CHAPITRE PREMIER

LE COLPORTEUR ET LE CHASSEUR

Les événements dont le récit va suivre se sont passés à l’époque où eut lieu la première grande émigration pour l’Ouest : d’innombrables aventuriers sillonnaient alors les fleuves, les forêts et les vallées de l’Ohio ; mais quelque nombreuse que fût cette fourmilière humaine, elle n’avait encore rien changé à l’aspect du désert dans lequel elle se trouvait perdue et imperceptible comme des grains de sables.

Çà et là, sur quelque rivage solitaire apparaissait un embryon de ville : ici une clairière, là une route, plus loin une cabane en tronc d’arbre annonçaient la présence des hardis pionniers qui s’aventuraient en éclaireurs sur les frontières du lointain-Ouest.

La cognée du bûcheron Européen répondait, dans le vide de la solitude, au frémissement furtif du canot indien glissant sur l’Ohio. Mais ces bruits humains étaient rares et épars ; la profondeur des forêts vierges dormait encore du premier sommeil depuis la naissance des mondes.

Un petit village placé sur le bord de l’Ohio, comme une sentinelle avancée, fut le théâtre du début de cette histoire.

L’emplacement était admirablement choisi : militairement, il présentait une forteresse naturelle, établie sur un rocher à pic, debout sur le fleuve, en forme de promontoire, et commandant toute la région environnante, un énorme Block-House (fort en tronc d’arbres grossièrement équarris) bâtie dans des proportions colossales sur le point culminant, était la citadelle la plus sur le point culminant, était la citadelle la plus inexpugnable qu’eût pu rêver un ingénieur.

Au point de vue du poète, du paysagiste, c’était un asile enchanteur, plein de toutes les séductions d’une riche nature.

Des multitudes d’arbres dix fois centenaires, entrelaçant leurs longues branches échevelées formaient à perte de vue de longues allées, de profondes voûtes, où s’éteignaient graduellement les lueurs du jour et les murmures de l’air. Du pied de grands sycomores aux feuilles empourprées s’élançaient, comme des tourbillons de rameaux ou de fleurs, les guirlandes de vignes, de lierres, de guis, dont les festons interminables se balançaient avec grâce.

Sur le sol tout tapissé de mousse, couraient de petits entiers entrecoupés de pervenches, de fougères, de fraisiers ; le fleuve promenant en silence ses lames argentées sous les ronces, les chèvre-feuilles, les framboisiers, les técomas, les troènes, touffus, enchevêtrés, serpentants, hérissés de fleurs et de fruits.

De l’autre coté du fleuve ondulait une longue rangée de collines qui s’élevaient graduellement jusqu’à la hauteur des montagnes formant le fond de l’horizon.

Et au-dessus de cette luxuriante nature un ciel serein, bleu tendre, d’une transparence et d’une profondeur toutes particulières aux régions Américaines qui bordent le Mississipi ; une atmosphère embaumée par des milliers de senteurs sauvages un soleil levant dont les rayons allongés plongeaient mystérieusement dans les replis des feuillages, dorant, empourprant, éclairant tout sur leur route joyeuse ; un silence solennel, troublé par quelques furtifs chuchottements des bois.

La tranquillité de cette solitude fut troublée brusquement par la détonation d’une carabine. Les échos la répétaient encore lorsqu’un daim, hors d’haleine, les yeux effarés, apparut à la lisière du bois et s’élança dans la rivière. Il nagea d’abord mollement, indécis sur la direction qu’il prendrait ; mais bientôt ses oreilles inquiètes saisirent le bruit fugitif des branches froissées dans la forêt ; à cet indice qui lui annonçait l’approche de l’ennemi, il se dirigea par bonds désespérés vers la rive opposée.

En effet, un chasseur arriva au bout de quelques secondes, sautant d’arbre en arbre avec précipitation ; un dernier bond allait le porter hors du fourré, lorsqu’une branche à laquelle il s’était suspendu se rompit sous son poids, et il tomba lourdement sur la pente rocailleuse.

Chose rare dans ces lieux, l’accident avait en un témoin. Lorsque le chasseur, irrité de sa chute, se releva, il fut salué par un éclat de rire dont le timbre retentissant aurait distancé Stentor lui-même, — de bruyantes mémoires, — tournant la tête dans la direction de la voix, il put apercevoir celui dont la présence inopportune se trahissait si irrévérencieusement.

Le premier mouvement du chasseur fut de rentrer dans le bois pour n’être pas vu : mais au second coup d’œil il reconnut qu’il était trop tard ; alors, changeant de direction et tournant le dos à l’indiscret, il se mit à recharger sa carabine, en mâchonnant quelques mots où ceux-ci : «… animal d’Yankee… » étaient seuls intelligibles.

Ainsi posée, sa grande taille se détachait en vigueur sur les tons obscurs de la forêt. C’était bien le chasseur bronzé de l’Ouest, ce type aujourd’hui absorbé par la civilisation envahissante ; six pieds de haut ; buste herculéen ; visage d’oiseau de proie, illuminé par des yeux noirs toujours en mouvement ; bouche sévère ; lèvres pincées et recourbées en arc ; tournure générale disgracieuse ; tel était l’exact signalement de ce rôdeur des bois.

Une carnassière en peau de loup, ornée de festons en drap jaune ; une ceinture supportant d’un coté la poudrière, de l’autre le sac à balles ; un couteau long de deux pieds à poignée en corne de cerf curieusement sculptée, une longue carabine de gros calibre à canon bleu formaient l’ensemble de son équipement.

Il était chaussé de mocassins en peau de daim ; des guêtres semblables, lacées autour de ses longues jambes, montaient en forme de culotte bizarre jusqu’à sa ceinture ; sa veste, en velours grossier, était déboutonnée sur la poitrine, mettant à découvert un cou bruni par le soleil ; les manches de ce vêtement, retroussées presque jusqu’au coude, laissaient voir des bras musculeux, sillonnés de nerfs, et avec lesquels il n’aurait pas fait bon de plaisanter. Quand il eût fini de charger son arme, il se retourna du coté par où arrivait le rieur.

— Eh ! l’ami Yankee, qu cherchez vous par ici ? lui demanda-t-il d’une voix peu aimable.

— Ce que je cherche, hein ! répliqua le nouveau venu ; en vérité, monsieur Tire-droit, cette question fait partie d’une autre question que j’allais vous posez… Entendîtes vous quelquefois parler de l’attraction de l’admiration… ?

— Non grommela sèchement le chasseur qui ne comprenait guère où le Yankee voulait en venir.

— Très-bien ! très-bien ! Alors je dis que c’est précisément l’attraction de l’admiration qui m’a amené dans ces parages ; j’ai entendu la détonation de votre fusil, j’ai couru pour en apercevoir l’effet, et j’ai aperçu…

Tout cela était dit avec un accent provincial qui justifiait parfaitement l’épithète d’Yankee dont s’était servi le chasseur.

Le nouveau venu était un petit jeune homme trappu, au visage épanoui, au sourire malicieux, au regard narquois. Ses joues florissantes attestaient qu’il ne faisait pas de long séjour dans l’Ouest ; il différait en cela des Frontiers-men dont le visage était plus pâle et l’embonpoint moins rebondi.

Il tenait à la main une branche de saule fraichement arrachée de l’arbre, et, tout en marchant avec nonchalance, paraissait s’appliquer fort sérieusement à en découper l’écorce en spirale. Sa physionomie annonçait du reste une parfaite satisfaction de lui-même.

— Vous feriez mieux, monsieur Baguenaudin, répondit le chasseur avec un dédain profond, de vous consacrer à votre carriole et à vos casseroles que de venir rôder autour de moi vous me trouverez trop bon tireur pour vous.

— Tout beau sir ! Porte-Carabine, repartit le Yankee poursuivant avec béatitude ses sculptures fantaisistes ; peut-être n’avez-vous jamais entendu parler de la manière dont nous autres, Yankee du Connecticut, tirons un coup de fusil… En entendîtes-vous parler ?

— Non ! et je jurerais que ce sont de piètres tireurs.

— Ah ! vous jureriez un mensonge, voilà tout ! répliqua le colporteur d’un air de supériorité ; comment vous ignorez que mon papa fut le plus célèbre tireur qu’on ait vu dans le monde ? Il est mort à quatre-vingt-dix-sept ans, et je me rappelle que la veille de sa mort il passa la journée à la chasse.

— Tira-t-il sur quelque chose ?

— S’il tira sur quelque chose vous me croirez si vous voulez ; mais il fallut une semaine à nos deux paires de bœufs pour charrier à la maison tout le gibier qu’il avait abattu ce jour-là. Mon oncle essaya de dénombrer les ours, les daims, les coqs sauvages que nous eûmes à ramasser ; mais, n’ayant jamais appris à compter au-delà de cent, il fut obligé de s’arrêter avant d’avoir fait la moitié de la besogne.

— Si votre papa était un tel homme, pourquoi n’a-t-il pas fait de son me quelque chose de mieux qu’un colporteur ?

Le petit négociant, sans sourciller, continua son discours :

— Ah ! oui c’était un homme !! j’ai toujours été fier de lui. Il avait coutume de me mener à la chasse avec lui de temps en temps.

— Oh ! oh ! alors, vous avez dû être témoin de quelqu’un de ses grande coups de fusil !

— N’en doutes pas, M. Tire-droit !

— Racontez m’en donc un ou deux, M. Baguenaudin.

— La première fois qu’il me conduisit avec lui, j’avais six ans. J’étais petit pour mon âge, mignon, délicat comme à présent, et il craignait pour ma santé. Nous n’étions pas dehors depuis une couple d’heure, qu’il arriva… que supposez vous qu’il arriva ?

— Que diable ! voulez vous que je suppose ?

— Très bien, sir ; survint une tempête de neige et une tourmente importante, M. Tire-droit — absolument importante ; — si bien que je souviens d’avoir demandé à papa si çà ne faisait pas l’effet d’un lit de plume où il ferait bon de se rouler. Que pensez voua que papa me répondit ?

— Je n’ose rien penser, et ne saurais dire.

— Très-bien, sir ; il ne répondit rien, pas un mot ; mais il alla sous un pommier et se mit à rire de façon à faire tomber toutes les pommes.

— Holà ! M. Baguenaudin des pommes en temps de neige ?

— Indubitablement ! Çà se voit au Connecticnt, repartit le colporteur avec un sangfroid parfait. Il ne cessa de rire que lorsque nous eûmes de la neige jusqu’au cou, puis il me dit : « Bibi, je pense qu’il serait temps de rentrer à la maison ; qu’en dis tu ? » Monsieur Tire-droit, je vous donne à deviner la réponse que je fis.

— Cela m’est impossible, assurément.

— Je ne fis d’autre réponse que ceci, — pas un mot de plus : — « Voilà un joli petit temps pour retourner à la maison… » Et nous nous mîmes en route à travers la neige qui noua fouettait le visage.

— Je ne voit pas apparaitre dans tout ceci les grands coupe de fusil… de votre papa.

— Attendes donc ! attendez ! j’y arrive justement. C’est une mauvaise habitude d’interrompre quelqu’un qui raconte une histoire. Mon professeur me le défendait toujours quand j’étais à l’école et mon papa aussi, quand il narrait en niant sa quenouille.

— Allez donc ! allez pour l’amour de Dieu ! s’écria le chasseur perdant patience mon daim a disparu pendant que je vous écoute comme si vous parliez raison.

— Comme je vous le disais M. Tire-droit, lorsque vous m’avez interrompu, nous partîmes pour la maison à travers la bourrasque ; papa passait devant moi pour faire la trace dans la neige ; il aurait bien pu s’en dispenser, car j’étais fort capable de faire cela moi-même.

— Voilà qui est fort ! et comment ? — Voyez-vous, les flocons de neige étaient larges comme votre chapeau… Eh ! bien ! tout petit que j’étais, je les esquivais comme j’esquiverais une de vos balles si vous m’en lanciez une.

— Quel terrible enfant vous étiez ! vous plairait-il de me dire un des fameux coups de fusil du vieux bonhomme ?

— Nous y arrivons ; patience ! Ce sera bien assez intéressant quand j’y serai : veuillez donc ne pas m’interrompre. Comme je vous le disais, nous partîmes pour la maison à travers la bourrasque de neige ; papa portant sa carabine sur l’épaule. Il n’avait encore rien tiré, mail il n’en fut pas ainsi jusqu’au moment où nous rentrâmes. Je suppose que nous marchâmes une demi-heure environ ; et alors où pensez-vous que nous étions ?

— Eh ! à la maison, donc ! fit le chasseur ironiquement.

— Non, sir ; pas le moins du monde : nous retournâmes en arrière, juste à l’endroit que nous venions de quitter. Oui, sir, nous fîmes cela ! et nous nous disposâmes à repartir malgré la neige qui redoublait de furie. Alors commença un véritable ouragan : ça soufflait si fort que mon papa se vit obligé de mettre quelques pierres dans ses poches pour ne pas être emporté, et son vêtement fouettait l’air aussi bruyamment qu’une voile tourmentée par un tourbillon. Je vous le dis, M. Tire-droit, c’était une tempête régulière — régulière, est le mot.

— Mais, vous ! comment ne fûtes-vous pas enlevé ?

— J’étais si bien caché sous le manteau du vieux, que le vent ne pu avoir prise sur moi ; autrement je suppose que j’aurais été charrié au-delà de la mer, et on n’aurait plus entendu parlé de moi.

— Quel malheur que le vent n’ai pas pu vous dénicher ! Je connais quelque part un homme qui serait ravi que vous eussiez été emporté jusqu’au pôle nord.

— Un homme qui fait des coups de fusil aussi étonnants aussi étonnant que certains j’ai vus, répliqua le colporteur avec une intention ironique, ne doit par désirer la société. Mais il ne s’agit pas de cela : nous allions arriver à un de ces beaux coups de feu que vous désiriez connaître… Comme je le disais, je marchais serré contre le vieux, son vêtement fouettait l’air comme une voile, lorsque… par Jérusalem !… que pensez-vous qu’il arriva ?… ajouta le narrateur revenant à sa formule favorite.

— Combien de temps encore allez-vous me faire cette question ? demanda rudement le chasseur ; je ne sais rien de ce qui vous concerne, et n’en veux rien savoir

— Très-bien, sir, très-bien ! voici ce qui arriva. Au moment où je sortais ma tête de dessous le manteau, je me sentis renverser par terre. Un bruit extraordinaire se fit entendre et deux secondes après, je m’envolais en l’air.

— Vous vous envoliez ? répliqua le chasseur, piqué de curiosité ; que diable me dites-voua là ?

— Certainement, sir, ce n’était rien moins qu’un aigle qui m’emportait dans les profondeurs de l’azur. Oui, air, un aigle m’enlevait !

— Je suppose qu’il vous a laissé retomber, autrement vous ne seriez pas ici.

— Pas du tout ; comme il traversait un grand arbre, il se cogna contre une branche qui lui brisa la tête. Oui, sir !

— Alors, qu’arriva-t-il ? Je suppose que vous tombâtes ?

— Nullement ; mes vêtements me retinrent accroché à une branche, et je criais comme un voleur après mon papa, pour qu’il vînt à mon secours. Enfin je l’entendis qui me parlait : « Bibi, te soutiens-tu bien ? — Oui, répondis-je. » — Ne peux-tu te dégager et descendre ? » Je fis tous mes efforts sans pouvoir me décrocher. Pendant tout ce temps il neigeait à ne pas voir le bout de sou nez. « — Courage, Bibi ! me cria papa ; je vais grimper à l’arbre et te délivrer. » Alors le voilà qui grimpe, qui grimpe !… Au bout d’une heure il n’avait pu monter que de trois pieds tout-à-coup, ce que je lui avais dit précédemment au sujet de la neige lui revint en esprit, et il s’arrêta en riant de bon cœur. Alors il me recommanda de me tenir ferme, (sans m’avertir de ce qu’il méditait, car je n’y aurais pas consenti), et se prépara à me fusiller pour me faire tomber. Le diable était qu’il ne parvenait pu à me voir, et il était fort en peine pour viser ; cependant il prit son grand parti et fit feu : Que supposez vous qu’il arriva.

— Je n’en sais rien. C’est malheureux qu’il ne vous ai pas atteint.

— Ah ! oui bien ! Il ne me toucha pu seulement la branche à laquelle j’étais accroché fût coupée en deux, et je tombai comme une plume dans les bras de papa. Voilà ce que j’appelle un beau coup de fusil un peu meilleur que celui dont j’ai été témoin aujourd’hui.

— Ç’a été un accident, mon ami Yankee ; il m’a fait perdre mon daim, répondit le chasseur avec colère.

— Un bon tireur ne manque jamais son coup et ne laisse jamais son gibier s’échapper. Je me souviens qu’une fois papa étant à la chasse, se rencontra avec un daim qui se mit à fuir autour d’un grand rocher tout rond. Papa se lança à sa poursuite de toutes ses forces, mais tout ce qu’il pouvait faire c’était apercevoir de temps en temps un bout de queue ; le vieux, le malin animal, courait juste pour se tenir hors de portée.

— Eh ! le papa, que ne retournait-il en sens inverse !

— C’est bien ce qu’il fit. Il attendit que le daim eût pris l’avance et puis se mit à rebrousser chemin aussi vite qu’il pût mais que je sois pendu si l’audacieuse brute n’en fit pat autant ! Oui, sir !

En dépit de sa mauvaise humeur, le chasseur ne put s’empêcher de rire mais il reprit de suite son sérieux.

— Oui, sir, le satané daim rebroussa chemin également, poursuivit le colporteur ; papa alors changea de direction, le daim fit comme lui, et jusqu’à la nuit noire ils se coururent après, autour du rocher, comme s’ils eussent dansé une contredanse : tantôt on aurait cru que papa chassait le daim, tantôt on aurait cru que le daim chassait papa.

— Je pense qu’il n’atteignît pas ce gibier-là ?

— Pardon, sir ; papa avait son plan, il l’exécuta. Quel plan supposez-vous qu’il imagina ?

— Eh ! je ne puis le dire.

— Un plan, M. Tire-droit, que je vous conseille d’exécuter lorsque vous en trouverez l’occasion. Papa se mit à viser en rond autour du rocher, et fit feu en direction circulaire : l’animal fut abattu, mais papa reconnut ensuite que ce procédé était dangereux, car la balle, après avoir traversé le daim, vint lui siffler devant la figure. Voilà comment il menait ses affaires à la chasse. Pensez-vous, mon joli «  Mangeur de poudre  » ajouta le colporteur d’un air important, pensez vous que ce ne soit pas instructif pour vous ?

— Si vous voulez être à même d’apprécier mon habileté de tireur, M. Baguenaudin, placez vous à cent pieds d’ici et nous verrons quel est le meilleur tireur de nous deux.

Les continuelles agaceries du colporteur avait irrité le chasseur ; tant qu’avait duré le récit des inimaginables histoires qu’il venait d’entendre, ce dernier avait été distrait par une sorte de curiosité naïve ; mais bientôt il s’aperçut avec colère que son interlocuteur se moquait de lui. Involontairement peut-être, le colporteur avait abordé le sujet le plus délicat et le plus offensant pour un homme qui mettait tout son orgueil dans le maniement du fusil.

— Promettre et tenir sont deux ; répliqua le colporteur en se remettant à ciseler sa baguette ; néanmoins je ne refuserais pas de faire une partie avec vous, si j’avais mon fusil en main.

— Allez le chercher, vous en avez le temps, s’écria le chasseur en s’animant ; je vous ferai voir, comme je vous disais tout à l’heure, que je suis trop bon tireur pour vous.

— À en juger par l’échantillon que j’ai vu tout-à-l’heure, je ne risquerais pas grand chose à vous servir de cible à cent pas ; mais il faudrait intéresser la partie, alors ce serait pour moi une simple affaire.

— Un peu plus que cela ! répondit le chasseur d’un ton menaçant, vous vous repentirez d’avoir rencontré Ned Overton.

— Pahaw ! aujourd’hui ce n’est pas mon opinion, reprit le colporteur avec un sourire de mépris, en voyant le chasseur s’approcher de lui.

— Passe ton chemin ! Yankee ! je suis dangereux !

— Comme cet infortuné daim, qui court encore, peut en fournir la preuve

Et le colporteur partit d’un grand éclat de rire.

— Regarde par ici, étranger, hurla le chasseur hors de lui, tu vas te frotter à une rude écorce. Si c’est une bonne rossée qu’il te faut, je suis homme à couler à fond tout un radeau de ces Yankees du Lac Salé. Mais si tu veux conserver tes os dans ta peau, file ton nœud, laisse-moi tranquille. Il ne fait pas bon marcher sur les talons d’un forestier du Kentucky.

— Excusez ! Ned Overton ! répliqua le colporteur riant plus fort, vous parlez comme si vous aviez, ce matin, un estomac de force à manger un buffle à déjeuner, cornes et peau avec ! Mais les gros mots ne me touchent guère. Vous me faites l’effet d’oublier que, l’autre jour, le petit Dudley vous arrêta court, au beau milieu d’une certaine histoire sur la nièce du vieux Sedey, et vous renfonça les mensonges dans la gorge.

Cette allusion mordante exaspéra le chasseur ; une ombre passa sur son visage basané, un éclair jaillit de ses yeux. Ses doigts serrèrent involontairement le canon de son fusil, il regarda un instant le colporteur sans savoir comment lui répliquer : tout à coup, préférant les actions aux paroles, il jeta son fusil par terre, et saisit son interlocuteur à la gorge.

Mais l’attaque était prévue : le colporteur introduit adroitement son bras entre ceux de ton adversaire, et, les séparant avec violence, se débarrassa de cette brusque étreinte.

Une lutte en règle s’engagea ; les deux athlètes étaient à peu près d’égale force. Si le chasseur présentait le type vigoureux des gens de la frontière, le colporteur réalisait la musculature épaisse et solide des paysans de la Nouvelle-Angleterre.

Pendant quelques instants ils échangèrent des attaques et des ripostes vigoureuses, sans aucun résultat. Le chasseur pâlissant de colère à chaque nouvel assaut ; le colporteur conservant sur ses grosses joues le sourire provoquant qui avait précédé le combat.

La lutte durait depuis trois ou quatre minutes, et le sol tout trépigné autour d’eux témoignait de leur mutuelle ardeur, lorsque Overton, les yeux étincelants de rage, lâcha le cou de son antagoniste, l’enlaça dans ses longs bras et le serra contre sa poitrine avec une force capable de l’étouffer ; en même temps il se raidit en arrière, l’enleva de terre et fut sur le point de le renverser sur le sol.

À ce moment le Kentuckien semblait avoir l’avantage ; mais, par un mouvement prompt comme la pensée, le colporteur qui ne perdit point son sang-froid, tourna la chance de son côté. Saisissant d’une main les cheveux noirs de son adversaire, de l’antre il lui étreignit la gorge ; en même temps il lia ses jambes à celles de son ennemi, puis il lui tira la tête en arrière avec une force irrésistible pendant qu’il lui serrait les flancs avec ses genoux nerveux.

Le Kentuckien perdit l’équilibre, chancela, et tous deux tombèrent lourdement, le colporteur restant dessus.

À peine eurent-ils touché terre, que ce dernier se releva lestement et poussa un grand éclat de rire.

Le chasseur redressa seulement la tête et jeta un sombre regard autour de lui pour chercher sa carabine. Tout-à-coup il bondit comme un tigre, tenant l’arme par le canon, la crosse en l’air mais à l’instant où il l’abattait sur la tête de l’Yankee, une main robuste retint l’arme suspendue en l’air, et l’empêcha ainsi de terminer d’un seul coup toutes les aventures du jeune audacieux.