Aldo le rimeur (1853)


Scène II

La reine, seule.

Ce Tickle est un fâcheux personnage ; il a une manière d’entrer dans mes idées qui m’en dégoûte sur-le-champ. Ces prétendus bouffons, que nous avons autour de nous, sont comme nos mauvais génies, laids et méchants ; ils tiennent du diable. Ils ont l’art de nous dire la vérité qui nous blesse, et de nous taire celle qui nous serait utile. Quand ils ne mentent pas, c’est que leur mensonge pourrait nous épargner une douleur ou nous sauver d’un péril ; c’est alors seulement qu’ils se refusent le plaisir de nous tromper. Il faut que je voie mon poëte, je me sens attristée et prête à douter de tout. L’homme aux illusions me consolera peut-être. (Elle siffle dans un sifflet d’argent suspendu à son cou.) (Tickle rentre.) Nain, envoyez Aldo près de moi, je l’attends ici.

Tickle

J’y cours avec joie.

La reine

Après tout, Tickle a souvent raison, quand il me dit que cet amour nuit à ma gloire. Le duc de Suffolk m’était moins cher, je l’estimais moins, j’étais moins touchée de son amour ; mais son esprit, moins élevé, était plus positif ; c’était un ambitieux, mais un ambitieux qui secondait toutes mes vues. J’ai aimé autrefois le brave Athol. Celui-là était un beau soldat, un bon serviteur, un véritable ami ; du reste, un montagnard stupide ; mais il était l’appui de ma royauté, il la rendait redoutable au dehors, paisible au dedans ; c’était comme une bonne arme bien trempée et bien brillante dans ma main. Ce poëte est dans mon palais comme un objet de luxe, comme un vain trophée qu’on admire et qui ne sert à rien. Un vêtement d’or vaut-il une cuirasse d’acier ? On aime à respirer les roses de la vallée, mais on est à l’abri sous les sapins de la montagne.

Et pourtant que le parfum d’un pur amour est suave ! Qu’il est doux de se reposer des soucis de la vie active sur un cœur sincère et fidèle ! Qu’ils sont rares, ceux qui savent, ceux qui peuvent aimer ! holocaustes toujours embrasés, ils se consument en montant vers le ciel. Nous pouvons à toute heure chercher sur leur autel la chaleur qui manque à notre âme épuisée, nous la trouvons toujours vive et brillante. Leur sein est un mystérieux sanctuaire où le feu sacré ne s’éteint jamais ; s’il s’éteignait, le temple s’écroulerait comme un monde sans soleil. L’amour est en eux le principe de la vie. Ils pâlissent, ils souffrent, ils meurent, si on froisse leur tendresse délicate et timide. Dites un mot, accordez un regard, ils renaissent, leur sein palpite de joie, leur bouche a de douces paroles de reconnaissance pour bénir, et leurs caresses sont ineffables. Aldo, il n’y a que toi qui saches aimer, et pourtant il est des jours où tu m’ennuies mortellement.