Alcide d’Orbigny, ses voyages et ses travaux

ALCIDE D’ORBIGNY
SES VOYAGES ET SES TRAVAUX



Les sciences naturelles prennent dans notre siècle un développement dont sont frappés tous les esprits philosophiques. L’horizon qu’elles dominent s’étend chaque jour sous la double influence de la géographie et de la géologie. Pour juger les races humaines, les animaux, les plantes, les phénomènes du monde physique, nous ne sommes plus confinés dans les champs étroits de l’Europe ; grâce aux travaux des voyageurs, nous embrassons une vaste partie du monde. Nous obtenons par la géologie des résultats plus admirables encore, nous remontons au-delà des temps où l’homme fut créé. Nous ne connaissons plus seulement les êtres qui furent nos contemporains, nous trouvons dans les couches du globe les dépouilles d’un nombre illimité de plantes et d’animaux : une branche spéciale de la géologie a pour objet l’étude de ces débris fossiles, c’est la paléontologie.

Le naturaliste dont nous allons raconter les travaux a concilié l’étude de ces deux sciences. Ce n’est point par un effet du hasard qu’Alcide d’Orbigny a été à la fois voyageur et paléontologiste. Le commencement de sa carrière fut consacré à de longues explorations dans l’Amérique du Sud. Dans aucune partie du monde, les montagnes, les plaines, les fleuves, les forêts ne sont plus largement dessinés. En présence des grandes scènes de la nature, d’Orbigny sentit son esprit s’élever; à son retour dans notre pays, les horizons lui semblèrent rétrécis. Habitué sur un sol vierge à des découvertes journalières, il ne vit plus assez de nouveautés parmi les animaux et les plantes; la paléontologie seule put lui offrir des compensations. Combien d’êtres encore ignorés gisent dans les entrailles de la terre! Ici sont des quadrupèdes qui ont peuplé les continens du vieux monde, là des oiseaux et des insectes qui ont animé les airs ; sur un autre point sont entassés d’innombrables coquillages, témoins d’un ancien séjour de la mer dans les lieux qui sont aujourd’hui la terre ferme; nous parvenons même à distinguer les antiques habitans des eaux douces. Le spectacle de tous ces êtres est sans doute encore plus nouveau et plus imposant que celui des vastes solitudes de l’Amérique. Les voyages de d’Orbigny l’avaient préparé à l’étude de la paléontologie : les Andes, par leurs immenses déchirures, sollicitent le naturaliste à fouiller les entrailles du globe; les plaines des pampas et de la Patagonie renferment, sur une étendue de plusieurs centaines de lieues, des débris de quadrupèdes fossiles capable? d’intéresser l’homme le plus indifférent à l’histoire du globe.


I.

Longtemps le Nouveau-Monde n’a semblé qu’une source de richesses matérielles livrée à la cupidité de l’Europe. Presque toutes les recherches y furent inspirées par la soif de l’or. En 1781, un homme d’un esprit élevé, frappé des beautés de la nature américaine, entreprit de faire connaître les trésors scientifiques de la contrée qu’il habitait. Don Félix de Azara a le premier sérieusement étudié l’histoire naturelle de l’intérieur de l’Amérique méridionale. Commandant des limites espagnoles dans le Paraguay, il était à même de bien explorer cette contrée et les terres qui l’environnent. Pendant vingt ans, oublié dans les déserts, étranger aux progrès rapides des sciences naturelles, sans aucune communication avec le monde civilisé, il entreprit la description d’un pays de plus de cinq cents lieues de long et de trois cents lieues de large. Il est entré dans des détails curieux sur les peuples de l’Amérique; l’histoire des quadrupèdes et des oiseaux lui doit de grands progrès. En 1799, Alexandre de Humboldt et Bonpland commencèrent leurs voyages aux régions équinoxiales du nouveau continent. Spix et Martius, le prince de Wied-Neuwied, Auguste de Saint-Hilaire, publièrent à leur tour sur le Brésil d’importans travaux. En,1826, Alcide d’Orbigny entreprit l’exploration de l’Amérique méridionale. Il était alors âgé de vingt-trois ans. Déjà il avait fait ses preuves devant le monde savant. Fils d’un chirurgien de la marine royale qui cultivait les sciences avec distinction, il fut de bonne heure initié à l’histoire naturelle. Élevé sur le bord de la mer, à La Rochelle, il passa son enfance à étudier les productions marines. A vingt et un ans, il présentait à l’Académie des sciences un ouvrage sur des animaux microscopiques nommés foraminifères. Dans le rapport que Geoffroy Saint-Hilaire et Latreille firent sur ce travail, on lit ces mots : « L’ordre des foraminifères est une création de M. d’Orbigny. » Parti bientôt après pour le Nouveau-Monde, qu’il parcourut pendant huit années, le jeune savant visita le Brésil, l’Uruguay, la République-Argentine, la Patagonie, le Chili, la Bolivie et le Pérou.

Trois grands fleuves traversent l’Amérique du Sud : l’Orénoque au nord, l’Amazone près du centre, le Parana vers le sud. Sources de richesses agricoles intarissables, voies naturelles de communication entre les peuples les plus éloignés, un jour sans doute ils deviendront les grandes artères de la civilisation américaine. De Humboldt explora l’Orénoque, de Castelnau l’Amazone; d’Orbigny suivit le Parana; il remonta ce fleuve depuis Buenos-Ayres jusqu’à la ville de Corrientes : l’espace parcouru est d’environ trois cents lieues. Il prolongea même sa navigation jusqu’à Barranqueras sur une pirogue si légère, qu’elle risquait sans cesse d’être submergée; plusieurs fois ses rameurs découragés voulurent l’abandonner. Il passa des nuits entières exposé aux attaques des jaguars. Un des plus grands dangers qu’il pût courir était de tomber entre les mains du docteur Francia. Chacun sait l’histoire extraordinaire de cet homme, qui, nommé dictateur du Paraguay, en devint le despote. Francia avait interdit aux étrangers l’entrée de ses états; un voyageur approchait-il de ses frontières, il risquait d’être saisi et jeté en prison pour le reste de ses jours. Bonpland, l’illustre compagnon d’Alexandre de Humboldt, demeura le prisonnier de Francia pendant six ans malgré les instances de plusieurs cours de l’Europe.

D’Orbigny rapporta de l’Amérique plus de quatre mille espèces d’insectes, plus de cent cinquante espèces de crustacés, autant d’espèces de poissons, plus de cent espèces de reptiles, plus de six cents espèces de coquilles, etc. Il décrivit un nombre immense d’êtres nouveaux. Là ne se borna point sa tâche : pour connaître les animaux, il ne suffit pas d’étudier leurs caractères extérieurs ou anatomiques, il faut assister à leur vie, surprendre leurs mœurs, découvrir leur instinct, ce rayon de lumière intellectuelle que l’auteur de la nature a distribué aux créatures les plus humbles. On doit aussi considérer les êtres dans leurs rapports avec les milieux où ils sont placés. Le monde matériel est en effet un antagonisme des forces animales, végétales et minérales : si les animaux agissent sur le règne végétal et le règne minéral, ces deux règnes à leur tour exercent sur les êtres doués de sensibilité une puissante action. Dans une contrée comme l’Amérique du Sud, où l’homme a très peu modifié la nature, on apprécie plus sûrement que dans les pays civilisés les influences réciproques des divers milieux. On y étudie facilement les rapports de la distribution des êtres avec la latitude et l’élévation du sol, car auprès du bord de la mer on rencontre des montagnes dont les sommets dépassent 7,000 mètres; de la zone tempérée froide, on passe à la zone chaude et à la zone torride. Le Nouveau-Monde est un magnifique théâtre pour un naturaliste : on y peut embrasser une grande partie des merveilles de la création, les comparer entre elles, saisir comment les moindres détails contribuent à l’harmonie de l’univers. D’Orbigny a décrit avec amour la nature américaine. M. de Humboldt néglige souvent les détails, il exprime de grandes idées sous une forme concise. D’Orbigny raconte plus longuement ce qu’il a vu; s’il trouve une plante, un animal nouveau, il les contemple sous toutes les faces. Ses descriptions de la vie intime chez les peuplades américaines, les récits de ses courses au milieu des forêts vierges ou sur des fleuves inconnus présentent un charme inexprimable. Ses observations géologiques sont particulièrement intéressantes; dans ses expéditions, toujours on le voit une main armée d’un fusil pour se défendre contre les sauvages et les jaguars, l’autre main armée d’un marteau pour déterrer les richesses du monde minéral. Il prévoit le rôle qui lui est destiné, il se prépare à devenir un des principaux promoteurs de la paléontologie.

A l’origine, suivant lui, l’Amérique méridionale était couverte par l’Océan. Un soulèvement se produisit dans la partie qui forme aujourd’hui l’est du Brésil; l’Amérique apparut sous forme d’île allongée. Autour de cette île, les mers commencèrent à se peupler de crustacés et de mollusques semblables ou presque semblables à ceux qui ont vécu en Europe dans les premiers âges du monde. Un nouveau soulèvement eut lieu à l’ouest du noyau primitif. Après ce deuxième cataclysme, les mers reprirent leur tranquillité ; mais les animaux qu’elles contenaient avaient changé de nature : plusieurs étaient semblables à ceux qui vivaient en Europe à l’époque de la formation de la houille. Un troisième soulèvement se produisit; il servit à élargir encore le continent de l’est à l’ouest. Ainsi se formèrent les terrains les plus anciens de l’Amérique; il est curieux de noter qu’ils se sont succédé dans le même ordre que les plus anciens terrains de l’Europe. « Ce grand fait, a dit M. Élie de Beaumont, que les travaux de M. d’Orbigny mettent dans une complète évidence, est un des plus importans dont la géologie se soit enrichie dans ces dernières années. » Il prouve en effet que plusieurs des classifications géologiques établies en Europe peuvent s’appliquer aux parties du monde les plus éloignées. On verra par la suite que cette observation est devenue pour d’Orbigny le point de départ des grandes théories. Chaque période fut témoin d’une création particulière. Un quatrième soulèvement se manifesta : plus terrible que les précédens, il porta les terrains à des hauteurs immenses. Du sein de la terre sortirent des masses de granités ; l’Ilimani et le Sorata, les deux géans de l’Amérique du Sud, et les massifs des Andes[1] furent constitués. Ces vastes montagnes formèrent une seconde île peu éloignée de la première. Ainsi l’Amérique se trouva composée de deux îles, dont l’une occupait l’emplacement actuel du Brésil, l’autre l’emplacement actuel du Haut-Pérou. À ces bouleversemens succéda une longue période de tranquillité. On a trouvé en Colombie et au Chili des fossiles qui ont appartenu à cette période. On sait que les coquilles vivant dans les mers du nord de l’Europe sont généralement différentes de celles de la Méditerranée; or plusieurs des coquilles fossiles de la Colombie sont semblables à celles du nord de la France, plusieurs de celles du Chili rappellent celles des contrées voisines de la Méditerranée. D’Orbigny a fait à ce sujet une supposition assez curieuse : les montagnes de l’Auvergne, qui ont séparé dans les temps géologiques les mers du nord de l’Europe et celles du sud, auraient pu, dès ces époques si anciennes, avoir été reliées à d’immenses continens prolongés en Amérique : ainsi la Manche se serait étendue jusque dans la Colombie et la Méditerranée jusqu’au Chili.

Quatre grands soulèvemens ont encore eu lieu en Amérique : l’un s’est manifesté en Colombie, un autre dans la Terre-de-Feu ; les deux derniers ont formé la Cordillère. L’apparition des volcans des Andes fut un phénomène distinct du soulèvement de ces montagnes; elle date peut-être des temps historiques. « Ce fut sans doute, dit M. de Beaumont, un jour redoutable dans l’histoire des habitans du globe que celui où cette immense batterie volcanique, qui ne compte pas moins de deux cent soixante-dix bouches principales, vint à gronder pour la première fois. Peut-être les traditions du déluge universel se rapportent-elles à ce grand événement. »

Avant le voyage de d’Orbigny, on possédait si peu de renseignemens sur les habitans du Nouveau-Monde, que George Cuvier les regarda comme trop peu connus pour les faire entrer dans sa classification des races humaines. M. de Humboldt avait vu seulement les peuples qui habitent le nord de l’Amérique méridionale; Azara avait observé plusieurs peuples du sud, mais il n’avait pas approfondi leurs langages et leurs traits physiologiques. Dans son ouvrage intitulé l’Homme américain, d’Orbigny a embrassé l’étude d’une grande partie des habitans du Nouveau-Monde, discuté tous les caractères des diverses nations, soit au point de vue physique, soit au point de vue moral, étudié leurs langages, suivi leurs changemens, leurs migrations. Il a réparti entre trois races les peuplades qu’il a rencontrées dans ses voyages : la race ando-péruvienne, qui habite principalement l’ouest de l’Amérique; la race pampéenne, fixée dans les plaines du centre, et particulièrement dans celles que l’on nomme pampas ; la race brasilio-guaranienne, composée surtout des Brésiliens et des Guaranis, peuple originaire des rives du Parana. Il est un point qu’il faut louer particulièrement dans l’Homme américain, c’est le soin que l’auteur a pris de diminuer les noms de peuples dont sont surchargées les nomenclatures géographiques : simplifier, c’est rendre aux sciences le plus grand des services.

Après avoir pendant quatorze mois visité les rives du Parana et de ses affluens, d’Orbigny rentra à Buenos-Ayres. Chargé par le gouvernement argentin d’étudier dans quels lieux on pourrait établir des centres de population, il explora longtemps les pampas qui entourent la capitale de la république. Ces plaines, stériles pour les agriculteurs, sont curieuses pour les géologues. Sur une étendue égale à celle de la France, elles sont couvertes d’un limon fin qui ne renferme aucun caillou, mais contient en abondance des débris de quadrupèdes fossiles. Longtemps les os de ces quadrupèdes furent pris pour des os de géans : ils sont aujourd’hui connus en Europe; dernièrement un Français, M. Seguin, en a recueilli une admirable collection pour le musée de Paris. Comment un si grand nombre d’animaux fossiles se trouve-t-il disséminé dans le limon des pampas, et ce limon lui-même, d’où provient-il? Suivant d’Orbigny, lors du principal soulèvement de la Cordillère, un immense mouvement a dû se produire dans les mers; les flots ont sans doute couvert le continent américain ; c’est à cette inondation qu’il faut attribuer la formation du limon dans les pampas. Les eaux ont fait périr les animaux qui peuplaient les diverses parties de l’Amérique, et elles ont transporté leurs cadavres en même temps que le limon. Un géologue anglais, M. Darwin, qui a visité après d’Orbigny le sud de l’Amérique, n’admet pas cette explication. Il suppose que le limon des pampas a été formé par les eaux de la Plata, élargie extraordinairement; les animaux auraient été simplement entraînés par le courant du fleuve. Comme M. Darwin, j’ai peine à accepter la théorie de d’Orbigny, car je comprends difficilement que des masses d’eau agitées par de violentes commotions aient déposé un limon exempt de cailloux, mais j’hésite également à accepter la théorie de M. Darwin, lorsque je lis dans l’ouvrage de d’Orbigny les lignes suivantes : «J’ai vu d’immenses cours d’eau, tels que le Parana, le Paraguay, l’Uruguay, la Plata, et tous les affluens boliviens de l’Amazone, et je puis assurer que pendant huit années je n’ai jamais rencontré un seul animal flottant au sein des vastes solitudes du Nouveau-Monde. » D’Orbigny a expliqué en détail pourquoi les rivières des pays civilisés charrient des cadavres d’animaux, et pourquoi les rivières des contrées encore vierges n’en transportent jamais.

Les navigateurs des diverses nations ont lutté de persévérance pour explorer les parages glacés du pôle arctique. Ils étaient soutenus par l’espérance de découvrir le passage du nord-ouest. Au contraire, ils n’ont point porté leurs regards vers l’extrémité sud de l’Amérique; la civilisation semblait désespérer d’atteindre la Patagonie. Il y a peu d’années encore, on connaissait à peine cette vaste région ; on en racontait les fables les plus étranges. Magellan, qui la découvrit en 1520 et donna aux habitans le nom de Patagons, raconta que sa tête atteignait seulement à leur ceinture; depuis cette époque, plusieurs navigateurs ont assuré que les Patagons sont des géans. Disons-le à la gloire de notre pays, c’est à un de nos compatriotes, c’est à d’Orbigny qu’est due la première exploration vraiment scientifique de la Patagonie. Ses observations ont été agrandies et confirmées par les belles recherches de Darwin. D’Orbigny avait choisi le nord pour théâtre de ses travaux; Darwin étudia plus particulièrement le sud. Le centre est encore absolument inconnu, il est laissé en blanc sur les meilleures cartes géographiques; c’est un des rares espaces des deux Amériques où nul Européen n’a encore pénétré. D’Orbigny resta huit mois en Patagonie; il établit son quartier-général au Carmen, colonie fondée par la République-Argentine. Les Patagons vinrent assiéger le Carmen; ils égorgèrent tout ce qui tombait entre leurs mains : le naturaliste devint soldat. Malgré mille périls, il fit des excursions dans l’intérieur du pays : « Je comptais, nous dit-il, sur ma bonne étoile, qui m’avait sauvé tant de fois. » Il a considéré la Patagonie sous tous ses aspects : météorologie, géologie, histoire naturelle, étude des races, rien n’a échappé à ses regards.

Située entre le 35e et le 53e degré de latitude dans l’hémisphère austral, la Patagonie est plus froide que les régions placées à une latitude correspondante dans l’hémisphère boréal. Ce n’est plus l’Amérique avec sa force exubérante de végétation; aux bois de palmiers ont succédé de maigres arbustes ; comme les plantes, les animaux sont devenus plus rares; les oiseaux et les insectes ont un coloris plus terne. Les habitans de cette triste contrée sont encore tous sauvages. Le problème de la taille des Patagons est resté longtemps insoluble. Parmi les voyageurs, les uns avaient prétendu que ces indigènes ont neuf, dix, onze pieds de haut; d’autres, qu’ils sont longs de trois aunes; quelques-uns, au contraire, assuraient que ce ne sont pas des géans, mais seulement des hommes d’une taille très élevée. D’Orbigny a mesuré un grand nombre de Patagons, et la série des chiffres précis qu’il nous a donnés ne peut laisser de doute sur leur taille. Le plus grand des hommes observés par lui avait cinq pieds onze pouces métriques français ; la taille moyenne n’était pas au-dessus de cinq pieds quatre pouces.

Auprès des Patagons vit une peuplade qui porte le nom d’Aucas. Bien différens des Patagons proprement dits, les Aucas sont de petite stature. Comme les héros de l’antique Grèce, non-seulement ils sont intrépides à la guerre, mais encore ils sont orateurs. Chez eux, l’éloquence suffit pour faire parvenir aux premières dignités. Lorsqu’ils célèbrent la naissance d’un de leurs fils, ils lui souhaitent la bravoure, et avant la bravoure l’éloquence. Leur langue est harmonieuse; ils ont des bardes qui chantent les amours, les exploits des héros. Un peuple dont les hommes savent combattre et bien parler n’a-t-il pas en lui les germes qui font les grandes nations? Comment les Aucas sont-ils encore sauvages? Pour nous expliquer ce mystère, songeons qu’ils sont entourés d’Indiens aux mœurs guerrières, habiles à détruire, jamais à fonder; une partie de l’existence des Aucas se consume dans les guerres. En second lieu, jetons les regards sur le sol; il est dénudé; de savans agronomes auraient peine à en tirer quelque produit. Les habitans doivent donc demander à la chasse des moyens de subsistance ; mais le gibier émigré après de trop longues poursuites; il faut le suivre : tout peuple exclusivement chasseur est nécessairement nomade, et tout peuple nomade est nécessairement barbare.

Après son séjour en Patagonie, d’Orbigny passa à Montevideo; il s’y embarqua pour le Chili, et après quelques excursions dans cette contrée il se rendit en Bolivie. En 1825, le Haut-Pérou se détacha du gouvernement de Buenos-Ayres et forma un état indépendant sous le nom de république de Bolivie. Pourvu d’or, d’argent et d’autres métaux précieux, fertilisé par de nombreuses rivières, habité par des peuples dont l’intelligence et la bonté sont connues de temps immémorial, il est appelé sans doute à une grande prospérité. Sous le règne des Incas, les Péruviens étaient le peuple le plus civilisé du Nouveau-Monde. On sait combien de crimes ont accompagné la destruction de leur empire. Il était digne de la France, toujours si généreuse envers les peuples étrangers, il était glorieux pour d’Orbigny d’aller répandre les lumières de la science sur la Bolivie. De son côté, cet état a soutenu de tout son pouvoir les recherches de notre compatriote ; il faut même le dire, sans les secours du président Santa-Cruz, d’Orbigny n’aurait pu exécuter ses grands travaux.

Les montagnes de la Bolivie renferment les plus hauts sommets du Nouveau-Monde : l’Ilimani, élevé de 7,315 mètres, et le Sorata, élevé de 7,696 mètres. Ces pics couverts de neiges perpétuelles sous le ciel brûlant des tropiques, — un plateau d’une longueur immense, qui surpasse en hauteur presque toutes les cimes des montagnes de l’Europe, et où cependant se voient de grandes villes et un lac de soixante-quinze lieues de longueur, le lac de Titicaca, — une chaîne dont un versant est continuellement arrosé, dont l’autre au contraire est presque toujours sec, — voilà des traits dignes de toute l’attention des météorologistes. En 1826 et 1827, un savant anglais, M. Pentland, séjourna dans le Haut-Pérou, et, à l’aide d’un grand nombre de hauteurs d’étoiles et de distances lunaires, il établit près de cent positions géographiques. Les déterminations de points isolés sont les préliminaires indispensables de toute topographie; mais elles ne peuvent suffire, car elles ne font point connaître les détails de la configuration du sol. D’Orbigny compléta le travail de M. Pentland par de nombreuses reconnaissances faites avec la montre et la boussole. Dans un rapport adressé à l’Académie des sciences, Savary assure que ces reconnaissances sont comparables à ce que le dépôt de la guerre possède de mieux en ce genre sur plusieurs parties de l’Espagne. Plus loin il ajoute : « Pour donner une idée des rectifications que nécessitent, d’après M. d’Orbigny, les cartes actuelles les plus répandues, il suffira de citer la position d’une grande ville (La Paz) transportée d’un côté de la Cordillère principale sur le côté opposé. C’est à peu près comme si une carte d’Europe présentait Turin sur le versant des Alpes qui regarde la France. »

L’exploration du plateau bolivien impose à qui l’entreprend de vives souffrances. Dans ces régions élevées, exposées pendant le jour au soleil le plus ardent, le passage brusque du chaud au froid produit une douloureuse sensation. Un vent continu et violent détermine dans l’atmosphère une telle sécheresse, que la peau du corps perd toute sa souplesse : elle se crevasse, la figure et les lèvres surtout laissent échapper du sang. Enfin la raréfaction de l’air cause des douleurs cruelles aux tempes et des nausées semblables à celles produites par le mal de mer; la respiration est gênée, le moindre mouvement détermine des palpitations de cœur. Il paraît que chez les habitans du plateau bolivien la poitrine est très grande, comparée au reste du corps; le poumons sont plus vastes que chez les hommes des plaines, et ainsi la raréfaction de l’air est compensée par l’ampleur des organes respiratoires. Aussi les Indiens vivent sur les plateaux des Andes sans souffrir. Tandis que les plantes et les animaux sauvages sont renfermés dans des limites qu’ils ne peuvent franchir, l’homme a planté sa tente dans toutes les parties du globe où se trouve un peu de terre.

D’Orbigny dressa non-seulement la carte géographique, mais aussi la carte géologique de la Bolivie. Lambeau immense des entrailles de la terre, les Andes nous montrent à découvert la structure intime du sol. On y trouve des fossiles à près de 5,000 mètres de hauteur, dans des terrains qui appartiennent aux premières périodes du monde, et qui naturellement devraient être placés dans les profondeurs du globe. Les déchirures de la planète ont mis à découvert non-seulement des fossiles, mais encore de l’or, de l’argent, et plusieurs autres métaux; les bouleversemens du monde ancien ont ainsi profité aux hommes. On sait combien de richesses ont fournies les mines du Haut-Pérou. Située à plus de 4,000 mètres au-dessus du niveau de la mer, Potosi, malgré sa température glacée, est devenue une ville puissante; en quarante années, elle produisit 555 millions de francs. Aujourd’hui elle est déchue de sa splendeur. Il en est de même d’Oruro : une seule mine située dans le voisinage de cette dernière ville rapporta en cinq années à son propriétaire 30 millions de francs. Depuis la guerre de l’indépendance, les travaux ont été interrompus; la plupart des galeries sont inondées : « Je pensai, dit Alcide d’Orbigny, en voyant ces mines si riches abandonnées, qu’il serait peut-être facile de vider les eaux et de continuer alors à recueillir des millions; mais il faudrait des machines qu’il serait difficile de se procurer avec les moyens de transport actuels. » Nous avons souvent entendu le savant explorateur exprimer cette opinion ; il ne doutait pas qu’une compagnie, munie d’un matériel convenable, pût réaliser des bénéfices immenses.

Lorsqu’un voyageur, au milieu des plus beaux paysages, dans les forêts les plus majestueuses, découvre des hommes, quelque dégénérés que soient ces hommes, il laisse la nature pour les considérer. Les sauvages ne sont que notre image défigurée; mais dans ce miroir, nous aimons à retrouver quelques-uns de nos traits. Qu’est-ce donc lorsque nous rencontrons des peuples qui nous présentent des traces de civilisation! Quand d’Orbigny arrive dans les temples ruinés des anciens Péruviens, naturaliste, il oublie un instant la nature. Il découvre des vases, des statuettes, des momies, il relève les plans, et nous conserve la description de plusieurs monumens. Parmi les ruines qu’il visita, il faut surtout citer Tiguanaco sur les bords du lac fameux de Titicaca. Là sont les plus anciens témoins de l’histoire des Péruviens : Tiguanaco est le berceau de la civilisation des Incas et du culte du soleil. De superbes monolithes gisent sur le sol. Un grand nombre de bas-reliefs décorent les murs restés debout : ils représentent des hommes, des animaux tels que des condors, des lamas, des jaguars, et des ornemens variés. Parmi ces ornemens, on remarque souvent des soleils, emblème de la religion des Incas. Les antiquités péruviennes ne sont pas sans quelque ressemblance avec celles des pays de l’ancien monde. Cette ressemblance résulte-t-elle de ce que tous les peuples commencent de même, ou de ce que les Péruviens sont sortis de l’Orient et ont conservé quelques traces de leurs mœurs originaires? C’est une question difficile à résoudre. Il reste certain que les Péruviens ont eu un commencement de civilisation. D’Orbigny croit même que cette civilisation a été beaucoup plus avancée qu’on ne l’a généralement pensé en Europe. Les Péruviens, comme les anciens Égyptiens, ont construit d’immenses monumens ; ils y ont employé des pierres si volumineuses, que pour en mouvoir de pareilles nous serions aujourd’hui même obligés de mettre en jeu toutes les ressources de nos arts mécaniques.

Si l’Europe est le pays du monde où la terre est le plus découpée, l’Amérique du Sud est peut-être celui dont la configuration est la plus simple. Quel que soit le point où l’on traverse cette vaste contrée de l’ouest à l’est, on s’élève d’abord sur la Cordillère, puis on descend vers d’immenses plaines. Notre compatriote entreprit de pénétrer dans celles de ces plaines qui forment la partie orientale de la Bolivie. Au milieu de ces déserts, inondés par le réseau des affluens de l’Amazone et du Parana, ou couverts de forêts vierges, vivent des Indiens presque ignorés du monde. La plupart ont été civilisés par les jésuites ; ils forment des sociétés désignées sous le nom de missions. D’Orbigny part : le voilà aux prises avec la nature. Que de luttes à soutenir ; luttes avec les élémens physiques : il faut gravir des rochers, traverser des marais immenses ou des rivières dangereuses ; — luttes avec les animaux : jaguars, vampires, moustiques ; — luttes enfin avec la végétation : on doit, la hache à la main, se frayer un chemin à travers les fourrés, les épines des forêts ! « Il semble, écrit M. de Humboldt au sujet des forêts des Chaymas, que la terre, surchargée de plantes, ne leur offre pas assez d’espace pour se développer… Si on transplantait avec soin les orchidées, les pipers et les pothos que nourrit un seul figuier d’Amérique, on parviendrait à couvrir une vaste étendue de terrain. » Tel est le caractère habituel des forêts vierges que d’Orbigny visita ; ce sont des massifs de végétaux enchevêtrés les uns dans les autres. Cependant, au pied de la Cordillère orientale, il rencontra des forêts d’une disposition bien différente. Ses descriptions nous ont montré une fois de plus combien la nature sait varier ses tableaux. Là en effet ce ne sont plus des entrelacemens de mille végétaux parasites, des croisemens compliqués de grandes et de petites plantes ; tout est régulier, uniforme. La végétation constitue quatre zones distinctes de hauteur. Des arbres élevés de 80 à 100 mètres composent une voûte immense qui est épaissie par des lianes et dérobe presque entièrement la vue du ciel. Au-dessous de cette zone supérieure s’élèvent de 20 à 30 mètres des palmiers au tronc grêle et droit. Plus bas encore, à 3 ou 4 mètres au-dessus du sol s’étalent les feuillages d’autres palmiers au tronc encore plus grêle, et que renverserait le moindre souffle de vent ; mais l’orage n’agite que la cime des géans des forêts, et n’atteint point les arbres de la troisième et de la deuxième zone. Enfin le sol est couvert d’un tapis de fougères, de palmiers nains, de lycopodes. Sous l’ombrage de telles forêts, rien n’arrête le voyageur ; on ne redoute ni épines ni fourrés. D’Orbigny prolongea sa marche jusqu’aux limites extrêmes de la Bolivie ; il atteignit San-Corazon. « L’idée, nous dit-il, d’être parvenu à six cents lieues des côtes du Grand-Océan, à peu près à égale distance de l’Océan-Atlantique, me causait un plaisir que je ne pourrais exprimer. Atteindre ce point m’avait paru souvent un rêve. »

Les missions des jésuites dans l’Amérique centrale présentent un intérêt plus puissant que celles du Paraguay. Dans celles-là, les fondateurs ont rencontré mille entraves dues aux révolutions et aux guerres ; ils ne furent pas les seuls arbitres du gouvernement. Au contraire, les jésuites ont fondé librement les missions du centre de l’Amérique ; ils y ont longtemps seuls dominé, et bien qu’ils en aient été expulsés en 1767, leurs institutions sont encore en vigueur. Avant les voyages de d’Orbigny, on discutait généralement sur les missions du Paraguay. C’est lui qui le premier a fait connaître en Europe les missions de l’Amérique centrale, où se sont opérées de telles merveilles de civilisation, que nul pays peut-être n’en a vu de semblables. À son arrivée dans une mission, il découvrait presque toujours dans le lointain une église d’élégante construction, autour de laquelle se groupaient régulièrement des cabanes. Derrière ces cabanes, des plantations ; quelquefois des lacs, en partie creusés de main d’homme, ajoutaient au charme du paysage. D’Orbigny recevait le meilleur accueil dans ces oasis du Nouveau-Monde : sa suite annonçait que c’était un grand dottor. On l’avait vu allumer ses cigares en concentrant avec une loupe les rayons du soleil, et on en concluait qu’il possédait des pouvoirs mystérieux. « Mon père, lui disaient les femmes, reçois nos présens : notre maïs, notre chicha, notre bétail, sont à toi. » Lorsque d’Orbigny avait rendu cadeau pour cadeau, distribué ses miroirs, ses ciseaux, ses rubans, il était conduit dans l’église. Les églises des missions hispano-américaines rappellent les monumens de l’Italie. Pour les embellir, les forêts vierges ont fourni leurs arbres les plus majestueux ; ces arbres, transformés en colonnes, décorent les péristyles, soutiennent d’élégans frontons. Quelques églises peuvent renfermer de quatre à cinq mille personnes : elles sont remplies de sculptures, et souvent les murailles extérieures sont revêtues de lames de mica, que l’on voit briller à une grande distance. Dans quelques-unes, des orgues accompagnent les cantiques des jours de fête ; on y chante des messes des grands maîtres italiens. À de tels spectacles le voyageur croit à peine qu’il n’est pas le jouet d’un rêve. Il se demande s’il est bien au cœur de l’Amérique, séparé du monde civilisé par d’impénétrables solitudes, si les hommes qui l’entourent sont les Indiens hier encore sauvages, armés les uns contre les autres, qui appelaient la lune leur mère et qui étaient prêtres du jaguar.

Un naturaliste ne pouvait guère s’occuper des questions relatives aux jésuites de l’Europe. D’Orbigny est resté étranger aux débats qui ont animé tant de fois les partisans et les adversaires de ces religieux : il n’a étudié leur conduite qu’en Amérique, et là il ne peut qu’admirer les résultats de leur administration. En Amérique, les jésuites n’ont pas été seulement missionnaires de la foi, ils ont été fondateurs de sociétés. Appelés après la série de crimes qui ont fait haïr les Espagnols, ils furent reçus par les Indiens comme des sauveurs. Lorsque les Mamelucos, ces aventuriers rebut de toutes les nations, voulurent continuer l’infâme commerce des hommes et envahirent les missions, le père Arcé réunit les Indiens, leur rendit courage, et les Mamelucos éprouvèrent une défaite sanglante. Amis de la liberté, enfans des forêts, les Indiens s’empressèrent autour des religieux qui faisaient succéder au despotisme de maîtres orgueilleux un commandement fondé principalement sur le respect dû au Créateur du monde. Le plus grand obstacle à la civilisation était la diversité des langages; les pères créèrent des écoles où l’on ne parlait qu’une seule langue : les différens dialectes ont ainsi peu à peu disparu, et les jésuites, s’ils revenaient aujourd’hui, verraient réalisée l’œuvre qui avait paru la plus impossible, l’unité du langage. Ces religieux s’attachèrent, non pas à supprimer les anciennes coutumes des Indiens, mais à les modifier de manière à les adapter aux innovations de la religion chrétienne et de la civilisation. Plusieurs peuplades ont pour la danse et la musique un amour effréné; les pères adoptèrent la danse et la musique comme élément essentiel dans les fêtes politiques et religieuses. Les Indiens apprirent l’art de cultiver les champs, d’épurer la cire, richesse inépuisable des forêts du Nouveau-Monde, de tisser les étoffes, de tanner le cuir, de sculpter le bois. L’aisance succéda bientôt à une vie de souffrance. Depuis le voyage de d’Orbigny, une grande expédition a été entreprise en Amérique; elle était composée de MM. de Castelnau, Weddell, d’Osery, Deville[2]. L’expédition a visité une partie des missions de la Bolivie, et dans le magnifique ouvrage qu’elle a publié elle a formulé sur les travaux des jésuites le même jugement que d’Orbigny.

Toutes les peuplades qui occupent les parties orientales de la Bolivie ne sont pas incorporées dans les missions; plusieurs vivent encore dans les bois à l’état sauvage. Une des plus importantes est celle des Yuracarès. Ces Indiens, dans leur étrange orgueil, se croient les premiers du monde. Aussi cruels pour eux que pour les autres, ils se couvrent de blessures dans leurs cérémonies superstitieuses. Ils immolent de sang-froid une partie de leurs enfans pour s’épargner la peine de les élever. Ils se battent souvent en duel à coups de flèches; ils connaissent le suicide. Ennemis de tout ce qui pourrait diminuer leur indépendance, ils ne forment point une société; chaque famille vit isolée, et encore dans la famille on ne reconnaît aucune subordination. L’enfant même vit à sa guise : jeune ou vieux, un Yuracarès ne doit obéir à personne. La peuplade des Guarayos forme avec celle-ci un contraste frappant. Avant les voyages de d’Orbigny, elle était inconnue aux géographes; le pays qu’elle habite était laissé en blanc sur les cartes. Le récit que le hardi naturaliste nous a donné de son séjour chez les Guarayos est empreint d’un charme exquis; il semble que ce soit une description de l’âge d’or. Tandis que la plupart des sauvages sont entachés de vices honteux, ces Indiens ont un caractère doux, une probité incorruptible, une âme fière. Ils poussent la délicatesse jusqu’au scrupule. Chose étrange pour des sauvages, ils ont l’adultère en horreur. D’Orbigny voulut emmener à Paris un enfant guarayos pour présenter un type de cette peuplade privilégiée. Un jour le cacique avec sa famille, composée de soixante personnes, vint le trouver. Ce patriarche à figure vénérable lui amenait l’enfant demandé. Il lui dit d’une voix solennelle ces belles paroles : « Cet enfant que je t’amène est mon petit-fils; il se nomme Mbucca ori (Ris joyeux). Je te le donne, parce qu’il a perdu son père et que je te crois digne de le remplacer. Regarde-le comme ton fils et fais-en un homme; surtout qu’il ne connaisse pas le vol, et qu’il soit toujours digne d’être Guarayos. » Et quand d’Orbigny demanda au cacique ce qu’il voulait en échange de son petit-fils : « Donne-moi, dit-il, une serpe, donne une hache à sa mère, un couteau à son frère; ce sont les choses qui nous seront le plus utiles si un jour, pour fuir l’esclavage, il faut regagner les forêts d’où nous sommes sortis. »

Pendant que d’Orbigny étudiait les indigènes des pays des missions, il menait de front tous ses travaux. Il complétait sa carte de Bolivie, dessinait le cours de rivières navigables dans une étendue de plus de deux cents lieues, et poursuivait ses recherches de géologie et d’histoire naturelle. Il termina ses voyages en Amérique par la visite du Bas-Pérou. Il s’embarqua à Lima pour la France; c’est en 1833 qu’il remit le pied sur le sol natal.

D’après l’avis de l’Académie des sciences, le gouvernement ordonna la publication des voyages de d’Orbigny. Cette publication fut dédiée au roi Louis-Philippe et complétée avec l’aide des naturalistes les plus distingués: mais la plus grande part des travaux est due à l’intrépide et patient explorateur, qui venait de prouver l’universalité de ses connaissances et l’élévation de son esprit. Le Voyage dans l’Amérique méridionale restera sans doute comme un des principaux monumens de la science du XIXe siècle. « Cet immense ouvrage, a dit M. Élie de Beaumont, présente dans son cadre presque encyclopédique une des monographies les plus étendues qu’on ait données d’aucune région de la terre. »


II.

La paléontologie[3] est l’étude des êtres dont les dépouilles sont enfouies dans le sein de la terre. On sait aujourd’hui que les animaux et les végétaux fossiles sont les représentans des générations qui se sont succédé à la surface du globe avant l’apparition de l’homme. On parvient même à distinguer dans l’histoire du monde plusieurs époques qui ont été caractérisées par des êtres spéciaux. Embrasser par la pensée l’immensité des âges, assister aux premières manifestations de la vie, voir des générations entières tour à tour paraître et s’éteindre, voilà une sphère nouvelle pour les naturalistes et les philosophes. Aussi Cuvier et Brongniart eurent à peine annoncé la paléontologie, que le bruit de leurs découvertes se répandit de toute part : l’étude des fossiles eut de nombreux adeptes, l’Angleterre surtout l’embrassa avec ardeur.

Lorsque d’Orbigny eut organisé la publication de son voyage en Amérique, il se voua tout entier à la paléontologie. Il s’appliqua principalement aux animaux inférieurs. Cuvier en France, Hermann de Meyer en Allemagne, Richard Owen en Angleterre, Agassiz en Suisse avaient beaucoup éclairé l’étude des êtres supérieurs. Ces derniers animaux, par leur taille et la complication de leurs organes, sont aux yeux des zoologistes les plus intéressans, mais ils sont les moins utiles aux géologues parce qu’ils sont les plus rares. Il y a quelques années, on a calculé le nombre des animaux fossiles, et, sur vingt-quatre mille, on a reconnu que dix-huit mille, c’est-à-dire les trois quarts, appartenaient aux animaux de dernier ordre (les mollusques et les rayonnés.)

Aucune collection paléontologique spéciale aux êtres inférieurs n’existait encore en France, lorsque d’Orbigny commença ses travaux sur les fossiles; il résolut d’en fonder une, et le succès couronna largement ses efforts. On doit s’étonner qu’un seul homme, réduit à des ressources modestes, ait pu réunir tant de richesses scientifiques. Cette collection n’a pas été dispersée, et une loi la conserve à la France. Le nombre des échantillons, d’après les rapports faits au sénat et au corps législatif, s’élève à plus de cent mille. Le public verra bientôt cette curieuse série rangée dans le Muséum d’histoire naturelle.

Aussitôt que d’Orbigny fut à la tête d’une collection, il fonda une publication véritablement nationale, la Paléontologie française, appelée à renfermer l’étude de tous les animaux inférieurs fossiles dans notre pays. Cette grande entreprise a été soutenue en Angleterre : deux fois la Société géologique de Londres a décerné le prix Wollaston à la Paléontologie française. Cet ouvrage renferme plus de trois mille espèces fossiles décrites et représentées par des dessins minutieusement exécutés. Faire connaître une multitude si grande des anciens habitans du globe, rassembler tant de débris enfouis dans les entrailles de la terre, n’est-ce pas en quelque sorte créer? D’après le dépouillement que nous avons fait des divers ouvrages de d’Orbigny, le nombre des espèces fossiles que ce naturaliste a le premier signalées dépasse deux mille cinq cents. De telles études ont une importance capitale. Plus nos connaissances sur les espèces animales se multiplient, mieux nous comprenons les grandes lois qui les régissent. On avait depuis longtemps posé cet axiome : La nature ne fait pas de saut, c’est-à-dire les êtres se lient les uns aux autres par des passages insensibles. Cependant, lorsque l’on considérait avec attention la série animale, on voyait de distance en distance des lacunes. Les découvertes des animaux fossiles viennent rétablir les anneaux qui manquaient dans la grande chaîne des êtres. La Paléontologie française donna dans tous nos départemens une puissante impulsion à l’étude des fossiles. L’auteur de cet important ouvrage avait l’habitude, lorsqu’une personne lui envoyait des espèces nouvelles, de lui dédier l’une de ces espèces. On était heureux de voir perpétuer son nom par celui de quelque produit de la nature; puis il se mêlait à ce sentiment de vanité innocente le noble désir de contribuer aux progrès de la science; chacun voulait ajouter quelques rayons à la lumière qui se répandait sur le vieux monde. On cherchait avec empressement de nouveaux fossiles, animé de l’espérance que les découvertes seraient consignées dans la Paléontologie et entreraient ainsi dans le domaine de la science. Il serait à désirer qu’on fondât en France une association semblable à celle que les Anglais ont établie : la Palœontological Society, destinée à faire connaître les fossiles spéciaux à l’Angleterre, donne les plus heureux résultats; à moins de former une pareille association, nous parviendrons difficilement à décrire toutes les plantes et les animaux qui ont anciennement peuplé la France.

C’est une étude curieuse que celle des êtres fossiles qui n’ont plus leurs analogues dans la nature actuelle. Il a fallu aux paléontologistes une extrême sagacité pour découvrir à quelles classes ils se rapportent. Peu de fossiles ont donné lieu à plus de conjectures bizarres que la bélemnite. On sait aujourd’hui que c’était un mollusque céphalopode voisin des sèches. Les analogies ont permis à d’Orbigny de supposer que la bélemnite habitait dans le voisinage des côtes, et qu’elle était une grande nageuse. Suivant ce naturaliste, l’os très dur, nommé rostre, qui s’est plus spécialement conservé fossile à cause de sa nature pierreuse, et qui était placé à la partie postérieure du corps de la bélemnite, servait surtout à amortir les chocs très fréquens dans la nage à reculons propre à cet animal. Comme les bélemnites, les aptychus ont servi de base aux suppositions les plus étranges : d’Orbigny semble avoir prouvé que ces coquilles sont les débris d’un animal voisin des anatifes. Grâce à leur beauté, à leur abondance, les ammonites, ou cornes d’Ammon, sont peut-être les fossiles les plus connus. On n’a jamais trouvé aucune ammonite vivante; on peut être certain que cet animal n’existe plus de nos jours, car s’il vivait, sa coquille, naturellement flottante, n’aurait pas manqué d’être jetée contre un rivage et d’être aperçue. Ce genre présente une diversité bien merveilleuse; la Paléontologie française renferme la description de trois cent soixante-six espèces, sur lesquelles deux cent trente-cinq étaient inconnues avant les travaux de d’Orbigny. Ce naturaliste a constaté que des ammonites parfaitement semblables pour tous les caractères importans sont les unes larges, les autres plates. Selon lui, ces différences dépendent du sexe : les femelles, qui avaient à porter des œufs, étaient plus larges que les mâles. Il paraît aussi que la coquille de l’ammonite très jeune est d’une grande simplicité; à mesure qu’elle se rapproche de l’âge adulte, elle se couvre d’ornemens d’une extrême richesse; dans la vieillesse, elle perd peu à peu ses parures, et revient à la simplicité de son premier âge.

Les bryozoaires sont de très petits êtres, encore bien peu connus en dehors du monde des naturalistes. Le mot bryozoaire signifie animaux-mousses; plusieurs des animaux qui portent ce nom ont en effet une grossière ressemblance avec ces plantes. D’Orbigny a décrit et fait dessiner avec les détails les plus minutieux près de neuf cents espèces de bryozoaires : telle simule de petites colonnes torses, une autre se bifurque comme des branches d’arbre, une autre imite les mailles d’une dentelle. Ce qui augmente ici la diversité des aspects, c’est l’association de deux formes généralement séparées dans la nature : la forme courbe, caractéristique des substances vivantes; la forme anguleuse, propre aux substances minérales. J’ose conseiller l’étude des bryozoaires non-seulement aux amis des sciences, mais encore aux artistes. Les arts devront sans doute emprunter de nouveaux modèles de dessins aux objets microscopiques que découvrent les naturalistes. Si les architectes n’y puisent pas des types d’ornementation pour les temples et les palais, au moins les dessinateurs de tissus employés pour les tentures et les vêtemens y trouveront des modèles variés et originaux. Lorsque les collections de d’Orbigny seront exposées dans les galeries du Muséum d’histoire naturelle, nul doute que la série des bryozoaires ne devienne un des principaux objets de l’admiration des connaisseurs. Chaque espèce est séparée dans des tubes de verre longs seulement de quelques millimètres, et la plupart de ces tubes si petits renferment une multitude d’échantillons microscopiques dont la simple énumération serait un travail immense.

Si ténus que soient les bryozoaires, il existe encore des animaux fossiles beaucoup plus exigus : ce sont les foraminifères de d’Orbigny. Trois grammes de sable des Antilles ont fourni à l’observateur quatre cent quatre-vingt mille coquilles de ces petits êtres. Une partie du sol des environs de Paris est formée de leurs dépouilles, leur entassement a fini par composer les masses de pierres que nous exploitons pour nos monumens; on peut dire qu’ils sont les premiers constructeurs de notre grande capitale. Avant d’Orbigny, on n’avait que des idées confuses sur les foraminifères, les coupes génériques avaient été multipliées sans discernement; c’est lui véritablement qui a fait connaître cet ordre d’animaux. Il a décrit les foraminifères de l’Amérique méridionale, des Antilles, des Canaries, de Meudon près Paris, de Vienne en Autriche.

Même dans ses plus minutieux travaux de description, ce naturaliste intercala des résumés où il reprenait les détails pour en tirer des lois générales : son regard semblait avoir besoin de vastes horizons. L’immense cadre de la Paléontologie française lui parut trop étroit. D’Orbigny essaya de décrire tous les mollusques et tous les rayonnes fossiles, ceux de l’étranger aussi bien que ceux de la France : il fonda la Paléontologie universelle. Voulant aussi considérer à la fois les animaux de l’époque actuelle et des temps passés, il commença l’Histoire des Mollusques vivons et fossiles. Ces entreprises étaient chimériques; les facultés de tout homme sont bornées. Forcé de renoncer à décrire tous les mollusques et tous les rayonnes fossiles connus dans le monde, d’Orbigny voulut du moins en former le catalogue systématique. Ce catalogue, publié sous le nom de Prodrome de paléontologie, occupe trois volumes; il renferme plus de dix-huit mille espèces, classées suivant les périodes géologiques. Ce fut une œuvre immense. Il faut être un profond naturaliste pour négliger les caractères secondaires qui constituent la variété, et s’attacher aux caractères fixes qui limitent l’espèce. Pour savoir si un échantillon a déjà été décrit, pour se reconnaître parmi les divers noms qu’une seule espèce a souvent reçus, on doit consulter de vastes ouvrages, d’innombrables brochures. La nomenclature est un labyrinthe où beaucoup d’auteurs se sont égarés. Cette étude rapporte peu d’honneur, et on ne peut s’y adonner sans brûler d’un amour très pur pour la science. Cependant elle est la base indispensable de toutes les théories sérieuses sur le développement des êtres. On va voir quel parti d’Orbigny en a tiré pour l’histoire des animaux fossiles.

La plupart des géologues partagent au moins en cinq époques l’histoire du monde; quelques-uns subdivisent ces époques : d’Orbigny est, à notre connaissance, l’auteur qui admet le plus grand nombre de périodes complètement distinctes. Il en a compté vingt-six depuis le jour où la vie aurait commencé dans le monde; la durée de ces périodes aurait correspondu à la formation d’autant d’étages qui seraient superposés les uns aux autres, et renfermeraient chacun des groupes d’êtres spéciaux. Il est nécessaire, pour comprendre le système de d’Orbigny, de jeter un rapide coup d’œil sur les origines de notre monde.

Primitivement soumise à une haute température, la terre se refroidit peu à peu en tournant dans les froides régions de l’espace; une pellicule solide se forma à sa surface; les gaz et les vapeurs se condensèrent; les océans naquirent. Ce dut être un terrible spectacle que celui du monde pendant l’époque primaire. Il y avait combat entre le ciel et la terre; le ciel, condensant ses vapeurs, inondait la terre de ses eaux, et la terre, encore brûlante, les lui renvoyait de nouveau vaporisées. Quels vides devait produire dans l’atmosphère la chute des eaux, et par suite quels ouragans!

Le globe se refroidissant de plus en plus, le calme finit par s’établir; alors parut un spectacle plus admirable encore que celui des luttes du monde physique : l’harmonieux accord des animaux et des végétaux que la Providence répandit dans les mers et sur les continens. Cette première époque du monde animé a reçu des géologues le nom d’époque de transition, parce qu’elle présente la succession de la nature organique à la nature inorganique. Les eaux sont peuplées de singuliers crustacés nommés trilobites, de nombreux mollusques, et notamment de céphalopodes. Sur les continens, les animaux sont encore rares, du moins a-t-on retrouvé bien peu de leurs dépouilles : peut-être le sol est-il encore trop brûlant! Mais la végétation est d’une richesse incomparable; le charbon de terre, aliment de notre industrie, est le résultat de l’accumulation des plantes du vieux monde : ainsi les créations des temps géologiques devaient profiter à la race humaine. Les plantes ont-elles précédé les animaux? Ont-elles paru en même temps, ou plus tard? Cette question n’est pas encore décidée; mais les prodigieuses accumulations de plantes qui ont formé les charbons de la période houillère doivent faire penser que le règne végétal s’est trouvé à l’apogée de sa puissance avant le règne animal. A l’exemple de presque tous les géologues, d’Orbigny a partagé l’époque de transition en quatre périodes, caractérisées chacune par des êtres spéciaux. De grandes révolutions changèrent la face du monde durant ces temps reculés; c’est alors que furent soulevés les ballons des Vosges, les collines de la Bretagne et plusieurs des collines de l’Angleterre, etc.

Après différentes alternatives de bouleversemens et de périodes tranquilles, les êtres anciens disparurent peu à peu; dans les mers s’éteignirent les trilobites, et sur les continens la végétation s’appauvrit : l’époque secondaire succéda à l’époque de transition. Tandis que la surface des eaux était couverte de bélemnites et d’ammonites, habiles nageurs, les hippurites se fixèrent aux rochers sous-marins. Les rois des mers furent alors les reptiles, les plésiosaures et les mégalosaures ; il y eut jusqu’à des reptiles volans, des ptérodactyles, animaux qui tenaient du saurien, de la chauve-souris, de l’oiseau, et qui réalisèrent la fiction du dragon ailé de la fable. A côté des géans des anciens temps vécurent ces bryozoaires et ces foraminifères dont Alcide d’Orbigny a si bien éclairé l’histoire, pygmées du monde animé non moins admirables que les grands quadrupèdes. D’Orbigny a subdivisé l’époque secondaire en dix-huit périodes, caractérisées chacune par des êtres spéciaux. J’ignore si véritablement les êtres ont été renouvelés dix-huit fois pendant cette époque; mais ce qui est certain, c’est qu’ils l’ont été plusieurs fois : ceux qui ont vécu dans le commencement de l’époque secondaire sont différens de ceux qui ont vécu dans le milieu, et ces derniers sont différens de ceux qui ont existé à la fin. L’époque secondaire, comme celle de transition, fut témoin de grands changemens physiques. C’est alors que surgirent les montagnes de la Côte-d’Or, le Mont-Viso, etc.; les limites des mers et des continens furent nécessairement modifiées lors de l’apparition de ces montagnes.

Avec la succession des siècles, les êtres de l’époque secondaire disparurent peu à peu: bélemnites, ammonites, hippurites et grands sauriens; l’époque tertiaire commença. Des animaux de formes nouvelles peuplèrent les mers; les coquilles se multiplièrent à l’infini; elles se rapprochèrent des espèces aujourd’hui vivantes. Sur les continens apparurent les grands quadrupèdes; déjà les mammifères avaient existé dans l’époque secondaire, mais ils étaient assez rares. Leur nombre s’accrut en même temps que leur volume : voilà des dinotherium, des mastodontes, voisins de nos éléphans actuels, des megatherium et des mylodons, gigantesques édentés, des ruminans, des carnassiers et même des singes. Les airs eurent aussi de nombreux habitans : des oiseaux, des insectes. Cette époque tertiaire partagée par d’Orbigny en quatre périodes, bien qu’on en admette trois plus généralement, vit interrompre à plusieurs reprises le développement des êtres. D’abord surgirent les Pyrénées et les Apennins, plus tard les Alpes occidentales, plus tard encore la chaîne principale des Alpes, puis l’Etna, le Vésuve, etc.

Enfin les grandes perturbations cessèrent; la plupart des êtres anciens s’éteignirent; on vit naître ceux qui vivent aujourd’hui : l’époque quaternaire commença. L’homme pourtant ne fut pas créé dès les premiers temps de cette époque; il ne parut que beaucoup plus tard, lorsque toute la nature fut complètement organisée. Quand Dieu eut fait l’homme, ainsi que le dit le texte sacré, il se reposa : nous sommes les témoins de ce repos; la Providence laisse aujourd’hui dormir les grands agens physiques; de rares tremblemens de terre et des volcans viennent seulement de temps à autre nous avertir que rien n’est stable en ce monde : nous sommes dans une période géologique de tranquillité.

D’Orbigny a composé le Cours de paléontologie élémentaire pour démontrer l’existence des vingt-six étages qu’il a signalés : il a donné une description minutieuse de chacun d’eux; il a cherché à prouver qu’ils sont indépendans les uns des autres, et assuré qu’un très petit nombre d’animaux fossiles passe d’un étage dans un autre. Comme cette opinion est fondée sur la comparaison de plus de dix-huit mille fossiles, elle ne laisse pas d’avoir une grande valeur : le naturaliste discute sur des chiffres; il y a peu de chose à répondre à de tels argumens. On a prétendu, il est vrai, qu’il multipliait trop les espèces; « lorsqu’il trouve, disait-on, deux coquilles fossiles dans des terrains différens, il sépare souvent sans motifs suffisans ces coquilles en deux espèces. C’est ainsi qu’il arrive à voir chaque terrain caractérisé par des espèces spéciales. » Ce même reproche de multiplier outre mesure les espèces est adressé à la plupart des zoologistes. On les accuse d’ériger de simples variétés en espèces, d’encombrer la science de nouvelles désignations. Il est bien vrai que le nombre des noms d’espèces augmente tous les jours : la mémoire humaine n’est plus capable de les retenir; mais parce que nous ne sommes pas en état d’embrasser l’étude de tous les êtres de la nature, faut-il nier leur existence?

Non-seulement d’Orbigny admit un très grand nombre d’étages, mais encore il supposa que ces étages étaient les mêmes dans tout le monde. « Les étages, dit-il, que nous avons adoptés sont l’expression des divisions que la nature a tracées à grands traits sur le globe entier, » Il paraît que dans le Haut-Pérou, au Chili, en Colombie, dans l’Alabama, au Texas, à New-York, au Canada, à Pondichéry, à Coutch, dans le nord de l’Oural, on a trouvé les mêmes terrains caractérisés par les mêmes fossiles. Nous ignorons si les subdivisions de terrains constatées en Europe se continuent dans toutes les contrées lointaines. Existe-t-il dix ou cent espèces communes entre deux étages consécutifs? Faut-il partager l’écorce du globe en seize, vingt ou vingt-six étages? Ces questions ne sont pas encore définitivement résolues; mais ce qui semble certain, c’est que les diverses périodes géologiques ont été caractérisées par des animaux et des végétaux particuliers. Voilà une idée qui reçoit chaque jour des confirmations. Elle a changé la face de la géologie; autrefois on distinguait les terrains d’après les caractères physiques, aujourd’hui on les classe d’après leurs fossiles. Sans doute la gloire première de cette idée appartient à Cuvier et à Brongniart; en France, en Allemagne, surtout en Angleterre, plusieurs géologues l’ont développée : aucun cependant n’a plus que d’Orbigny combattu pour elle, aucun n’a cherché davantage à la propager.

Des naturalistes attachés à la croyance que les êtres vivans et fossiles sont le produit d’une seule création ont imaginé la théorie suivante pour expliquer la présence de fossiles spéciaux dans chaque étage. « Les êtres n’ont pas tous vécu à la fois sur le même lieu ; pendant le cours des âges passés, ils ont peu à peu changé de place; après qu’une troupe d’êtres a longtemps habité un pays, une autre troupe venue de parages éloignés lui a succédé. C’est pourquoi sur le même point du globe il y a eu plusieurs époques caractérisées par des fossiles spéciaux. « Cette théorie, que l’on pourrait appeler théorie des migrations, est ingénieuse; mais elle s’accorde difficilement avec les observations des géologues. Dans aucune contrée, on n’a encore rencontré à l’état vivant les animaux de la période de transition, ou même de la période secondaire. Il est vrai que l’on peut répondre: Ces espèces d’animaux sont éteintes; mais que répondre si l’on renverse la proposition et si l’on dit : Dans tous les pays connus, les terrains anciens et même les terrains secondaires ne renferment aucun des animaux actuellement vivans? Il faut nécessairement conclure que ceux-ci ont apparu plus tard. Ainsi la théorie des migrations n’explique point les différences des grandes époques géologiques; on ne peut soutenir que l’apparition des êtres du plus ancien terrain sédimentaire (le terrain silurien) ait eu lieu en même temps que celle des animaux actuels. Dans des limites étroites, la théorie des migrations s’est trouvée d’accord avec l’observation des faits. M. Barrande, dans ses beaux travaux sur la Bohême, a expliqué par des changemens d’habitats la position de certaines couches de fossiles. La théorie de ce savant observateur est connue dans le monde des géologues sous le nom de théorie des colonies.

On a recours à une seconde hypothèse, celle des transformations, pour expliquer les changemens des fossiles lors de chaque nouvelle période. On a pensé que les espèces se sont modifiées pendant le cours des âges, que les êtres inférieurs se sont perfectionnés et transformés peu à peu en animaux d’une organisation très avancée. Auprès de quelques esprits, cette théorie des transformations a passé pour une doctrine matérialiste. Ce reproche ne nous semble pas fondé. En effet, le monde présente le spectacle de générations continuelles. La Providence, qui a donné aux élémens inorganiques la propriété d’éprouver des modifications physiques et chimiques, qui a communiqué aux êtres organisés la faculté de se reproduire en subissant des métamorphoses complètes (comme celle de la chenille en papillon, celle des infusoires en polypes, puis en méduses), pourrait sans doute transmettre également la puissance d’engendrer des espèces nouvelles. Tant qu’un naturaliste admet seulement la transformation de matières en d’autres matières déterminée par une impulsion originaire qui émane de la volonté du Créateur, il reste à l’abri du soupçon de matérialisme. On peut croire à ces transformations sans accepter celle des principes matériels en principes immatériels. On ne peut même de ces transformations opérées dans le monde matériel conclure qu’il existe des transformations analogues dans le monde immatériel, car ces mondes sont nettement distincts : le second l’emporte si manifestement sur le premier que le Créateur peut agir médiatement dans l’un, tandis qu’il agit immédiatement dans l’autre. Enfin la doctrine des transformations ne porte point atteinte à la dignité de l’homme : pour sa créature privilégiée, Dieu peut avoir arrêté le cours ordinaire de la nature. D’après les travaux de la géologie moderne aussi bien que d’après les livres saints, la création de l’homme est un fait isolé dans l’histoire du monde; les découvertes paléontologiques tendent chaque jour à prouver davantage que son apparition est postérieure à la dernière création des animaux. «Jusqu’à présent, dit M. Le vicomte d’Archiac dans son Histoire des progrès de la Géologie, il semble que la venue de l’homme sur la terre soit un phénomène à part dans l’ordre physique comme dans l’ordre moral. »

D’Orbigny a repoussé la théorie de la transformation des êtres. On sait que le règne animal est divisé en quatre embranchemens : les vertébrés, qui sont les plus parfaits des êtres, et se divisent en mammifères, oiseaux, reptiles, poissons; les annelés ou animaux à anneaux, comme les vers, les crustacés; les mollusques ou animaux mous, comme le colimaçon ; les rayonnes, qui sont les derniers des animaux et comprennent les polypiers, les éponges, les foraminifères, etc. Si les êtres s’étaient perfectionnés depuis les premiers temps géologiques jusqu’à nos jours, l’embranchement des rayonnes aurait paru le premier: celui des mollusques serait venu ensuite, puis celui des annelés, enfin celui des vertébrés. Il n’en est rien; les quatre embranchemens ont été simultanément représentés dans les terrains les plus anciens. Ainsi les mollusques ne sont point des rayonnes perfectionnés; les vertébrés ne sont point des annelés perfectionnés. Les partisans de la doctrine des transformations peuvent répondre : « Nous admettons que les quatre embranchemens dont est composé le règne animal aient paru depuis l’origine des temps; mais peut-être n’étaient-ils représentés que par leurs membres les moins parfaits. Peut-être les divers êtres d’un même embranchement sont-ils le résultat de transformations successives. » Cette question a trop de gravité pour n’être pas étudiée avec quelque détail ; pour la résoudre, il faut passer en revue chacun des quatre embranchemens. Voyons d’abord les rayonnés. Les plus imparfaits des rayonnés sont les éponges et les foraminifères ; les plus parfaits sont les échinodermes. Si les êtres eussent marché dans une voie de progrès, les éponges et les foraminifères auraient paru les premiers, les échinodermes les derniers. Or nous voyons le contraire : les ordres d’échinodermes sont plus nombreux dans les terrains anciens que ceux des foraminifères et des éponges. Les mollusques ne nous offrent pas des indices plus satisfaisans pour la théorie du perfectionnement des êtres; toutes les classes de ces animaux ont existé simultanément dès les premières périodes géologiques, et les céphalopodes, qui sont les mollusques dont l’organisation est la plus élevée, ont dans ces âges anciens un développement extraordinaire. Comme les deux embranchemens précédens, celui des annelés a toutes ses classes représentées dès les premiers temps du monde; les coléoptères, les plus parfaits des insectes, ont laissé leurs débris dans les terrains anciens. Le quatrième embranchement du règne animal, celui des vertébrés, fournit des faits moins défavorables à la théorie de la transformation des êtres. En effet, si les poissons et les reptiles ont vécu dès l’époque de transition, les oiseaux et les mammifères ont apparu assez tard dans l’histoire du globe. Comme ces animaux sont à la fois les plus connus et les plus parfaits du règne organique, on a conclu de leur arrivée tardive dans le monde que l’organisation avait été en se perfectionnant depuis les temps anciens jusqu’à nos jours. Cette conclusion, suivant d’Orbigny, n’est point rigoureuse, puisque sur quatre embranchemens trois tendent à renverser la théorie du perfectionnement, et que, même dans le quatrième, deux classes sur quatre fournissent des argumens contre cette théorie.

D’ailleurs il n’est pas encore absolument prouvé que les oiseaux et les mammifères n’aient pas existé dans les anciennes époques géologiques. Il y a quelques années, on connaissait seulement quatre espèces de mammifères fossiles dans les terrains secondaires. Ces animaux avaient été trouvés en Angleterre, à Stonesfield, près d’Oxford. Cette découverte avait fait grand bruit; on s’étonnait que les recherches des géologues n’eussent encore abouti qu’à la rencontre de quatre espèces de mammifères dans les formations secondaires. Plusieurs naturalistes ont longtemps persisté à croire que ces animaux n’avaient paru que dans l’époque tertiaire. Les uns ont pensé que les fossiles de Stonesfield n’étaient pas des mammifères, mais des reptiles; les autres ont supposé qu’ils avaient vécu pendant l’époque tertiaire, et qu’ils avaient pu tomber dans quelques crevasses du terrain secondaire. Comme la question me semblait d’un grand intérêt pour l’histoire de la paléontologie, je me rendis à Stonesfield; je me fis descendre au fond du puits où l’on avait trouvé les ossemens en question : l’étude des couches me prouva que les quatre espèces de quadrupèdes appartenaient véritablement au terrain secondaire. Dans ces dernières années, on vient de découvrir d’autres mammifères fossiles dans les terrains secondaires de l’Angleterre, de l’Allemagne et de l’Amérique du Nord. Arrivera-t-on un jour à en rencontrer dans les terrains les plus anciens? Nul ne peut le dire. Les beaux travaux de MM. Murchison, de Verneuil, Barrande et d’autres savans géologues sur les couches de transition ont eu pour objet les êtres marins plutôt que les animaux terrestres. Nous sommes loin de connaître les dépôts formés sur les continens des anciens âges du monde comme nous connaissons les terrains déposés dans leurs océans. Or les mammifères et les oiseaux sont généralement terrestres. Laissons de côté les animaux fossiles qui ont vécu sur les continens, puisque les paléontologistes ont encore sur eux peu de renseignemens; quant aux êtres marins, il semble démontré qu’ils ne se sont pas perfectionnés, qu’ils ne sont point les produits de transformations successives.

Si les êtres ont été plusieurs fois renouvelés pendant la durée des temps géologiques et s’ils n’ont point eu le pouvoir de se transformer, il faut imaginer une force qui soit en dehors d’eux, et cette force, c’est la puissance immédiate de Dieu. Les vingt-six époques de d’Orbigny correspondent, selon lui, à vingt-six créations distinctes. Cette opinion a choqué plusieurs esprits. « Est-il raisonnable, a-t-on dit, de faire intervenir Dieu tant de fois dans des événemens purement matériels? A l’origine, l’auteur de la nature imprima aux élémens physiques, aux animaux et aux plantes la faculté de se transformer; le changement est le propre de tout ce qui est matière. » On peut répondre que parler ainsi, c’est quitter le domaine des faits pour entrer dans une sphère inabordable à l’esprit humain. Qui donc peut juger ce qui est plus ou moins digne de la puissance divine? Vous croyez la nature trop vile pour que Dieu s’occupe vingt-six fois de la réorganiser! Tel n’est pas notre sentiment ; par l’immensité de son ensemble, par la petitesse de ses détails, la nature nous paraît digne d’avoir à plusieurs reprises occupé l’activité immédiate de Dieu.

M. Agassiz admet la théorie des créations, mais il diffère essentiellement de d’Orbigny en ce qu’il suppose des créations progressives; il pense que Dieu, à chaque époque géologique, a fait des êtres de plus en plus parfaits; il suppose que les divers types n’ont primitivement été représentés que sous les formes les plus humbles, sous des formes qui rappellent les embryons actuels. La théorie de ce naturaliste ne s’accorde pas avec les faits que d’Orbigny a rassemblés sur l’époque de l’apparition des êtres. Comme on a pu en juger par le résumé que nous avons donné, d’Orbigny a nié que les créations des premières époques géologiques aient produit en général des êtres moins parfaits que les créations les plus récentes; les formes des animaux anciens ne sont point les formes embryonnaires des animaux actuels. Il est vrai que les êtres des diverses créations présentent des points de ressemblance frappans : ils ont entre eux des traits communs qu’il est impossible de méconnaître; mais ces traits d’union ne sauraient prouver leur filiation. Le grand organisateur du monde a voulu sans doute qu’au milieu de leur diversité, les créatures gardassent l’empreinte de l’unité, attribut de sa puissance divine.

S’il est curieux de chercher comment les diverses générations des êtres fossiles ont apparu, il n’est pas moins intéressant de savoir comment elles ont disparu. Suivant l’opinion de plusieurs naturalistes, elles se seraient éteintes d’elles-mêmes; elles seraient mortes de vieillesse. Les sociétés, comme les individus, auraient une somme de vie qui s’épuiserait après un certain laps de temps. Cette idée est séduisante pour la raison; cependant d’Orbigny ne l’a pas acceptée, il l’a crue en désaccord avec les faits observés. Il a pensé que l’extinction des animaux avait été le résultat des grands bouleversemens géologiques. Nous avons dit que le monde a eu tour à tour ses temps de calme et ses temps de désordre ; les chaînes de montagnes se sont formées successivement : M. Élie de Beaumont a fait connaître les diverses époques de ces soulèvemens. On ne peut douter qu’ils n’aient occasionné des perturbations terribles à la surface du globe. Lors du tremblement de Lisbonne en 1755, la mer forma des lames de projection hautes de près de 20 mètres, qui envahirent plusieurs fois les côtes du Portugal, celles de l’Espagne près de Cadix, et même celles de l’île de Madère; sur la côte du Maroc, à Tanger, la mer franchit dix fois de suite ses limites et inonda le pays. A Kinsale en Irlande, la tourmente des flots enleva des navires en panne dans le port et les transporta sur la place du marché. L’agitation des mers s’étendit jusqu’à la Martinique, à la Laponie, au Groënland. Lors du tremblement de Calabre en 1783, les eaux s’avancèrent sur les côtes de Sicile et détruisirent la moitié de la ville de Messine.

De tels bouleversemens ont été causés par de petits changemens dans le niveau des couches du sol; les élévations qui se produisirent alors sont insignifiantes, si on les compare aux accidens des grandes montagnes du globe. Quelles révolutions durent donc occasionner les soulèvemens des Alpes, de l’Himalaya ou de la Cordillère? Les eaux de tous les océans bondirent; elles couvrirent les continens, ici les ravinèrent, là y déposèrent des blocs de rochers, des cailloux, des sables. La surface de la terre présente des traces irrécusables de ces bouleversemens. Autrefois, sur l’emplacement actuel de la ville de Paris, le sol s’élevait à la hauteur de Montmartre, du Mont-Valérien, de Bellevue; l’espace compris entre ces monticules a été creusé par de violens courans d’eau. Certainement, lors de tels déluges, les animaux terrestres furent noyés; ceux qui vivaient dans les lacs et les rivières furent asphyxiés, car l’eau salée, en pénétrant dans l’eau douce, en fait rapidement périr les habitans. Quant aux animaux marins, leur destruction par les grandes révolutions du globe s’explique presque aussi facilement. Ici les flots perdirent de vastes parties de leur domaine, là ils engloutirent des continens. Dans cette lutte de la terre et des eaux, combien d’êtres marins furent mis à sec! combien virent changer le niveau de la zone où ils habitaient! Tels animaux ne peuvent exister que dans les mers profondes; tels ne vivent que sur les rivages, et périssent lorsque leur milieu est modifié. Ces cataclysmes durent entraîner dans la mer des cailloux, des sables qui recouvrirent et écrasèrent les animaux, ou de la vase qui les asphyxia. D’Orbigny, pour vérifier quelle est l’influence de la boue mêlée à l’eau des océans, a fait l’expérience suivante : il a placé dans un bassin d’eau de mer des sèches, des calmars et des poissons; pour peu qu’.il jetât de la terre glaise ou de la terre ferrugineuse dans ce bassin, il voyait les animaux périr asphyxiés. Si de la boue mélangée à l’eau de mer suffit pour déterminer la mort des poissons et des mollusques, combien sera plus délétère une eau chargée non-seulement de vase et d’hydrate de fer, mais encore des gaz acides qui se sont dégagés sans doute lors des bouleversemens du globe !

Il est vrai que d’Orbigny admet des changemens de générations à des époques où l’on n’a pas encore indiqué des soulèvemens de montagnes; mais il pense que les océans cachent sans doute la trace de plusieurs dislocations anciennes. A défaut de soulèvemens de montagnes, plusieurs accidens de valeur secondaire ont pu servir de point d’arrêt dans l’existence des êtres. D’Orbigny croyait reconnaître la limite de deux étages sur beaucoup de points où l’on n’a pas encore indiqué des traces de grands bouleversemens; il s’était exercé à l’étude de ces accidens géologiques nommés failles, qui sont les résultats des oscillations du sol. Lorsqu’il voyait une lacune dans la superposition des étages, il en concluait que cette lacune correspondait à quelque interruption dans le dépôt des couches, et par conséquent à des dislocations. S’il trouvait intercalée dans la série des terrains une couche ravinée, déchirée, polie par le passage de cailloux roulés, il supposait qu’entre le dépôt de cette couche et de celle qui lui est superposée il y avait eu des afflux de courans violens explicables seulement par un bouleversement du sol, soit proche, soit très éloigné. La brusque succession d’un banc renfermant des coquilles ordinairement recueillies dans des mers très profondes à un banc qui semblait avoir été formé sur un rivage était pour lui l’indice d’une dislocation qui avait abaissé le sol sous-marin dans l’intervalle de la formation de ces deux bancs.

La paléontologie éclaire l’histoire ancienne non-seulement des êtres, mais encore du monde physique. Par exemple, la distribution des animaux fossiles nous fournit des notions assez précises sur la configuration des mers aux diverses époques géologiques. On sait que chaque zone marine a ses habitans particuliers : tels animaux vivent dans les mers profondes comme les térébratules et les bryozoaires; tels habitent les côtes comme les huîtres et les peignes; les agglomérations de coquilles roulées et de corps naturellement flottans indiquent la limite supérieure des flots. Appliquant ces remarques aux fossiles, d’Orbigny a séparé les formations marines des temps passés en « formations des mers profondes, formations côtières, formations littorales. » Ainsi à Luc, dans le Calvados, on voit des terrains pétris de térébratules et de bryozoaires; dans les Deux-Sèvres, contre la limite du plateau central de la France, on rencontre les mêmes terrains remplis d’ammonites, coquilles naturellement flottantes. Ceci n’a rien qui puisse nous surprendre, car nous savons que le plateau central de la France était déjà soulevé hors des flots lorsque le Calvados et les Deux-Sèvres étaient encore couverts par la mer. Or, dans les Deux-Sèvres, on est voisin de cette île ancienne; nous devions donc y trouver des coquilles littorales. Dans le Calvados, on est loin de cette île; nous devions y rencontrer les coquilles propres aux mers profondes. C’est un résultat bien admirable que d’arriver à dire non-seulement : pendant telle période du monde, telle contrée était un continent, telle autre était baignée par la mer; mais encore : tel point était un rivage, tel autre une mer profonde. La répartition géographique des animaux dans les temps géologiques a été tout à fait différente de la répartition actuelle. On voit des tatous, des didelphes, des crotales, des alligators fossiles en Europe, quand ces animaux ne vivent plus qu’en Amérique; des chevaux et des chameaux fossiles en Amérique, quand aujourd’hui ces animaux sont originaires de l’ancien continent. Les êtres marins nous présentent des faits semblables : en Europe, nous trouvons fossiles un grand nombre de poissons et de mollusques maintenant spéciaux, les uns aux mers de l’Inde et de l’Amérique, les autres au Grand-Océan. Si la répartition des êtres dans les âges passés fut différente de la répartition actuelle, il faut sans doute l’attribuer surtout aux changemens de la configuration du sol terrestre et de la température. Suivant d’Orbigny, la chaleur dans les temps anciens fut presque uniforme sur le globe; les variations de nos climats n’existaient pas encore. Les mêmes genres et les mêmes espèces se retrouvent dans les terrains anciens : — en Bolivie, aux îles Malouines, près du Cap-Horn, au cap de Bonne-Espérance, dans l’hémisphère austral; — en Venezuela, sur les rives du Mississipi, au Canada, au Spitzberg, en Asie, en France, en Angleterre, etc., dans l’hémisphère boréal. Cette chaleur si uniforme devait être très intense. D’après l’opinion la plus généralement répandue, notre planète a été primitivement un globe de feu et elle s’est refroidie très lentement à sa surface. L’intérieur en est encore incandescent, ainsi que le prouvent les eaux thermales, les volcans et l’accroissement moyen d’un degré de chaleur par 30 mètres à mesure que l’on descend dans les profondeurs de la terre. Il est probable que pendant longtemps la chaleur fixe du centre du globe, a neutralisé la chaleur essentiellement variable du soleil. M. Deshayes, par ses belles études comparatives sur les animaux fossiles et vivans, est parvenu à prouver que, dans le commencement de l’époque tertiaire, la France devait être soumise à une température un peu plus élevée que la chaleur actuelle de l’équateur.

L’étude des êtres fossiles peut jeter quelque lumière non-seulement sur l’état de la température dans les temps anciens, mais encore sur la composition de l’atmosphère et des eaux. D’Orbigny a passé en revue les organes de la respiration chez les êtres fossiles, ceux qui ont habité les eaux, ceux qui ont vécu sur terre. Parmi les premiers, les uns, comme les éponges et d’autres rayonnés, n’ont pas d’organes spéciaux pour la respiration; les autres, comme les poissons et les mollusques, ont des branchies (vulgairement appelées ouïes). Parmi les animaux terrestres, les uns, comme les reptiles, ont des poumons; d’autres, comme les scorpions, ont des poches pulmonaires; d’autres enfin, comme les insectes, respirent par des trachées. Or, dans les plus anciens terrains, on voit des animaux appartenant à toutes ces catégories. D’Orbigny en conclut que, dès les premiers temps où la vie a paru dans le monde, l’atmosphère et les eaux devaient être très peu différentes de ce qu’elles sont aujourd’hui. Il eût mieux fait peut-être de dire qu’elles ne pouvaient être complètement différentes, car des reptiles et des animaux voisins des scorpions peuvent sans doute respirer un air moins pur que les oiseaux et les mammifères, chez lesquels la consommation de l’oxygène est beaucoup plus considérable. Tant qu’on n’aura découvert ni mammifères ni oiseaux dans les anciens terrains, on pourra penser que l’atmosphère n’avait pas assez de pureté pour être propre à leur respiration, et déjà la végétation de la période houillère tend à faire croire que non-seulement l’air eut une humidité et une chaleur plus grandes qu’aujourd’hui, mais aussi qu’il renfermait des principes différens. Quelques physiciens affirment que l’atmosphère pendant la période houillère fut activée par un composé azoté autre que notre azote gazeux et beaucoup plus assimilable, peut-être de l’ammoniaque, peut-être des nitrates. Ce qui est certain, c’est qu’en supposant la végétation de la période houillère égale à celle des régions les plus fécondes du Nouveau-Monde, il faudrait admettre des temps incalculables pour la formation des bancs de houille. Mais qui pourrait sonder l’immensité des âges? La géologie est pour l’homme un enseignement non moins vaste que l’astronomie; cette science lui montre qu’il est à peine un point dans l’espace, celle-là qu’il est à peine un point dans le temps.

D’Orbigny ne s’est donc point borné à la simple description des êtres fossiles, il a tiré de cette étude d’importantes conséquences. En 1853, il fut chargé d’occuper une chaire de paléontologie fondée au Jardin des Plantes. Le savant professeur aimait à exposer les grandes questions théoriques de la paléontologie, et surtout il insistait sur ce fait qui domine tous ses travaux et qui en est le résumé : les temps géologiques se divisent en un grand nombre de périodes distinctes caractérisées par des êtres spéciaux qui sont nés avec ces périodes, qui sont morts avec elles. La paléontologie aux yeux de d’Orbigny était surtout une science historique : c’était le récit de chacune de ces périodes qui ont vu naître, se développer et mourir de nouvelles générations de plantes et d’animaux. Qu’emporté par le charme des découvertes il ait quelquefois été trop absolu dans l’exposé de l’histoire du vieux monde, c’est chose possible; mais on ne saurait douter qu’il n’ait eu une foi profonde dans ses doctrines : il croyait lire couramment dans l’histoire des êtres anciens. L’affirmation était le propre non-seulement de son style quand il écrivait, de ses paroles quand il professait au Muséum, mais encore de son esprit, alors qu’il était seul au milieu des produits de la nature. Si on compare la paléontologie d’aujourd’hui avec ce qu’elle était au temps de Cuvier et de Brongniart, ses premiers fondateurs, on verra quels immenses progrès elle a faits, et d’Orbigny, de l’aveu de tous, est un des hommes qui lui ont communiqué la plus forte impulsion.

S’il m’était permis de jeter un regard sur l’avenir de cette science, je dirais : Les découvertes des fossiles se sont déjà trop multipliées pour qu’un seul homme puisse en étudier tous les détails; les botanistes, les entomologistes, les conchyliologistes, les mammalogistes déterminent les fossiles qui sont l’objet spécial de leurs recherches. Chacun de ces naturalistes compare dans la sphère de ses travaux la nature passée avec la nature vivante. Etablis sur de plus larges bases, les principes que l’on formule acquièrent une nouvelle portée, et chaque branche de l’histoire naturelle s’agrandit. Là ne se borne point le rôle de la paléontologie; ainsi comprise, elle ne serait qu’un appendice ou un complément des diverses sciences naturelles. Sa destinée est plus élevée : elle doit former elle-même une science spéciale. Les paléontologistes proprement dits rassembleront les travaux des naturalistes ; ils classeront les matériaux non plus suivant les caractères des familles et des espèces, mais suivant les dates. Ayant ainsi sous leurs yeux l’ensemble du règne animal et du règne végétal aux divers âges du monde, ils pourront reconstruire sur des bases sûres l’histoire du temps passé. On développera toutes ces hautes questions que déjà d’Orbigny et d’autres savans naturalistes ont cherché à résoudre : Combien de fois les générations de plantes et d’animaux ont-elles été renouvelées? Qui a déterminé leur apparition? Quelle cause amena leur extinction? Que nous apprennent les fossiles sur l’état physique et chimique du monde ancien, sur la durée approximative des diverses périodes, sur la forme des continens et des mers pendant chacune de ces périodes?

La science des fossiles n’est point seulement féconde en grandes théories, elle est aussi une science d’application. Sans doute la stratigraphie, c’est-à-dire l’étude de la superposition des terrains, est la base principale sur laquelle on peut fonder la distinction des couches du globe; mais, sans la paléontologie, la stratigraphie est une lettre morte. Tant que les fossiles d’un étage sont inconnus, ou tant que l’on ne peut comparer cet étage avec un autre dont on connaît les fossiles, on chercherait vainement à établir la constitution géologique d’une contrée. Ainsi les terrains d’Italie nommés macignos et les roches métamorphiques des divers pays du monde ne furent point classés avant l’époque où des fossiles y furent découverts, avant celle du moins où il fut possible de fixer la relation de ces roches avec des couches fossilifères. Je ne crois pas nécessaire de rappeler combien il importe de connaître les terrains dont la surface du globe est formée; les travaux des puits artésiens, l’exploitation des métaux, les recherches de la houille, les essais de marnages et d’amendemens, le percement des couches pour les voies ferrées et les canaux, etc., ne peuvent s’exécuter sans une parfaite connaissance de la nature du sol. Une science qui est la compagne indispensable de la géologie stratigraphique est donc d’une immense utilité pratique. Plus les idées de d’Orbigny viendront à prévaloir, plus on croira que les fossiles, limités exactement dans certaines couches, servent à faire reconnaître non-seulement les principaux groupes des terrains, mais encore les subdivisions, — plus aussi s’accroîtra l’importance de la paléontologie.

Les collections de d’Orbigny, que l’état vient d’acquérir, et les collections que le Muséum possédait déjà, composent aujourd’hui un assemblage de précieux matériaux. Cependant elles ne sembleront qu’un noyau, si nous pensons aux milliers d’êtres encore ignorés qui gisent dans les entrailles de la terre. La paléontologie ne date que de cinquante ans, et nous connaissons déjà plus de vingt-cinq mille animaux et une multitude de plantes fossiles. Un jour (et nous devons l’espérer, ce jour n’est pas loin), le Muséum d’histoire naturelle verra s’adjoindre à ses riches galeries une galerie de paléontologie. Sans doute on construira autant de salles qu’il y a eu de grandes époques dans les âges passés : les animaux et les plantes fossiles se retrouveront rassemblés comme ils le furent dans les temps géologiques. En passant successivement dans les diverses salles, on croira voir se dérouler tous les tableaux de l’histoire du vieux monde. Dans l’une, on trouvera les trilobites et les autres êtres qui ont été les premiers habitans du globe; dans une autre s’élèveront les plantes de cette période houillère où la végétation a été plus luxuriante que dans les pays les plus favorisés de nos jours; dans une autre, on admirera la prodigieuse variété des fossiles de l’époque secondaire, ammonites, bélemnites, mégalosaures, reptiles volans ; dans les salles de la période tertiaire, autour de tables chargées de mille espèces de coquillages, se dresseront les squelettes des mastodontes, des dinotherium, des megatherium et des autres animaux gigantesques, qui semblent le dernier effort du monde matériel au moment où va apparaître une nouvelle puissance destinée à le dominer : l’intelligence. Enfin, à l’extrémité des galeries, on apercevra l’homme, chef-d’œuvre de la création, dernier terme de tant de merveilles qui se sont succédé depuis le jour où la vie a paru sur le globe.


ALBERT GAUDRY.

  1. Les Andes proprement dites sont vulgairement nommées Cordillères orientales.
  2. Deux des membres de cette mémorable expédition ont déjà péri : M. d’Osery a été assassiné en Bolivie; M. Emile Deville, entraîné par l’amour de la science, a recommencé une deuxième expédition et est mort de la fièvre jaune au Brésil.
  3. Voyez sur la Paléontoloie l’étude de M. Laugel dans la Revue du 15 mai 1856.