Ainsi parlait Zarathoustra/Quatrième partie/Le chant de la mélancolie

Traduction par Henri Albert.
Société du Mercure de France (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 9p. 431-437).
LE CHANT DE LA MÉLANCOLIE


1.


Lorsque Zarathoustra prononça ces discours, il se trouvait à l’entrée de sa caverne ; mais après les dernières paroles, il s’échappa de ses hôtes et s’enfuit pour un moment en plein air.

« Ô odeurs pures autour de moi, s’écria-t-il, ô tranquillité bienheureuse autour de moi ! Mais où sont mes animaux ? Venez, venez, mon aigle et mon serpent !

Dites-moi donc, mes animaux : tous ces hommes supérieurs, — ne sentent-ils peut-être pas bon ? Ô odeurs pures autour de moi ! Maintenant je sais et je sens seulement combien je vous aime, mes animaux. »

— Et Zarathoustra dit encore une fois : « Je vous aime, mes animaux ! » L’aigle et le serpent cependant se pressèrent contre lui, tandis qu’il prononçait ces paroles et leurs regards s’élevèrent vers lui. Ainsi ils se tenaient ensemble tous les trois, silencieusement, aspirant le bon air les uns auprès des autres. Car là-dehors l’air était meilleur que chez les hommes supérieurs.


2.


Mais à peine Zarathoustra avait-il quitté la caverne, que le vieil enchanteur se leva et, regardant malicieusement autour de lui, il dit : « Il est sorti !

Et déjà, ô homme supérieurs — permettez-moi de vous chatouiller de ce nom de louange et de flatterie, comme il fit lui-même — déjà mon esprit malin et trompeur, mon esprit d’enchanteur, s’empare de moi, mon démon de mélancolie,

— qui est, jusqu’au fond du cœur, l’adversaire de ce Zarathoustra : pardonnez-lui ! Maintenant il veut faire devant vous ses enchantements, c’est justement son heure ; je lutte en vain avec ce mauvais esprit.

À vous tous, quels que soient les honneurs que vous vouliez prêter, que vous vous appeliez les « esprits libres » ou bien « les véridiques », ou bien « les expiateurs de l’esprit », « les déchaînés », ou bien « ceux du grand désir » —

à vous tous qui souffrez comme moi du grand dégoût, pour qui le Dieu ancien est mort, sans qu’un Dieu nouveau soit encore au berceau, enveloppé de linges, — à vous tous, mon mauvais esprit, mon démon enchanteur, est favorable.

Je vous connais, ô hommes supérieurs, je le connais, — je le connais aussi, ce lutin que j’aime malgré moi, ce Zarathoustra : il me semble le plus souvent semblable à une belle larve de saint,

— semblable à un nouveau déguisement singulier, où se plaît mon esprit mauvais, le démon de mélancolie : — souvent il me semble que j’aime Zarathoustra à cause de mon mauvais esprit. —

Mais déjà il s’empare de moi et il me terrasse, ce mauvais esprit, cet esprit de mélancolie, ce démon du crépuscule : et en vérité, ô hommes supérieurs, il est pris d’une envie —

— ouvrez les yeux ! — il est pris d’une envie de venir nu, en homme ou en femme, je ne le sais pas encore : mais il vient, il me terrasse, malheur à moi ! ouvrez vos sens !

Le jour baisse, pour toutes choses le soir vient maintenant, même pour les meilleures choses ; écoutez donc et voyez, ô hommes supérieurs, quel démon, homme ou femme, est cet esprit de la mélancolie du soir !

Ainsi parlait le vieil enchanteur, puis il regarda malicieusement autour de lui et saisit sa harpe.


3.


Dans l’air clarifié,
quand déjà la consolation de la rosée
descend sur terre,
invisible, sans qu’on l’entende,
— car la rosée consolatrice porte

des chaussures fines, comme tous les doux consolateurs —
songes-tu alors, songes-tu, cœur chaud,
comme tu avais soif jadis,
soif de larmes divines, de gouttes de rosée,
altéré et fatigué, comme tu avais soif,
puisque dans l’herbe, sur des sentes jaunies,
des rayons du soleil couchant, méchamment,
au travers des arbres noirs, couraient autour de toi,
des rayons de soleil, ardents et éblouissants, malicieux.

« Le prétendant de la vérité ? toi ? — ainsi se moquaient-ils —
Non ! Poète seulement !
une bête rusée, sauvage, rampante,
qui doit mentir :
qui doit mentir sciemment, volontairement,
envieuse de butin,
masquée de couleurs,
masque pour elle-même,
butin pour elle-même —
Ceci — le prétendant de la vérité !…
Non ! Fou seulement ! poète seulement !
parlant en images coloriées,
criant sous un masque de fou multicolore,
errant sur de mensongers ponts de paroles,
sur des arcs-en-ciel mensongers,
parmi de faux ciels
errant, planant çà et là, —
fou seulement ! poète seulement !

Ceci — le prétendant de la vérité ?…

ni silencieux, ni rigide, lisse et froid,
changé en image,
en statue divine,
ni placé devant les temples,
gardien du seuil d’un Dieu :
non ! ennemi de tous ces monuments de la vertu,
plus familier de tous les déserts que de l’entrée des temples,
plein de chatteries téméraires,
sautant par toutes les fenêtres,
vlan ! dans tous les hasards,
reniflant dans toutes les forêts vierges,
reniflant d’envie et de désirs !
Ah ! que tu coures dans les forêts vierges,
parmi les fauves bigarrés,
bien portant, colorié et beau comme le péché,
avec les lèvres lascives,
divinement moqueur, divinement infernal, divinement sanguin
que tu coures sauvage, rampeur, menteur :

Ou bien, semblable aux aigles, qui regardent longtemps,
longtemps, le regard fixé dans les abîmes,
dans leur abîmes : — —
ô comme ils planent en cercle,
descendant toujours plus bas,
au fond de l’abîme toujours plus profond ! —
puis
soudain,
d’un trait droit,
les ailes ramenées,

fondant sur des agneaux,
d’un vol subit, affamés,
pris de l’envie de ces agneaux,
détestant toutes les âmes d’agneaux,
haineux de tout ce qui a le regard
de l’agneau, l’œil de la brebis, la laine frisée
et grise, avec la bienveillance de l’agneau !

Tels sont,
comme chez l’aigle et la panthère,
les désirs du poète,
tels sont tes désirs, entre mille masques,
toi qui es fou, toi qui es poète !…

Toi qui vis l’homme,
tel Dieu, comme un agneau — :
Déchirer Dieu dans l’homme,
comme l’agneau dans l’homme,
rire en le déchirant —

Ceci, ceci est ta félicité !
La félicité d’un aigle et d’une panthère,
la félicité d’un poète et d’un fou ! »…

Dans l’air clarifié,
quand déjà le croissant de la lune
glisse ses rayons verts,
envieusement, parmi la pourpre du couchant :
— ennemi du jour,
glissant à chaque pas, furtivement,
devant les bosquets de roses,
jusqu’à ce qu’ils s’effondrent
pâles dans la nuit : —

ainsi je suis tombé moi-même jadis

de ma folie de vérité,
de mes désirs du jour,
fatigué du jour, malade de lumière,
— je suis tombé plus bas, vers le couchant et l’ombre :
par une vérité
brûlé et assoiffé :
— t’en souviens-tu, t’en souviens-tu, cœur chaud,
comme alors tu avais soif ? —
Que je sois banni
de toutes les vérités !
Fou seulement, poète seulement !