Ailes ouvertes/Texte entier

Fasquelle (p. Couv.-189).

ARRIVÉE À NATAL
MARYSE BASTIÉ

AILES
OUVERTES

— CARNET D’UNE AVIATRICE


FASQUELLE ÉDITEUR


AILES OUVERTES
— CARNET D’UNE AVIATRICE —


il a été tiré de cet ouvrage
10 exemplaires numérotés sur papier de Hollande
Van Gelder Zonen


MARYSE BASTIÉ
MARYSE BASTIÉ


AILES
OUVERTES


— CARNET D’UNE AVIATRICE —



ILLUSTRÉ DE PLANCHES HORS TEXTE



PARIS
FASQUELLE ÉDITEURS
11, RUE DE GRENELLE, 11


Tous droits réservés
Copyright 1937, by Fasquelle éditeurs.

I

L’APPEL DE L’ESPACE…


— Qu’est-ce que tu feras, Maryse, quand tu seras grande ?

— Je serai marin !

Ainsi s’exprimait alors une petite bonne femme en robe écossaise qui, ses tresses lui battant l’épaule, le front garni d’une coque bien sage et les chaussettes soigneusement tirées sur ses mollets bruns, cheminait fièrement à côté d’une haute silhouette d’homme, dans les jardins de l’évêché.

Cette petite bonne femme dont ma mémoire a gardé fidèlement l’image, c’est moi à six ou sept ans.

Papa hochait la tête, inclinant pour les mettre à ma portée, sa haute taille et son jeune sourire. Sa voix amusée disait :

— Voyons !… Il n’y a que les garçons qui peuvent être marins. Ce n’est pas un métier de fille.

Et je n’étais pas un garçon !… Peut-être à cette époque et seulement pour cette raison l’ai-je regretté. Je ne savais pas alors qu’une femme peut réaliser des rêves d’homme, quand elle veut s’en donner la peine…

Mais c’est dans cette phrase d’enfant que je retrouve le premier élan de mon être, cette aspiration irrésistible qui, depuis, m’a portée vers la carrière aventureuse que j’ai choisie.

… L’aviation… À vrai dire, je n’y songeais pas encore. C’était une de ces choses qui demeurent dans le domaine féerique de la fantaisie ou de la légende. Mais je suppose que ce désir d’être marin exprimait la nostalgie des espaces qui était en moi, ce besoin d’évasion, ce goût d’infinis que le regard ne mesure pas.

En ce temps-là, — je parle de ma prime enfance, — j’étais une petite fille point turbulente, un peu farouche, qui était très capable de demeurer de longues heures, assise à rêver…

Nous habitions alors un appartement confortable dans une rue de Limoges, une rue sans histoire ni pittoresque où les jours coulaient aussi paisibles et sereins que les ciels d’été sur la Vienne. Mon père travaillait… ma mère s’occupait du ménage, — elle s’y entendait étant d’une famille de huit enfants où chacun devait mettre la main à la pâte — ; mon frère Pierre, de deux ans plus âgé que moi, faisait mes quatre volontés.

Bref tout était paisible et doux autour de mes six ans et la vie tournait rond comme un moteur bien huilé.

Tous les dimanches, papa m’emmenait « faire un tour  » comme on disait à Limoges. Il avait pour moi une prédilection secrète. Peut-être sentait-il que de ses deux enfants, ce faible et ce tendre qu’était mon frère Pierre et cette Maryse taciturne qui avait parfois de si singulières idées, c’était moi le vrai garçon.

Je goûtais fort ces promenades à travers la ville rendue à la paix dominicale et j’appréciais surtout la compagnie de mon père que j’adorais. Malgré mon inexpérience, j’estimais à sa valeur sa claire intelligence, ce goût très sûr qu’il avait, et cet amour des belles choses dont notre ville est amplement pourvue…

Vieilles places, vieux ponts pittoresques, curieuse rue de la Boucherie aux échoppes moyenageuses, belles maisons historiques où se perdent, dans l’obscurité des voûtes, des escaliers qui ont l’air enchantés, je vous ai vus à travers les yeux de mon père avant de vous admirer avec les miens propres… Et déjà, je savais que je ne vous oublierais jamais, même lorsque d’autres paysages, d’autres images lointaines dont s’est nourri, depuis, mon cœur inquiet de nomade, seraient venus se superposer à ces fraîches visions de ma prime jeunesse.

… Les jardins de l’évêché étaient notre promenade favorite. De leurs claires terrasses, on découvrait toute la vallée de la Vienne, une campagne verdoyante que n’arrivent pas à gâcher les usines amarrées au bord du fleuve…

J’ai souvent pensé que cette campagne limousine, si particulière avec ses vertes échappées, ses horizons vastes, ses labours où paissent sans fin les grands bœufs de chez nous, son sol granitique, son ciel immense et mouvementé où des nuages nonchalants viennent rêver, tout cela, sans que je m’en rendisse bien compte, avait eu son influence mystérieuse sur mon âme d’enfant… et c’est peut-être ce cadre qui, berçant mes premières songeries encore confuses, m’a prédisposée aux grands voyages…

… Mon père eût aimé me voir faire ma médecine. Moi je m’en moquais éperdument. Du moment que je ne pouvais pas voguer sur les mers immenses, j’étais dépourvue d’ambition. Une seule chose me tentait :

— Si je suis médecin, est-ce que je pourrais aller à Biskra ?

— Eh ! que diable veux-tu aller faire à Biskra ? demandait mon père.

Je m’émerveillais :

— Ce doit être beau !…

Car Biskra représentait pour moi à cette époque, le bout du monde… et aussi le pays merveilleux où mon imagination pouvait se donner libre cours.

Ma mère nous chantait une vieille chanson où il était question — autant qu’il m’en souvienne — de « Celui qui s’en va à Biskra pour l’amour d’une femme ».

Sur la mélancolique trame de ce chant, j’ai essayé mes premières ailes — ces ailes invisibles qui nous transportent magiquement vers d’inaccessibles horizons. En écoutant ma mère, je me berçais de visions enchanteresses, éventées de palmiers, colorées par le feu des soleils d’Orient sur les sables, traversées par des files de chameliers…

J’ai vu Biskra depuis… et ses palmeraies… et ses Arabes aux yeux de velours… et ses chameaux doux et nostalgiques… mais alors, j’avais déjà parcouru tant et tant d’autres pays que je n’ai pu y retrouver l’enchantement de ces premiers et puérils mirages…



Je me rends très bien compte que je n’ai pas été une petite fille comme les autres petites filles. Je ne jouais pas… Je n’aimais les jouets que pour les secrets qu’ils m’apportaient et le mystère qui était en eux. Mystère mécanique que j’avais tôt fait de découvrir… car, à peine m’avait-on offert la poupée qui parlait ou l’animal qu’on remontait avec une clef, qu’ils étaient éventrés aussitôt par mes mains profanatrices.

Il fallait bien, n’est-ce pas, que je me rendisse compte de ce qui provoquait le miracle !…

Ma mère soupirait, consternée :

— Cette petite est un vrai garnement. Elle brise tout.

Pauvre maman ! Elle était, je suppose, assez ébahie de me découvrir si peu semblable à elle-même, si différente des autres fillettes qui feuilletaient des livres d’images et cousaient des robes de baptême pour leurs enfants de chiffons ou de porcelaine…

… Par exemple, j’adorais les bêtes. J’avais vers elles des élans farouches comme si elles eussent été seules capables de me comprendre. Mon compagnon le meilleur était Blanc-Blanc, un chat rusé et malin comme un singe.

Cette période calme de ma vie dura jusque vers mes dix ans. À ce moment, le malheur entra dans la maison.

Il arriva un jour, sombre compagnon, par la même porte qui s’ouvrait tous les jours devant l’entrée joyeuse de mon père. Nous ne sûmes pas tout de suite qu’il était là — c’est un hôte invisible et patient qui ne décèle pas immédiatement sa présence. — Mais déjà, il s’était emparé de l’atmosphère.

Ce furent de petits détails qui changèrent les habitudes : on servait à mon père, au lieu du menu habituel, de la viande crue que Blanc-Blanc lui chipait parfois en secouant les boulettes de ses petites pattes agiles… et cela nous faisait bien rire, mon frère et moi. Papa riait aussi, avec moins d’allégresse qu’autrefois… et il y avait de l’inquiétude dans les yeux plus attentifs de ma mère. On sentait obscurément dans l’air une menace.

… C’est à ce moment qu’on m’expédia chez ma grand’mère qui habitait un faubourg de Limoges. Ma mère prétexta un surcroît de travail, car papa, maintenant, ne quittait plus la maison. La vérité est qu’il était atteint de tuberculose et qu’on craignait pour moi la contagion.

Il resta vingt-deux mois malade… vingt-deux mois au cours desquels je ne m’habituai pas à être privée de lui.

Un jour, on vint me chercher… et je l’ai revu : c’était pour la dernière fois…



Dès lors, les circonstances, pour nous furent tout autres. La longue maladie de mon père avait emporté toutes les économies de la maison. Avec lui, le bien-être nous quittait définitivement.

Il fallut prendre un appartement plus petit.

On émigra, dans le faubourg, pour se rapprocher de grand’mère. Notre nouveau logement se composait seulement de trois pièces : une chambre pour ma mère et pour moi, une autre pour mon frère, une salle à manger.

Fût-ce cette transformation de notre genre de vie ? Fût-ce l’absence de celui dont je ressentais douloureusement la disparition ?… Toujours est-il qu’à partir de cet instant je changeai du tout au tout. On eût dit que la mort de mon père m’avait exaspérée.

Notre logis donnait de plain-pied dans la rue… et la rue devint mon domaine. Tresses au vent, belliqueuse et déchaînée, je courais tous les jours en compagnie des galopins du quartier avec qui je traitais sur un pied d’égalité.

Je leur avais bien vite appris à respecter la « quille » que j’étais… malgré sa frêle taille et ses poignets menus. Ce n’est pas à moi qu’on aurait tiré les cheveux ou arraché le cartable… ce n’est pas moi qu’on aurait bombardée, à la sortie de l’école, de mottes de terre !… S’il y eut des batailles homériques, dans la rue du Crucifix, j’en fus le plus souvent l’héroïne victorieuse. Je dois dire que je prenais fait et cause pour tous ceux que je croyais molestés et je fonçais dans le tas, les poings serrés, le front têtu… Mes adversaires filaient doux, peu soucieux de provoquer mes réactions…

Plusieurs incidents marquèrent cette période violente et houleuse de mon adolescence. Tel le jour où, sur le grand madrier qui nous servait de chevalet pour nous balancer, je voulus retenir un de mes jeunes cousins qui allait tomber… et je me cassai le bras. Force me fut d’interrompre pendant quelque temps le cours de mes exploits… et je porte encore les marques de cet accident !…

Cela ne me guérit pas de mon goût pour les jeux endiablés de garçons. Je n’aimais rien tant que la bagarre et le danger.

Il me souvient d’une magnifique paire de souliers que ma mère me rapporta un jour avec cette recommandation ultime :

— Et surtout, ménage-les !

Hélas !… lorsque je revins au bercail, à la fin de la journée, mes souliers n’avaient plus de bouts… Nous avions passé l’après-midi à jouer au football !…

… Jusqu’à dix ans, j’avais été en classe une bonne élève. Après la mort de mon père, tout changea et j’étais royalement dernière… Ma mère, fort occupée par ailleurs à se débrouiller pour nous, traitait ma paresse d’écolière avec négligence et je pouvais impunément m’offrir le luxe de ne rien faire.

Un jour pourtant, lors d’une distribution de prix de fin d’année, je m’avisai que j’étais en queue du peloton. J’avais réuni les plus mauvaises places. « Madame » eut, en me nommant, un air de pitié dédaigneuse, mes compagnes, des sourires si pleins d’une ironie condescendante, que je sentis le rouge de la honte, pour la première fois, envahir mes joues. Je serrai les poings :

— Riez toujours !… On verra bien !…

L’année d’après, j’emportais le prix d’excellence… et la considération de la classe. Je suis têtue quand je m’y mets.

… J’avais bien gagné une récompense qu’on m’octroya généreusement. Ma marraine exploitait une ferme à Nieules. C’est là que je passai de radieuses vacances, illuminées par l’ivresse de ma jeune liberté.

Je menai, pendant des semaines, une vie saine et hardie de campagnarde. Je courais dans l’ombre verte des châtaigneraies… je grimpais aux arbres… je liais connaissance avec les animaux d’alentour… ou je m’allongeais sur le pré pour suivre d’un œil pensif, tout brillant de convoitise, les raids des nuages dans le ciel.

…Tout a une fin, même les vacances !… J’avais maintenant l’âge de l’apprentissage. On me plaça dans une fabrique de chaussures où je devais étonner tout le monde par mes fantaisies. La vagabonde impénitente que je suis restée s’accommodait mal de demeurer des journées entières derrière une table. Je tenais difficilement en place… Il me semblait toujours que j’avais des fourmis dans les jambes… et je ne perdais pas une occasion de jouer des tours ou de faire des blagues aux camarades, histoire de rompre la monotonie des heures.

Pourtant, j’étais consciencieuse dans le travail… mais je supportais avec peine les observations et il me souvient de sérieux « attrapages » avec mes chefs de service qui me voyaient me dresser comme un jeune coq et discuter le coup avec eux…

On me traitait avec indulgence… un peu comme ces enfants terribles à qui l’on fait des yeux sévères mais qui vous amusent et que l’on affectionne en secret.

En dépit des sympathies que je sentais autour de moi, ce fut une période assez terne… Les papotages d’atelier ne m’intéressaient pas ; mon travail n’arrivait pas à m’absorber, ni à me passionner. C’est alors que je commençai à lire.

Jusque-là, je n’avais pas encore subi le sortilège du livre. Ma vie de garçon, dehors, libre, ardente, batailleuse, me brisait le corps et l’esprit, et je n’éprouvais pas le besoin de me réfugier dans la lecture. Le rêve suffisait à mes évasions…

À partir du jour où j’entrai à l’atelier, je découvris le monde merveilleux que la lecture ouvre à l’âme prisonnière. Tous mes sous passèrent à acheter des bouquins… J’avais hâte de rentrer chez moi pour les dévorer. Romans d’aventures, de voyages, romans tout court, j’achetais tout, je lisais tout… J’avais enfin trouvé la porte magique qui permettait à la captive que j’étais de s’évader déjà hors de la vie quotidienne, en de folles envolées…



… Et ce fut la guerre… la guerre qui allait apporter à mon adolescence en formation un élément de gravité et de sérieux.

Années fiévreuses, tourmentées, incertaines… la lutte pour le gagne-pain… l’anxiété des jours… Les usines avaient fermé : il fallut s’atteler à d’autres besognes.

Vint l’époque de la machine à coudre. Ce furent les blouses que l’on pique jusqu’à ce que les doigts frémissent d’impatience, que les yeux vous brûlent de fatigue… Blouses d’infirmières… blouses de docteurs… que de métrages de tissu… que de kilomètres de fil j’ai vu défiler sur le rythme de mon premier moteur !… Mais celui-là n’avait jamais de panne… Il fallait vivre…

L’argent rentrait tout de même, à force d’obstination et de travail. C’est à ce moment-là que ma mère s’avisa de me faire donner des leçons de violon. Des leçons de violon… à moi qui n’ai pas d’oreille et qui chante faux !…

Pauvre chère maman, si bourgeoise dans ses idées, si traditionnaliste !… Elle ne s’habituait pas à ne pas faire de moi une jeune fille accomplie !…

… Les années qui suivirent m’apportèrent peu à peu — et parfois cruellement, — l’expérience de la vie… Mon premier mariage… la naissance de mon fils… Que de responsabilités pour mes trop jeunes épaules !… Que de déceptions aussi, que de peines qui me trempèrent l’âme et le caractère et virent à jamais s’évanouir l’enfant que j’étais restée jusque-là.

À notre tour, nous payâmes notre tribut au tragique fléau qui s’était abattu sur le monde. Mon frère fut tué à la guerre. Il avait vingt ans… Je le revois, avec ses yeux dorés, sa haute taille de beau garçon bien bâti… Doux comme une fille, il fut là-bas, je suis sûre, brave comme un lion…

Détail qui me touche lorsque j’y songe : il avait voulu entrer dans l’aviation. Il n’eut pas le temps de réaliser son rêve : il ne passa qu’un mois au front. Il fut porté disparu, à la cote 304, à Verdun…

… Et enfin, un matin rayonnant, toutes les cloches des églises de Limoges sonnèrent l’armistice !…

Celles de la cathédrale ; celles de Saint-Étienne, de Saint-Joseph, de Saint-Michel, jusqu’à celle de la petite chapelle Saint-Aurélien, les voix de tous les clochers s’unirent pour annoncer la grande nouvelle… De la place Jourdan qu’illustre l’effigie du vainqueur de Fleurus, jusqu’à celle de l’Hôtel-de-Ville où claquaient les drapeaux en pavois, par les rues de la Boucherie et la rue du Clocher, sur les terrasses des jardins de l’Évêché, à travers les vieux quartiers pittoresques de l’Abessaille, sur les ponts, sur les quais, la joie populaire — grave et retenue à cause des deuils qu’elle portait en berne, — s’extériorisa.

Ce fut, chez nous comme ailleurs, l’immense soupir d’allégement qui souleva la France entière.

… Pour moi, en dépit du deuil qui assombrissait cette journée, l’armistice apportait davantage : le retour du pilote dont je devais devenir la femme, celui qui allait effacer tous les mauvais souvenirs et décider de ma carrière.



J’avais connu le pilote Louis Bastié au cours d’une de ses permissions. Sorti de Saint-Maixent, il avait fait la guerre dans l’aviation où l’attirait une vocation irrésistible.

Il avait tout de suite représenté pour moi toute la poésie et toute la bravoure de cette époque exceptionnelle où se déployèrent tant de vertus héroïques ignorées depuis, balayées par les années troubles et âpres qui suivirent.

Une belle figure énergique, des yeux clairs qui semblaient toujours chercher dans le ciel quelque route plus large, plus aérée, un sourire de vainqueur, tel il m’était apparu… J’imagine que les jeunes filles romanesques se représentent ainsi le Chevalier de la légende…

Mais la guerre finie, mon pauvre Chevalier redevint un homme comme les autres… qui, privé de son bleu royaume aérien, devait organiser sa vie au sol, comme tout le monde.

L’atterrissage se fit sans mal… Il y avait moi… moi qu’il vint chercher pour m’épouser, à la Compagnie d’Électricité de Limoges où j’étais entrée comme dactylo… Car, un jour que j’en avais assez des blouses et des piqûres, je m’étais mise en tête de perfectionner mon instruction et j’avais planté là ma machine à coudre pour apprendre la machine à écrire…

Nous achetâmes un fond de chaussures à Cognac… La poésie n’y trouvait pas son compte… nos aspirations non plus. Ce n’est pas drôle de vendre des chaussures… pour un aviateur !… Mais je crois que mon mari avait médité les vers de Verlaine :

La vie humble aux travaux ennuyeux et faciles
Est une œuvre de choix qui veut beaucoup d’amour…

… Pourtant, il gardait la nostalgie de son royaume perdu… et il me faisait partager ses regrets.

Ce fut l’époque trépidante de la moto. Pour échapper à l’existence trop « quotidienne » — et aux chaussures ! — nous filions en motocyclette sur les routes, à de folles allures. Je montais — déjà ! — en tensad, et les bonnes gens qui me voyaient passer, levaient vers moi des bras scandalisés.

Je n’en avais cure… Je ne me suis jamais occupée de l’effet produit… de ce que peuvent penser de moi les autres. Je me suis habituée à aller droit mon chemin, avec, pour tout encouragement, ma satisfaction intime… Cela m’a beaucoup servi depuis…

… Un jour, mon mari revint de Bordeaux où il était allé faire une période militaire. Tout de suite, je lui vis un visage illuminé qui n’avait pas seulement pour cause l’allégresse du retour.

— Loute, devine de ce que je t’apporte ?…

— Quoi ?… Dis vite !…

— Ma nomination de moniteur dans une École d’Aviation, à Mérignac…

Les embauchoirs que je tenais sont tombés sur le comptoir… Moniteur… Une école d’aviation… Mérignac !…

Déjà, à travers la vitre de la boutique, par-dessus les paires de « décolletés » et de « Charles IX », nos yeux cherchaient dans l’azur la route prochaine… le sillage invisible de l’avion… et nous entendions tous deux, comme une chère musique retrouvée, le ronronnement du moteur…

Nous liquidâmes joyeusement les « piqué machine » et les « cousu main »… et, avec une ivresse que je ne peux décrire, la tête bourdonnante de projets, le cœur frémissant d’espoirs, nous disions adieu pour toujours à la bonne ville de Cognacq… et aux chaussures.


II

AILES QUI S’OUVRENT…
AILES QUI SE FERMENT…


Là-bas, tout de suite, je me sentis dans mon élément. Le camp de Mérignac devint mon domaine et j’y passai mes journées.

Encore que je n’eusse pas la joie de piloter, j’accompagnais mon mari sur le terrain… je montais en passagère chaque fois que je le pouvais, je surveillais le vol des « lâchers » et je savais tenir le volant avant même de l’avoir eu en main.

À cette époque — nous étions en 1925 — l’aviation féminine n’était guère encombrée. Certes, il y avait eu de belles aviatrices, aux temps héroïques de l’aviation… pour ne citer que Thérèse Pelletier qui était déjà en 1908 élève de Delagrange, la baronne de Laroche, Hélène Dutrieux, Marie Marvingt, Jeanne Herven, Marthe Richard, Mlle Pallier, toutes excellents pilotes.

Mais durant la période qui avait suivi immédiatement la guerre, à part Adrienne Bolland dont le magnifique exploit de 1921 par-dessus la Cordillère des Andes, avait émerveillé le monde, les femmes ne se passionnaient pas beaucoup pour l’aviation.

Moi, je rêvais d’obtenir mon brevet.

Mon mari ne pouvait diriger mon apprentissage car il était attaché à une école et n’avait pas d’avions à lui. Mais il y avait à Mérignac, Guy Bart qui venait d’acheter deux avions dans le but de faire une école de pilotage.

Guy Bart avait deviné mon ardent désir et compris toutes les possibilités qu’il y avait sous mon apparence frêle. Il m’avait vue en l’air et savait que je n’avais pas peur, même lorsque le pilote qui m’avait prise à son bord se livrait à de dangereuses acrobaties.

Ce fut lui qui me dit un jour :

— Vous devriez apprendre à piloter !

— Je ne pense qu’à ça !…

« Vous croyez que j’arriverai à quelque chose ?

— Je sais que vous avez du cran et je crois que sous votre aspect fragile vous pouvez montrer de l’endurance et de la ténacité.

— Alors, répliquai-je, pleine de flamme, je serai, si vous le voulez bien, votre première élève ?…

— D’accord.

— Et j’obtiendrai mon brevet de transports publics ?

— Je l’espère bien.

Pas plus…


Nous conclûmes, par une poignée de mains, comme si nous venions de décider l’achat d’une cuisinière ou la location d’un appartement.

Mon nouveau professeur était un jeune pilote d’apparence nerveuse, un peu taciturne. Il avait, sur le visage et dans les manières une politesse calme, une courtoisie dont il semblait ne devoir jamais se départir. Il s’exprimait lentement, posément. Bref, j’étais persuadée qu’il devait être un moniteur d’une douceur angélique.

Bientôt, je déchantais !… Je m’aperçus vite qu’il y avait en lui deux personnalités : celle qui ne disait rien à terre et celle qui, là-haut, se transformait en ouragan.

Moi, tout le monde sait ça, je ne suis guère patiente… et nous eûmes de ces collisions de caractères, de ces accrochages bien tassés qui sont restés dans ma mémoire.

Il me souvient qu’une fois j’avais réduit le moteur bien avant le terrain et il me suivait d’un œil inquiet. Il m’avait fait deux ou trois réflexions sarcastiques qui m’avaient mise en boule, et, rageusement, je fonçais.

— Où allez-vous ?… Où comptez-vous atterrir ?…

Naturellement, nous rentrions droit dans les arbres !…

Et moi, calme et candide :

— Où ?… Mais… sur les pins.

Lorsqu’on l’interrogeais sur mes projets, il répondait :

— Elle a un sale caractère, mais elle pourrait faire quelque chose d’épatant.

Je crois qu’il fut surtout impressionné par mon calme et par cette ténacité que je montrais. À cinq heures, le matin, j’étais déjà sur le terrain. Bart avait avec moi un autre élève, — de Béchade, — avec qui je rivalisais. Mais de nous deux, c’était moi la plus audacieuse et il me confia plus tard qu’il n’aurait jamais volé si l’on ne m’avait lâché la première.

… Naturellement, mon apprentissage n’allait pas tout seul. Je sentais autour de moi des jalousies, l’ironie, l’incrédulité… et parfois la malveillance. On n’est pas tendre pour une femme, surtout quand elle se mêle de sortir des sentiers battus… J’eus plusieurs fois — je le dis aujourd’hui sans amertume, — la sensation très nette que beaucoup autour de moi souhaitaient le coup dur.

Mais je suis combative par nature et cela aiguisait mon désir de réussir…

— Enfin, quand me lâchez-vous ? demandais-je tous les jours, impatiente, à Bart.

Je comprenais qu’il n’osait pas. Il avait sur son avion un moteur, très délicat à régler — un Caudron, du type G-3 — et il sentait une terrible responsabilité peser sur ses épaules.

Voulant avoir un avis autorisé, il me fit « essayer » par notre camarade Faure, qui monta avec moi.

— Qu’est-ce que tu attends pour la lâcher ? dit-il quand nous fûmes au sol.

— C’est bon ! dit Bart. Elle partira.

Et je partis… Il paraît que j’étonnai ceux qui assistèrent à ce premier décollage : c’est du moins ce qu’on me dit alors. D’ordinaire, lorsqu’un élève est lâché, il décolle et, une fois en l’air, l’avion l’emmène… Moi, je fis un tour parfaitement symétrique… et je vins me poser.

Entre parenthèses, j’eus une belle peur !… Car, enthousiasmé, Bart fonça sur moi à grandes enjambées. Mais j’étais si peu accoutumée à ce qu’il me fît des compliments que je me trompai sur les motifs de sa précipitation. Je crus qu’il n’était pas content de mon atterrissage, parce que je m’étais posée un peu sur les roues et, pour éviter une mercuriale, — et lui donner le temps de se calmer, — je remis les gaz et repartis à toute vitesse… Tête de mon professeur qui suivait d’un œil ahuri cet écolière indisciplinée qui désormais pouvait échapper à sa férule !… Je fis encore un tour et je me posai comme une fleur…

Désormais, je pouvais « voler de mes propres ailes »… Je n’avais jamais mieux mesuré toute l’ivresse qui tenait dans cette phrase, si banale pour d’autres. Je ne peux exprimer toute la joie profonde et grisante qu’a contenu cette inoubliable minute où, pour la première fois, je me trouvai seule à bord… et où je tenais les commandes !… Allégresse d’avoir triomphé et de voir aboutir ses efforts, orgueil aussi de se prouver à soi-même et aux autres qu’on n’avait pas eu tort de vouloir

Nous étions le 8 septembre 1925 ; j’avais commencé en fin juillet. C’était donc un peu plus d’un mois qu’il m’avait fallu pour préparer ce premier vol.

L’épreuve du brevet était plus difficile. Elle consistait, à l’époque, à exécuter cinq huit à une hauteur de deux cents mètres et à voler une heure au-dessus de deux mille mètres.

Je subis ces épreuves le 29 septembre 1925. Il faisait un froid terrible. Bart qui me suivait attentivement, devait avoir une bien vive inquiétude, lorsque j’arrivai au sol.

En effet, le pilote Sahuc qui disputait, à ce même instant, la coupe Zénith, décollait, après avoir fait son plein d’essence, juste au moment où je me préparais à atterrir. Or Sahuc, pour ne pas perdre de temps, décollait de l’endroit où il se trouvait. Mon moniteur put croire une minute qu’il allait y avoir « coup dur », mais nous passâmes très près l’un de l’autre, et l’atterrissage se fit sans dommage. Je m’étais tirée à l’honneur de la plus difficile épreuve, — celle de la hauteur, — qui devait contribuer à rehausser l’estime dont on commençait à m’entourer par la régularité du palier, enregistrée sur barographe, et qui était une ligne droite impeccable à deux mille trois cents mètres.

…Me voilà donc brevetée. On m’aurait donné un trône d’impératrice ou une baguette de fée que je n’eusse pas été plus enivrée, plus fière et plus joyeuse. J’étais animée de l’enthousiasme ardent des néophytes et je ne rêvais que prouesses.

Malheureusement, nos moyens ne me permettaient pas l’achat d’un avion — encore moins son entretien. Et je rageais de voir mon zèle rester sans emploi.

— Si on me laissait au moins courir ma chance ! disais-je, dépitée, à mon entourage. Si on me confiait un appareil !… Il faudrait évidemment que je fisse quelque chose qui attirât sur moi l’attention du public… et des constructeurs…

Bart écoutait mes doléances d’un air méditatif, mais il avait déjà quelque chose en tête, et ne savait comment me le dire. Un jour, il lâcha, négligemment : — J’ai idée que si quelqu’un passait sous le pont Transbordeur, cela ferait un beau tapage…

Le pont transbordeur… Tout le monde à Bordeaux le connaît. C’était un pont en construction qui se composait de deux piliers d’une hauteur de cinquante mètres, disposés de part et d’autre des rives de la Garonne, distantes à cet endroit d’environ trois cents mètres. Ces deux piliers se trouvaient réunis entre eux par deux câbles incurvés passant à une dizaine de mètres au-dessus de l’eau.

L’idée de Bart me parut lumineuse.

Je le regardai en-dessous :

— J’ai compris…

Nous n’échangeâmes pas d’autres paroles, ce jour-là.

Le mardi suivant, 6 octobre, — j’avais été brevetée huit jours auparavant, — j’allai le trouver :

— C’est pour aujourd’hui. Pour la forme, il s’étonna :

— Quoi ?… Qu’est-ce…

Je suis bien sûre qu’il n’avait pensé qu’à cela depuis notre entretien !…

— Eh bien, oui, c’est aujourd’hui que je passe sous le pont transbordeur… Puisque vous voulez de la publicité pour votre élève, c’est le moment de convoquer journalistes et photographes…

Là-dessus, je monte au terrain, tandis que Bart allait alerter la presse.

Naturellement, mon projet avait transpiré parmi les camarades.

Dès que Bart arriva sur le terrain, le regretté pilote Bayle qui devait, hélas ! par la suite mourir carbonisé, bondit sur lui :

— Dis donc, tu ne vas pas lui laisser faire ça ?… C’est criminel !

— Je n’y peux rien. Elle veut y aller. Si tu crois que c’est facile de l’empêcher de faire quelque chose !

Et chacun de s’alarmer :

— C’est fou !… Elle se tuera !…

En dépit de ces fâcheux pronostics, je franchissais les câbles vers quatre heures de l’après-midi, sous les yeux d’une foule dense et étonnée.

J’eus beaucoup de mal ensuite à retrouver le terrain à cause de la brume. Mais à l’arrivée, j’avais la joie de voir mon professeur triompher et l’emballement des camarades, — au moins de ceux qui me voulaient du bien :

— Et tu sais, tu es arrivée en rase-flotte… la façon dont l’avion s’est présenté… épatant !

De fait tous les journaux relatèrent « mon exploit » et j’eus, pendant quelques jours, les honneurs de l’actualité.

Joie précaire !… Réussite sans aucune conséquence matérielle. Une semaine après, tout le monde l’avait oubliée… même moi qui ne rêvais que d’accomplir une nouvelle prouesse dans laquelle je mettais toutes mes forces d’espoir…

Mais l’occasion ne m’en fut pas donnée de si tôt… J’avais cru, naïve que j’étais, qu’après ces brillants débuts — au moins, chacun s’accordait à les trouver tels, — on ne pourrait décemment me refuser le prêt d’un appareil… Je fus bientôt obligée de me rendre à l’évidence et de sourire de mon ingénuité, pour ne pas pleurer : dans la carrière hasardeuse que j’avais choisie, je n’avais à compter que sur moi-même…

Trois années passèrent durant lesquelles je dus, piétinant de ma passagère impuissance et le cœur lourd de ces premières déceptions, regarder les autres voler… Trois années qui devaient apporter à nouveau le drame dans ma vie et le deuil sur moi : en 1926, mon mari se tuait dans un accident d’avion.

…Un accident d’avion !… Terrible petite phrase, mots minuscules et tragiques, dans leur quotidienne simplicité, auxquels on ne pense jamais lorsqu’on a adopté une fois pour toutes ce métier terrible et divin qui consiste à se battre avec les éléments insoumis.

Souvent, au temps où je ne volais pas encore, et même après, j’avais tremblé pour mon pilote lorsqu’un retard me semblait suspect… ou anormal. Et puis… sa confiance, — cette sœur miséricordieuse des aviateurs, — avait fini par me gagner. N’y avait-il pas pour m’envelopper de certitude, la voix sereine, le regard victorieux, le beau sourire téméraire et insouciant :

« — Depuis douze ans que je pilote… tu penses !… »

Oui… mais… un jour… voilà !…

…Un moment, j’ai cru voir devant moi se fermer l’horizon tandis que pour la première fois je regardais le ciel d’un œil ennemi.

Pourtant, je me suis reprise et l’énergie m’est revenue. La « crasse » qui m’enlisait l’âme s’est dissipée en même temps que se levait en moi comme un soleil dans un ciel déblayé, l’éclatante vérité :

« Rien ne meurt qui porte des ailes !… »

…Non… les ailes blessées ne meurent pas tout entières, tant qu’il est d’autres ailes pour reprendre et continuer leur essor victorieux vers l’espace…

Désormais, j’avais une raison de plus de m’accrocher, de toutes mes forces, à cette tâche où se concrétisait maintenant non seulement mes propres espérances, mes encore celles du compagnon qui n’était plus là pour m’encourager et qui avait su, si bravement, me tracer ma route…


III

ESPOIRS… ÉCLAIRCIES… PREMIERS RECORDS…


… Et maintenant, je dédie ces lignes à tous ceux ou celles qui sentent le désespoir les envahir devant des échecs immérités et qui seraient parfois tentés de se laisser décourager par les événements…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’avais quitté définitivement Bordeaux. Paris ne me réservait pas, au début, un plus tendre visage que celui qu’il offre à tous les débutants venus vers lui riches d’espoirs et de rêves… et pauvres de deniers.

Je vécus des heures très dures où je manquai souvent du nécessaire. Il me souvient de ces jours où les regards levés vers le ciel, devenu tout à coup inaccessible pour moi — faute de moyens matériels, — je déjeunais hâtivement d’un petit pain… À ce régime, réduit à sa plus simple expression, je conservai la ligne et cette minceur qui étonnent tous ceux qui s’attendent à voir en moi le type classique de la sportive.

En réalité, sous cette apparence frêle, je suis bâtie en acier. J’ai, depuis, demandé à cette carcasse menue assez d’efforts, Dieu merci ! que d’autres, plus « costauds », n’auraient peut-être pu fournir, pour que je ne crois pas trop m’avancer en l’affirmant !…

À cette époque, j’allais fréquemment à Orly. Tout le monde connaît le camp d’Orly sur la route de Fontainebleau. Je ne saurais en faire de description plus juste et plus poétique qu’en empruntant celle que lui consacra Mme Colette Yver dans un article paru à la Revue des Deux-Mondes :

« Grande plaine pareille aux Pays-Bas et si familière aux voyageurs du P.-O., d’où émergent soudain dans cette brume bleue d’une journée de soleil hivernale, comme deux cathédrales englouties, ces deux voûtes en plein cintre et jumelées qui laissent croire à la profondeur souterraine d’un édifice, rondes, blondes dans la lumière bleue qu’elles ne blessent d’aucun angle ; qui fondent dans la brume et vont s’y dissoudre et qui sont deux hangars de dirigeables. Alentour, dispersés, les hangars de l’aviation militaire, maritime et civile, autour desquels on a répandu à profusion des kilomètres et gaspillé comme à plaisir les étendues d’une terre grasse et herbeuse. »

Depuis, Orly est devenu un peu mon domaine… Mais alors, j’y arrivais timidement. C’est là que je rêvais, au long des jours tout fiévreux d’impatiente et lourde oisiveté en regardant d’un œil d’envie les biplans et les monoplans s’évader vers l’espace, mesurant du sol où j’étais clouée par la nécessité, ces invisibles portiques qui, un jour prochain — je l’espérais bien en dépit de tout, — m’ouvriraient les pistes libres de l’azur…

Enfin, en 1927, quelqu’un me donna ma chance. Un industriel voulut monter à Orly une école de pilotage. Il possédait des avions et il me proposa de reprendre mon entraînement chez lui pour faire de la publicité à son affaire.

Folle de joie, je repris mes vols… Avec quelle ivresse je retrouvai, sous le ventre fuselé de ma machine, tous ses plans largement étendus, ces chemins aériens, élastiques et doux, que plus de deux années de contrainte rampante au sol n’avaient pu me faire désapprendre !… Avec quelle joie profonde et sensible je maniais le manche à balai… je touchais les manettes… je suivais les vivantes oscillations de l’aiguille sur mes instruments…

En bas, c’est la terre, géométrique et mouchetée de jaune, de vert, de brun, avec ses carrés, ses triangles, ses losanges, ses clochers pareils à des jouets d’enfant… le ruban étroit et brillant du fleuve… les voies de fer aux scintillements rapides… les autos qui se traînent comme des cloportes…

De ces hauteurs où me transporte mon beau coursier, tout s’égalise, tout s’harmonise… châteaux ou chaumières… belles villas ou pauvres maisons… temples ou chapelles rustiques se présentent sur un plan unique et les liens poudreux des routes qui les unissent semblent les envelopper dans un réseau de fraternel amour…

Ici, la grande voix discordante de la terre faite de rires et de cris, de sons de trompes, d’appels de sirènes, de bruits de cloches, de sifflements et de beuglements, ne déchire pas l’atmosphère où seul, rythmé et harmonisé comme une sourde prière de dévote sous une voûte d’église, le chant uni et murmurant du moteur berce le silence infini…

… Ce nouveau contact avec mon ami l’avion m’avait redonné confiance. Je me pris à espérer que je pourrais avoir mon appareil à moi… et j’allai trouver M. Caudron.

— Prêtez-moi un avion ?

M. Caudron n’avait qu’une médiocre confiance… mais je suppose qu’il ne voulut pas me décourager tout à fait, et qu’il cherchait une échappatoire.

— Je ne peux pas… le moteur est à Salmson.

Je ne me démonte pas pour si peu !…

— Et si Salmson me prête le moteur ?

— Alors, naturellement, je vous prêterai la voilure…

Forte de cette promesse, je m’aventure chez Salmson. Là, j’eus la chance de tomber sur M. Heinrich, l’administrateur de la maison, qui acquiesça spontanément.

— Entendu, vous aurez le moteur…

J’obtins ainsi mon 109 que la maison Caudron consentit à me confier un certain temps… et que j’espérais bien arriver à payer de mes propres deniers.

Mais en attendant, je n’avais même pas de quoi payer l’essence et l’huile !… C’est alors que je me mis à faire quelques baptêmes de l’air et je me créai à Orly, dans ce travail sans gloire, une sorte de spécialité.

Tous les jours, j’étais sur le terrain… J’y déjeunais — parfois bien légèrement quand
Avant le décollage pour les trente-huit heures.
les coutures de mon escarcelle se tenaient — et j’attendais, sous les armes, c’est-à-dire en salopette bleue — les clients problématiques.

Restait cependant à acquérir mon appareil.

Cela, l’aide du pilote Drouhin me le permit. Je ne saurais continuer à tracer ici mes souvenirs d’aviation sans accorder une pensée émue au célèbre recordman qui devait, un peu plus tard, sur le fameux Arc-en-Ciel, de tragique et glorieuse mémoire, grossir la phalange des héros de l’air et inscrire son nom au martyrologe des ailes françaises.

Drouhin, à cette époque, était un sympathique garçon au visage ouvert et hardi, plein d’allant, de gaîté, d’entrain et qui plaisait aux foules par sa bonne humeur… Après trois ans de lutte et de découragement, la confiance que, tout de suite, cet aîné glorieux m’accorda, me fut d’un grand secours.

Je fis avec lui le Rallye de Reims. Nous prîmes la deuxième place et nous nous partageâmes les 25 000 francs du prix, ce qui me permit de payer Caudron et d’acquérir, — en toute propriété cette fois, — mon 109.

Avec Drouhin toujours, je fis ensuits Paris-Treptov en Poméranie, qui donna à Drouhin le record de distance en ligne droite d’avions légers bi-places, homologué en 1928. Comme passagère, j’avais fait à son bord 1 058 kilomètres

Plus tard, je devais reprendre pour mon propre compte les projets de Drouhin : records de distance, de durée… et cette traversée de l’Atlantique à laquelle il avait rêvé…



Malgré tout, cela ne me satisfaisait pas. Je voulais « voler de mes propres ailes » et battre un record qui me prouverait — à moi-même et aux autres — que j’étais capable de réussir seule quelque chose.

À cette époque, il nous arrivait d’Amérique l’annonce d’un duel d’aviatrices pour la conquête du record féminin de durée. Ce record était passé successivement à 10 heures, 12 heures, 16 heures, 19 heures, 22 heures.

On nous a toujours représenté des Américaines comme des sportives à la carrure athlétique. Sportive, je l’étais assez… Quant à la carrure, c’est tout juste si je fais le mannequin 42. Mais du moment qu’une Américaine pouvait tenir 22 heures, il n’y avait pas de raison pour qu’une Française n’en fît autant… même une Française de cinquante kilos qui a, pour suppléer au poids manquant, une idée de derrière la tête bien arrêtée.

Je décidais donc que je tenterais le record de durée.

Nouveaux pas et démarches : c’est par là que commencent toutes les belles envolées dont la foule ne voit que le séduisant côté.

Il me fallait un appareil et, le seul avion capable de m’aider dans mon projet était un Caudron type 109 comme le mien, mais aménagé spécialement, avec des réservoirs supplémentaires.

Je retournai chez M. Caudron. Celui-ci ne se refusa pas d’emblée au prêt de l’appareil, mais, sceptique sur mes qualités d’endurance, il me déclara :

— Prouvez-moi par une performance quelconque que vous êtes capable de tenir l’air plus de 22 heures.

— Comment pourrais-je vous le prouver ?… Mon avion personnel ne contient que 11 heures d’essence.

Comme je me cramponnais à mon idée, je lui fis remarquer que si je tenais ce laps de temps, cela établissait le record de durée féminin français.

Me ferait-il confiance après cela ?… Il accepta.

Le 20 avril 1929, je fis un vol de 10 heures 30, dans des conditions atmosphériques déplorables, ce qui rehaussait encore la valeur de ma performance et enleva les dernières hésitations de la maison Caudron.

Malheureusement, pendant ma période de préparation, Miss Eleonor Smith faisait passer en Amérique le record de 22 heures à 26 heures 22 minutes. Désormais, même avec l’appareil prêté par Caudron, je devenais très juste comme essence… Néanmoins, je décidai de m’attaquer au record.

Le 20 juin, à 5 heures du matin, je pris le départ de l’Aérodrome du Bourget. Dès le premier soir, je m’aperçus, d’après ma consommation d’essence de la journée, que je n’aurais pas assez de carburant pour battre le record. Pourtant, je décidai de tenir, jusqu’au bout… La nuit était là avec la somme d’endurance et d’énergie nerveuse qu’elle nécessite : je ne flancherais pas, bien que je fusse avertie d’avance que l’effort serait vain, quant au résultat.

Le mot de Cyrano me hantait :

« C’est bien plus beau lorsque c’est inutile !… »

Pourtant, ce n’était pas inutile : l’effort n’est jamais inutile ; ne serait-ce que parce qu’il nous donne la mesure de notre endurance et de notre volonté. Mais j’avoue qu’il est assez dur de se battre quand on sait d’avance que le défaut de munitions vous empêchera finalement d’avoir la victoire, moralement gagnée à coups d’énergie.

Je tournai ainsi toute la nuit et j’atterris le lendemain matin, à bout d’essence, après vingt-quatre heures de vol.

À cet atterrissage, le plus curieux à voir, — et je ne peux m’empêcher d’en rire encore en l’évoquant, — c’était la tête des mécaniciens, qui croyaient bien que le record était à moi, lorsque je leur annonçai :

— Je le savais depuis hier que je ne le battrais pas, mais si je m’étais posée hier au soir, vous auriez dit que j’avais flanché devant la nuit à passer…

… Je fus tout de même récompensée de ma ténacité, car, à la suite de ce vol, la maison Caudron, ne doutant plus cette fois de mes qualités d’endurance, augmentait la capacité des réservoirs de son avion et, les 28 et 29 juillet, je m’attaquais à nouveau au record que je devais enlever par 26 heures 48, après une nuit passée dans la pluie et dans les rafales…

Le temps était tel, à l’aube du 29 juillet, qu’aucun avion en ligne ne prit le départ. C’est assez dire à quel point l’épreuve avait été pénible, mais je venais de prouver que si, avec des conditions atmosphériques détestables, j’avais pu enlever le record à l’Américaine, je pouvais faire encore bien mieux avec des conditions atmosphériques meilleures.


IV

MES « TRENTE-HUIT HEURES »


Au début de 1930, je voulais tenter de m’attaquer au record de distance en ligne droite des avions légers, catégorie monoplace, de 350 kilos, détenu par l’Américain Zimmerly avec 2 660 kilomètres, en même temps qu’au record de distance féminin que s’était adjugée ma camarade Léna Bernstein, qui, pilotant un appareil semblable au mien, avait relié Istres à la côte égyptienne, par 2 200 kilomètres.

La difficulté résidait dans le choix d’un avion. Il était indéniable que le Caudron 109 avait fait le maximum dans mon record de durée et, également, le maximum dans le record de distance de Lena Bernstein. Nous ne possédions en France aucun avion capable d’accomplir la performance dont je rêvais.

Un appareil étranger m’avait frappé par ses qualités de vol et sa facilité à enlever la charge : c’était l’avion allemand Klemm à ailes surbaissées, équipé de ce moteur français 40 CV Salmson qui m’avait déjà conduite à la victoire et dont je connaissais les qualités de sécurité et de rendement.

Mais l’avion était allemand et comme le Ministère ne s’était pas complètement désintéressé de mon record l’année précédente, je devais, par déférence, lui demander son avis.

Il me fut répondu exactement ceci : pour le record, s’il était battu, la nationalité du pilote seule comptait et non celle de l’appareil. D’autre part, on reconnaissait que pas un avion français n’était capable de s’attribuer ce record et on me conseillait, en conséquence, de faire l’acquisition du Klemm, concluant que, si je réussissais, « cela ne pouvait que stimuler les constructeurs français ».

Si j’insiste sur ce fait, c’est que, par la suite, on devait me faire presque officiellement grief de posséder un avion étranger. J’avais fait ce choix parce que j’y avais été encouragée.

Or, pendant mes préparatifs, il se produisit un événement qui changea momentanément mes intentions. Tandis que s’équipait mon Klemm, Lena Bernstein, sur Farman 190, moteur 230 CV. Salmson, me ravissait mon record de durée par 35 heures 44 minutes.

Certes, j’applaudis sincèrement à la brillante performance de ma camarade qui m’avait battue de loin, mais piquée au vif, je n’eus plus qu’une idée en tête : reprendre mon record.

Il me fallait pour cela rester dans les airs près de 40 heures, et je n’avais à ma disposition, au lieu du puissant appareil de ma rivale, que mon petit avion baptisé gaîment Trottinette

J’entrepris immédiatement la réalisation de mon projet. Dans les ateliers de la maison Salmson, aidée de mécaniciens dévoués, je mis au point mon petit moteur de 40 CV.

Pour m’adjuger à nouveau le record, je fis cinq tentatives, au Bourget.

La première, le 9 juin : je tins l’air 22 heures 25, m’appropriant le record de durée des avions légers de 350 kilos, catégorie monoplace. Un mauvais fonctionnement de ma pompe à essence devait m’obliger à interrompre ma tentative.

La seconde, le 28 juin. Je m’écrasais, peu après le départ, avec toute ma charge, dans un champ de blé, par suite d’une baisse de régime du moteur, motivé par l’abandon d’une bougie. Casse purement matérielle et sans trop de gravité.

À la troisième, le 17 août, je tins l’air 26 heures. Les conditions atmosphériques étaient contre moi. Je passai une nuit et une journée effroyablement secouée, mais je continuais à tourner avec l’espoir qu’à la fin du jour et la nuit une amélioration se produirait. Vaincue par les éléments, je dus renoncer. En pleine nuit, à dix heures du soir, j’arrivai au sol, exténuée, mais ayant réussi à poser mon appareil sans dommage.

Le 26 août, je fis une quatrième tentative que je devais abandonner après seize heures de vol.

Lorsque je pris le départ pour ma dernière tentative — celle qui devait être couronnée de succès et m’apporter la récompense de ma ténacité — la France attendait dans l’espoir et l’angoisse, l’arrivée à New-York de Costes et Bellonte.

C’est dire qu’on ne pensait guère à moi et il n’y eut, sur le terrain, pour me voir décoller, ce soir-là, que quelques amis, mécaniciens civils et militaires, Adrienne Bolland, son mari, l’aviateur Vinchon, Maurice Reine et ma petite chienne Bobette, qu’il fallut enfermer pour l’empêcher de bondir dans mon appareil.

J’avais choisi de partir le soir pour profiter de la fraîcheur de la nuit… Les premières heures furent pénibles… Il me fallait, avec l’énorme poids que transportait mon avion, — il était équipé de quatre réservoirs d’essence d’une capacité totale de 525 litres et d’un réservoir d’huile de 30 litres, — le maintenir en ligne de vol avec un régime moteur que je devais continuellement travailler, au moyen de ma manette de correction altimétrique pour réduire le plus possible ma consommation.

De plus, comme tout avion léger chargé, il faut « le faire voler » : s’il veut descendre, ne pas le tirer — on l’écrase — repérer les endroits où se trouvent les courants descendants pour ne pas y repasser ; chercher au contraire les endroits où il y a de l’ascendance. En résumé, on gagne quelques mètres de hauteur à la force du poignet. Et dans ces moments-là, une phrase que le regretté Maurice Finat m’avait dit un an auparavant lorsque je pilotais mon Caudron 109, lors de mon premier record de durée, me revenait en mémoire :

— Vous le décollerez, mais vous ne le ferez pas voler !…

Il y a aussi l’immobilité dans cet habitacle minuscule où, étroitement emboîté, faisant corps avec l’appareil, on est assis dans un espace si restreint que, sauf les mouvements des bras et des jambes, nécessaires à la conduite, tout geste intempestif m’était interdit.

C’est pourtant là que j’allais passer 38 heures sans dormir, le cerveau surchauffé, l’oreille tendue sans cesse pour percevoir le moindre bruit suspect du moteur, la moindre vibration anormale.

La nuit à bord d’un avion est une chose à la fois redoutable et émouvante. Tout est mystère, incertitude, menace… On est toujours moins sûr de soi, plus livré à tant de forces ignorées, dispersées autour de cet audacieux volatile mécanique qui fonce dans l’ombre noire, éclairé par ses seuls appareils de bord lesquels font paraître, alentour, l’obscurité plus dense.

Tout paraît suspect aussi… Dans ce silence vivant et multiple, les sens sont décuplés : on entend des bruits mécaniques qu’on n’entendait pas auparavant et qui prennent une importance formidable et on épie son moteur avec une attention passionnée.

La première nuit passa tout de même assez vite. Le ciel était calme et, autour de moi, il faisait presque bleu. Pour me distraire, je comptais les étoiles… et je pensais à l’arrivée triomphale de Costes et Bellonte.

Vers 10 heures, en passant au-dessus du Bourget, je vis jaillir une flamme : c’était le message de mes amis qui m’annonçaient que les deux « transatlantiques » avaient touché New-York.

J’ai poussé un hurrah de satisfaction tandis que je sentais une rafale d’enthousiasme balayer mes incertitudes. Les dieux étaient avec nous !

Pour célébrer cet exploit, ne pouvant autrement extérioriser mon allégresse, je me mis à chanter, puis à siffler à tue-tête, rivalisant de bruit avec mon moteur que j’arrivai, — mon habituelle obstination aidant, — à dominer dans les notes aiguës !…

Calmée par cette victoire, j’assistai, installée aux premières loges, au lever de l’aurore qui, ce matin-là, se donnait pour moi… Ce fut une revue à grand spectacle que les plus beaux music-halls du monde ne pourront jamais
Après l’atterrissage des trente-huit heures.
monter de façon aussi somptueuse et aussi prenante… Cela commença par une bande grisaille, vers l’Orient… La grisaille s’éclaircit, s’argenta, se teinta de rose, de mauve et d’or… Et bientôt, autour de moi, le ciel s’embrasa. Le jeune soleil apparut, ardent et triomphal… et je l’applaudis, comme il se doit à une aussi brillante vedette.

Après ce « final », je regardai ma montre et je m’aperçus que le spectacle avait duré en tout une heure.

… En bas, la terre s’éveille… et la vie recommence. Moi, je continue.

Mon appareil, déjà plus léger, vole mieux. Jusqu’à onze heures, ça va… Pour occuper mon attention, je m’intéressais à tout ce qui se passait autour de moi : deux automobiles se livraient sur la route à une lutte de vitesse ; un avion, — que je jugeai très sévèrement, — faisait du rase-motte au-dessus d’une agglomération ; un cultivateur, l’échine courbée, s’absorbait si fort dans son dur travail qu’il ne leva même pas la tête au bruit de mon passage et j’en fus secrètement dépitée…

À nouveau, je regardai ma montre et je m’aperçus avec épouvante que toutes ces passionnantes distractions m’avaient juste fait passer un quart d’heure !…

Le soleil commence à taper dur, et j’ai l’impression de rôtir tout doucettement. Alors, je monte… De quatre cents mètres, j’atteins quinze cents… À cette altitude, je commence à respirer et je poursuis ma ronde, inlassable et monotone…

Cette obligation de tourner sans autre but que celui d’avoir à tuer le temps autour d’un aérodrome est la pire chose… Les minutes sont interminables.

Il y a aussi le manque d’alimentation qui vous affaiblit. Personnellement, bien que je pusse emporter des vivres, il m’était impossible d’avaler une bouchée. L’échappement des gaz que je respirais continuellement me causait une sorte d’intoxication qui m’empêchait de manger quoi que ce soit.

La seconde nuit fut effroyable. Je l’abordais au bout de trente heures : encore aujourd’hui, lorsque je l’évoque, j’en ai des frissons rétrospectifs et je crois que je recommencerais n’importe quoi, sauf ça !… C’est indicible… il faut l’avoir vécu — et personne ne l’a vécu — pour comprendre.

Le soleil s’est couché, le veinard !… Moi, je dois tourner encore et toujours… Je me fais l’effet d’une damnée dans un cercle infernal… Depuis des heures et des heures, attachée dans mon étroite carlingue, mes pieds ne pouvant quitter le palonnier, ma main droite ne pouvant lâcher le manche à balai, je subis cette effarante immobilité qui m’ankylose et me supplicie.

Muscles, nerfs, cerveau, cœur, tout chez moi me paraît atteint : il n’y a que la volonté qui demeure intacte.

Dès que je bougeais une jambe, je ressentais de si vives douleurs que je criais de détresse, seule dans la nuit. Ma main droite, blessée par le continuel frottement contre le manche à balai, saignait…

Mon esprit n’était pas moins douloureux que mon corps. Je vivais dans la perpétuelle terreur de rencontrer un des avions militaires qui, cette nuit-là, faisaient des exercices : je n’avais pas de feux à bord et, dans l’obscurité, le feu arrière d’un avion se confond facilement avec les étoiles.

À un moment, un avion passa si près de moi que je cabrai mon appareil dans l’épouvante d’une collision que je crus inévitable. À peine remise de cette alerte, j’apercevais soudain un autre avion juste au-dessus de moi, si bien que je vis nettement les roues de son train d’atterrissage à quelques mètres de ma tête.

Ces circonstances étaient arrivées à me faire oublier le froid qui m’engourdissait, — j’étais dans un avion torpédo — les intolérables crampes, la lassitude écrasante. Mais je n’étais pas au bout de mes souffrances. Il semblait que le ciel eût mobilisé toutes ses forces mauvaises pour les jeter en travers de ma route…

Maintenant venait le sommeil, ce redoutable ennemi du pilote. C’était le début de la seconde nuit. L’incessant ronronnement du moteur, peu à peu, m’engourdissait le cerveau. Mes paupières s’alourdissaient… Dans une sorte de semi-inconscience, j’évoquai la vision des gens qui rentraient chez eux, fermaient les volets sur l’intimité des chambres closes, allumaient leur lampe de chevet. Je pensais à mon lit, si douillet sous les chaudes couvertures, avec la tentation du matelas si uni, si élastique où s’étendent les membres las… la fraîcheur du drap sous mes joues brûlantes…

Mes yeux se fermaient plusieurs fois par minutes… Des mouvements inconscients faisaient cabrer ou piquer mon appareil et je me réveillais en sursaut, avec cette idée lancinante : ah ! dormir ! dormir !…

― Oui, mais… dormir dans un avion à cinq ou six cents mètres de hauteur, cela équivaut à un suicide. Dormir, c’est mourir…

Je dois dire que je l’ai souhaité : il me semblait être au bout des forces humaines. Pourtant, je ne voulais pas abandonner. L’accident ou la panne… qui, sans que j’y fusse pour rien, me délivreraient de toutes ces abominables souffrances, soit !… Mais personnellement, je ne voulais pas céder.

Il fallait à tout prix échapper à cet incoercible besoin de sommeil qui allait me mener à la catastrophe. Dans mon cerveau en feu, ma pensée tournoyait comme un oiseau affolé : j’essayai de la fixer, de lui donner un objet en pâture pour échapper à cette sorte d’anesthésie de la conscience qui devenait plus dangereuse de minute en minute.

J’évoquais les malheurs qui ont marqué ma vie : ma sensibilité annihilée, se refusait à la moindre réactions. Alors, je pensais aux succès fabuleux, aux prouesses magnifiques que je pourrais réaliser avec mon avion, à la gloire, à la fortune… En vain. À cette heure, tout sombrait dans l’indifférence. Mes appareils de bord semblaient s’éloigner… mes paupières pesantes comme du plomb, continuaient à se fermer, invinciblement.

Allons ! du cran !… Je n’allais pas flancher si près du but, que diable !… Je serre les dents et je prends le vaporisateur que, par précaution, j’avais emporté. Je m’envoie dans les prunelles un jet d’eau de Cologne… Je vous recommande le moyen… Il est infaillible : un fer rouge !…

La brûlure dure dix minutes… mais si douloureuse, la réaction de défense de mon corps est si violente, que pendant une heure, l’âpre besoin de dormir m’épargne.

Après… il faut recommencer… toutes les heures, puis, toutes les demi-heures… jusqu’à épuisement de mon flacon. Quand il est vide, j’ai recours à l’eau minérale que j’ai en réserve et, toutes les cinq minutes, je m’asperge le visage.

Bientôt une crampe lancinante à mon estomac me rappelle que je n’ai rien absorbé depuis le départ. Je mords dans un fruit que je lance aussitôt par-dessus bord ; j’ai éprouvé la sensation abominable que toutes mes dents branlaient dans leurs alvéoles.

Enfin, voici l’aube !… C’est alors que commence un nouveau supplice. Mon imagination exaspérée crée des hallucinations sensorielles… Qu’y a-t-il donc à ma droite ?… Un mur blanc se dresse contre lequel je vais aller me briser.

Un mur… et je suis à six cents mètres !… J’ai la berlue, voyons ! Je réagis violemment contre ma torpeur ; je reprends mon sang-froid, je suis parfaitement lucide. Je sais qu’il n’y a pas de mur… Mais je continue à en voir un sur ma droite, immense et blanc… Pour l’éviter, malgré moi, soigneusement, je prends mes virages à gauche…

L’heure passe avec cette hantise sur ma rétine. Je regarde ma montre sans cesse : l’heure tourne. Brave petite aiguille qui m’encourage, ranime ma défaillante énergie !. Encore un effort… un autre… Il faut tenir… tenir jusqu’au bout… J’ai l’impression maintenant d’être une machine, une machine souffrante et agissante, mais que rien n’arrêtera avant le but définitif…

« Ou je me tuerai, ou j’arriverai ! »

Un nouveau regard sur ma montre… après tant d’autre !… Ça y est ! J’ai battu le record de durée…

Je pourrais atterrir. Mais il y a de l’essence dans les réservoirs ; je peux tenir, donc je dois tenir, cela m’apparaît avec une indiscutable évidence.

Des avions viennent évoluer autour de moi. Ils ne voient pas le mur, eux, et par instant, je tremble qu’ils n’aillent se jeter contre l’invisible obstacle. C’est si net que je regarde le sol pour y découvrir les débris des appareils que je crois s’être écrasés.

Un, deux, trois, quatre… Je veux compter jusqu’à cent. Huit, douze, dix-sept… Je ne sais plus. Je bronche… Chaque nombre est un trébuchet.

L’état de mes yeux s’est aggravé. Ils sont en feu. J’ai des bourdonnements d’oreilles… Mon corps tout entier est endolori, le vent me fouette intolérablement le visage… Je me sens abrutie.

Pour tenir un peu plus longtemps, je prends une grande décision :

— Je vais faire un tour complet et j’atterrirai…

À cette promesse de l’esprit, comme un cheval qui sent l’écurie, le corps retrouve ses moyens…

… Lorsque j’atterris, mes yeux tuméfiés distinguaient à peine le sol : il y avait un jour et deux nuits que je tournais en rond sans lâcher les commandes. 37 heures 55 minutes à faire voler l’avion…

La réception qui me fut faite à mon arrivée par mes amis me fit oublier quelques instants le cauchemar que je venais de vivre. Mais l’accueil le plus enthousiaste fut celui de ma petite chienne heureuse de retrouver enfin sa maîtresse.

En quittant le Bourget, la première chose que je fis naturellement fut d’aller dormir. Mais comme, par une habitude machinale, je regardais mon reflet dans la glace, je crus voir un monstre : mon visage était enflé et brûlé. Mes yeux n’étaient plus que des fentes derrières lesquelles apparaissait un globe sanguinolent. Ma main droite, celle qui avait été mise à vif par le manche à balai, était gonflée d’ampoules…

Mais je ramenais d’un seul coup à la France trois records de durée : record féminin toutes catégories, record des avions légers, record du vol en monoplace… Et mon vol constituait et constitue toujours le plus long vol effectué par un pilote seul à bord. Il sera peut-être battu un jour, mais certainement pas dans les conditions où je l’ai réalisé…


V

MON RECORD DE DISTANCE :
DU BOURGET À IURINO…


J’ai pour habitude de ne jamais être contente de moi. Ce record de durée que je venais de conquérir ne m’intéressait déjà plus que comme un tremplin pour me lancer vers une autre conquête.

Je songeais à reprendre le projet que j’avais momentanément abandonné l’année précédente, et je décidai de tenter le record de distance en ligne droite.

Puisque j’avais accompli un vol de trente-huit heures en circuit et que je n’étais pas à bout d’essence, pourquoi ne pourrais-je réussir une performance à peu près équivalente en ligne droite ?…

Je dis à peu près équivalente, car dans un record de distance en ligne droite le facteur vitesse entre en jeu et, de ce fait, la consommation est plus grande. De plus, on peut être amené à contourner des perturbations atmosphériques et pour le kilométrage du record, seuls comptent les points de départ et d’arrivée, pris sur la carte en ligne droite.

Mais un record de distance ne se bat pas à toutes les époques de l’année. Je dus remettre mon projet au printemps suivant et consacrai la plus grande partie de mon hiver à l’étude des itinéraires.

J’envisageai d’abord un voyage Paris-Le Caire, mais j’abandonnai tout de suite cette intention, m’étant rendu compte que jamais je ne pourrais franchir les monts du Morvan avec ma charge.

Je songeai alors à un vol Istres-Dakar et je consultai mon camarade Dieudonné Costes. Costes connaît tous les chemins. Il me déconseilla fortement cette tentative, tant à cause des remous que je recontrerais en Espagne et qui n’eussent pas manqué d’être défavorables à mon petit appareil qu’en raison de l’insécurité des régions traversées. D’autre part, l’accident mortel survenu au malheureux Lallouette et de Permangle confirmaient ses dires des différents caps.

— Allez plutôt vers la Russie, me dit Costes.

De fait, je n’eus pas besoin de l’écouter longtemps pour comprendre qu’il avait raison. Ses parfaites connaissances du pays et son incontestable science de navigateur me furent d’un immense secours. Il se chargea lui-même de la préparation de mes cartes et du calcul des différents caps.

Je décidai de partir au mois de juin en raison des nuits très courtes qui me laissaient, sur le parcours que j’avais adopté, vingt et une heures de jour sur vingt-quatre.

Tout le mois de mai et le début de juin, je les passai à Orly, mon quartier général, procédant, durant des jours, à la série de vols indispensables pour mes essais de consommation d’huile et d’essence. Je ne me dissimulai pas la difficulté de ma tentative. Ce n’est pas une sinécure, en effet, de naviguer au compas avec un avion léger, de faible puissance, de grande envergure et chargé. Il est le jouet du moindre remous. Il est, sans arrêt, dévié de sa ligne droite, d’où effort incessant à fournir pour tenir le cap et, partant, plus grosse fatigue.

Mais plus grande est la difficulté, plus de joie on éprouve à la vaincre…

Je pris le départ de l’aérodrome du Bourget le 28 juin, à cinq heures du matin.

C’est le 27 juin au soir, à 5 heures, qu’un coup de téléphone du chef de la Météo, M. Viaud, providence des pilotes, m’annonça que l’ensemble des conditions atmosphériques était favorable et que je pouvais m’envoler.

D’Orly, j’emmenai mon Klemm au Bourget. Puis je retournai chez moi et, sans hâte, avec le même calme que j’aurais préparé un pique-nique pour une promenade dominicale dans la banlieue, je rassemblai mes vivres : quatre sandwiches, des oranges, des bananes, du chocolat, du café et de l’eau de Vichy.

Je dormis d’un sommeil d’enfant jusqu’à deux heures du matin. Entre parenthèses, je me réjouis de cette sorte de grâce d’état qui, à la veille des heures décisives, a toujours fait taire en moi toute nervosité pour me laisser un calme absolu.

Ma Salmson m’emmenait au Bourget en quelques instants, à travers la ville encore éveillée sous ce ciel rouge et artificiel de Paris que connaissent bien les noctambules, et la banlieue aux silencieuses maisons endormies, de chaque côté des rails luisants que les tramways ont déserté.

Gorgé de 525 litres d’essence et de 30 litres d’huile, mon appareil était sur la ligne de départ. À côté, mes amis attendaient : il y avait là mes dévoués mécaniciens, Magnette et Isner, M. Sansepée, directeur de la section aéronautique de la maison Salmson ; Maillet, l’excellent chef pilote de l’école Roland-Garros et sa jeune femme ; le fidèle Bart qui devait m’accompagner jusqu’à Liége — il commençait à être très fier de son élève, Bart ! — et M. Popov, commissaire de l’Aéro-Club, chargé de me donner le départ.

Combinaison de toile bleue, serre-tête étroitement ajusté, lunettes… me voilà parée, et j’escalade mon appareil. Contact. Je serre quelques mains. Il est exactement cinq heures deux minutes lorsqu’après avoir roulé quatre ou cinq cents mètres, mon avion décolle.

Mon but : Kazan… distant de 3 200 kilomètres.

Mon itinéraire : Liége, Cologne, Kœnigsberg, Moscou, Nijni-Novgorod…

Le temps était excellent. Quand je m’envolai, la brume légère du matin commençait à se déchirer. J’emportai du Bourget cette inoubliable vision qu’en ont tous les pilotes à leur départ d’aurore. La lumière naissante ourlait la ligne des hangars… Les arbres qui bordaient la route prenaient déjà une forme pleine. Le cœur en fête, je saluai la jeune matinée qui s’apprêtait à se faire mon alliée…

C’est dans mon autre appareil, le Caudron 232, que Bart m’accompagna jusqu’à Liége. Là, avant de faire demi-tour, il me fit signe avec son mouchoir. Par trois fois je répondis en inclinant la tête… Et puis, je restai seule…

Cet avion qui s’éloignait était le dernier lien que je rompais avec mon pays…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

D’abord ce fut Cologne et le Rhin, large miroir scintillant… le couloir de Westphalie.

Je volais à une altitude moyenne de 200 mètres. Jusqu’ici, à cause de ma charge et d’un léger vent debout, je n’avais pu réaliser que la moyenne horaire de 70 kilomètres. C’était médiocre…

Pourtant, le temps était très clair et le soleil si ardent par moment que je dus me protéger les yeux avec une visière de tenniswoman. Et quelle chaleur !… Mais je n’avais guère le temps de me livrer à des considérations sur la température, fort occupée que j’étais à maintenir mon Klemm dans la bonne direction. Il tendait continuellement à dériver et l’attention qu’il me demandait m’empêchait d’admirer le paysage. Pour le moteur, il tournait avec une régularité d’horloge…

Après Stettin, je rencontrai ces vastes forêts que je ne devais plus quitter qu’en Russie. Je survolai Dantzig, laissai Kœnigsberg à gauche, abordai la Lithuanie et sa capitale Kowno…

Puis, ce fut la nuit ou, du moins, ce long crépuscule comme n’en réservent à cette époque que les pays nordiques. Quelle étrange et poétique attirance avaient, dans ce clair-obscur, les grands lacs posés comme des miroirs dans l’écrin sombre des forêts !… Malheureusement, la lune, sur laquelle je comptais, me retira son concours et se déroba derrière un écran de nuages. Désormais, je volai à la boussole sans savoir au juste où je me trouvais…

La nuit dura trois heures. Le plafond m’obligeait à voler très bas. Le jour me surprit sur la Russie. Cinquante kilomètres encore et je survolais Moscou, où je passai à 5 h. 30. Là, je crus bien un moment le record fini pour moi, car le temps était mauvais, le vent violent, et la brume au ras du sol.

Encore un effort… un peu d’optimisme !… Le dieu des pilotes vient à mon aide : cent kilomètres plus loin, voici le soleil !…

À ce moment, j’avais déjà battu et assez largement le record de Léna Bernstein, qui était de 2 200 kilomètres, et j’égalisais celui de l’Américain Zimmerly pour avions légers, de 2 660 kilomètres. Pourtant, je m’étais juré d’en couvrir 3 000…

Nijni-Nogvorod… 10 h. 30… Que cet aérodrome m’apparaît tentant !… Il représentait à mon imagination le bon lit pour qui n’a point dormi depuis longtemps, le verre d’eau fraîche pour le nomade qui sort des sables du désert… J’ai failli céder… d’autant que, par suite d’une trop grande consommation d’essence due à la chaleur et, d’autre part, n’ayant pas de compte-tours qui me permît de la régler, je n’avais plus que 35 litres dans mon réservoir. Mais je m’étais promis d’atteindre Kazan !…

Par ailleurs, je vivais si bien sur mes nerfs que je ne sentais plus la fatigue de cette nuit blanche.

Cent kilomètres encore… 11 heures 30… Il y a trente heures et demie que je suis en l’air. Il faudrait tout de même se résigner à atterrir ; les moteurs ont de ces exigences lorsqu’ils sont à bout de carburant… et le mien n’avait plus que le strict minimum…

C’est curieux… lorsqu’on me parlait des « steppes russes », je me représentais de grandes étendues plates déroulant à l’infini des kilomètres d’herbages où un avion n’aurait qu’à se poser. En réalité, au moins dans la partie que j’ai survolée, le pays est coupé de forêts et de marécages qui rendent parfois malaisé le choix d’un terrain propice.

Enfin, j’aperçus un plateau d’apparence hospitalière et je fis un atterrissage excellent.

Ce qui fut plus délicat, ce fut de sortir de l’appareil. J’avais accoutumé de sauter lestement à terre, mais cette fois, je ne pus manœuvrer mes jambes ankylosées qu’avec une peine extrême. Lorsque je réussis enfin à m’extirper de mon habitacle, je dus m’allonger sur le sol et exécuter toute une gymnastique musculaire avant de reconquérir la souplesse de mes membres.

Auparavant, j’avais constaté avec satisfaction qu’en 30 heures et demie de vol, j’avais bien parcouru mes 3.000 kilomètres et que je détenais, à partir de cette minute, le record de distance en ligne droite des avions légers monoplace de 350 kilos et le record de distance féminin en ligne droite.





La partie pittoresque de mon voyage ne faisait que commencer. J’allais m’en rendre compte tout de suite !…

L’endroit où je venais de me poser s’appelait Iurino. Un avion, c’est toujours un peu l’oiseau du mystère. Je n’étais pas là depuis cinq minutes qu’une troupe de moujiks, quittant précipitamment le champ de leur travail, se dirigeait vers moi en escaladant la petite colline en haut de laquelle je m’étais posée.

Ils étaient escortés de toute une cohorte enfantine, pieds nus dans la poussière du chemin, flanquée des mamans, des babas charmantes au visage ceint de mouchoirs aux couleurs vives… Tout cela piaillait, gesticulait et discutait en fixant sur moi des yeux pleins de surprise et d’intérêt.

Je les devinai tout de suite sympathiques et m’avançant vers eux, je leur fis de la main un grand signe d’amitié.

— Française… Françuska… répétai-je, le plus ingénument du monde.

Ma révélation ne sembla pas les frapper outre mesure. Ils continuaient à me regarder en souriant amicalement, mais sans prendre aucune initiative…

Il fallait pourtant bien que je me fisse conduire auprès des autorités du village, afin de faire constater officiellement que j’avais battu mon record.

En vain, j’essayai de me faire comprendre. Avant de partir de Paris j’avais préparé quelques mots de russe qu’on m’assurait indispensables pour ces sortes de colloques. Mais au moment opportun, ma mémoire se révélait complètement défaillante.

J’eus recours au dictionnaire, et leur présentai successivement tous les mots qui traduisaient mes intentions. Ah bah ! ils regardaient les pages avec un air de parfait étonnement, puis ramenaient vers moi leurs prunelles souriantes et incompréhensives.

Je commençais à désespérer lorsque, au hasard de cet étrange baragouin, je jetai un mot qui sembla éclaircir la situation :

— Télégraphe ?…

Aussitôt, tous les visages s’illuminèrent. Deux dames me firent signe de les suivre. J’acceptai avec empressement. Mais auparavant, ouvrant le coffre de mon Klemm, je distribuai mes vivres, d’ailleurs intacts, à la troupe d’enfants. Dangereuse idée !… Dans l’excès de sa joie, la cohorte turbulente se précipita sur mon appareil, l’escaladant de tous côtés, marquant des traces sur les ailes, avec de sauvages cris de victoire. J’eus toutes les peines du monde à les apaiser et à obtenir qu’on ne touchât pas à l’avion.

À la suite de mes obligeantes conductrices, je descendis la colline. C’est alors que je pus mesurer combien ces trente heures de vol m’avaient exténuée. Mes jambes flageolaient sous moi et j’eus une peine extrême à gagner les premières maisons du village.

Malheureusement, le domaine d’Iurino est vaste et le gros du village se trouvait par delà la Volga. À peine étais-je arrivée à l’isba qu’on me désignait comme la poste, que j’appris avec terreur que, si je voulais télégraphier, c’était de l’autre côté que je devais me rendre !…

Heureusement, la complaisance de mes compagnes était inlassable. Au bout de quelques minutes, une telega, comme je n’en avais vu que dans les images de Michel Strogoff venait me chercher et m’emportait jusqu’au fleuve.

Durant ce trajet, je n’arrivais pas à lutter contre le sommeil qui, maintenant, s’emparait de moi, et, en dépit des cahots de la voiture, ma tête roulait de l’une à l’autre de mes épaules sans que je fisse le moindre effort pour résister à cette torpeur.

La traversée en bac fut mon salut. L’une des deux femmes avaient tenu à demeurer avec moi. Tandis que nous passions, elle se mit à ramer pour aider le batelier et vraiment, j’admirai quelle magnifique force elle dépensait de l’air le plus naturel du monde.

À peine étais-je débarquée qu’une nouvelle téléga s’avança, à bord de laquelle je pris place, et qui m’emporta jusqu’à l’agglomération.

Cette seconde partie du village était plus importante que la première. Au lieu des pauvres isbas aperçues tout d’abord, je voyais des maisons de bois neuves et très propres.

On m’arrêta devant l’une d’entre elles où de nombreuses personnes stationnaient déjà. Un peu étonnée, je considérai tout ce contingent qui faisait la queue pour télégraphier. Les bureaux les plus encombrés de Paris n’en montrent pas davantage ! Expédiait-on tant de messages, d’Iurino ?…

Avec de grandes marques de politesse, on me fit entrer dans la maison. Je me trouvai devant un personnel en blouse blanche, composé d’une femme et de deux hommes… Étrange costume pour des postiers.

On me posa des questions… En vain, j’essayai de me faire comprendre, employant ce « petit nègre » qui m’avait déjà si mal réussi sur la colline : avion… Paris… moi, Française… Oui, Française !…

Ma figure brûlée de soleil et de vent, tachée d’huile, mes traits fatigués et mes lèvres fiévreuses alarmèrent sans doute mes interlocuteurs, car tout soudain la femme me fit pénétrer dans une petite pièce et m’invita par gestes à me déshabiller.

Je crus d’abord que c’était la coutume du pays, — bien qu’elle me parut assez singulière — puis, je crus comprendre… et, de découragement, je levai les bras au ciel.

On m’avait amenée, non pas au télégraphe mais chez les médecins du pays ! J’étais chez la doctoresse Olga Manevitch-Mantchkenko chez qui, me croyant victime d’un accident, mes conductrices ingénues m’avaient escortée.

J’étais rompue de fatigue et mes jambes tremblaient nerveusement. Je fis comprendre par une mimique désordonnée à ma compagne qu’elle n’avait pas à s’occuper de ma santé mais bien à m’indiquer le télégraphe… le télégraphe pour communiquer avec Paris…

Télégraphe !… Mot magique qui finit par éclairer la situation. Il y eut un grand sourire général. Enfin, on m’avait comprise… et je dus attendre dans mes vêtements de vol et n’ayant rien absorbé pour me réconforter, deux heures, deux mortelles heures, durant lesquelles la doctoresse continua ses consultations.

Enfin le postier arriva, alors que je commençai à me mettre très sérieusement en colère et aussitôt, joyeuse, j’oubliai ces péripéties pour rédiger mes messages. J’en remis trois à ce fonctionnaire… et je respirai, allégée. Hélas ! je ne me doutais pas que, faute de connaître les lettres latines, et ne pouvant déchiffrer les textes, cet homme avait renoncé à expédier mes dépêches !…

… Heureusement pour moi, un homme tout à coup se détacha de la foule et ô bonheur ! se mit à me parler le français. Qui dira jamais la joie sans borne de découvrir un interprète au milieu d’une foule dont vous sépare, comme un mur impossible à franchir, l’incompréhension du langage ?

— Bonjour, Madame !…

J’aurais, je crois, embrassé de bon cœur M. Pierre Zaviyaloff grâce à qui mes amis français purent être rassurés sur mon sort. Il traduisit en effet mes télégrammes et en régla le montant, car, ne disposant pas de roubles, je ne pouvais le faire moi-même.

Je lui racontai alors ma randonnée qu’il expliqua au fur et à mesure aux personnes présentes, de sorte que je vis bientôt, dans la foule qui grossissait à chaque instant autour de moi, l’enthousiasme s’allumer sur tous les visages. On me touchait… on me pressait les mains… les femmes me souriaient avec des lueurs attendries et admiratives au fond de leurs vastes prunelles…

Mon aimable interprête me conseilla ensuite, après qu’il m’eut lesté d’un peu de bouillon et de lait, de retourner à mon lieu d’atterrissage chercher mes papiers, tandis qu’il préviendrait les autorités.

Je refis donc le voyage en sens inverse. Je retrouvai mon appareil intact et gardé, pris mes barographes, ma valise, et revins à Iurino où la doctoresse Martchenko qui m’avait préalablement offert l’hospitalité, — le village ne comptant point d’hôtel possible, — avait réuni les autorités locales à qui elle offrait le thé.

Le Commissaire soviétique me témoigna une grande cordialité et après avoir officiellement certifié mon arrivée, me prévient que les deux mille ouvriers d’une fabrique de cuir avaient décidé de me fêter le lendemain, avant mon départ.

Ce ne fut qu’à minuit que je réussis à me coucher en dépit de mon atroce lassitude. La doctoresse avait mis fort aimablement à ma disposition un divan qui, pour être un peu dur, ne m’en sembla pas moins délicieux. Comme, avant de m’étendre, je risquai un œil par la fenêtre, je remarquai avec émotion que tout le village s’était massé devant la maison comme pour me faire une garde d’honneur.

… Quand je m’éveillai le lendemain matin, à cinq heures, toute trace de ma fatigue de la veille avait disparu et c’est tout à fait dispose que j’attendis la fête annoncée.

Un concert de sirènes me fit soudain sursauter. C’était la première manifestation de l’usine en mon honneur… Quelques instants plus tard, je m’installais dans une voiture qui me conduisait à la grande place du village où une estrade était dressée, face à la foule qui comprenait environ deux mille ouvriers.

On commença à me remettre des fleurs… puis ce fut la musique, les chœurs, les discours… Parmi ceux qui me souhaitèrent la bienvenue, une jeune ouvrière me sembla particulièrement éloquente : elle me pria de transmettre le salut des femmes russes aux femmes françaises. Puis, elle vint à moi, m’embrassa et me remit l’insigne de l’étoile rouge, ornée d’une image de Lénine.

À mon tour, il me fallut traduire — en dépit de ma répugnance à prendre la parole en public, — toute la gratitude que je garderais à Iurino pour son chaleureux accueil et promettre de porter son salut à mon pays.

À peine avais-je terminé que les
Devant le micro, après les trente-huit heures.
applaudissements crépitèrent. La musique et les chœurs exécutèrent l’Internationale. Sur quoi, je remontai en voiture cependant que s’organisait un magnifique cortège… En tête, s’avançaient les musiciens : puis, venait ma voiture que suivait tout le village et toute l’usine. Près de moi, marchait un ouvrier qui, revenu en Russie depuis trois ans, me racontait ses souvenirs de Toulon où il avait longtemps travaillé.

La traversée de la Volga ne fut pas moins mémorable. Cependant qu’un bateau emportait la musique, un autre se chargeait de ma personne, ainsi que de M. Zavilayoff, de la doctoresse et de son mari, du commissaire soviétique… Quant aux ouvriers, beaucoup d’entre eux ayant décidé de m’accompagner jusqu’au bout, ils prirent place dans des barques et me firent une escorte touchante.

Arrivée au plateau, je remerciai une dernière fois la population d’Iurino pour l’affectueuse réception qu’elle m’avait réservée. Tant de marques de sympathies m’avaient profondément émue.

Pendant que je montrais à un beau jeune homme athlétique comment on s’y prenait pour lancer une hélice, les fleurs pleuvaient sur mon avion avec les vivats et les baisers…

C’est dans cet enthousiasme que je m’envolai vers Nijni-Novgorod, emportant de ce premier contact avec l’âme russe, un inoubliable souvenir…



Je n’avais pu me ravitailler en essence à Iurino, mais avec les quelques litres qui me restaient j’espérais pourtant franchir d’un vol, les quelques cent kilomètres qui me séparaient de Nijni-Novgorod.

J’avais compté sans un violent vent debout, lequel me gêna si fort qu’au bout d’une heure et demie je dus me poser dans un champ labouré. Cette fois, c’était la panne d’essence. Comme à Iurino, on se porta rapidement à mon aide et je pus trouver des postiers assez compréhensifs pour téléphoner aussitôt à l’aérodrome de Mouisa qui est celui de Nijni.

Alors que j’attendais un camion, ce fut un monoplan qui survint, et qui, près d’une demi-heure durant, survola les lieux où je m’étais posée afin de voir s’il ne m’était pas arrivé un accident d’une autre nature. Lorsque le pilote se fut bien convaincu que mon appareil était vraiment intact, il regagna Nijni et me fit téléphoner qu’on allait m’envoyer de l’essence.

Pendant cette pénible attente, j’eus à me défendre à nouveau contre la curiosité intempestive d’une troupe de marmots qui, comme ceux d’Iurino, tentaient de dangereuses offensives vers mon appareil.

Enfin vers le soir, une voiture m’apporta vingt litres d’essence : un quart d’heure après, j’atterrissais à Nijni.

Sur le terrain, j’eus la chance de rencontrer un ingénieur et sa femme qui parlaient assez convenablement français et qui fort courtoisement me servirent d’interprêtes. De nombreux pilotes vinrent me féliciter à mon arrivée… Ce fut là, sans aucune ordonnance officielle, une petite fête de sympathie toute fraternelle qui m’alla droit au cœur.

Après avoir fait viser mon passeport et rédigé des télégrammes, je gagnai un hôtel de la ville, mais, bien que je fusse exténuée, je voulus, avant de me coucher prendre un léger repas. C’est alors que je constatai combien la vie est chère en Russie !…

Pour deux œufs et un verre de bière, il ne m’en coûta pas moins de quatorze roubles, soit deux cents francs !… naturellement au taux du change d’alors…

Une surprise m’attendait au réveil. On me prévint qu’un général désirait me parler. Cet aimable gentleman, accompagné de la femme de l’ingénieur qui m’avait, la veille, si cordialement reçue, venait me proposer de passer la journée en sa compagnie, car le mauvais temps m’interdisait de repartir.

À midi, je déjeunais chez un capitaine aviateur qui avait autrefois servi dans l’armée tsariste et dont je ne saurais trop louer la parfaite éducation et l’exquise urbanité.

Le soir, le général me convia à de pantagruéliques agapes. Le repas ne comportait pas moins de cinq plats, tous de poissons différents… Je mentirais si je disais que j’ai touché à tous : mon appétit a des limites !…

Ainsi se termina mon séjour à Nijni dont je garde le meilleur souvenir. Avant de repartir, le lendemain, à sept heures, je voulus acquitter ma note d’essence : on ne me le permit pas et tandis que je décollais, les pilotes présents me firent une chaleureuse ovation.

… En route vers Moscou ! Ce fut la partie la plus mauvaise de tout ce voyage : le temps était affreux, la visibilité nulle. Je dus voler plus de quatre heures dans les nuages sans apercevoir le sol… et je ne me sentis rassurée qu’en voyant se dessiner l’aérodrome de la capitale soviétique.

Là-bas, on était prévenu de mon arrivée et les pilotes étaient venus nombreux pour m’accueillir. Parmi eux se trouvait M. Rosanov, secrétaire de la section sportive de la société Ossoaviachim, l’une des plus importantes du monde puisqu’elle ne comprenait pas moins de onze million de membres.

Je vois encore leur étonnement à tous lorsqu’ils me virent sauter de la carlingue en bas de soie et en souliers à talons hauts… L’un d’eux me demanda si c’était ainsi que j’avais accompli mon raid.

Amusée par sa mine stupéfaite, j’affirmai :

— Mais… naturellement !…

Les présentations faites, je gagnai l’Hôtel Savoy d’où je téléphonai à l’ambassade de France. Peu après, M. Conty, attaché d’ambassade, se présentait chez moi.

Ah ! la joie d’entendre parler français, de voir un drapeau tricolore, aux couleurs françaises, flotter à l’avant d’une automobile !… C’est lorsqu’on est si loin, qu’on réalise, dans toute sa plénitude, le sentiment profond qui vous attache au pays !…

À l’ambassade, je déjeunais avec notre chargé d’affaires, M. Paillard, et sa charmante femme, qui, arrivée le matin même de Paris me réserva un accueil dont je n’oublierai jamais la grâce cordiale.

En sa compagnie, je visitai Moscou qui me fit l’effet d’un grand village. Le Kremlin, le tombeau de Lénine, la Tuerskaïa défilèrent hélas ! trop vite sous mes yeux… Mais je m’amusai beaucoup du spectacle pittoresque des rues, toutes fourmillantes d’une foule bigarrée, égayée par les blouses blanches des citadins…

Le lendemain, je me rendis à l’aérodrome, afin d’y faire mon plein d’essence et d’huile ! Pilotes et ingénieurs qui m’entouraient ne cachaient pas leur étonnement de voir qu’un si petit appareil pouvait contenir autant d’essence. Le moteur aussi retint longuement leur attention.

De retour à Moscou je déjeunai à l’ambassade, puis visitai les environs, notamment ce château du prince Youssoupov, — l’exécuteur de Raspoutine, — dont les Soviets ont fait une maison de repos.

Le samedi, à 5 h. 30, je partais pour Kœnigsberg. Rude étape de 1 100 kilomètres, neuf heures et demie sans escale. Je ne m’attendais certes pas aux difficultés qui devaient surgir à mon arrivée, ni à l’accueil qui m’était réservé.

À peine avais-je atterri, qu’on me signifia sans courtoisie l’interdiction formelle de repartir. Il paraît que mes papiers n’étaient pas en règle.

Je voulus aussitôt téléphoner au consul : j’appris qu’il n’y en avait pas à Kœnigsberg. En vain, le gérant, M. Pierre Meyer, accouru à mon appel, parlementa avec les officiers : on décréta que je devais attendre une autorisation spéciale avant de songer à poursuivre mon voyage.

Gâtée que j’avais été jusqu’ici par la cordialité dont on avait fait preuve à mon égard, je fus assez sensible, je dois l’avouer, à la façon hostile dont on me traita en Prusse Orientale. Durant les huit jours que je demeurai à l’aérodrome, immobilisée par le mauvais temps, le personnel et la police ne mirent aucune affabilité dans nos rapports communs.

Avais-je besoin de faire exécuter une réparation à mon appareil ?… Je devais aussitôt montrer mon argent, afin de prouver que je pourrais payer.

Je ne repartis que le 11 juillet. Pourtant, à côté du mauvais vouloir et l’hostilité que j’avais rencontré à Kœnigsberg, j’avais trouvé un ami de la France auquel je tiens à rendre hommage : c’est M. Stanislas Gluski, vice-consul de Pologne, qui, durant tout mon séjour, se mit à ma disposition avec une bonne grâce charmante. Je dois dire qu’en cette atmosphère réfrigérante, son obligeance et sa sympathie m’ont été particulièrement précieuse.

… À Stettin qui fut l’étape suivante de mon retour, si le temps ne me favorisa pas — j’avais eu le vent debout et une pluie violente durant tout le trajet, — du moins, eus-je la joie d’un cordial accueil.

Le consul de Pologne, M. Sztark, était venu m’attendre avec ses deux filles, les bras chargés de fleurs, noués par des rubans aux couleurs franco-polonaises. Après les visages renfrognés de Kœnigsberg, comme votre air joyeux et cordial me fit du bien, M. Sztark, et combien était charmant le sourire de vos jeunes filles !… Durant les trois jours où le ciel me contraignit à remettre mon départ, cette aimable famille sut me faire prendre mon mal en patience.

Enfin, le 14 juillet, je m’envolais vers Cologne… Je me souviendrai de ces six cents kilomètres que, le jour de notre fête nationale, je fis dans les plus déplorables conditions atmosphériques. C’était à croire que les éléments qui m’avaient si bien servie pendant mon raid se conjuraient pour retarder mon retour.

À l’aérodrome, de nouveaux visages amis : M. Jean Dobler, notre consul dont je fus l’invitée, M. Didier, directeur des lignes Farman.

J’aurais voulu partir le lendemain… À nouveau, le temps se montra hostile. De plus, mon hélice avait été rongée par la pluie et la grêle, et je dus la changer.

Tout cela m’immobilisa une semaine encore et ce n’est que le 21 juillet que je quittai Cologne pour Paris où j’arrivai à 15 heures, reçue par le capitaine Esteban, représentant du ministre de l’Air et une foule d’amis.

Avec une vive émotion je retrouvais enfin l’aérodrome et lorsque je sortis de la carlingue, je foulai d’un pied joyeux, cette terre du Bourget qui représentait pour moi à cette minute toute la terre de France.

… La France à qui j’étais fière, après six mille kilomètres de voyage, de rapporter deux records du monde…


VI

DANS LA COULISSE…


… Mon dernier succès m’avait valu le ruban de la Légion d’honneur et le trophée international qui est attribué une fois par an à la meilleure performance de l’année. Je fus la première aviatrice française à le détenir.

Par ailleurs, on m’avait évidemment beaucoup fêtée. Durant quelques jours je fus pourchassée par les journalistes et les photographes et j’eus la vedette de l’actualité.

Et puis, on m’oublia… très vite. Il y avait déjà d’autres sujets d’intérêt… d’autres événements pour passionner l’opinion.

Certes, j’avais eu des appuis, notamment celui de la maison Salmson qui m’avait si puissamment aidée et soutenue et grâce à qui j’avais pu mettre debout la plupart de mes projets.

Mais revenue au sol et rentrée dans l’ombre, je ne fus guère plus avancée qu’au début de ma carrière. Il en va ainsi de la gloire !… Éphémère et capricieuse, elle vous effleure de son aile fulgurante et s’envole aussitôt vers d’autres sujets qu’elle éclaire de son fugitif rayonnement pour les rejeter dans l’ombre avec la même rapidité qu’elle a mis à les en sortir.

Je dois dire que j’ai des idées très particulières maintenant sur cette séduisante et décevante personne et que lorsque, d’aventure, elle et moi nous nous rencontrons, je la considère d’un œil plein de scepticisme.

Cette fois encore, le problème de la vie quotidienne, l’incertitude du lendemain se présentaient avec une terrible actualité.

Ma Trottinette qui m’avait si bravement portée durant mon raid et ramenée au port ne me permettait pas de réaliser les grands projets que j’avais en tête. Je me séparai d’elle à regret et j’achetai un Caudron Phalène avec lequel j’envisageai de faire une tournée en Europe.

Mais tandis qu’on préparait mon Phalène, la maison Potez me fit une offre que je trouvai raisonnable d’accepter puisqu’elle m’assurait momentanément la matérielle. Je passai trois années chez Potez, dans la section d’avions de tourisme que j’avais mission de présenter dans les aéro-clubs… C’est un travail ingrat. Le travail avec la clientèle est fatigant. C’est aussi un travail sans grand intérêt.

Pourtant, j’ai fait deux voyages en Afrique du Nord… La première fois, j’eus la malchance : mon avion fut cassé à Bizerte par un camarade qui en voulant faire une exhibition a percuté dans mon appareil. Nous fûmes sept blessés.

Au cours du deuxième voyage, je poussai jusqu’à Biskra où m’attachaient les premiers rêves de mon enfance. Je n’en ai gardé qu’une vision : celle d’un mausolée blanc entre les palmiers… Un marbre qui porte un nom : Lena Bernstein…

De cette visite sur la tombe de ma malheureuse camarade, je suis revenue le cœur serré. Ce n’est pas à cela que je songeais jadis lorsqu’avec mon imagination d’enfant, j’évoquais les prestigieux paysages du Sud !…

Ces paysages, je les retrouvai pourtant — avec quel enchantement ! — en Tunisie et au Maroc où m’amenèrent tour à tour les hasards de cette tournée aérienne.

Tunis… Casa… Meknès… Fez… visions blanches, vertes et bleues, peuplées de fantômes en burnous, de sables roux, de palmeraies chevelues de rocs ocrés, de maisons en pisé rose, fantaisie polychrome et qui nous semble presque irréelle lorsqu’elle a quitté notre rétine pour dormir au puits profond du souvenir, tout cela jalonna d’émerveillements continus de ces deux mois que je passai seule à mon bord, sans même un mécanicien…

J’atterris à Orly le même jour qu’Hélène Boucher battait son premier record, le record féminin d’altitude sur avion léger. Avec les camarades, nous sablâmes gaiement le champagne pour fêter ce bel exploit de ma jeune et déjà si glorieuse camarade, et cela éclaira mon retour d’une joie imprévue.

Et puis, à nouveau, le malheur entra dans ma vie, mon fils mourut à Bizerte… Je n’eus que le temps de voler vers lui, — en avion — pour assister à ses derniers moments et lui fermer les yeux.

Après ce nouveau coup, il fallait continuer à vivre… Je m’y acharnai. En 1934, je tins, toujours pour la maison Potez, le stand au salon d’Aviation. Durant ces quinze jours où je dus assurer tout le travail, répondant du matin au soir, toujours aux mêmes questions, ma santé s’altéra. J’étais déjà malade : en quatre mois, j’avais maigri de sept kilos…

Ce dernier effort m’épuisa. Il arrive un moment où, lorsqu’on lui a trop demandé, en dépit de sa robustesse, le moteur cale. Le mien avait calé… à ce que constata le docteur Garsaux, médecin principal du Bourget.

Le docteur Garsaux fait passer périodiquement la visite médicale aux pilotes, — tous les six mois pour les hommes, tous les quatre mois pour les femmes… Quand il m’annonça qu’il me retirait ma licence de pilote pour deux mois, je fus consternée. C’était une catastrophe…

Deux mois sans voler !…

Pourtant, il fallut bien se rendre à l’évidence je « crachais un de mes pistons » comme nous disons de façon imagée. Je partis à la montagne, le piston se remit d’aplomb et lorsque le docteur eut dûment constaté que j’avais repris deux kilos, il me restitua ma licence.

En ces heures pénibles, je pus mesurer, parfois, avec un rien d’amertume, certains vilains côtés de l’âme humaine. Au lieu de m’encourager, on chercha à m’enfoncer. La méchanceté, la jalousie, les mesquineries de caractère se donnèrent libre cours. Autour de moi, on s’apitoya avec une satisfaction à peine déguisée ; Maryse se dégonflait… Maryse était fichue, finie… On ne la reverrait jamais sur le terrain…

Je serrais les dents et j’attendais mon heure…

Et puis, il y avait tout de même pour me consoler de ces affligeantes petitesses, les chics types, les vrais amis, tous ceux qui, me connaissant bien, ne me retiraient pas leur confiance, et ceci me consolait de cela.

Certes, depuis le temps que je navigue, je me suis créé de par le monde de belles et solides amitiés dont je suis fière et dont j’essaie de me montrer digne. C’est pendant ces coups durs qu’elles m’ont été le plus précieuses.

Et lorsque je trouvais sous la plume de l’un de ces amis des mauvais jours, peut-être du plus valeureux d’entre eux, des phrases comme celles-ci :

« Je vois que vous vous débattez dans les difficultés, mais je connais Maryse, je sais qu’elle les surmontera. »

Et cette autre encore :

« Vous pouvez encore accomplir de belles choses. Vous n’avez pas le droit de ne pas le faire et d’abandonner les cocardes que vous avez portées si haut et si loin… », je jure bien que cela me remettait du cœur au ventre et que je sentais bien, au fond de moi, que tout n’était pas fini…

C’est vers cette époque qu’on me liquida chez Potez. Oui, des remaniements dans l’Administration et la Direction, un changement de programme, des questions d’ordre particulier rendirent tout à coup ma collaboration inutile dans cette firme où j’avais tant donné de moi-même pendant trois années. Ni plus ni moins qu’une vulgaire « coursière » qui n’a plus la chance de plaire à sa patronne, je reçus un jour une lettre recommandée qui me privait de ma situation.

En lutteuse que je suis, je ne m’avouai pas vaincue.

J’avais toujours la hantise de revenir à ces milieux d’aviation dont je ne peux me passer. J’étais toujours en relations très amicales avec mon professeur de la première heure, le pilote Guy Bart qui est remarquable moniteur et qui, depuis qu’il m’avait « lâchée » pour me laisser voler de mes propres ailes avait déjà formé toute une pléiade de brillants élèves dont mon camarade André Japy qui a déjà à son actif tant de fameux exploits.

Je m’associai avec Bart et nous fondâmes une école à Orly. Enfin je retrouvai cette vie d’aérodrome dont j’avais gardé la nostalgie. Je retrouvai l’atmosphère chère à mon cœur qui m’est devenue plus indispensable que ma nourriture quotidienne : le ciel tout vibrant du bruit des hélices… le tonnerre des moteurs qui s’échauffent… les visages tannés des hommes qui ont toujours un même regard pour guetter l’horizon… la cordialité de la popote… toute cette vie à la fois ardente, mystique et bon enfant pour laquelle une fois pour toutes on se sent une irrésistible vocation.

Rapidement notre école prospéra. Ainsi, je suis devenue marchande d’heures de vol. La partie bureaucratique de l’affaire c’est pour moi. La double commande et les minutes d’émotion, c’est pour Bart, car si celui-ci est merveilleux lorsqu’il revêt la toge de cuir de professeur de pilotage, il déteste s’occuper de bordereaux et de comptabilité.

Tout cela occupait mon esprit et mon temps, ce n’était pas un aliment suffisant à mon besoin d’activité et, peu à peu, se cristallisaient en moi les désirs refoulés à grand peine, et prenait corps tous les jours davantage, l’idée de tenter la grande aventure à laquelle je songeais depuis si longtemps…


VII

SUR LES HOULES DE L’ATLANTIQUE,
À LA CONQUÊTE DU RUBAN BLEU SUD-AMÉRICAIN.


… J’y avais déjà songé, il y a cinq ans, avant d’entrer chez Potez… Alors, j’avais le désir de traverser l’Atlantique, un de ces désirs ardents, tenaces qui vous obsèdent comme la faim et la soif.

À ce moment-là, il y avait en Angleterre un avion équipé en grand raid. Un moment j’ai caressé l’espoir que je pourrais l’obtenir. Il coûtait soixante-cinq mille francs… On m’a gardé la priorité pendant trois jours. J’ai fait toutes les démarches nécessaires. Hélas ! je n’ai pu réunir les soixante-cinq mille francs… Et c’est Mollisson qui, plus chanceux que moi, en a fait l’acquisition et a effectué, avec cet appareil son voyage au Cap.

Cela fut une lourde déception… mais je n’y pouvais rien. La vie était là, avec d’autres exigences… Alors, j’ai enfermé mon rêve, avec mes espoirs et j’ai mis une pierre dessus.

Mais je n’avais pas dit mon dernier mot et je savais que la pierre, un jour, j’arriverais à la soulever…

En novembre 1935, grand émoi sur le monde : Joan Batten, la jeune Australienne, a traversé l’Atlantique sud. Naturellement, de tout mon cœur, j’applaudis à cette performance… Naturellement aussi, je sens remuer en moi ce vieux rêve, cet espoir obstiné que ma pierre n’avait pas réussi à étouffer… et je décide de reprendre le projet abandonné.

J’allai trouver Mermoz pour lui demander ce qu’il en pensait… Cher grand Mermoz, vous m’avez accueillie avec cette belle figure grave et profonde que vous aviez aux heures de décision… et dès mes premières paroles, je vous ai vu sourire…

Le sourire de Mermoz !… Tout de suite, il a été comme une lumière sur ma route, comme un fanal… Il m’a semblé que déjà, je tenais la victoire…

— Mais oui… C’est très faisable pour vous. Je vous aiderai par tous les moyens… Vous aurez mon appui et celui de tous les camarades d’Air France.

Ces propos, cet accueil ont été pour moi un tel encouragement que plus rien désormais ne pouvait me faire reculer.

J’exposai mon plan au colonel Davet, chef de cabinet militaire du général Denain, alors ministre de l’Air. Le colonel s’enthousiasma aussitôt pour mon projet. Il connaissait bien la ligne qu’il avait faite en passager et, spontanément, il me promit son appui.

Je vis ensuite M. Couhé, directeur de l’Aviation civile, qui approuva mon dessein, mais ne me cacha pas qu’il fallait que je fisse mieux que la petite Australienne.

— C’est bien mon intention, assurai-je, et je ferai la traversée en douze heures.

Si je me permettais une telle réponse, c’est que mon choix sur l’appareil était déjà fixé et c’était sur le Caudron-Renault que je m’étais arrêtée.

Cellule et moteur avaient fait leurs preuves sur Air Bleu et Genin et Robert venaient de les mettre à l’honneur sur France-Madagascar.

Je savais donc la vitesse moyenne sur laquelle je pouvais compter.

M. Couhé consulta le kilométrage et la vitesse moyenne, puis me dit :

— Oui, vous pouvez le faire, vous devez le faire !

Donc, j’avais trois précieux encouragements.

Le colonel Davet et M. Couhé plaidèrent chaudement ma cause auprès du général Denain et lui demandèrent de m’accorder une entrevue. Le général Denain, lui, fut moins enthousiaste. Il trouvait périlleux pour moi de partir sur un mono-moteur et, sans doute avec le secret espoir de me refroidir, il m’accorda, d’accord avec Air-France, l’autorisation de faire un voyage d’essai, aller et retour.

C’est alors que je partis, en décembre 35, de Dakar, pour Natal, avec Mermoz.

En m’accueillant à son bord, Mermoz me dit :

— Vous serez, mon petit, le troisième pilote…

Et c’est lui qui me fit les honneurs de cette route, où, quelques mois plus tard, la Croix du Sud devait sombrer pour donner à cet homme un tombeau infini… le seul qui fut à sa mesure.

Je passai la Noël à Natal. Le 1er jour de l’an 1936, nous étions de retour à Dakar. Mais ces six mille kilomètres au-dessus de l’eau, malgré l’espoir du ministre ne m’avaient pas découragée. Au contraire… J’étais encore plus décidée qu’au départ à poursuivre la réalisation de mon projet.

Quand je l’exposai aux camarades de l’Atlantique, pas un n’esquissa un sourire… Tous avaient des visages graves où se lisait la confiance et l’amitié… On ne peut savoir de quelle aide morale cette amitié, cette confiance me furent, pour la lutte que j’allais avoir à soutenir !…

De retour à Paris, je commençai les démarches pour me procurer un avion. Hélas ! c’est alors que débuta la série des avatars ! La maison Renault n’avait pas d’avion à me confier. Au ministère, on m’en promet un pour la fin de l’année. Je me résigne à attendre la fin de l’année… mais c’est le ministère qui, lui, ne l’attend pas !… Il tombe, au plus mauvais moment pour moi… et me voilà obligée de recommencer mes démarches.

Me revoici chez M. Couhé… Tout est à refaire. Avec une bonne grâce charmante. M. Couhé se dévoue une deuxième fois et il recommence auprès de M. Bonnier le nouveau chef de cabinet, la démarche qui avait primitivement abouti auprès du général Denain. M. Bonnier m’obtient une audience du nouveau ministre de l’Air, M. Déat.

Celui-ci eut une attitude fort encourageante :

— J’ai confiance en vous, me dit-il. Vous aurez votre avion. Le premier Simoun sera pour vous.

Je respirai… Hélas ! j’avais compté sans les vicissitudes de la politique !…

Forte de la promesse du ministre, j’allais tous les jours, un peu fiévreuse mais rassurée, suivre chez Caudron-Renault la construction de mon avion… On ne voyait que moi dans les services… et je pense que je devais passablement harceler tous ces braves ouvriers qui travaillaient à faire de mon rêve une réalité.

Mais déjà, je l’aimais, mon avion… comme une chose vivante… Il portait en puissance tous mes espoirs et tous mes rêves et je voulais, dans sa carcasse de métal, glisser un peu de cette ardeur obstinée qui était en moi.

Enfin, mon zinc est terminé !… Dans quelques jours, il va sortir de l’usine… Ça y est !… Plus rien ne peut m’arrêter. J’ai les autorisations… je vais partir… et…

Pan ! Le ministère tombe par terre, entraînant dans son écroulement mon beau projet si près de prendre corps. Et cette fois, j’apprends, avec terreur, que tous les avions prêtés aux civils seraient repris pour être mis à la disposition de l’aviation populaire…

Inquiète, mais nullement refroidie, je rassemble tout mon courage… et je retourne… au ministère. Cela devenait une habitude !…

M. Pierre Cot m’accorde une audience. Je lui fais part de mes malheurs et de mes craintes :

— Pour vous, rétorqua-t-il, ce n’est pas la même chose. Cet avion vous a été formellement promis et je tiendrai les promesses qu’on vous a faites.

Cette réponse, dans la bouche de M. Pierre Cot, prenait une singulière valeur. Je l’ai trouvée très crâne parce que en me donnant un tel encouragement, en un tel moment, après les tentatives malheureuses qui avaient été faites précédemment, surtout après la catastrophe qui nous privait de Jean Mermoz, le ministre encourait une grave responsabilité, et je lui en ai été très vivement reconnaissante.

Donc, j’étais à peu près rassurée au sujet de l’avion. C’est alors que commença pour moi la période la plus pénible, cette tâche toute matérielle d’organisation : la course aux accessoires… la préparation de l’équipement… les galopades effrénées d’un bout à l’autre de Paris…

Enfin, le 8 août, mon Simoun venait se poser sur le terrain de Guyancourt. C’était l’heure des essais : il fallait bien que je m’adapte à cet avion moderne qui présentait des caractères nouveaux ; hélice à pas variable, volets d’intrados, etc.

Restait ensuite la mise au point nécessaire au voyage que j’allais entreprendre. Je devais m’assurer du parfait fonctionnement de tous les organes de l’appareil, de mes consommations d’essence et d’huile.

Ma randonnée devant se passer sous l’Équateur, le meilleur champ d’expérience, à mon point de vue, c’était Dakar, ce premier voyage constituant la meilleur prise en main de l’avion : j’aurais à le poser dans toutes sortes de terrains, je connaîtrais la manière dont il se comportait dans tous les temps, et à Dakar, je ferais un tableau précis des consommations.

Je partis, emmenant à mon bord Mme Suzanne Tillier. À notre passage à Alger, le général Denain me manifestant une confiance dont je fus très touchée, me prêta un mécanicien pour nous accompagner.

Dakar me mit en contact avec les pilotes transatlantiques, de rudes hommes qui me firent tous confiance et me donnèrent d’inappréciables conseils. Il fut décidé que le navigateur Comet, le recordman des traversées, me tracerait ma route et me déterminerait les caps à suivre lors de mon futur bond.

Je ne dirai jamais assez combien, durant les huit jours que je passai à Dakar à cette occasion, j’ai senti intensément dans ce milieu d’Air France, en une période si grave pour moi, la fraternité, la camaraderie. On m’avait attendu avec joie, et l’enthousiasme de tous, si spontanément, si amicalement exprimé, me fit chaud au cœur.


Arrivée au Bourget de Maryse Bastié par l’avion d’Air-France, à son retour d’Amérique du Sud, après sa traversée de l’Atlantique.

Le retour en France eût été sans histoire si, à cinquante kilomètres du but, je n’avais été obligée de faire demi-tour dans la crasse et de me poser dans un champ, un terrain labouré, à peine long de trois cents mètres sur cinquante de large et bordé d’arbustes tout autour… Cet atterrissage imprévu me permit de me rendre compte que j’avais mon appareil parfaitement en mains.

J’avais parcouru treize mille kilomètres. Mon moteur avait maintenant soixante-dix heures de vol. L’appareil au point, il ne me restait plus qu’à faire mettre les réservoirs supplémentaires.

À partir de ce moment, je commence à maigrir parce que je m’énerve. Ce sont des piétinements quotidiens… des visites journalières à tous les services des usines Caudron-Renault… Enfin l’avion est prêt !…

Je vais le chercher à Guyancourt. Je le ramène tout équipé à Orly, la maison Renault met à ma disposition un mécanicien qui doit m’accompagner jusqu’à Dakar : c’est Lendroit.

Je n’attends plus que le temps favorable pour partir. Mon dernier « exeat », c’est M. Viaud qui me le donnera. M. Viaud dont j’ai déjà eu l’occasion de dire plus haut, au hasard de ces pages, qu’il était la « Providence » des pilotes de raid qui sont sûrs de toujours rencontrer chez lui la plus grande amabilité et des conseils précieux.



Le lundi 7 décembre, j’arrive à Orly à sept heures du matin.

Il fait froid. Dans le petit jour, de nombreux opérateurs de cinéma et des journalistes, soucieux de ne pas manquer le moment de mon décollage, battent la semelle, héroïquement.

Je dois avouer qu’à ce moment, je les envoyais mentalement… à tous les diables !… Mon départ était de Dakar et non de Paris. Et puis, je n’aime pas la publicité autour d’une chose qui n’est pas encore accomplie.

De fait, je ne pus partir ce matin-là. Une crasse qui dura toute la journée m’empêcha de décoller… et pendant toute la semaine, je dus subir cette impatiente contrainte d’attendre. Arrivée à Orly au lever du jour, je guettais jusqu’au soir dans le plafond gris, à travers les nuages bas, une déchirure, un coin bleu, une lueur annonciatrice du beau temps… En vain.

Au matin du samedi 12, j’étais à nouveau sur le terrain dans ma tenue de vol. À mon coup de téléphone anxieux, M. Viaud répond :

— Pas d’espoir encore aujourd’hui. Tout est bouché. Partout et notamment dans la vallée du Rhône, le temps est très mauvais. Mais téléphonez-moi quand même vers onze heures…

Vers dix heures et demie, j’aperçois, dans la crasse, un trou de bleu au-dessus d’Orly. Je bondis vers la cabine :

— Monsieur Viaud, il y a une éclaircie… Puis-je m’envoler ?

— Jusqu’à Lyon, c’est bouché, mais, si vous passez au-dessus du plafond, vous trouverez certainement un trou vers Marseille…

Je me précipite vers le hangar, j’alerte Lendroit, et, vingt minutes plus tard c’est le décollage, sans avoir prévenu personne, sans avoir même dit au revoir à ceux qui sont là. Seuls, quelques camarades qui entourent l’avion, savent que je m’envole…

… Et je me rends compte que les prévisions de M. Viaud sont exactes. Le trou bleu est en effet local et nous montons au-dessus de la mer moutonnante des nuages. On ne voit plus le sol… Après Lyon, nous sommes en plein dans la pluie… On ne voit plus rien…

C’est seulement à Avignon que nous revoyons le sol, mais le plafond est toujours bas. Enfin, nous atterrissons à Marseille.

Le lendemain, la mer étant mauvaise, on me conseille d’attendre à lundi pour partir.

J’avais l’intention de faire directement Marseille-Oran ; mais, me souvenant que je n’étais pas seule, je fus prise d’un scrupule. Je demandai à Lendroit, qui volait avec moi pour la première fois, s’il ne préférait pas que nous longions les côtes d’Espagne, par mesure de sécurité.

C’est alors que je reçus cette réponse qui se passe de tout commentaire :

— Vous avez confiance en moi pour la mécanique, il n’y a pas de raison que je n’aie pas confiance en vous pour le pilotage…

Nous avons donc foncé dans les Baléares et nous sommes arrivés pile sur Oran.

Quand j’aperçus la baie d’Oran, étirée au pied des rochers rouges de Santa Cruz, je dis à Lendroit, joyeusement :

— Si j’arrivais pile comme ça sur Natal, j’aurais un fameux sourire !…

D’Oran, je voulais atteindre Casa directement, mais j’avais compté sans le mauvais temps. La pluie, le vent, le manque absolu de visibilité m’obligèrent à faire demi-tour et à me poser à Meknès.

J’avais gardé une assez mauvaise impression de Meknès. En effet, lors de mon voyage de mise au point, j’avais dû m’y poser et je m’étais embourbée.

Cette fois je n’eus pas une meilleure chance. Le sol y était complètement détrempé et c’était un véritable marécage. Le lendemain matin, en allant prendre le terrain pour décoller, je m’enlise… et ce n’est qu’au bout de cinq heures d’efforts qu’on réussit à ramener l’avion au hangar dont il n’était séparé que par deux cents mètres à peine.

Ce jour-là, mon pauvre Simoun en a vu de dures… ma patience aussi !

L’après-midi, je repère une petite bande et je compte à pied deux cents soixante-dix mètres. C’est court, mais, coûte que coûte, il faut partir. Le temps presse maintenant.

Je vais me mettre au bout de cette petite bande. Je serre les dents car je me rends très bien compte combien ma tentative est difficile et je n’ai pas le droit de la rater, car si je n’ai pas décollé au hangar c’est le capotage inévitable et mon voyage s’arrêtera là.

On a placé un avion piquet pour me signaler où commence le marécage…

Allons-y !… Je ne perds pas un centimètre de terrain et arrivée devant le hangar je tire sur le manche à balais… Victoire !… Mon brave Simoun a répondu à ma sollicitation…

Lendroit me racontera, par la suite, que lorsque l’avion fut arraché, ce fut, de la part des militaires massés là pour assister au départ, une véritable explosion de joie qu’ils traduisirent par des cris frénétiques et de grands gestes d’enthousiasme.

En dépit de cet incident qui eût pu tourner au tragique, j’ai gardé de Meknès un bien joli souvenir…

Sur la table du restaurant où je déjeunais, un garçon est venu déposer une gerbe de roses : c’était l’hommage délicat et touchant des « Officiers célibataires du Ier R. T. M. »

Je les rencontrai, le soir, au même restaurant, et, après les avoir remerciés, je leur promis que leurs fleurs traverseraient avec moi… Elles ont traversé…

… De Casablanca, je décidai de faire Cisneros directement, ce qui représentait mille cinq cents kilomètres. Cette étape fut très dure à partir du Cap Juby. J’eus un vent de sable extrêmement violent et je fus fortement secouée. Je restai sur l’eau car je ne voulais pas que mon moteur avalât du sable… J’eus beaucoup de mal, — car les yeux de Lendroit n’étaient pas de trop pour découvrir le terrain de Cisneros.

Une fois repéré, je le reperdis presque aussitôt, et ce n’est qu’un bon moment après que je le retrouvai et m’y posai enfin.

La réception qu’on me fit à Villa-Cisneros fut à la fois pittoresque et sympathique. Un tam-tam fut organisé en mon honneur et aussi une partie de pêche qui pourrait compter dans les annales d’un pêcheur, car au cours de cette pêche quasi miraculeuse, on sortit de l’eau, sans arrêt, d’énormes poissons.

Entre Cisneros et Saint-Louis, je trouvai encore la brume de sable… mais je n’étais pas secouée. C’était toujours un avantage car être secouée avec un avion rapide est parfois bien pénible.

Et enfin voici Dakar et les visages illuminés de tous mes camarades d’Air-France qui me font un accueil chaleureux.

Maintenant, c’est au tour de Lendroit de travailler : pendant six jours, avec un soin minutieux, il vérifie l’avion, le scrute, le palpe et ajoute, à la place qu’il occupait, un réservoir supplémentaire de cent litres d’essence, ce qui en fera neuf cents litres à bord.

Le dimanche, l’appareil est prêt. Je puis faire un vol d’essai de quarante-cinq minutes. Puis, j’attends l’arrivée du courrier qui ramène Comet. C’est Comet qui, ainsi que je l’ai dit plus haut, doit préparer ma route, d’après les vents qu’il aura rencontrés sur l’Atlantique.

Là aussi, j’ai encore quelques heures fiévreuses à vivre… L’attente, si près du but, est terrible à supporter… et aussi les réflexions des gens, de ceux qui ne savent pas et qui s’étonnent :

— Partez-vous ?… Il fait beau… Pourquoi ne part-elle pas ?

On n’imagine pas l’effet que ces petites phrases-là font sur des nerfs déjà tendus à l’extrême !

De plus, il faut penser que j’arrivais là-bas en plein drame : il y avait vingt-trois jours que la houle funèbre de l’Atlantique s’était refermée sur la Croix-du-Sud et sur ses occupants. Les épouses des disparus étaient là, désespérées, accrochées peut-être à un vague espoir mais craintives pour moi, de tout leur cœur endolori par les angoisses qui les déchiraient… et elles me conjuraient de ne pas partir…

Enfin le mardi 29, l’avion transatlantique arrive. Comet en descend… Je me précipite :

— Puis-je partir ?

— Si vous êtes prête, il faut partir, répond-il sans hésiter.

Enfin !…

Alors, un grand calme descend en moi. Après toutes ces heures anxieuses, fébriles, où je m’étais sentie tantôt proche, tantôt éloignée du but, où je me voyais à la merci d’événements imprévus qui eussent pu m’empêcher ou retarder encore mon projet, la minute est venue où je sais que tout ne dépend plus que de moi. Et c’est, brusquement, la détente… l’apaisement des heures rares et décisives.

Je fais sortir l’avion pour vérifier une dernière fois, par un tour d’horizon, si mes compas n’ont pas bougé malgré les travaux qu’on a effectués dessus.

M. Vion avait mis aimablement à ma disposition deux de ses compas dont un tout nouveau, une merveille de précision qui a fait l’admiration des navigateurs. Entre parenthèses, j’étais très fière de cette marque d’estime qui m’était donnée par M. Vion, car le modèle qu’il me prêta n’existait qu’en double exemplaire ; l’autre exemplaire avait été confié au capitaine Rossi.

Ne disposant pas de radio, c’est sur lui seul que j’avais placé ma confiance ; lui seul allait me conduire au but : les temps de ma traversée sont plus éloquents que tous les éloges que je pourrais faire de lui.

Au bureau d’Air-France, Comet travaille à ma carte. Et maintenant, c’est une sorte de veille d’armes. Je dîne avec les camarades, puis, je vais me coucher.

Je dois me lever à quatre heures. Je m’éveille bien avant l’heure prévue. Mon calme ne m’a pas quittée… Je me sens en parfaite possession de tous mes moyens, prête pour la bataille que je vais livrer.

À quatre heures je me prépare et vers cinq heures je rejoins les camarades qui m’attendent. Vers Ouakam où se trouve le terrain roule une longue file de voitures. Chacun a tenu à m’accompagner.

L’avion est en piste. Lendroit, aidé de ses camarades d’Air-France, a tout préparé cette nuit. Les pleins sont faits : essence, huile… Tout est paré.

Moi, je suis grave. Le vent souffle en rafales. L’orientation de la piste m’oblige à décoller en l’ayant de côté ce qui, pour un avion chargé comme le mien, est assez scabreux. Mes camarades le savent et s’inquiètent, cachant leur inquiétude sous un air de blague.

Il fait très froid. Guillaumet claque des dents et me dit, en riant pour dissimuler son anxiété :

— Tu auras peut-être la chance de décoller entre deux rafales…

Gimié, qui cache son émotion lui aussi, ajoute :

— Tu sais, Maryse, dans l’après-midi, si tu as le soleil dans le dos, tu sais ce que cela voudra dire !

Pendant ce temps, Lendroit tourne inlassablement autour de l’appareil. Il s’agenouille, passe sous le ventre de mon Simoun, inspecte tout pour la mille et unième fois avec sa lampe portative. Puis, il monte dans l’avion, fait chauffer le moteur quelques minutes…

Il fait encore nuit… et le vent souffle toujours… À cause de cela, je suis obligée d’attendre le lever du jour afin de voir la piste.

À six heures et quart, l’horizon est toujours brumeux, mais toute la piste se devine… Voilà mon heure !…

Je serre les mains de tous… J’ai bien vu à leurs visages concentrés qu’ils étaient très émus… C’est certainement moi la plus tranquille.

Je monte dans l’avion. On met en route ; tout va bien à bord. Je fais signe d’enlever les cales.

Je verrai toujours, à côté du plan, Lendroit, ses yeux larges ouverts fixés sur moi avec cet effort des paupières qu’on fait pour retenir ses larmes… La seule parole gentille que j’ai prononcée ce matin-là, c’est à lui que je l’ai dite :

— Au revoir, mon vieux… À bientôt !

Aidé de Chabert, il me pousse un peu aux extrémités des plans pour faire démarrer ma machine qui est très lourde avec ses neuf cents litres d’essence.

Pendant une centaine de mètres, je suis obligée de me défendre pour tenir mon avion en ligne droite : il voudrait se mettre dans le vent. Heureusement, je connais bien la piste et l’avion prend rapidement de la vitesse… Je m’étais fixé pour décoller un maximum de huit cents mètres… Je maintiens l’appareil au sol malgré lui, et, en six cents mètres, il s’enlève avec une facilité qui m’étonne moi-même. Je prends deux cents mètres d’altitude avant d’amorcer un timide virage qui me mettra face à mon cap… et je n’ai plus qu’à foncer.

Au sol, tous mes amis s’inquiètent car la brume matinale les a empêchés de me voir repasser… Cependant, je suis déjà loin, enchantée de mon décollage qui n’a fait qu’augmenter ma confiance. Je sais que mille kilomètres plus loin, je vais rencontrer le Pot au Noir : quelques heures d’incertitude… Mais dans l’ensemble, tout va bien…

Pendant ces douzes heures de vol, je n’aurai pas, avec le matériel, une seconde d’inquiétude. Cet avion a de telles qualités que, dès le départ, malgré ma lourde charge, j’ai pu réduire le moteur à un régime normal. Si j’insiste sur la tenue parfaite du matériel, c’est qu’il fait honneur à la technique française et que, par la suite, partout où je suis passée, il a retenu la plus grande attention. Ceux qui l’ont conçu, réalisé, et mis au point ont bien le droit à ce qu’on leur rende cet hommage.

Après quatre heures de vol, je commence à aborder la zone de mille kilomètres d’incertitude qui existe toujours au milieu de l’Atlantique.

De gros nuages commencent à me cacher le soleil et je pourrai bientôt enlever mon casque. Ces nuages sont de plus en plus sombres, roulent de plus en plus bas, et finissent par m’entourer, menaçants…

Je vole depuis le départ, à deux cents mètres. Pour plus de sécurité, je monte à trois cents, afin de franchir ce que je devine être le commencement du « Pot au Noir ».

La période d’incertitude qui m’a été signalée va durer environ quatre heures, soit presque mille kilomètres, pendant lesquels je volerai 1 h. 10 en P. S. V. En dehors de ces 1 h. 10, ce sera une succession de grains dans lesquels je suis bien obligée de passer.

Il y a 7 h. 30 que je vole, quand, tout à coup, j’ai la joie de revoir l’eau !… À l’horizon, du bleu !…

Après la première épreuve que fut pour moi le décollage, j’ai triomphé de la seconde : le terrible « Pot au Noir ». Je suis sûre maintenant d’arriver à Natal !…

Pourtant, je n’étais pas encore tout à fait au bout de mes peines. Avant mon départ, le chef de la radio m’avait dit que le paquebot Campana se trouverait, au début de l’après-midi du mercredi, dans les parages du Rocher de Saint-Paul. Je l’aperçois tout à coup à ma droite, très près de moi… Cette vue m’exalte car elle m’apporte la certitude que je n’ai pas dévié de ma ligne. Forte de cette certitude et évitant d’aller survoler le bateau, ce qui m’aurait retardée, je continue.

Le voyage se poursuit, monotone… J’ai les yeux fixés sur le compas… Tout à coup, j’ai la sensation désagréable de rencontrer un chalutier qui suit la même direction que moi. Or, on m’avait assuré que je ne devais pas rencontrer d’autres bateaux allant sur ma ligne.

J’avoue que j’ai eu quelques secondes de perplexité. N’étais-je donc pas dans la bonne voie ?… Pourtant, mon compas indiquait bien exactement mon cap : aucune erreur de mes instruments n’était possible. Mais à certaines heures on douterait de tout, même de l’évidence !…

Pourtant, j’ai écouté la voix de la raison et cette certitude intérieure qui m’affirmait que mes instruments ne pouvaient pas se tromper : j’ai donc continué sans m’inquiéter davantage de la présence insolite du chalutier.

À 9 h. 50, je devais changer de cap à 15 degrés. À ce moment-là, j’aurais dû voir Fernando de Norogne. J’ai dû passer très près, mais je ne l’ai pas aperçu. Il est vrai que le réservoir supplémentaire que l’on avait posé sur mon appareil m’enlevait, à droite, toute visibilité.

J’allais plein ouest. Devant moi, le soleil m’éblouissait : je voyais seulement à la verticale et un peu de biais à gauche. Tout cela me fit paraître un peu longs les derniers cent kilomètres : la vue du Norogne m’aurait apporté un supplément de certitude…

Un vent sud-est assez fort me secouait assez désagréablement. Il faisait beau pourtant, malgré quelques cumulus qui se promenaient bas, à trois cents mètres.

Depuis un moment, il me semblait voir à l’horizon une ligne blanche. D’après mes temps de vol, je me doutais que j’étais près de la côte, et je ne fus pas trop étonnée de la découvrir. Ni trop étonnée, ni très joyeuse : mon but était Natal. Ce que je voulais, c’était arriver pile sur Natal.

La côte était de plus en plus proche. Très froidement, je calculai, si je restais en mer sans me rapprocher, en poursuivant toujours ma ligne, quel cap il faudrait que je prenne… et, tandis que je fouillais tout l’horizon des yeux, j’aperçus un grand rio qui me donna mon premier battement de cœur, car il me prouvait que j’avais dépasser Natal de quelques kilomètres…

Tout d’abord, je rusai avec moi-même et feignis de ne pas m’y intéresser… de peur d’une désillusion. Quelques minutes plus tard, je survolai Natal… Et là j’eus vraiment, une grande, une grisante sensation de victoire… lorsque je compris que j’arrivais pile !

Depuis un an, je m’étais dit :

— Je ferai le trajet en douze heures…

Or, je l’ai fait en 11 h. 50… On a dit : 12 h. 05. Voici pourquoi : le terrain était assez éloigné de la ville et le soleil, que j’avais dans les yeux et qui m’éblouissait, me fit perdre du temps. J’eus du mal à trouver l’aérodrome, mais après 12 heures 5 minutes de vol, mon moteur s’arrêtait devant les hangars…


Il y avait là pour me recevoir, en plus des autorités brésiliennes, tous mes camarades d’Air-France et les équipages du Sud.

À ma descente d’avion, ma première parole fut pour Guerrero. Avant son départ de Dakar, il m’avait dit :

— Si tu n’arrives pas à l’heure, si j’ai des cheveux blancs à cause de toi, je ne te le pardonnerai jamais…

— Donne-moi douze heures, lui avais-je répondu…

Avec quel sourire, je lui déclarai alors :

— Tu vois, je suis toujours exacte…

Il ne pouvait pas me répondre, tant il était ému… et il riait… Sur tous les visages, j’ai vu cette même émotion, cette joie intense et profonde. J’ai senti à cette minute combien ils avaient tremblé pour moi et de quel poids mon arrivée allégeait leur poitrine… et vraiment cela m’a payé de tout…

Naturellement, pour me fêter, ils avaient apporté des fleurs… Je dis « naturellement » et cela n’est pas si naturel après tout… quand on sait qu’à Natal, les fleurs sont très rares. Ayant appris mon départ, ils avaient couru partout pour m’offrir cette gerbe et chaque habitant de Natal y avait ajouté sa corolle.

Et puis on a sablé le champagne… à profusion… Ce champagne de France que tous les pilotes et les mécanos gardaient pour le Réveillon du Nouvel an, ils l’ont apporté pour fêter ce qui était pour eux, non seulement la victoire de Maryse, mais aussi la victoire française.

Cela, je l’ai si bien senti que j’en ai été toute remuée. Et c’est à cause de moi que, le soir du 31 décembre, il n’y a pas eu de champagne pour célébrer la nouvelle année…

Le lendemain, les télégrammes arrivaient… télégrammes qui bouleversent le calme de Natal. Pour moi, j’étais tout étonnée de voir que ce voyage, qui m’avait toujours semblé faisable, déchaînait une telle rafale d’admiration et de sympathies…

À Natal, je me reposai quelques jours dans un calme délicieux, en attendant les instructions du ministre pour continuer mon voyage sur Buenos-Ayres. Ce fut une période que je ne pourrai jamais oublier tant elle fut pour moi empreinte de quiétude, de bonne humeur, de camaraderie. Il n’y a pas d’hôtel à Natal, et j’ai été reçue à la popote d’Air-France, au milieu de cette grande famille fraternelle des pilotes qui s’ingéniaient à me gâter et à me faire plaisir.

Dès le premier jour, ils surent m’entourer d’allégresse, de gaieté, de constants témoignages délicats d’amitié. C’est Néry aux cinquante-six traversées, un des plus fameux radios-pilotes transatlantiques, qui a, le soir, de mon arrivée, alors qu’un de nous faisait remarquer que nous étions treize à table, eu ce très joli mot :

— Ça n’a pas d’importance, puisque Maryse est arrivée.

C’est Dedieu, un des plus vieux et meilleurs pilotes du Sud qui m’affirme, le jour de mon atterrissage :

— Maryse, j’étais sûr que vous arriveriez… j’avais mis une chaussette à l’envers ce matin !…

… Le lundi suivant, ayant reçu l’autorisation de continuer jusqu’à Buenos-Ayres, je décidai de repartir.

Auparavant, je baptisai mon avion le Jean-Mermoz. Une grande amie de l’aviation, Mlle Suzanne Deutch de la Meurthe qui a tant fait pour les Ailes Françaises et qui m’honore de son amitié, me l’avait déjà suggéré avant le départ…

À ce moment-là, j’avais hésité à le faire. Ni mon avion, ni moi, alors, nous n’étions dignes d’un si beau nom : il fallait vaincre pour le mériter.

À Natal, nous avions vaincu et il m’était permis d’attacher à notre victoire le nom du grand pilote qui m’avait soutenue dans mes projets et qui m’avait honorée de sa confiance….

De plus, le nom de Jean Mermoz vis-à-vis des populations brésiliennes est entouré d’un immense prestige : il faut voir avec quel respect, avec quelle ferveur il est prononcé…

… Pour aller de Natal au terrain, c’est une véritable expédition. Je m’y rendis avec l’équipage qui devait faire Natal-Dakar… Je le regardai décoller et fis route à mon tour vers Rio-de-Janeiro… Je couvrirai sans histoire, avec un temps merveilleux, une étape de mille quatre cents kilomètres, jusqu’à Caravellas où je passai la nuit à l’aéroport.

Malgré ma fatigue, occasionnée surtout par la chaleur, j’aurais sans doute dormi si, toute la nuit, une rate vagabonde n’avait promené
Vue générale de Rio de Janeiro et de sa baie.
ses rejetons autour de moi. Je les chassais à coups de « Pshh ! Pshh ! » énergiques, mais ils revenaient sans cesse et ils menèrent jusqu’au matin un charivari étourdissant.

Après cet intermède peu reposant, je reprenais mon zinc et m’envolai vers Rio… Le voyage fut un enchantement. Du haut de mon avion, j’ai survolé un inoubliable panorama, dont j’ai été émerveillée. Rio n’est certes pas au-dessous de sa réputation !…

Rien ne peut dire l’incomparable beauté de cette baie, unique au monde… Dans une débauche de lumière bleutée apparaît, dans le lointain, formant une toile de fond, la chaîne des Orgues dont les montagnes élégantes sont en plans successifs qui se dégradent… Plus près, les collines forment un écrin magnifique à la baie, égayée de ses îles, de ses îlots innombrables, aux formes curieuses — ceux-ci évoquant des monstres marins, celles-là des nefs étranges, à l’ancre, éternellement…

Ici, voici, charmantes, parfumées comme des bouquets déposés sur la mer, les îles douces : Enxadas, Pombébé… Là, Governador, majestueuse… Et, montant la garde, le Pain de Sucre, sauvage et stérile, jaillissant du bleu profond des eaux et pointant sa cime lumineuse et cruelle vers l’azur plus pâle…

Dominant la baie entière, voici sur le Corcovado, le Christ immense qui, les bras larges bénit, vouloir presser toute l’humanité sur son cœur.

J’aime que ce Christ soit l’œuvre d’un Français — de Landowski — comme j’aime me souvenir que les premières Brésiliennes furent des Françaises envoyées là pour coloniser, pour apporter notre sang sur cette terre bénie.

La baie de Rio ne ressemble à aucune autre et, quand on l’aperçoit, on ne peut s’empêcher de répéter, après Améric Vespuce à qui on l’attribue, ce mot célèbre :

« S’il y a, de par le monde, un paradis terrestre, il n’est certainement pas loin de ces lieux. »

Lorsqu’on survole Rio, on est tellement émerveillé qu’on ne sait plus sur quoi fixer sa vue, tant il s’offre de féeries aux regards. Sur la mer lumineuse ?… Sur le sable des conches nacrées qui étincellent ?… Sur le port, où se balancent les innombrables vaisseaux de guerre et les paquebots massifs ?… Sur les îles qui doublent leur image dans le flot vibrant ?… Sur les jardins aux fleurs gigantesques, ou sur les forêts, lourdes, profondes, farouches, qui font à la Tijuca un diadème d’émeraude ?…

On voudrait, sur sa rétine, fixer toutes ces images ; on voudrait, dans son cœur, les graver avec toute leur grâce…

À terre, le charme n’est pas moindre. Rio, avec son large quai de Botafogo dont l’arc régulier limite le flot, avec son avenue de Beira-Mar qui contourne la baie, l’Avenida centrale, plus large et plus longue que nos Champs-Elysées, toutes ses voies spacieuses, est une admirable cité. Et dans le vieux Rio, au cœur des étroites rues, fourmillantes de mouvement, on retrouve tout le pittoresque brésilien.

J’ai aimé la flore luxuriante du Jardin botanique où se rencontrent les arbres les plus extraordinaires et, bien que je n’aie pas bu l’eau magique de Rio, celle que dispense la fontaine de Carioca, je me suis senti prise, dès la première minute, au sortilège de cette « perle du monde ».

Au surplus, l’accueil qui m’y attendait ne pouvait que rendre plus fort cet enchantement.

À l’atterrissage, j’avais été reçue par les autorités brésiliennes, l’ambassadeur de France, M. d’Ormesson, le Consul français, les aviateurs civils et militaires.

Tout le monde m’avait chaleureusement fait fête et les camarades d’Air-France, là aussi, m’avaient adoptée. Durant quelques jours se déroula une série de réceptions, aussi enthousiastes que magnifiques, car ces gens-là ne font rien à moitié.

Chaque jour, j’allais visiter mon avion… et chaque jour l’avion avait des visiteurs. Tous les techniciens de l’endroit sont venus et j’ai dû donner de nombreuses explications.

… Cependant la chaleur était torride. On pouvait à peine bouger. Le moindre mouvement vous mettait le corps en moiteur et vous procurait une profonde lassitude. Cette température est l’avant-garde des orages ; ils ne tardèrent pas à éclater et s’accompagnèrent de pluies diluviennes qui durèrent six jours !… Après ces pluies, la terre resta inondée et il me fut impossible de continuer ma route.

Enfin, le soleil revint. Au bout de deux journées de beau temps, je voulus tenter de repartir.

M. Vacher, directeur d’Air-France, me prêta sa voiture pour me permettre de rechercher, sur l’aérodrome, une bande de terrain assez solide pour décoller.

Hélas !… Après quelques tours de roue, l’auto s’enfonce dans la boue… Nous sommes à trente mètres du hangar.

Je ne me décourage pas : on sort une autre voiture. Après avoir parcouru trois cents mètres, à son tour, elle s’arrête, et la voilà enlisée. Nous sommes entourés d’une affreuse boue noire et collante : il faut pourtant sortir de là.

Comme toujours, mes camarades sont héroïques… Ils se déchaussent, relèvent le bas de leur pantalon et enfoncent stoïquement jusqu’aux mollets dans ce limon gluant. Un d’entre eux s’offre à me porter, pour parcourir les trois cents mètres qui nous séparent du sol ferme, car, pour la voiture, il faudra des bœufs si l’on veut arriver à la désembourber.

Quant à mon camarade, il a une peine inouïe à me ramener sur la terre ferme :

— Enfin, Maryse, soupire-t-il, essoufflé, vous ne me ferez jamais croire que vous ne pesez que quarante-neuf kilos !…

… Encore une journée d’attente, et, le quatrième jour, je réussis à décoller dans un terrain toujours mou et détrempé, et je m’envole vers Pelotas.

Ce fut l’étape la plus rude de mon voyage. Tous m’avaient dit :

— S’il fait mauvais temps, faites demi-tour, vous ne passerez pas…

Mais mon avion est rapide et j’ai une telle confiance en lui et en mes instruments de bord impeccables, que je m’aventure dans le mauvais temps, perpétuel en ces parages.

Un moment j’ai eu envie de faire demi-tour. Je sentais venir le péril. Mais tout était bouché, de tous les côtés ; il fallait poursuivre.

Je continue donc. Il n’y a plus de plafond : il touche les vagues. Il pleut, comme jamais je n’ai vu pleuvoir. Les bords d’attaque de mon avion en sont déchiquetés, et jamais ne s’est si pleinement justifiée l’expression : tomber des hallebardes !…

Aveuglée par l’eau, j’ai dépassé Porto Allegre sans le voir. Je n’ai même pas aperçu sa lagune qui a pourtant quarante kilomètres de large. S’il faisait clair, je pourrais la traverser et, en coupant ainsi, gagner quarante minutes de vol. Mais je suis obligée d’aller faire le tour par Rio-Grande pour gagner Pelotas qui est à soixante-dix kilomètres, à l’intérieur.

Maintenant, je suis à cheval sur une voie ferrée que parfois je ne distingue même pas. En ce moment, les radios de Pelotas passent des messages alarmés et que naturellement j’ignore :

« Maryse Bastié pas arrivée… visibilité nulle… plafond trente mètres. Pluies torrentielles… »

C’est le seul moment de mon voyage où j’ai eu l’angoisse de penser que, peut-être, je ne ramènerais pas mon avion intact.

Je sais exactement comment est orienté le terrain. La voie ferrée me conduit jusqu’à Pelotas, mais pour trouver le terrain, il faut que je quitte cette voie et la ville. Sinon, je vais accrocher quelque chose et mon voyage se terminera là.

Cette idée me galvanise et je poursuis, dans la pluie, à la recherche de ce terrain qui me semble loin… loin !… Je crois l’avoir manqué lorsque je l’aperçois, ainsi que les hangars… Quel allègement !… Ma joie est aussi vive que lorsque j’ai été sûre d’être à Natal…

… Cette fois, mes ennuis sont terminés. Le consul de France m’attendait, inquiet, et le chef mécanicien et le radio qui venaient de lancer leur message anxieux ne cachent pas leur soulagement. Moi non plus, du reste : malgré la pluie, j’avais eu chaud !…

Quelques instants plus tard, je me reposais dans la maison des pilotes, à l’aéroport.

… Le lendemain, obéissant à un de ces contrastes qui sont la caractéristique de ces pays, un soleil splendide se montrait. J’ai pu partir sans encombre jusqu’à Buenos-Ayres.

Cette avant-dernière étape a laissé dans mon esprit un ineffable souvenir. J’ai rarement vu enthousiasme aussi délirant, allégresse aussi bruyamment manifestée. Un moment, j’ai craint pour mon avion qu’assaillirent, dès que j’eus atterri, de véritables grappes humaines.

L’ambassadeur de France, M. Peyrouton, le consul de France, toute l’aviation de la République argentine m’attendaient…

On m’entoure, on me presse, on m’acclame et c’est à grand’peine que j’ai pu me rendre jusqu’aux hangars. Une grande joie m’est donnée : je retrouve un de mes chers et vieux camarades, Marcel Reine…

Buenos-Ayres est une ville extrêmement vivante et animée. Vue du haut du ciel, ses rues qui se coupent en angle droit font penser aux nouvelles cités américaines. Quand on circule par la ville, on est saisi par des impressions assez diverses.

L’Avenida de Mayo rappelle, par son mouvement, nos grands boulevards. Les rues commerçantes, celles où se traitent les affaires, je présume, évoquent Londres et son encombrement aux abords de la Bank.

Les rues sont interminables. On m’a cité l’une d’entre elles, Rivadavia, qui n’aurait pas moins de neuf mille immeubles !… Il doit être assez incommode de s’y retrouver lorsqu’on a, d’aventure, oublié le numéro de la maison où l’on se rend !…

Pareille mésaventure ne m’est point arrivée et mon séjour à Buenos-Ayres se termina dans l’enchantement…

Entre temps, le gouvernement urugayen m’avait invitée.

Le jeudi, je me rendis à Montevideo, distant seulement de Buenos-Ayres de deux cent cinquante kilomètres. C’est une ville toute blanche, érigée sur un cap, au pied de la colline charmante et verte du Cerro.

On dirait une ville espagnole avec ses maisons à patios et ses larges promenades où de beaux arbres versent leur ombre. À tous les coins de rue, on entend des airs de banjos et des chansons tendres…

Ce pays est vraiment l’un des plus francophiles du monde. Déjà, pour me recevoir, tous ont abordé des cocardes tricolores… Je ne peux pas exprimer toute l’émotion mêlée de fierté, que j’ai éprouvée en constatant cet enthousiasme qui, à travers moi, s’adressait à la France que ce jour-là, j’avais un peu l’impression de représenter.

Je fus accueillie par le Président de la République, M. Terrace, qui me reçut comme l’hôte d’honneur de l’Uruguay et eut pour moi ce mot charmant :

— Madame, si en France, on n’est pas gentil avec vous, souvenez-vous que, moi, je vous adopte !…

Moi aussi, je les ai adoptés dans mon cœur… car vraiment ils furent tous si cordiaux, si chaleureux !…

…J’aurais aimé aller jusqu’à Santiago… terminer jusqu’au bout cette ligne, la plus belle du monde… Mais mon temps était mesuré et il fallait que je rentre à Buenos-Ayres car je venais d’obtenir du Ministre de revenir en passagère, sur la ligne transatlantique.

Nulle faveur ne pouvait m’être plus précieuse ; nulle ne fut accueillie avec plus d’allégresse. C’est que, pendant l’inoubliable période que je viens de vivre, j’ai pu apprécier, mieux encore que je ne l’avais déjà fait, ce qu’est cette ligne transatlantique que nos pilotes ont créée et qu’ils continuent, tous les jours, à servir obscurément, intensément.

Désormais, nul ne pourra plus passer au large du Cap Vert sans voir se profiler sur l’abîme l’ombre ailée de la Croix-du-Sud… sans évoquer la grande figure de Celui dont le nom est à jamais associé à la ligne : Jean Mermoz… sans accorder une pensée émue à la courageuse mémoire des quatre compagnons, qui suivirent le pilote dans son glorieux destin…

Devant de tels hommes, je me suis souvent sentie bien petite… Eh ! bien, ceux qui restent là-bas, sont pareillement trempés.

J’ai eu la joie, à toutes mes escales, de vivre parmi eux, de mesurer leur abnégation et cette somme d’héroïsme quotidien qu’ils dépensent sans compter…

Ils sont à leur poste… loin de tout… voués passionnément à leur tâche… Pour eux, une chose existe : la Ligne, et tous les jours, ils risquent leur vie pour elle… sans histoire, sans tam-tam, je dirais presque sans renom, et cela, d’un cœur joyeux, parce qu’ils savent que c’est la cause de la France qu’ils servent ainsi…

C’est pourquoi à l’heure où, — non sans un intime et grave attendrissement, — j’écris ces pages, je les charge d’un chaleureux message pour tous ceux qui me liront. Je voudrais qu’ils pensent, avec moi, que cette ligne que les autres peuples nous envient, cette ligne cent pour cent française, pour laquelle des hommes sont morts, pour laquelle d’autres se dévouent chaque jour avec une magnifique et poignante simplicité, nous n’avons pas le droit de nous désintéresser d’elle, car elle reste pour le pays, pour son rayonnement à travers le monde, un titre prestigieux !… On doit l’encourager… on doit la défendre… on doit l’aider à vivre !…



Ainsi a sonné le moment du retour… Je dois prendre l’avion régulier de dimanche. C’est l’heure de mon premier chagrin : je vais quitter mon Jean-Mermoz.

Quand j’arrive sur le terrain, accompagnée de mes camarades d’Air-France, je vois qu’on l’a sorti de son hangar. Je m’approche… et les mécaniciens qui sont là lisent clairement sur ma figure chavirée la peine que j’éprouve — et qu’ils comprennent. — Alors, délicatement, ils s’éloignent…

Ils savent qu’entre lui qui m’a portée bravement jusqu’ici, contre vents et tempêtes, et moi qui lui avais confié tant d’espoirs qu’il n’a pas déçus, il y a un mystérieux attachement et que je ne me sépare pas de lui sans être déchirée…

J’ai le cœur lourd et je retiens difficilement mes larmes.

— N’ayez aucune crainte !… On le soignera, votre avion… murmure, près de moi, la voix compatissante d’un mécanicien.

Et je souris, un peu consolée…

Maintenant, voici l’avion transatlantique qui va m’emporter loin de ce pays dont j’ai senti, pendant des minutes inoubliables, battre le grand cœur chaleureux.

Des fleurs encombrent la carlingue. Il y en a tant que j’ai peur de me faire attraper parce que le poids est limité. Je ne dois pas oublier que je voyage moi-même en « colis volant ».

On décolle. En route pour Porto Allegre, où nous faisons escale… Dans l’après-midi du lendemain dimanche, nous changeons d’avion à Rio. Là encore, je retrouve mes chers camarades d’Air-France et leurs attentions touchantes : l’un m’apporte un matelas léger pour que je puisse m’allonger… d’autres arrivent avec des vivres…

La pluie nous accompagne jusqu’à Natal. L’avion transatlantique est en piste. Tous les pilotes sont là pour me dire au revoir. Pour la quatrième fois, je vais traverser l’Atlantique… Voilà deux nuits et un jour que je ne quitte pas l’avion… deux nuits que je ne dors pas… Aussi, après le décollage, je vais m’étendre sur l’une des couchettes du bord.

Dans la matinée, je m’assieds à la place du deuxième pilote et je passe ma journée à faire les « quarts » successifs…

De ce voyage de retour, j’ai emporté d’exquises impressions. Vers une heure, je dis à Delaunay :

— J’ai faim !…

Aussitôt, il se précipite… Sur des valises, il installe mon couvert… Assiettes, serviette, rien ne manque, pas même deux roses qu’il a prises parmi les gerbes que je ramène de l’autre côté de l’Océan et dont il fleurit ma table improvisée… Et pendant que je mange, installée comme une princesse, lui, assis sur une
Réception de Maryse Bastié à Orly par le Commandant du Port Aérien et ses camarades, à son retour de l’Amérique du Sud.
caisse, mal à l’aise et radieux, ouvre des boîtes, coupe du pain, me verse à boire… et mord vigoureusement dans une cuisse de poulet…

Je ne peux me rappeler cela sans avoir à la fois envie de sourire et de pleurer…

… Cette traversée s’effectua par un temps splendide. Nous eûmes la joie de rencontrer un bateau dont les passagers s’étaient réunis sur le pont pour nous voir passer… Ils agitaient leurs mouchoirs… et nous tous, à bord, pilotes, navigateur, mécaniciens, nous nous nous sommes penchés pour leur faire signe… joyeusement. Les passagers d’un bateau ne se doutent pas, je suis sûre, de toute la joie que procurent à l’équipage d’un avion, de telles rencontres… C’est comme un signe mystérieux qui nous vient d’en-bas, d’un encouragement, un heureux présage…

Après les avoir dépassés, nos visages avaient repris leur gravité et les heures continuèrent à s’écouler, lentes et monotones. Il y a dix-sept heures bientôt, que nous volons… et nos regards fouillent l’horizon… Enfin, nos yeux se fixent sur les lumières de la ville… Les heures paraissent plus longues près du but…

À minuit, nous atterrissons…

Air-France est là, encore et toujours !… Et aussi, quelques marins de l’escadre, en train de faire les manœuvres à Dakar…

Il y avait exactement deux jours et trois nuits que je ne m’étais pas déshabillée… J’avais vraiment besoin de repos.

Quelques jours de détente à Dakar… au milieu des nombreux amis qui ne me pardonneraient pas de les quitter si vite, et qui, jusqu’au bout, ont été pour moi prodigues de gentillesses, de prévenances… et c’est, le lundi suivant, l’envol vers Paris…

Mais auparavant s’était déroulée pour moi une cérémonie qui comptera parmi l’une des plus émouvantes auxquelles il m’ait été donné d’assister… et de participer…

Le commandant Lafargue et son équipage me reçurent à leur bord, sur le navire porte-avion Béarn. Officiers, sous-officiers, équipages, en grande tenue, dans l’éclair des clairons qui sonnaient, me rendirent les honneurs et il me fut décerné le glorieux titre de : matelot d’honneur…

Quand on connaît la valeur de ces hommes et le courage qu’ils dépensent tous les jours dans l’exercice de leur beau métier, on peut être fière d’une telle récompense…


VIII

RETOUR…


Et c’est Paris !… Paris qui depuis ma descente au Bourget m’acclame, me fête, me promène d’enchantements en enchantements.

C’est la France qui, de toutes parts, me marque d’émouvante façon combien elle s’est tout entière associée à mes efforts.

Hier, le Ministre accrochait à mon corsage le plus bel ornement dont la coquetterie d’une jeune Française puisse s’enorgueillir : la rosette de la Légion d’Honneur.

Au cours d’une grandiose réception, qui me fut faite dans le cadre impressionnant de la Sorbonne, M. Pierre Cot me décerna ensuite la Médaille d’Or du Progrès. Cette médaille n’avait été donnée jusqu’ici qu’à des précurseurs comme Ader, les frères Lumière, Farman, Blériot…

M. de Souza Dantas, ambassadeur du Brésil, me décorait ensuite de la Croix-du-Sud, haute distinction que j’ai l’honneur de partager avec trois Français : M. le Président Lebrun, le Général Gamelin, et Mermoz… Je ne saurais être, on le voit, en plus illustre compagnie…

Limoges, ma ville natale, m’apporte une des plus grandes joies de ma carrière : la certitude que j’aurai bientôt un avion à moi, dû à la générosité de mes compatriotes…

M. Albert Lebrun me reçoit avec une bonne grâce charmante à l’Élysée…

La Municipalité parisienne m’ouvre toutes grandes les portes historiques de son Palais de l’Hôtel de Ville en m’adressant de magnifiques paroles d’éloges et d’encouragement…

Fêtes, réceptions, banquets se succèdent depuis mon retour et chaque jour, d’innombrables amis, connus ou inconnus, me donnent de nouvelles preuves de leur estime et de leur intérêt… C’est ma maison pleine de fleurs… Ce sont les lettres quotidiennes, si nombreuses que je ne pourrai jamais arriver à répondre à toutes et à dire à leurs auteurs toute ma gratitude.

Mais parmi toutes ces manifestations, les unes grandioses, les autres d’une éloquente simplicité, il en est parfois de particulièrement touchantes.

Tel ce geste d’un groupe de jeunes étudiants — pas riches comme la plupart des étudiants — qui fréquentent comme moi un petit restaurant proche de mon domicile. Je les connaissais à peine… je ne leur avais jamais parlé… Pendant mon voyage, ils ont rogné sur leurs minces ressources, ils se sont privés… pour m’offrir une bague d’ivoire que l’un d’entre eux a patiemment gravée avec art d’un élan symbolique.

Après quoi, ils se sont enquis, anxieux, auprès de notre hôtesse :

— Dites, Madame Honorine, vous croyez qu’elle acceptera ?

Chers garçons, si délicats et si ingénus, si vous saviez comme elle me réconfortera, comme elle m’encouragera votre petite bague, lorsque je serai loin… repartie sur ma route hasardeuse !…

Et cette lettre d’une petite fille de seize ans à qui j’avais, sur sa timide demande, envoyé une de mes photos :

« … Chaque jour, avant de m’endormir, j’ai une pensée pour vous… et naïvement, je vous dis bonsoir en regardant votre portrait. Et lorsque vous entreprendrez un nouveau voyage, je vous suivrai en imagination et je prierai l’Archange de soutenir vos ailes… »

Et encore ces lignes tracées d’une plume malhabile par un petit bonhomme de douze ans qui a appris que je devais venir dans sa ville pour y présider une fête sportive :

« J’aurai un petit drapeau à la main… Je l’agiterai quand je vous verrai passer et petaitre que vous me reconnaîtrez et que vous m’embrasserez… »

Certes, il est bien beau, le visage de la Victoire quand il revêt de telles expressions et son sourire chaleureux m’a largement récompensée de tous mes efforts, m’a payée de toutes mes peines…

Pourtant, à l’heure où tant de sympathies s’offrent à moi, comment pourrais-je oublier celles qui, avant mon raid, venaient m’apporter d’inaltérables preuves de confiance ?

Il y en a quelques-unes… Je n’ai qu’à glaner parmi les lettres pieusement gardées :

« À l’heure de votre envolée, je veux vous dire toute ma foi en votre courage et je fais des vœux ardents pour que le succès de votre audacieuse traversée soit la plus belle récompense de votre idéal… »

Cette affirmation devait d’autant plus me toucher qu’elle émane d’un de ceux qui connaissent toute ma vie de lutte et d’espoirs tenaces et qui ont cru en moi dès la première heure.

Il y a cette autre, arrivée — de si loin ! — la veille de mon envol :

« Quand cette lettre vous parviendra, vous serez près de partir pour la grande aventure. Si grande soit-elle, elle n’est pas au-dessus de vos forces morales et physiques.

Je ne vous souhaite pas : bonne chance ! Ce vœu est réservé à ceux qui ne comptent que sur elle… »

Et plus loin :

« Que Dieu vous garde, petite Maryse, qui allez devenir si grande !…

Avec de tels viatiques dans mon bagage, comment aurais-je pu ne pas réussir ?… Comment aujourd’hui ne pas sentir en moi s’exalter mes forces et ma volonté, s’affirmer mon désir de rester digne de la confiance dont on m’honore, grandir mon espoir d’aller, toujours plus loin et plus haut, sur cette route que jalonnent tant de pierres noires, si lourdes à notre cœur…

Car pour nous, pilotes, il se mêle sans cesse à nos triomphes l’ombre d’une tristesse… Notre victoire porte toujours à son front blanc une sombre cocarde…

Au cours de ces pages où je viens d’évoquer ma vie, j’ai salué au passage tant de camarades qui, aujourd’hui, manquent à l’appel !…

Drouhin… Bayle… Guilbaud… Goulette… Lalouette… Lemoyne… Maurice Weiss… Maillet… Bajac… Savarit… Carlier… et tous… et toutes… Léna… et vous, Hélène, une des plus pures figures dont s’enorgueillisse notre aviation, et vous Mermoz, la plus grande !…

Et tant d’autres, plus obscurs, mais non moins héroïques, s’ajoutent à ce funèbres palmarès !…

Pour moi, je n’ai qu’à fermer les yeux pour évoquer vos beaux visages qui ont tous, entre les bords du casque de cuir, la même sérénité confiante, la même calme force, le même regard où la flamme, une fois pour toutes, s’est fixée…

Et c’est à vous que je demande, à la veille de partir à nouveau vers mon destin, de protéger mes ailes afin que je puisse continuer à servir la cause de l’aviation française comme vous l’avez servie… par vos actions et par votre exemple… jusqu’au dernier souffle…



Mais déjà mon âme nomade est reprise par sa hantise. La vagabonde impénitente que je demeure ne saurait s’accommoder longtemps de la vie au sol.

J’ai obtenu du ministère de l’Air de pouvoir réaliser deux projets qui me tiennent au cœur : mon voyage en Russie… un autre en Amérique du Sud.

Dans quelques semaines je reverrai le grave et ténébreux visage de l’Aventure. À l’heure où paraîtront ces lignes, je serai, sinon envolée, du moins très près de mon envol.

Toutes mes préoccupations actuelles sont marquées de cette fièvre du départ et je vais tous les jours, avec une tendre et impatiente ardeur, visiter au terrain mon futur compagnon qui se prépare lui aussi allégrement… minutieusement…

… ce compagnon qui porte un nom impétueux Simoun et qui va m’emporter à nouveau vers les routes bleues de l’espace : ailes ouvertes !…


FIN


TABLE DES MATIÈRES



 109
VIII. — 
 173


TABLE DES GRAVURES



Portrait de l’Auteur 
 frontispice
Avion « Simoun » Caudron-Renault, moteur Renault de 220 CV, avec lequel Maryse Bastié a traversé l’Atlantique Sud 
 25
Avant le décollage pour les 38 heures 
 49
Après l’atterrissage des 38 heures 
 65
Devant le micro, après les 38 heures 
 97
Arrivée au Bourget de Maryse Bastié, par l’avion d’Air-France, à son retour de l’Amérique du Sud, après sa traversée de l’Atlantique 
 129
Vue générale de Rio de Janeiro et de sa baie… 
 153
Réception à Orly, par le Commandant du Port aérien et ses camarades, à son retour de l’Amérique du Sud 
 169


achevé d’imprimer sur les presses
l’imprimeur moderne, 177, route de
châtillon, à montrouge (seine), le
trois juin mil neuf cent trente-sept.