Album des missions catholiques, tome IV, Océanie et Amérique/Micronésie et Mélanaisie

Collectif
Société de Saint-Augustin (p. 30-35).

MICRONÉSIE ET MÉLANÉSIE

Origines, Abandon, reprise de la mission. La Nouvelle-Guinée. Port-Léon.


L y a quelques années à peine, les ouvriers apostoliques ont enfin réussi à défricher une ou deux coins du champ immense de la Mélanésie et de la Micronésie. Plusieurs tentatives héroïques faites dans l'archipel Salomon ou dans celui des Carolines échouèrent successivement. Les vaillants apôtres à qui le Saint-Siège confia ces îles, y mirent pied à terre aux prix d'efforts inouïs ; mais l'heure de Dieu n'avait pas encore sonné ! Ils durent bientôt les abandonner, à la suite des coups rapides et multipliés qui vinrent frapper ces premiers missionnaires. On n'a pas perdu le souvenir de Mgr Epalle débarquant


MÉLANAISIE. — MAISON DES MISSIONNAIRES A BERIDNI (Nouvelle-Bretagne), d'après un croquis de Mgr Navarre.


sur ces rives inhospitalières, et massacré à son arrivée dans l'île Isabelle (archipel Salomon). Son successeur Mgr Collomb, le suivait au bout de quelques mois dans la tombe où les avaient déjà précédés les PP. Pages et Jacquet, victimes de la férocité des insulaires à San-Christoval. Bientôt après, les PP. Crey et Villien, tombaient dévorés par la fièvre et la brûlante ardeur de ces climats. Les autres missionnaires, épuisés de fatigues et poursuivie par les naturels, de qui quelques-uns reçurent même de graves blessures, abandonnèrent à regret ces îles infortunées où ils n'avaient pas trouvé d'épis mûrs pour la moisson ; mais ils conservèrent l’espoir d’y retourner, sitôt que la bénédiction divine, attirée par le sang des martyrs aurait disposé ces peuples à recevoir la bonne nouvelle du salut.

Mais le sang généreux de ces Martyrs a crié miséricorde et attiré sur ces infortunées populations des grâces de salut. Les efforts tentés récemment ont enfin abouti ; la croix est maintenant arborée sur plusieurs points de ces archipels inhospitaliers.

C’est hier que les PP. Capucins espagnols abordaient aux îles Carolines, le P, Navarre dans la Nouvelle Bretagne, et le P. Vérius dans la Nouvelle Guinée. Notons les impressions de ces hardis apôtres en mettant le pied sur ces terres dévorantes.

La prise de possession de la Nouvelle Guinée par les missionnaires catholiques est de date trop récente (4 juillet 1885) pour que les annales de l’apostolat puissent nous offrir sur ce monde nouveau autre chose que de rapides croquis.

On nous permettra, à raison de l’intérêt qu’elles offrent, de détacher du journal de bofd du P.Vérius, les pages relatant les émouvantes péripéties des dernières journées de sa traversée et de sa première installation dans la grande île.


MÉLANÉSIE. — HABITATION D'UN CANAQUE A LA NOUVELLE GUINÉE, d'après un croquis de Mgr. Navarre. (Voir p. 31.)


Le missionnaire partit, le 19 juin, de Thursday Island, l’une des îles du détroit de Torrès, sur une petite barque de pêche. L’océan était furieux, aussi la navigation fut elle des plus pénibles.

« Vers le soir du 20 juin, raconte le P. Vérius, la mer devint tellement grosse que nous dûmes ancrer derrière l’Ile-Double. Nous en profitâmes pour descendre à terre et faire nos exercices de piété ; car, à bord, impossible de lire ou de parler, on ne peut songer qu’à une chose : se tenir ferme aux mâts et aux cordages, sous peine de prendre un bain forcé et de faire une visite aux poissons. La soirée fut belle ; après nous être reposés un peu à terre, nous plantâmes une croix dans cette île déserte, nous y fîmes notre lecture spirituelle, notre prière, et, après une courte réfection, nous retournâmes à bord. Le lendemain la mer fut meilleure, le surlendemain aussi, mais la nuit venant, nous étions toujours obligés de chercher un refuge derrière une île quelconque. L’île Jorke parut enfin à l’horizon et près d’elle, au mouillage, le « Gordon » grosse barque de pêche mise pour quatre mois à notre disposition. Le lendemain, nouvelles difficultés. Je croyais trouver le bateau tout prêt et tout armé. Il n'a point de boussole. Comment faire ?... retourner à Thursday pour en acheter une ?... Mais pour y aller il m'en faut une. heureusement arrive un bateau qui en a une de reste et qui nous la cède. Enfin, le 25 juin au matin, après avoir célébré le saint sacrifice de la messe dans notre cabane de paille, nous levâmes l'ancre pour la Nouvelle-Guinée.

« La journée fut terrible ; juste au moment de traverser deux bancs de coraux, la pluie se mit à tomber, la mer passait par-dessus le bateau et j'eus mille peines à rassurer mes compagnons de voyage et à me tenir cramponné à l'avant pour examiner la route. Le soir, mouillés jusqu'aux os, nous ancrâmes derrière l'île Darnley, dont l'Albertis parle longuement dans son voyage à Jule-Island. Nous dressâmes la tente sur le pont pour y passer la nuit, mais tout était mouillé. Impossible de sa réchauffer. Pour comble, le vent, agissant sur la tente, fit chasser le bateau sur son ancre et nous renvoya au large. Il nous fallut une bonne heure pour revenir. Le lendemain, impossible de partir. Mais le 27, vers trois heures du matin, le vent étant favorable, nous levâmes l'ancre pour ne plus la jeter qu'en Nouvelle-Guinée. Nous entrions en pleine mer, plus d'îlots pour s'abriter, il fallait marcher. En avant donc, il n'arrivera que ce que le bon Dieu voudra pour sa gloire !

« Toute la journée du 27, la nuit et journée du 28, nous eûmes la mer la plus affreuse : les vagues étaient deux fois plus hautes que les mâts de notre barque. Par trois fois nous faillîmes tous être balayés. Comme l'ont se sent petit dans ces terribles occasions !... Les bons Frères étaient pâles d'effroi, ils me regardaient pour savoir ce qu'ils devaient penser. Enfin, le 28, vers si heures du soir, le ciel s'ouvrit et devint tout à coup serein, du côté de la Nouvelle-Guinée. Une pauvre petite colombe nous avait annoncé la terre ; fatiguée du chemin, elle cherchait à se reposer sur nous voiles. J'en fus touché, tout le monde disait : « C'est de bon augure. »

« Vers le soir, au moment où nous ne pensions qu'à prier, le Frère Gasbarra s'écria :

« La Nouvelle-Guinée !... La Nouvelle-Guinée!... »

« Elle était là, en effet, cette chère Terre Promise. Les larmes nous vinrent aux yeux à tous, larmes de joie et de reconnaissance.

« Deux jours furent employés à reconnaître les lieux. En louvoyant le long de la côte, nous vîmes deux grands villages. Ayant jeté l'ancre devant l'un d'eux, vite les sauvages vinrent à notre bord avec des cocos qu'ils troquèrent pour du tabac.

« Enfin, le 30 juin au soir, nous ancrâmes dans Hall-Sound, en face de l'île Jule ou Roro, but de notre voyage, et où nous devons établir une station qui sera comme la mère de toutes les stations subséquentes de la Nouvelle-Guinée.

« Le lendemain 1er juillet, fut le jour de descente.

« Arrivé dans une baie fort jolie qui se trouve au sud de l'île, le capitaine de notre barque me dit :

« Je vois des maisons..., des plantations..., je vois
« un sauvage, puis deux, puis trois... »

« Arrière donc, lui dis-je, et jetez l'ancre au centre
« de la baie, c'est là que le bon Dieu nous veut. Cette
« baie sera Port-Léon, en perpétuelle mémoire de
« Sa Sainteté Léon XIII' qui nous a confié l’évangélisation
« de la Nouvelle-Guinée, et la colline que voilà
« sera notre future résidence »

« A peine eûmes-nous ancré, que les sauvages se montrèrent en foule sur le rivage. Ils sortaient de toutes parts. Je leur fis signe de venir. Aussitôt une vingtaine d'entre eux se précipitèrent dans leurs pirogues qu'ils tenaient cachées, et se dirigèrent vers nous.

« C'était plus que n'en voulait notre capitaine ; il eut un peu de frayeur et chargea son révolver. Je défendis aux hommes de tirer sans mon ordre. Les sauvages arrièrent, bons, presque timides. Je fis monter les plus âgés et leur donnai un peu de galette de mer. Ils ne se firent pas prier, je vous assure. J'avisai alors l'un d'eux qui se nomme Raouma, et je lui fis entendre que je voulais descendre dans son île près de sa maison. Il comprit mes gestes, et fît éclater sa joie d'une manière extraordinaire. Il voulut savoir qui j'étais :

« Missionary, Missionnaire, » lui répondis-je.

« Le pauvre homme prit cela pour mon nom et depuis, tout le monde m'appelle : « Mitsinary ».

« Quand je vis ces pauvres gens en de si bonnes dispositions, je dis au capitaine :

« Battons le fer pendant qu'il est chaud ; suivez-moi
« avec Frère Nicolas et allons de suite acheter
« un terrain »

« Je pris le paquet préparé d'avance pour cet achat et nous voilà partis sur une pirogue de sauvage. L'affaire fut conclue en un quart d'heure. Raouma, Colva, sa femme, toute sa famille et nous, fîmes le tour de la terre que je voulais acquérir, marquant l'espace désiré par de petits tas de pierres. J'étalai ensuite aux pieds de Raouma trois chemises, trois couteaux de poche, trois colliers, trois miroirs et deux petites musiques avec un peu de tabac. Puis, lui faisant admirer le tout, je lui fis signe que cela était à lui et le terrain à moi. Il consentit, et toute sa famille sautait de joie. Nous revînmes à bord pour dîner, et, le soir même, nous descendîmes à terre pour couper le bois de la cabane.

« Le lendemain, 2 juillet, en moins de quatorze heures, nous arrivâmes à mettre sur pied une cabane couverte d'herbes sèches, de six mètres sur quatre avec deux compartiments. Les sauvages en sont dans l'admiration. Enfin, le 4 juillet, j'avais le bonheur de célébrer la première messe qui ait été célébrée en Nouvelle-Guinée. »

Les épreuves ne tardèrent pas à arriver : elles vinrent du côté où on ne les attendait pas. Les provisions apportées de Thursday prirent fin, la disette commença de se faire sentir, et le petit bateau qui devait ravitailler la mission ne reparaissait pas. Puis vinrent les fièvres, conséquence d’un travail prolongé, forcé, en plein soleil, plutôt que de l’insalubrité de l’île.

Mais la Providence n’abandonnait pas ceux qui s’étaient uniquement confiés en elle. Grâce à un fusil et à quelques munitions, on parvenait à abattre quelques pièces de gibier, Les provisions de chasse finirent, elles aussi, par s’épuiser, et le moment arriva où il fallut se mettre tout de bon à la sauvage : bananes le matin, bananes à midi et bananes le soir ; plût à Dieu que cela eût pu continuer ainsi ! Les objets de commerce, servant de monnaie, touchaient à leur fin, et les sauvages ne donnant rien pour rien, les bananes elles-mêmes devinrent précieuses et rares. On devine toutes les souffrances occasionnées par cette pauvreté.

Ici se place une petite excursion dans l’intérieur de la Nouvelle-Guinée, en vue d’approvisionnements à faire. Nous laissons encore parler le P. Vérius.

« Après avoir arrangé nos vêtements qui tombaient en pièces, nous préparâmes notre monnaie, c’est-à-dire les divers objets que nous devions donner en échange de ce que nous désirions. Nous dûmes prendre, sur nos affaires particulières, une hache, la seule bonne qui nous restait, une de nos chemises, deux couteaux, un miroir, du tabac et quelques allumettes. Avec cela, nous espérions acheter un porc, des bananes, des cocos et des taros.

« Le village de Bioto où nous allions n’est qu'à cinq ou six kilomètres à l’intérieur. Nous côtoyâmes tout Hall Sound. La paresse de nos sauvages s'accommode mieux de pousser avec un bâton le long des côtes, que de ramer. Après quelques heures, nous étions dans la grande et unique embouchure des deux fleuves Hilda et Ethel, qui a bien cent mètres de largeur. Quel spectacle splendide ! Les eaux calmes, les deux rives parfaitement boisées et comme parfumées ; mille oiseaux divers, aux couleurs les plus brillantes, chantaient en volant sur nos têtes, des poissons par milliers, et aussi des crocodiles nous regardaient passer. Nous traversâmes cette embouchure, et à peine eûmes-nous fait deux ou trois cents mètres que nos sauvages nous indiquèrent la rivière à gauche, Nous la remontâmes pour arriver à Bioto.

« Une trentaine de maisons bien bâties, sur deux rangs, une rue large et bien ensablée, les deux extrémités de cette rue fermées par des monuments spéciaux, attirèrent tout d’abord notre attention. C’était le village.

« Dans un de ces bâtiments se tenait une réunion de vieillards. On se dirigea vers cet édifice, toujours en silence.

« — Amis, dirent nos hommes en s’asseyant, nous
« sommes vos amis ; ce blanc, c’est le Mitsinari,
« missionnaire. »

« Je m’assis alors gravement, et saluai tous ces anciens en leur demandant leur nom et en leur faisant de petits présents : tabac, perles, etc. Alors s’engagea la conversation. J’étais dans la Maréa, maison de réception, où tous les étrangers ont le droit d’entrer, de dormir et d’être nourris. Le village entier était là, les hommes dans la Maréa, les enfants sur les escaliers, et les femmes sur la place. Après avoir remercié tout le monde et dit combien nous étions heureux de voir les fils de Bioto, et combien nous trouvions beau leur village, je commençai à leur faire entendre le but de mon voyage et je répétai avec emphase mes tarifs, c’est-à-dire les divers objets que je me proposais de donner en échange de ce que je demandais.

« Mais, au moment où je m’y attendais le moins, on nous apporta les dons de bienvenue : cinq grands plats remplis de tout ce que les sauvages ont de plus délicat. Je fis semblant d’être ravi de la chose, car ils nous faisaient là le présent des chefs. Je goûtai un peu de tout, et passai reste à mes rameurs qui, enthousiasmés, firent tout disparaître en quelques instants. En renvoyant la vaisselle, je mis dans chaque plat un peu de tabac. On me trouva fort poli, et les hommes et les femmes exprimèrent leur admiration par de forts claquements de langue.

« J'aurai désiré faire les échanges de suite et partir dans la nuit même, à la haute marrée ; mais les sauvages ne se pressent jamais, et je dus me résigner à passer la nuit à Bioto. Sous la maison, on avait allumé un grand feu pour chasser les moustiques ; mais la fumé devint insupportable et nos pauvres yeux, encore novices pour ce genre d'atmosphère, pleuraient, malgré nous, toute leurs larmes. Les sauvages s'en aperçurent et firent mettre le feu de côté.

« Tout à coup, vers neuf heures, alors que la conversation allait grand train, elle tomba par enchantement. Une femme venue d'un village voisin, Nieura, parlait toute seule à haute voix comme pour être entendue de tout le village. Elle annonçait la mort d'un habitant de Nieura et en donnait les détails. Un silence mêlé de stupeur suivit le discours de la femme. Je fus très frappé de l'impression que produit sur ces enfants des bois une nouvelle de mort. J'essayai alors de prendre quelques informations au sujet de leurs croyances sur Dieu, l'âme, la vie future, mais je n'ai rien pu savoir de certain. Il était environ dix heures quand les sauvages commencèrent à se retirer les uns après les autres.

« Le silence se fit dans le village, nous étendîmes nos couverture pour essayer de dormir. Mais la nuit fut longue ; les moustiques, la fumée, les bâtons sur lesquels nous étions couchés rendaient le sommeil impossible. Dans la nuit, je fis seul une visite dans le village : les feux étaient éteins, je pus aller partout. Une maison perchée sur des pilotis de 10 à 12 mètres me frappa. Le lendemain j'en demandais la destination. On ne voulu pas me répondre. Je soupçonnai un temple ou quelque chose d'analogue.

« Vers sept heures, la rivière était pleine, car la marée se fait sentir jusqu'ici ; je désirais partir, mais je n'avais encore rien obtenu. J'eus recours à une ruse. L'énumération des objets qu'on veut leur donner les tente, mais les objets eux-même les frappent davantage. Je fis dans la Maréa une exposition, comme, au bazar, de tous les petits riens que j'avais apportés. Oh ! alors, tout le monde se mit en mouvement. On allait, on venait, on courait de tous côtés. Les hommes admiraient la hache ; les femmes, les perles et le miroir ; le jeunes gens louaient le tabac et le couteau ; l'enthousiasme fut tel qu'en moins d'une demi-heure, porc, bananes, taros, yams et cocos, tout était chargé sur la pirogue et nous pouvions partir.

« Les adieux furent longs. Les femmes se retirèrent en me disant de ne pas oublier de revenir. Les hommes voulurent tous donner au Missionnaire une forte poignée de main, les enfants aussi. Je leur fis le cadeau du départ : un petit morceau de tabac à chacun, tous en le recevant me disaient :

« — Reviens vite, Missionnaire, n'oublie pas Bioto ;
« sitôt que tu auras une barque blanche (un canot),
« reviens à Bioto, et apporte beaucoup de tabac,
« beaucoup de chemises, de hachettes, beaucoup de
« miroirs et tu trouveras tout chez les fils de Bioto. »

« A leur grande joie, je leur promis de revenir. On s'achemina lentement vers la barque : là, nouveaux saluts, nouvelles instances et nouvelles promesses. Quelques-uns d'entre eux voulurent nous accompagner sur le fleuve. Ils nous laissèrent enfin, et je revins à Yule, heureux de penser que j'avais des provision pour un certain temps, en attendant des secours de Thursday. »

L'établissement de cette station n'avait pas été sans donner quelque ombrage aux ministres protestants disséminés sur les côtes de Nouvelle-Guinée.

Dans le courant de septembre, le P. Vérius reçut ordre du gouverneur général de la Nouvelle-Guinée d'avoir à suspendre ses travaux à Jule, et en même temps un navire vint le prendre pour le reconduire à Thursday.

Bien que le missionnaire envoyé par le Souverain Pontife et ses supérieurs légitimes n'ait besoin d'aucune autre autorisation, le Père Vérius céda : il se voyait de nouveau sans provisions, ne comprenant pas pourquoi elles ne lui arrivaient pas de Thursday, et, soupçonnant de nouvelles difficultés, il sentait le besoin d'une entrevue avec le Père Navarre. Confiant la maison avec quelques bagages au roi Rabaou lui-même qui la prenait sous sa protection, moyennant la promesse d'une hachette et d'une provision de tabac à son retour, le Père Vérius quittait Jule le 15 septembre.

« Les larmes me vinrent aux yeux, en descendant au port, écrivit-il ; les sauvages s'étaient réunis, ils étaient tout en pleurs... tellement, que les rudes mariniers qui nous venaient chercher en étaient émus.

« — Ces pauvres gens voient, disaient-ils, quels
« sont leurs vrais amis. »

« — Missionnaire, s'écriaient nos sauvages, en me
« serrant les mains, pourquoi laisse-tu Roro ? » et ils me faisaient promettre de revenir bientôt.

« Enfin, la barque, qui devait nous conduire au navire, se détacha du rivage, mais ils ne voulurent pas encore nous quitter. Ils nous suivirent dans l’eau, dirigeant eux-mêmes l’embarcation.

« — Reviens, missionnaire, reviens vers tes enfants
« de Roro. »

« — Reviens bientôt, criait le vieux chef Raouma
« tout en larmes, reviens bientôt, Je suis attristé par
« ton départ et je veux te revoir !... »

« Les femmes et les enfants pleuraient tout haut. Les hommes, ces hommes si rudes, laissaient couler en silence de leurs yeux de grosses larmes qui me faisaient mal... Puis, quand, forcés par l’eau qui devenait profonde, ils ne purent plus nous suivre, ils nous criaient encore de loin :

« — Reviens, missionnaire... reviens, n’oublie pas
« les fils de Roro. »

« Ce furent les dernières paroles que je pus entendre. Mon émotion était à son comble, j’avais sous les yeux ces pauvres sauvages, dans l’eau jusqu’à la ceinture, puis l’île, cette chère île, qui s’éloignait et notre cabane, que je voyais au haut de la colline, comme plongée, elle aussi, dans la douleur. Tout cela m’occupa tellement l’esprit et le cœur que je pris à peine garde à l’embarquement à bord de l’El-langowan.

« On leva l’ancre, et il fallut dire adieu à notre terre promise, adieu momentané sans doute et qui sera, je l’espère, bientôt suivi de la joie du retour. »

L’adieu, en effet, ne fut que momentané. Le Père Vérius retourna à Jule et il y continue son œuvre au milieu de ces sauvages qui l’aiment.

Voici quelques détails donnés par le Père Vérius sur les mœurs et les coutumes des sauvages, comme aussi sur le climat et les produits de l’île Jule :

« Ces braves sauvages ne sont pas guerriers. Pour armes principales, ils ont la lance et l’arc ; mais ces armes leur servent plus pour la pêche que pour la guerre.

« Ils cultivent avec succès la banane, le taro, l’yam et la canne à sucre. La végétation est splendide, jamais l’île ne perd sa fraîcheur. Les arbres y sont beaux, j’en ai vu de gigantesques, tels que le cotonnier (Silex colon), grand, régulier, à belles fleurs rouges, il prend des proportions surprenantes ; l’arbre à pain (Artocarpus), le cocotier, qui est récent dans l’île, l’arequier qui ressemble au palmiste, enfin le splendide nipa qui fournit des feuilles dont les naturels font des nattes.

« Quant aux animaux de l’île, les quadrupèdes ne sont pas nombreux. Je ne connais que le sanglier qui abonde et le chien que les sauvagesses nourrissent avec beaucoup de soin pour avoir ses dents et en faire des ornements. J’ai vu plusieurs grosses espèces de serpents, mais ils me parurent inoffensifs. Les moustiques y sont en grand nombre ; ils sont un vrai supplice ; impossible de leur échapper, surtout la nuit : ils bravent tout, même la fumée dans laquelle les sauvages s’ensevelissent pour les éviter ; il n’y a que le pétrole pour les chasser.

« Quant à la religion de nos sauvages, j’aurais de la peine à en parler avec exactitude. Ils sont fort réservés, et ne veulent jamais répondre directement aux questions sur cette matière. Ils croient sûrement à Dieu, mais ils s’en occupent moins que du diable qu’ils consultent quelquefois. De leur culte et de leur respect pour les morts, on peut induire leur croyance à l’existence de l’âme ; il m’eût fallu un séjour plus prolongé pour savoir ce qu’ils croient au juste sur tout cela. Mais on ne saurait dire, comme quelques voyageurs l’ont affirmé, qu’ils n’ont pas de religion. Il est hors de doute qu’ils ont des endroits ou des choses qui, à leurs yeux, sont sacrés ou buco dans leur langue. Volontiers ils apprenaient déjà à faire le signe de la croix, et ils attachaient à cette action une idée de religion. Plusieurs fois, je leur ai fait tenir leur promesse en leur disant : « Jéhovah a entendu tes paroles, il te voit... »

« Ils n’ont peut-être pas de culte extérieur organisé, mais, même sur ce sujet, il y a des doutes ; car, dans plusieurs villages, j’ai vu des édifices particuliers dont on n’a pas voulu m’expliquer la destination. Enfin, ils croient facilement tout ce qu’on peut leur faire comprendre des vérités de notre sainte religion. L’enseignement par le catéchisme en images est le meilleur procédé pour leur graver dans la mémoire ce qu’ils doivent retenir. Le tout est de savoir la langue : heureusement, elle est fort simple. J’ai réuni près d’un millier de mots qui me suffisaient pour leur parler couramment.

« Voilà ces sauvages qu’on se plaisait à nous dépeindre sous de sombres couleurs. Ils sont bons, hospitaliers, reconnaissants. Sans doute, ils ont les défauts de la vie sauvage : ce sont de grands enfants, mal élevés, mais, avec de la patience et la grâce de Dieu, on en fera facilement des chrétiens. »