Ainsi parlait Zarathoustra/Deuxième partie/Des poètes

Traduction par Henri Albert.
Société du Mercure de France (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 9p. 180-185).
DES POÈTES


« Depuis que je connais mieux le corps, — disait Zarathoustra à l’un de ses disciples — l’esprit n’est plus pour moi esprit que dans une certaine mesure ; et tout ce qui est « impérissable » — n’est aussi que symbole. »

« Je t’ai déjà entendu parler ainsi, répondit le disciple ; et alors tu as ajouté : « Mais les poètes mentent trop. » Pourquoi donc disais-tu que les poètes mentent trop ? »

« Pourquoi ? dit Zarathoustra. Tu demandes pourquoi ? Je ne suis pas de ceux qu’on a le droit de questionner sur leur pourquoi.

Ce que j’ai vécu est-il donc d’hier ? Il y a longtemps que j’ai vécu les raisons de mes opinions.

Ne faudrait-il pas que je fusse un tonneau de mémoire pour pouvoir garder avec moi mes raisons ?

J’ai déjà trop de peine à garder mes opinions ; il y a bien des oiseaux qui s’envolent.

Et il m’arrive aussi d’avoir dans mon colombier une bête qui n’est pas de mon colombier et qui m’est étrangère ; elle tremble lorsque j’y mets la main.

Pourtant que te disait un jour Zarathoustra ? Que les poètes mentent trop. — Mais Zarathoustra lui aussi est un poète.

Crois-tu donc qu’en cela il ait dit la vérité ? Pourquoi le crois-tu ? »

Le disciple répondit : « Je crois en Zarathoustra. » Mais Zarathoustra secoua la tête et se mit à sourire.

La foi ne me sauve point, dit-il, la foi en moi-même moins que toute autre.

Mais, en admettant que quelqu’un dise sérieusement que les poètes mentent trop : il aurait raison, — nous mentons trop.

Nous savons aussi trop peu de choses et nous apprenons trop mal : donc il faut que nous mentions.

Et qui donc, parmi nous autres poètes, n’aurait pas falsifié son vin ? Bien des mixtures empoisonnées ont été faites dans nos caves, l’indescriptible a été réalisé.

Et puisque nous savons peu de choses, nous aimons du fond du cœur les pauvres d’esprit, surtout quand ce sont des jeunes femmes !

Et nous désirons même les choses que les vieilles femmes se racontent le soir. C’est ce que nous appelons en nous-même l’éternel féminin.

Et, en nous figurant qu’il existe un chemin secret qui mène au savoir et qui se dérobe à ceux qui apprennent quelque chose, nous croyons au peuple et à sa « sagesse ».

Mais les poètes croient tous que celui qui est étendu sur l’herbe, ou sur un versant solitaire, en dressant l’oreille, apprend quelque chose de ce qui se passe entre le ciel et la terre.

Et s’il leur vient des émotions tendres, les poètes croient toujours que la nature elle-même est amoureuse d’eux :

Et qu’elle se glisse à leur oreille pour y murmurer des choses secrètes et des paroles caressantes. Ils s’en vantent et s’en glorifient devant tous les mortels !

Hélas ! il y a tant de choses entre le ciel et la terre que les poètes sont les seuls à avoir rêvées !

Et surtout au-dessus du ciel : car tous les dieux sont des symboles et des artifices de poète.

En vérité, nous sommes toujours attirés vers les régions supérieures — c’est-à-dire vers le pays des nuages : c’est là que nous plaçons nos ballons multicolores et nous les appelons Dieux et Surhumains.

Car ils sont assez légers pour ce genre de sièges ! — tous ces Dieux et ces Surhumains.

Hélas ! comme je suis fatigué de tout ce qui est insuffisant et qui veut à toute force être événement ! Hélas ! comme je suis fatigué des poètes !

Quand Zarathoustra eut dit cela, son disciple fut irrité contre lui, mais il se tut. Et Zarathoustra se tut aussi ; et ses yeux s’étaient tournés à l’intérieur comme s’il regardait dans le lointain. Enfin il se mit à soupirer et à prendre haleine.

Je suis d’aujourd’hui et de jadis, dit-il alors ; mais il y a quelque chose en moi qui est de demain, et d’après-demain, et de l’avenir.

Je suis fatigué des poètes, des anciens et des nouveaux. Pour moi ils sont tous superficiels et tous des mers desséchées.

Ils n’ont pas assez pensé en profondeur : c’est pourquoi leur sentiment n’est pas descendu jusque dans les tréfonds.

Un peu de volupté et un peu d’ennui : c’est ce qu’il y eut encore de meilleur dans leurs méditations.

Leurs arpèges m’apparaissent comme des glissements et des fuites de fantômes ; que connaissaient-ils jusqu’à présent de l’ardeur qu’il y a dans les sons ! —

Ils ne sont pas non plus assez propres pour moi : ils troublent tous leurs eaux pour les faire paraître profondes.

Ils aiment à se faire passer pour conciliateurs, mais ils restent toujours pour moi des gens de moyens-termes et de demi-mesures, troubleurs et mal-propres ! —

Hélas ! j’ai jeté mon filet dans leurs mers pour attraper de bons poissons, mais toujours j’ai retiré la tête d’un dieu ancien.

C’est ainsi que la mer a donné une pierre à l’affamé. Et ils semblent eux-mêmes venir de la mer.

Il est certain qu’on y trouve des perles : c’est ce qui fait qu’ils ressemblent d’autant plus à de durs crustacés. Chez eux j’ai souvent trouvé au lieu d’âme de l’écume salée.

Ils ont pris à la mer sa vanité ; la mer n’est-elle pas le paon le plus vain entre tous les paons ?

Même devant le buffle le plus laid, elle étale sa roue ; elle déploie sans se lasser la soie et l’argent de son éventail de dentelles.

Le buffle regarde avec colère, son âme est tout près du sable, plus près encore du fourré, mais le plus près du marécage.

Que lui importe la beauté et la mer et la splendeur du paon ! Tel est le symbole que je dédie aux poètes.

En vérité leur esprit lui-même est le paon le plus vain entre tous les paons et une mer de vanité !

L’esprit du poète veut des spectateurs : ne fût-ce que des buffles ! —

Pourtant je me suis fatigué de cet esprit : et je vois venir un temps où il sera fatigué de lui-même.

J’ai déjà vu les poètes se transformer et diriger leur regard contre eux-mêmes.

J’ai vu venir des expiateurs de l’esprit : c’est parmi les poètes qu’ils sont nés. —

Ainsi parlait Zarathoustra.