ; tandis qu’il conduit ses bataillons et quelques-uns de ses escadrons au secours des légionnaires épuisés par leur longue résistance aux efforts de Vercassivellaun, tandis que l’attention de tous reste fixée sur lui et sur ses mouvemens, la plus grande partie de sa cavalerie remonte inaperçue le vallon du Rabutin, et tombe sur les derrières de la masse ennemie, qui se presse entre les points signalés aujourd’hui par les villages de Bussy et de Menetreux. L’armée de secours a cessé d’exister, et le sort d’Alesia est décidé.

Ces lignes écrites, nous relisons la série d’objections topographiques opposées par M. Quicherat[76] à ceux qui voient dans le Mont-Auxois l’emplacement de l’illustre oppidum ; nous croyons devoir les mettre sous les yeux du lecteur. M. Quicherat trouve que la plaine des Laumes est trop large et trop longue ; selon lui, les limites que d’autres lui avaient tracées avant nous, et que nous avons adoptées, sont purement arbitraires. Les flancs du Mont-Plevenel et du plateau de Savoigny ne lui semblent pas assez escarpés. La colline où nous supposons que combattit Vercassivellaun ne lui paraît pas répondre à la description de César. Des camps placés sur les hauteurs il n’était pas possible aux légionnaires, ajoute-t-il, d’apercevoir la cavalerie qui combattait dans la plaine des Laumes. Toutes ces assertions sont difficiles à discuter en détail ; à nos yeux, elles sont à peu près réfutées par l’exposition que nous venons de faire, et pour en faciliter l’appréciation, nous ne pouvons qu’inviter le lecteur à consulter la carte. C’est encore à la carte que nous avons recours quand l’habile adversaire d’Alise déclare que « le Mont-Auxois ne présentait à son sommet qu’un plateau, sans éminence d’aucune sorte ; » nous voyons un certain point qui porte la cote 418, et qui domine tout le reste du plateau. M. Quicherat dit aussi qu’Alise (Alesia) ne pouvait avoir que deux portes et non plusieurs ; M. de Coynart répond que sur plusieurs points la ceinture de rochers qui enveloppe le Mont-Auxois pouvait livrer passage à des rampes, et assurément, quelque escarpés que soient les flancs de cette montagne, il était plus facile d’y cheminer que de sauter de Chataillon dans la gorge du Lison. Nous nous arrêterons peu à une autre objection qui ne nous paraît pas très sérieuse : César ayant dit que dans les parties basses de la contrevallation il avait inondé les fossés avec les eaux du fleuve, M. Quicherat conclut de cet emploi du singulier qu’Alise ne peut être Alesia, puisqu’au pied du Mont-Auxois le proconsul pouvait amener dans ses fossés les eaux des fleuves, l’Ose et l’Oserain. Ceci est une question de niveau peu importante, nous le répétons, et que nous ne pouvons apprécier sur la carte ; en tout cas, semblable difficulté ne sera jamais opposée aux défenseurs de l’Alaise séquane, car on leur demandera plutôt comment César put porter sur Charfoinge les eaux du Todeure. Voici quelque chose de plus grave. L’ancienne Alise, dit M. Quicherat, devait occuper tout le plateau ; les guerriers gaulois n’entrèrent dans la ville qu’après le départ de la cavalerie. Où placer pendant les premiers jours du blocus 80 000 fantassins, 8 ou 10 000 cavaliers avec leurs chevaux et de nombreux troupeaux ? Comment plus tard les 80 000 soldats que Vercingétorix garda auprès de lui et les 20 ou 25 000 âmes qui représentaient la population mandubienne[77] purent-ils tenir dans cent ou cent cinquante hectares[78] ? Nous ferons d’abord deux observations : 1° César ne dit pas que toute l’armée ennemie campe à son arrivée hors de la ville, mais que tout le versant oriental de la montagne sous le mur de la place était couvert de troupes gauloises ; il est donc permis de croire que dès le premier jour une partie des soldats de Vercingétorix entrèrent avec lui dans l’enceinte même d’Alesia ; un corps plus ou moins nombreux resta dans le camp retranché jusqu’au départ de la cavalerie, et ceci n’a rien d’impossible dans l’hypothèse du Mont-Auxois. 2° Il y a peu à se préoccuper des troupeaux, le général en chef s’étant empressé de partager le bétail à ses soldats. S’il avait pu parquer et nourrir ce que dans notre langue militaire on appelle la viande sur pied, il n’en fût pas venu à une résolution pareille. S’il avait disposé d’espaces considérables, comme sur le massif d’Alaise, il aurait pris pour le bétail des mesures analogues à celles qu’il prit pour les grains. Maintenant il est certain que cent et quelques mille âmes devaient être assez à l’étroit dans cent et même dans cent cinquante hectares. Il faut cependant remarquer que ces sortes d’entassemens n’ont rien d’inusité chez les peuples peu civilisés ; alors non plus on n’avait pas à craindre les ravages de l’artillerie, qui, de nos jours, rendraient impossible une semblable agglomération d’êtres humains. Il peut sembler puéril de rappeler que la poudre n’était pas inventée au temps de César ; mais il est plus difficile qu’on ne le pense de soustraire son esprit à certaines habitudes devenues en quelque sorte machinales. Enfin nous répéterons qu’il est bien difficile de porter réellement à 80 000 le nombre des défenseurs d’Alesia. À ce propos M. Quicherat relève, comme un argument favorable à sa cause, les critiques inspirées par la lecture des Commentaires à Berlinghieri et à Napoléon ; mais encore une fois ces critiques portent sur le récit même de César et non sur l’application de ce récit à tel ou tel emplacement. Est-ce à dire que devant Alise tout ce que nous racontent les Commentaires ait pu s’accomplir facilement, ou que la carte du Mont-Auxois et de ses environs opère sur nous comme une sorte de talisman magique pour dissiper quelques obscurités, lever les doutes, les incertitudes que peut faire naître dans l’esprit la lecture du septième livre de la guerre des Gaules ? Non certes ; mais ici rien, sauf peut-être la dureté du sol, très grande, à ce qu’il paraît, sur les hauteurs, et qui dut y ralentir les travaux, rien ne complique les difficultés inhérentes à l’entreprise elle-même ; rien n’aggrave les apparences d’exagération que l’on peut relever dans quelques parties du récit.

Reconnaissons pourtant que l’expression dont l’immortel historien se sert pour annoncer l’invasion du territoire éduen aussitôt après la prise d’Alesia (in Æduos proficiscitur) semble indiquer qu’un trajet d’une certaine longueur le séparait de cette république, et cependant l’Auxois était une dépendance, au moins une annexe de la confédération éduenne. Ce qui suit, il est vrai, atténue cette objection, car il est clair que César se dirigeait sur Bibracte (Autun), et que là seulement il voulait recevoir la soumission de la tribu ; or, d’Alise à Autun, on peut compter plus d’une marche. En tout cas, la valeur de cette expression ne nous semble pas telle qu’elle puisse faire rejeter tous les autres indices favorables à l’hypothèse d’Alise. Quelques lignes plus bas. César annonce qu’il fit partir Labiénus pour la Séquanie avec deux légions et toute sa cavalerie. Nous ne croyons pas que l’une ou l’autre opinion ait grand parti à tirer de l’envoi de ce détachement. Le proconsul avait failli payer cher, dans cette même campagne, une séparation prématurée de son armée ; il devait profiter de cette leçon. Que les Mandubiens fussent vassaux des Éduens ou des Séquanes, il n’en devait pas moins tenir à garder toute son armée réunie jusqu’à ce qu’il fût entré dans Autun, qui avait été le grand centre d’organisation de la Gaule pendant la dernière phase de l’insurrection. Toutefois, si Alesia était à l’est de la Saône, il serait peu probable que César eût fait repasser ce fleuve à un corps aussi considérable, et qu’il eût fallu la présence de Labiénus, le premier de ses lieutenans, accompagné de toute la cavalerie, pour pacifier la région où aurait été frappé ce grand coup.

Nous voici arrivé au terme de l’examen que nous nous étions proposé de faire : nous n’avons rien épargné au lecteur, et nous espérons avoir exactement réuni et présenté tous les élémens que la lecture des Commentaires et l’étude de la carte ont pu fournir à la discussion actuelle. Devons-nous avouer que tous les argumens empruntés à d’autres sources nous ont peu frappé ? Les avocats de l’Alaise séquane s’appuient de deux textes, l’un où Plutarque laisse entendre[79], et l’autre où Dion Cassius déclare[80] que la bataille qui précéda le blocus d’Alesia fut livrée par Vercingétorix en pleine Séquanie ; mais Plutarque, très bon à consulter sous tant de rapports, ne passe pas pour un modèle d’exactitude en fait de géographie et d’histoire militaire ; dans la phrase même que l’on cite, il tombe dans une erreur évidente en faisant des Séquanes les alliés des conquérans. Quant à Dion Cassius, son assertion est plus positive et doit avoir plus de poids : on lui reproche bien un peu de crédulité ; mais il avait exercé de grands commandemens, il avait servi avec distinction, et rien ne lui manquait pour bien comprendre et raconter les opérations de guerre. Cependant il vivait près de trois siècles après les événemens qui nous occupent, et il ne paraît pas avoir bien connu la géographie de la Gaule ; la façon dont il expose les mouvemens des Romains depuis la levée du siége de Gergovie en est une preuve manifeste[81]. En tous cas, son témoignage ne pourrait être invoqué, nous semble-t-il, que s’il s’agissait d’expliquer un passage obscur des Commentaires. Or, à cet endroit de son récit, César n’avait aucun intérêt à déguiser ou à altérer la vérité ; il ne recherche, ni ne rencontre l’amphibologie ; il est positif et d’une clarté parfaite, nous avons essayé de le démontrer (§ vii), et nous ne sommes pas seul de notre avis. Il n’y a donc pas lieu de le compléter, de l’interpréter ou de le rectifier par des citations tirées d’auteurs plus modernes.

Nous ne croyons pas non plus que les vers du moine Herric et le bréviaire de Flavigny aient ajouté beaucoup de force à l’argumentation si serrée, quoique parfois un peu vive, de M. Rossignol ; mais il ne nous paraît pas moins probable que M. Delacroix n’invoque plus la muse d’Ausone à l’appui de sa thèse. Nous proclamons notre incompétence à juger quelle pouvait être la prononciation celtique du mot Alesia, comme à statuer sur le mérite des étymologies que M. Delacroix attribue à tous les noms de lieux aux environs d’Alaise. Quant aux fouilles qui ont été exécutées à diverses époques sur le Mont-Auxois et aux recherches plus récentes qui ont été faites sur les montagnes et les plateaux qui avoisinent Salins, nous ne voyons pas que ni les unes ni les autres aient encore produit un résultat bien décisif. Alise a donné des antiquités romaines et mérovingiennes, des fragmens d’inscriptions et quelques monnaies qui paraissent d’origine celtique. Alaise oppose de nombreux débris d’un caractère assez vague, des traces de fossés et de murs, des sépultures germaines ou Scandinaves. Mais personne ne conteste qu’il ait existé une grande ville sur le Mont-Auxois. D’autre part nul n’ignore que la Franche-Comté a été, à bien des époques, le théâtre de guerres sanglantes, que bien des ruines diverses doivent se rencontrer sur son sol. C’est dans ce pays même que César avait déjà fait une de ses premières campagnes, et ce fut une des plus importantes, car son armée n’était pas encore aguerrie, et il s’agissait d’arrêter les invasions germaines, de repousser au-delà du Rhin ces tribus vaillantes et robustes, ces colosses dont l’aspect frappait de terreur les compagnons du proconsul. N’était-ce pas là la véritable guerre séquane que Varron chantait dans son poème aujourd’hui perdu, et les tumuli du plateau d’Amancey ne renferment-ils pas les restes de quelques guerriers d’Arioviste ? Hâtons-nous de le dire, si nous n’estimons pas ces découvertes archéologiques à leur juste valeur, c’est que nous ne sommes pas en mesure de les apprécier ; aussi nous en rapportons-nous au jugement de l’autorité la plus grave en matière d’érudition, l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Or cette illustre compagnie a couronné le mémoire de M. Rossignol et semble avoir reconnu ainsi que les Mandubiens n’appartenaient pas à la confédération séquane, qu’Alesia ne s’élevait pas sur un contre-fort du Jura. Nous ne voudrions pourtant pas exagérer l’importance que l’Académie elle-même attache peut-être à cette décision : l’arrêt sans doute n’est pas irrévocable ; mais jusqu’à plus ample informé, il reste permis de croire que le Mont-Auxois conserve tous ses droits à représenter le dernier boulevard de l’indépendance gauloise.

Jusqu’à plus ample informé, avons-nous dit, car les travaux d’exploration continuent fort activement en Franche-Comté. Un savant professeur, M. Desjardins, a déjà rendu à l’Académie un compte sommaire d’une excursion qu’il a faite de ce côté ; il annonce un mémoire ; M. Quicherat, qui s’est aussi rendu sur les lieux, va en publier un autre[82]. On attend une seconde édition du travail de M. Delacroix, et un itinéraire d’Alaise dû à la plume de M. Castan, archiviste de Besançon. Il paraît que la surface du massif est littéralement couverte de débris, et que les antiquités celtiques fournies par cette région et réunies à Besançon forment dès aujourd’hui le plus beau musée celtique de France. Peut-être rencontrera-t-on dans ces décombres quelque document certain ; peut-être pourra-t-on prouver non-seulement qu’Alaise était un oppidum, mais surtout que cet oppidum était bien celui qui fut défendu par Vercingétorix contre César, car toute la question est là. Pour notre part, nous ne demandons pas mieux que d’être convaincu, et nous n’éprouverons aucune humiliation à déclarer que nous n’avons pas raisonné juste lorsque nous avons placé en Bourgogne la rencontre suprême des Gaulois et des Romains. Il y a mauvaise grâce à dire qu’on est prêt à recevoir de César une leçon d’art militaire ; mais si l’on me démontre mon erreur, je suis très disposé aussi à préférer la stratégie de Vercingétorix à la mienne, tout barbare qu’il était, car je fais le plus grand cas de son caractère et de son mérite ; j’en suis fier comme d’une de nos gloires nationales. Je me souviens encore de l’émotion que me causait dès mon enfance le récit de sa lutte contre César. Quoique le temps ait modifié mes idées sur bien des points, quoique la conquête romaine ne m’inspire plus la même indignation et que je reconnaisse tout ce que lui doit notre France moderne, j’ai conservé la même chaleur d’enthousiasme pour le héros arverne. À mes yeux, c’est en lui que se personnifie pour la première fois notre indépendance nationale, et, s’il était permis de comparer un héros païen avec une vierge chrétienne, je verrais en lui, au succès près, comme un précurseur de Jeanne d’Arc. L’auréole du martyre ne lui manque même pas ; six ans de captivité et la mort reçue de la main d’un esclave dans la froide étuve de la prison Mamertine[83] valent bien le bûcher de Rouen. Assurément, comme homme de guerre, on ne saurait le mettre sur le même rang que César ; mais il fut souvent bien inspiré par son ardent patriotisme, il possédait de rares facultés d’organisation et de commandement, il se montra toujours persévérant, actif, intrépide. Bien qu’il eût parfois poussé la rigueur jusqu’à des extrémités qui révoltent nos idées modernes et chrétiennes, il eut de ces mouvemens généreux qui ne manquent jamais aux vrais grands hommes. Quand je le vois, malgré sa résolution bien prise, céder aux larmes et aux prières des habitans de Bourges[84], qui le suppliaient d’épargner leur ville, je sens le cœur battre dans sa poitrine. Et quand au dernier jour de sa puissance il se dévoue au salut de ses compagnons, que, paré de sa plus riche armure, monté sur son plus beau cheval, il va s’offrir avec tant de fierté et de bonne grâce à un vainqueur dont il n’avait pas de pitié à attendre, je salue en lui le premier des Français. Je ne suis pas un détracteur de César : si de plus vastes génies peut-être ont étonné le monde, je n’en connais pas de plus complet, de plus séduisant ; quand je lis l’histoire de sa vie, je suis tenté d’oublier qu’il a consacré toutes les ressources de son incomparable nature à l’asservissement de sa patrie ; je me sens sous le charme, et je comprends, comme Montaigne, « que la victoire n’ait pu se séparer de lui, même en cette très injuste guerre civile. » Mais un petit chef de clan de l’Auvergne, qui parvient à réunir en un faisceau national des tribus éparses, hostiles les unes aux autres, et qui tient un moment en échec la fortune de César, n’a-t-il pas droit aussi à notre admiration ? À tenter ce sublime effort pour sauver l’indépendance de son pays, il y avait certes plus de vraie gloire qu’à fonder le gouvernement des empereurs à Rome…


Que pourrions-nous ajouter aux pages qu’on vient de lire ? Nous devions nous borner, en nous les appropriant pour nos lecteurs, à les présenter comme un document de plus dans la question agitée par les érudits, et dont l’Institut de France semble s’être saisi jusqu’à un certain point, soit en couronnant l’un des défenseurs de l’Alise bourguignonne, soit en recevant communication des mémoires écrits dans l’un ou l’autre sens. L’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres ne décidera pas la question d’Alesia plus que nous ne la tranchons nous-mêmes. Il lui aura suffi, comme à nous, de témoigner l’intérêt sérieux qui s’attache aux efforts tentés pour résoudre un problème historique si digne de l’attention des esprits éclairés.
V. de Mars
  1. La question du siége et de l’emplacement de l’ancienne Alesia, qui fut prise par César sur Vercingétorix pendant la septième campagne des Gaules, a été fort discutée dans ces derniers temps ; elle a été particulièrement l’occasion d’une controverse intéressante entre deux provinces de France, la Bourgogne et la Franche-Comté, qui ont fait valoir l’une après l’autre et l’une contre l’autre, par l’organe de quelques érudits, les argumens de toute sorte, empruntés soit à l’étude des textes et des origines, soit à l’examen des localités. Nous n’avons garde de prendre un parti définitif dans un débat de cette nature ; mais l’intérêt qui s’y attache tant pour l’histoire de notre pays que pour celle de la stratégie romaine nous fait accueillir un travail sérieux dont l’étendue, un peu inusitée dans la Revue, nous paraît rachetée par le soin consciencieux des recherches, l’enchaînement des preuves et la sincérité du récit. C’est donc non-seulement comme une œuvre d’archéologie historique, mais comme une étude d’histoire nationale, que nous le présentons à nos lecteurs. (N. du D.)
  2. Nous rappelons ces dénominations pour prouver la persistance des traditions locales, mais nous devons ajouter qu’elles ne sont pas exclusivement bourguignonnes ou comtoises : elles remontent à la division de l’empire de Charlemagne, et sont employées sur presque tout le cours de la Saône et du Rhône.
  3. Il faut savoir qu’avec le premier Virgile, le premier Lucain et le premier Aulu-Gelle, sortis la même année des presses pontificales de Rome, ce premier César est un des plus rares et précieux livres qui existent. Citons encore les éditions aldines, surtout en ancienne reliure ; l’elzévirienne avec les bonnes fautes ; celle de Tonson (Londres 1712), en très grand papier, avec la rare planche de l’Urus ; celle d’Oudendorp (Leyde 1737), aussi en grand papier : je ne crois pas qu’il en existe de meilleure ; celle de la collection Lemaire, dont les notes ne sont pas à dédaigner, etc.
  4. Le mémoire de Berlinghieri dispense de lire celui de Guischardt qu’il résume et corrige. Guischardt, officier allemand au service de Hollande, avait lui-même discuté et redressé les erreurs de Folard et autres.
  5. « Armorum et equitandi peritissimus, laboris ultra fidem patiens, etc. » Suetonuis, D. J. Cæsar., c. 57.
  6. À huit kilomètres sud-sud-est de Clermont-Ferrand.
  7. D. J. Cæsar., c. 23.
  8. De Bello GAllico, lvii, c. 47 à 51.
  9. De Bello Gallico, I, 10.
  10. Ibid., ii, 2.
  11. Ibid., VI, 1.
  12. Ibid., V, 37.
  13. Histor., lib. viii, C. 8.
  14. Nous ne parlons pas de Végèce, qui écrivait à la fin du ive siècle de notre ère, et qui, mêlant sans cesse l’organisation ancienne avec celle qui existait de son temps, semble n’avoir pris la plume que pour jeter la confusion dans l’esprit de ses lecteurs. Le travail moderne le plus complet qui ait jamais été fait sur la légion est sans nul doute la suite de vingt-cinq mémoires que Lebeau a insérés dans le grand recueil de l’Académie des Inscriptions. L’aperçu que le général Vaudoncourt a joint à ses Campagnes d’Annibal nous paraît fort chimérique.
  15. « Cæterum Caesar cum decem legionibus, quæ quaterna millia militum Italorum habuerant, Galliam subegit. — Breviar. rer. gestar. pop. Rom. » Je cite ce passage tel qu’il se retrouve dans toutes les éditions de Rufus, parce que Lebeau, je ne sais pourquoi, a pris un 4 pour un 3, et lu terna au lieu de quaterna.
  16. B. G., v. 48, 49.
  17. Citons-en pourtant un seul, emprunté au texte des Commentaires, et qui se rattache à un bien grave événement. À la bataille de Pharsale, Pompée avait cent dix cohortes, qui faisaient 45 000 hommes, soit 4 090 par légion de dix cohortes, et César soixante-quinze cohortes, qui faisaient 22 000 hommes, soit 2 930 par légion. De Bello civili, III, 88, 89.
  18. B. G., VI, 64.
  19. B. G., VI, 29.
  20. B. G., vii, 65.
  21. Quod mihi pareret legio Romana tribuno. (Horatius, sat. i, 6, 48.)
  22. « Singulis legionibus singulos legatos præfecit. » B. G., i, 48 et passim.
  23. « Ab opere singulisque legionibus singulos legatos Caesar discedere, nisi munitis castris, vetuit. » B. G., ii, 20 et passim.
  24. B. G., II, 25.
  25. B. G., VII, 65.
  26. B. G. Vi, 40.
  27. B. G., VII, 13.
  28. B. G., VII, 65.
  29. Dans le désastre de Nevers, liv. vii, c. 55. « Hùc Cæsar… suorum atque exercitus impedimentorum magnam partem contulit. » Mais la plus grande partie du gros matériel de l’armée avait dû être sauvée, car César dit plus bas (c. 62) : « Labienus revertitur Agendicum ubi impedimenta totius exercitus relicta erant. »
  30. « Ut præter Œduos et Remos quos præcipuo semper honore Caesar habuit. » B.G., V, 54.
  31. « C. Fabium et L. Minucium Basilium cum ii legionibus in Remis collocat, ne quam a finitimis Bellovacis calamitatem accipiant. » B. G., vii, 90.
  32. « Imperant… Mediomatricis… quina millia. » B. G., vii, 75.
  33. B. G., VI, 64.
  34. Dans tout le cours de ce travail, nous nous servons des noms de villes et de villages que nous présente la carte actuelle de la France pour désigner plus clairement les positions ; ce sont en quelque sorte des points de repère. Nous n’avons pas besoin d’ajouter que nous ne faisons aucune application de ces noms à la géographie de l’ancienne Gaule.
  35. « Neque fortunam tentaturum aut acie dimicaturum. » B. G., vii, 64.
  36. B. G., vii, 66. Un peu moins de quinze kilomètres ou un peu plus de trois lieues et demie. Le texte de César a été interprété ici de deux manières différentes. Les uns ont compris que l’armée gauloise s’était établie en trois camps, les autres qu’elle s’était avancée en trois marches. Dans notre opinion, la construction de la phrase ne permet pas de douter qu’ici trinis castris ne signifie trois camps et non trois étapes. L’interprète grec anonyme a été du même avis. Voici sa traduction : Ἀπ’αὐτοῦ τριχῆ… ἐστρατοπεδεύσατο. Je cite ce passage sans y attacher une très grande importance, car j’ai ouï dire à de bons juges que cette version méritait une confiance médiocre ; ayant, voulu y chercher moi-même quelques éclaircissemens, j’ai réclamé l’assistance d’un de mes amis, beaucoup meilleur helléniste que moi, et, dans les passages que nous avons approfondis, nous avons relevé un assez grand nombre de contre-sens.
  37. B. G., vii, 64.
  38. Pour définir cet ouvrage, César a soin de se servir du plus-que-parfait, tandis que dans le même alinéa il emploie l’imparfait pour décrire les travaux que commençait l’armée romaine : «… Hunc omnem locum copiæ Gallorum compleverant, fossamque et maceriam sex in altitudiuem pedum præduxeraut. Ejus munitionis quæ ab Romanis instituebatur, etc. » B. G., vii, 69.
  39. Φίλων ὄντων καὶ προκειμένων τῆς Ιταλίας, « amis et rapprochés ( ?) de l’Italie. » Vita Cæsaris, c. 26.
  40. Il les nomme au contraire plus loin parmi ceux qui fournirent un contingent considérable à l’armée de secours. B. G., vii, 75.
  41. « Tertiamque partem agri Sequanici qui esset optimus totius Galliæ. » B. G., i, 31, M. Quicherat, faisant application de cette phrase à la partie montagneuse de la Séquanaise, c’est-à-dire au Jura, ajoute : « C’est la situation dans laquelle, il y a vingt-cinq ans, la Kabylie se trouvait à l’égard de l’Algérie. » M. Quicherat n’a pas été exactement renseigné, et si le Jura au temps de César ressemblait à la Kabylie, c’était un pays peu fait pour attirer l’armée romaine. La Kabylie n’est pas ce qu’on peut appeler un pays fertile. On y trouve des eaux abondantes, de belles forêts, de magnifiques oliviers, une assez grande variété d’arbres fruitiers, mais pas de grands troupeaux et fort peu de céréales ; elle ne nourrit pas ses habitans. Chaque année, à l’époque de la moisson, les Kabyles descendent en bandes nombreuses dans les plaines de Constantine, Sétif, la Medjana, Hamza, etc., et louent leurs bras pour la récolte aux cultivateurs arabes, moyennant une rétribution en grains qui seule assure pour l’hiver la subsistance des montagnards.
  42. « Necessarii et consanguinei Æduorum. » B. G., i, 11. Ces relations entre les tribus gauloises devaient avoir quelque analogie avec le lien qui unit entre elles plusieurs tribus de l’Algérie, et que les Arabes appellent énergiquement la fraternité du fusil.
  43. Voyez la carte dressée par d’Anville pour l’intelligence des dissertations sur Genabum et Bibracte ; voyez aussi la carte de la province ecclésiastique de Lyon. Gallia christiana.
  44. Feuilles 112, 113, 125 et 126 de la carte du dépôt de la guerre.
  45. Cugney est à peu près le centre du vaste champ de bataille dont M. Delacroix a ébauché les limites dans son mémoire. Cette position nous paraissait déjà un peu en dehors et à l’est de la direction que devait suivre César partant de Gray ou de Mantoche pour gagner Genève par Salins ; mais dans une brochure publiée depuis que nous avons achevé ce travail, et dont nous reparlerons plus loin, M. Quicherat incline encore plus vers l’est, fait du Mont-Colombin le théâtre du combat, et place ensuite les bagages sur les hauteurs de Gy. Si c’est entre ces points que la marche de l’armée romaine a été arrêtée par sa rencontre avec les troupes de Vercingétorix, ce n’est plus vers Salins que cette armée devait essayer de franchir la première chaîne du Jura ; son point de direction était Besançon, position déjà fort importante alors, décrite avec grand soin au deuxième livre des Commentaires, mais qui n’avait aucun rôle à jouer dans la septième campagne, telle qu’elle est expliquée par M. Quicherat.
  46. « Constitit agmen,… aciem converti jubebat. » Cap. 67. Agmen représente l’ordre de marche ou en colonne ; acies, l’ordre en bataille.
  47. Voyez pour tout ce paragraphe les feuilles 66, 67, 68, 81, 82, 83, 97, 98, 99, 111, 112, 124, 125 et 136 de la carte du dépôt de la guerre.
  48. Pour que ce système soit tout à fait logique, il faut pourtant admettre encore qu’Agendicum s’élevait sur l’emplacement actuel de Sens, et non sur celui de Provins, ainsi que l’a soutenu M. Barbié du Bocage dans un remarquable mémoire. Nous n’avons pas à nous prononcer sur cette question, dont la solution d’ailleurs n’intéresse pas notre opinion, puisque nous pensons que César a rétrogradé jusqu’à l’Aube ou à la Marne.
  49. D’Anville se borne à dire que le combat a dû avoir lieu entre Tonnerre et Ravières. Le commandant Du Mesnil s’en rapporte, sans autre explication, à l’opinion d’un officier supérieur du génie, « qui désigne le point de Périgny comme le lieu où s’est passée l’action. » M. Rossignol fait camper les Gaulois à Montbard, Nogent et Courcelles, sur la Brenne et non sur l’Armançon, à huit kilomètres seulement du Mont-Auxois ; il n’assigne pas d’emplacement particulier au champ de bataille, mais semble lui donner de bien vastes proportions. Le commandant de Coynart détermine comme nous la distance qui devait séparer Alise du théâtre de l’action ; il se borne ensuite à nommer quelques villages, dont les environs lui semblent avec raison se prêter à des engagemens de cavalerie, mais auprès desquels il nous paraît difficile d’appliquer sur le terrain la description du combat donnée par César.
  50. B. G., l. VII.
  51. De Bello civili, l. i.
  52. Nous répétons ici le mot colline autant de fois que le mot collis se rencontre dans le texte de César. Cette description étant une des bases de la discussion actuelle, nous n’avons pas cru qu’il fût loisible de chercher ici des synonymes, chacun étant libre de donner au mot colline le sens qui lui convient.
  53. Mémoires de Napoléon, t. VII, p. 62, à propos de Turenne.
  54. « Peditatu, quem ante habuerit, se fore contentum dicit. » B. G., vii, 64. « Interea… hostium copiæ ex Arvernis… conveniunt. » Ibid., 66.
  55. « Copias omnes quas pro oppido collocaverat in oppidum recipit. » B. G., vii, 71. Plus loin, dans le récit du dernier engagement (ch. 84), plusieurs éditions font reparaître le camp retranché d’une façon peu explicable : « Vercingétorix… ex oppido egreditur ; a castris longurios et cætera profert. » Nous avons préféré suivre la leçon adoptée par M. Nipperdey : «… Egreditur ; crates, longurios et cætera profert. » Cela nous parait plus vraisemblable et plus logique.
  56. « Meminerant ad Alesiam magnam se inopiam perpessos, multo etiam majorem ad Avaricum, maximarum gentium victores discessisse. » B. C., iii, 47.
  57. « Pugnatur uno tempore omnibus locis, atque omnia tentantur. » B. G., vii, 84.
  58. MM. Delacroix et Quicherat admettent, il est vrai, que durant la dernière bataille il fit deux tentatives, mais successives et non simultanées.
  59. « Votre maréchal y voit double, » répondit l’empereur à l’officier qui lui annonça la victoire d’Auerstädt. Cette fois Napoléon se trompait ; mais le succès de l’illustre Davout tenait en effet du prodige, et au premier moment l’empereur n’y pouvait croire.
  60. Suetonius, D. J. Cæsar., 56.
  61. De Claris Oratoribus, 75.
  62. Note manuscrite sur son exemplaire des Commentaires.
  63. Cicero., De Prov. consul.
  64. Hist. rom., xlvii.
  65. B. G., iii, 63. Nous ne parlons pas ici du grand échec essuyé par César devant cette ville, et à la suite duquel Pompée prit le titre d’imperator, mais du premier combat désavantageux livré quelques jours plus tôt, après la défection des jeunes Allobroges.
  66. Pour faciliter l’intelligence de ces deux derniers points, nous avons annexé à cet écrit le plan des environs d’Alaise et celui des environs d’Alise. Ces deux plans reproduisent, à une échelle réduite, la carte du dépôt de la guerre. Ceux qui voudront étudier la question à fond et se rendre un compte plus précis des formes du terrain feront bien de consulter cette carte même.
  67. Ce dernier cours d’eau, fort peu important, est appelé, sur la carte du dépôt de la guerre, ruisseau de Conche. Nous le désignons sous le nom que lui donnait la carte de Cassini, et qu’on parait tenir beaucoup à lui conserver.
  68. Ici encore la carte dit Champbaron. Sans bien comprendre l’importance du changement, nous avons adopté la forme donnée à ce nom par M. Delacroix, et qui est, assure-t-on, conforme aux traditions locales.
  69. M. Toubin, page 43 de sa brochure.
  70. Le commandant de Coynard a essayé de figurer sur la carte un tracé de ce genre sans pouvoir arriver à un résultat satisfaisant.
  71. Nos prévisions n’ont pas tardé à se réaliser. Ces lignes étaient depuis longtemps écrites et cette étude complètement achevée, lorsque nous avons eu connaissance d’un nouveau mémoire de M. Quicherat. Il porte ce titre : Conclusion pour Alaise dans la question d’Alesia. Le savant professeur, après avoir visité les lieux, est revenu convaincu que M. Delacroix avait bien découvert le véritable emplacement de l’oppidum mandubien, et il soutient son opinion avec la verve, le talent et la science qu’on lui connaît. Nous n’avons pas la prétention téméraire de le prendre à partie, ni de discuter l’interprétation qu’il donne des textes antiques, de la configuration du pays, des traditions locales ou des vestiges que présente la surface du sol aux environs d’Alaise. Comme d’ailleurs il a la plupart du temps adopté les opinions de M. Delacroix en modifiant la forme et l’argumentation, nous nous bornerons à relever les principales différences qui existent entre son système et celui que nous avons résumé dans les pages précédentes :
    1° Il établit le camp retranché des Gaulois, non plus à Chataillon, mais bien aux alentours de Saraz. Cette position vaut mieux, et nous l’avions spontanément indiquée ; mais elle est au sud de la ville, et non à l’est, comme le veulent les Commentaires.
    2° Il renonce à concentrer toute l’armée romaine sur le plateau d’Amancey et à faire construire les vingt-trois redoutes sur le pourtour de ce plateau.
    3° Il n’indique pas comment César a pu se présenter devant la place et la reconnaître. Il dispose les camps romains en face des six débouchés du massif sans préciser les emplacemens, ce qui aurait cependant quelque intérêt, vu la nature du terrain ; ces camps sont reliés entre eux par des redoutes, et une première enceinte est commencée.
    4° Après le départ de la cavalerie gauloise, une partie des travaux déjà exécutés ou ébauchés est abandonnée. Le tracé de la contrevallation est corrigé et devient à peu près celui qu’indique M. Delacroix ; cette ligne est alors achevée et perfectionnée.
    5° La circonvallation de vingt et un mille mètres n’enveloppe pas entièrement le massif. Ici M. Quicherat suit la voie déjà ouverte par M. Delacroix, mais il est plus positif. L’enceinte extérieure n’aurait été construite qu’au nord, au sud et à l’ouest de la position gauloise ; elle s’appuie aux deux bouts de la gorge du Lison. À l’est, les Romains avaient un premier camp situé en-deçà d’Amancey, entre Éternoz et Coulans, et plus loin, à dix kilomètres du massif, un camp avancé et fortifié, situé entre Chassagne et Flagey. Ces deux grands quartiers étaient reliés par des ouvrages détachés de moindre importance.
    Nous croyons devoir rappeler ici ce que nous nous sommes déjà permis d’avancer. Si la circonvallation n’est pas complète, si elle ne protège pas tout le revers de la contrevallation, elle est inutile et dangereuse. Les ouvrages détachés, avant l’invention de la poudre, ne pouvaient pas jouer le rôle qu’ils remplissent dans nos guerres modernes.
    6° Comme déjà l’on s’étonnait de voir les soldats romains exécuter en si peu de temps les vingt-trois redoutes et les trente-sept kilomètres de retranchemens que comportait la double enceinte, comme maintenant il faudrait imposer aux légionnaires un grand surcroit de travail pour recommencer en partie la contrevallation et construire les ouvrages avancés, M. Quicherat, sur plusieurs points des lignes, supprime un, deux, même les trois fossés et les défenses extérieures.
    Cette opinion est contraire à celle qui est développée dans le mémoire de Berlinghieri (pages 115 à 118) ; c’est cet auteur qui nous a fourni l’interprétation que nous avons donnée de ces mots magnitudino munitionum, et bien que toutes ses théories ne nous paraissent pas paroles d’Évangile, nous le citons volontiers, parce que M. Quicherat vante avec raison sa profondeur et sa sagacité. Nous lui emprunterons encore une remarque fort juste, et dont il faut, selon nous, tenir grand compte dans l’interprétation des Commentaires : c’est que la langue latine était loin d’avoir dans son vocabulaire militaire la précision que les langues modernes ont acquise. à chaque instant, il faut avoir recours à des périphrases, et des mots différens sont souvent employés pour rendre des choses semblables.
    7° César aurait abandonné à ses lieutenans l’exécution des ouvrages avancés, ce qui est bien peu d’accord avec son extrême activité et sa vigilance bien connue, ou du moins, l’événement ayant prouvé que cette exécution était imparfaite, il en aurait rejeté la responsabilité sur ses lieutenans, ce qui est peu conforme à sa façon habituelle de traiter ses subordonnés.
    8° La colline au nord (erat à septentrionibus collis) serait le plateau d’Amancey, qui est situé à l’est, et qui a soixante-quatre kilomètres de tour ! Les retranchemens, dont on a reconnu les traces, et dont nous venons de signaler l’emplacement (n° 5), coupant ce plateau vers le milieu, M. Quicherat trouve que cette disposition s’accorde parfaitement avec le texte de César, puisque ce dernier, a dit « que la totalité de la colline n’avait pu être enveloppée d’ouvrages. » (Page 88 des Conclusions pour Alaise.)
    9° Le quartier occupé par les deux légions de Rebillus et de Reginus était le camp avancé situé entre Flagey et Chassagne, à dix kilomètres du massif. C’est ce retranchement que ces lieutenans défendent contre Vercassivellaun. C’est là que Labiénus vient les rejoindre avec six cohortes. Ce secours est inutile ; le camp est enlevé par les Gaulois. Labiénus rallie en rase campagne les treize ou quatorze cohortes qui occupaient les redoutes voisines, et se retire en disputant le terrain, jusqu’à ce qu’il soit rejoint par César avec les dernières réserves, et que le mouvement tournant de la cavalerie ait décidé la victoire.
    Ici encore le fond du récit de M. Delacroix subsiste, mais avec une forme plus précise. Aux observations que nous avons déjà présentées, nous croyons devoir en ajouter quelques autres.
    Le front attaqué par Vercassivellaun était pourvu de toutes les défenses compliquées que décrit César au chapitre 73, car les Gaulois durent couvrir de terre et les fossés et les pièges. (Agger ab universis in munitionem conjectus, et ascensum dat Gallis, et ea quæ in terram occultaverant Romani contegit. Cap. 85.) Faut-il croire après cela que cette partie des retranchemens avait été construite avec négligence ? et n’y a-t-il paslà un indice que le front attaqué par Vercassivellaun appartenait à la circonvallation ?
    Ce n’est pas par une retraite, c’est par une charge que César avait autorisé Labiénus à se tirer d’affaire, et ce n’est pas pour aller en arrière que ce dernier eût été disposé à enfreindre les ordres de son chef. D’ailleurs ici un coup d’audace présentait plus de chances de succès qu’un mouvement rétrograde. Comment ce mouvement rétrograde aurait-il pu s’exécuter ? On comprend que des troupes bien soutenues puissent évacuer un retranchement ouvert à la gorge ; mais par où sortir d’un camp rectangulaire et fermé de tous les côtés, quand il est enlevé par des assaillans assez nombreux pour l’entourer complètement ?
    Labiénus, qui n’avait pas pu se maintenir derrière un parapet élevé, précédé de larges fossés, de chausse-trapes, etc., pouvait-il tenir tête en rase campagne à de vaillans guerriers enivrés par un premier succès ? Ses soldats n’avaient plus assez de forces ni d’armes pour défendre une fortification solide ; où en trouvent-ils pour recevoir à découvert le choc d’un ennemi victorieux et quatre ou cinq fois plus nombreux ? Comment font les petites garnisons des redoutes, comment fait César pour percer ce flot de Gaulois qui devaient inonder la plaine et envelopper les légions vaincues ? Une retraite en échelons, dans des circonstances pareilles, serait à peu près impossible de nos jours pour les troupes les mieux instruites, les plus aguerries. Sans artillerie, sans armes à feu pour tenir l’ennemi à distance, elle ne pouvait être qu’une déroute. Est-ce bien là le mot de l’énigme qui embarrassait le sceptique Berlinghieri ?
    Dans cette courte analyse, nous avons soigneusement évité tout ce qui touchait à l’érudition et à la philologie. Nous n’avons cherché qu’à compléter notre enquête, et cette note n’a d’autre objet que de faire connaître au lecteur, fort imparfaitement sans doute, mais de notre mieux, l’état actuel de la question.
  72. Nous restons fidèle à notre hypothèse, et nous supposons que la bataille de la veille a été livrée dans la vallée de l’Aube ; mais on peut aussi bien admettre que les légions, victorieuses sur l’Armançon, sont arrivées devant Alise par les hauteurs au sud-ouest.
  73. Spectateur militaire, 15 février 1857.
  74. « Quibus rebus cognitis Cæsar hæc genera munitionis instituit. » B. G., vii, 72.
  75. Voir les cotes sur la carte.
  76. L’Alesia de César rendue à la Franche-Comté.
  77. Dans sa nouvelle brochure (page 30), M. Quicherat porte, d’après Plutarque, ce dernier chiffre à 90 000 ; mais, s’il faut s’en rapporter au philosophe de Chéronée, la population mandubienne eût dépassé 200 000 âmes, car il fixe à 170 000 le nombre des combattans (μαχομένων) enfermés dans Alesia. Retranchons 80 000 soldats de Vercingétorix, restent 90 000 Mandubiens en état de porter les armes, ce qui suppose plus du double de femmes, d’eufans et de vieillards. Ce serait donc près de 300 000 créatures humaines que Vercingétorix aurait dû nourrir, et ce ne serait qu’après cinq ou six semaines de blocus qu’il se serait décidé à faire sortir les bouches inutiles. Un pareil prodige est-il croyable ?
  78. M. Quicherat, se rapportant aux mesures du commandant Du Mesnil, dit cent hectares ; mais M. de Coynart fait remarquer avec raison qu’aux cent hectares de plateau il convient d’en ajouter cinquante, représentant la partie des versans qui forme corniche au-dessus de la ceinture de rochers.
  79. Vita Cœsaris, c. 26.
  80. L. XL, c. 39.
  81. L. XL, c. 38. En lisant à cette occasion Dion Cassius (pour la première fois, nous devons l’avouer), nous avons relevé une étourderie assez grave, et qui prouve le peu d’importance que cet auteur attachait aux questions ethnographiques. Dans un discours adressé par César à ses lieutenans, il lui fait traiter Arioviste d’Allobroge (Άλλοβριξών). L. xxxviii, c. 43.
  82. Ce mémoire a paru. C’est celui auquel nous avons déjà fait allusion dans quelques notes ajoutées après coup. M. Quicherat établit que le massif d’Alaise « nous offre un des plus grands oppidum celtiques qu’on ait signalés et incontestablement le mieux conservé de tous. » Nous ne le contestons pas. Est-ce bien l’oppidum que Vercingétorix a défendu contre César ? La démonstration ne nous parait pas aussi concluante. Il est possible que la vue des lieux laisse dans l’esprit une impression tout autre que l’inspection de la carte. Nous avons pourtant quelque peine à le croire. Quand on sait par quelle série de vérifications doivent passer les levés de nos officiers d’état-major avant d’être livrés à la gravure, quand on a eu quelquefois l’occasion d’en constater sur le terrain la parfaite exactitude, on a dans la carte du dépôt de la guerre une foi qu’il est difficile d’ébranler. Au reste, ceux qui ont le goût des dissertations historiques feront Bien de lire les Conclusions pour Alaise, ils y trouveront une lecture fort attrayante, et, avons-nous besoin de le répéter, autant de talent que d’érudition. Nous nous abs— tiendrons, dans notre incompétence, d’émettre une opinion sur la partie philologique et archéologique de cette brochure. Devons-nous avouer pourtant que certaines étymologies nous ont causé quelque surprise ? Ainsi Camp-Brésy serait une corruption de Castra Brutiaca, camp de Brutus, qui ne paraît pas avoir commandé aucune partie des lignes pendant le siège, mais qui fut chargé d’une mission spéciale pour repousser le dernier assaut de Vercingétorix. Ainsi encore Château-Dame-Jeanne tirerait son nom d’un ancien temple de Junon. La tradition veut que ce lieu ait été le théâtre d’un échec essuyé par les Suédois, qui ont dévasté la Franche-Comté de 1632 à 1642 : M. Quicherat pense que la tradition se fourvoie. Selon lui, le combat a été livré non pas au xviie siècle de notre ère, mais 52 ans avant Jésus-Christ ; ce ne sont pas les soldats du duc Bernard, ce sont ceux de Vercassivellaun qui ont été battus sur ce point.
  83. « Par Hercule ! que vos étuves sont froides ! » s’écria Jugurtha quand il fut jeté dans cette même prison pour y recevoir aussi la mort. — Plutarque, Vie de Marius, c. 13.
  84. « Et precibus ipsorum et misericordia vulgi. » B. G., vu, 15.