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Poésies d’Agnès de Navarre-Champagne, dame de Foix
Texte établi par Prosper Tarbé (p. 13-24).


BALLADES.




i.


ïl n’est doleurs, desconfors ne tristesse (1),
Anoy, gaieté, ne pensée dolente,
Fierté, durté, pointure ne ospresse,
N’autre meschief d’amour que je ne sente ;

Et tant plains, souspire et plour
Que mes las cuers est tout noiez en plour :
Mais tous les jours me va de mal en pis,
Et tout pour vous, biaus, dous, loyaus amis.

Quar quant je voy que n’ay voye n’adresse
A tostveoirvostre manière gente,
Et vo douceur qui de loing mon cuer blesse,
Qui toudis m’est par pensée présente,

Je n’ai confort ne recour,
Fors à plourer et à haïr le jour,
Que je vif tant, c’est mes plus grans délits,
Et tout pour vous, biaus, dous, loyaus amis,

— 14 —

Mais si je suis loing de vous sans liesse,
Ne pensez jà que d’amer me repente,
Car loyauté me doctrine et adresse
A vous amer en très loyale entente.
Si que cuer, penser, amour,
Voloir, plaisance et désir, sans retour
Ay je esloingné de tous et arrièr mis,
Et tout pour vous, biaus, dous, loyaus amis.

Ile

Amis, vostre demourée
Fait mon cuer plaindre et doloir,
Com dolente et esplourée,
Quant je ne vous puis veoir
Et selonc l’amour pour voir,
Dont je vous aim si loyaument,
Trop compère amours chièrement.

J’ay moult dure destinée,
Qu’en vous avez mon espoir
Et mon cuer et ma pensée,
Et il vous convien manoir
En sus de moy main et soir •
Dont mes dolens cuers vraiement
Trop compère amours chièrement.

Las ! ainsi suy esgarée,
Com celle quin’ay povoir
D’avoir chose à ma grée
Sans vous : car en non chaloir
Ay mis tout joieus voloir ;

— 15 —

Pour ce que sans aligement
Trop compère amours chièrement.

m.

Ne soies en nul esmay (14),
Amis, n’en merancolie :
Car tant comme je vivrai
Vous serai loiale amie.
Car amour, qui tout maistrie
Vuelt que soie, sans partir,
Vostre et suy jusqu’au morir.

Si vous pri que tenir gai
Vous veuilliez à chière lie.
Et croire que sans délai
Sur moi avez signourie
Tant com amant sur amie
Peut avoir ; car sans mentir
Vostre suy jusqu’au morir.

Et si tost que vous verrai,

Je vous promet et affie

Que tous vos maus gariraî

Et aussi serai garie —,

Que trop m’est tard que vous die :

Mon doulz cuer, qu’aime et désir,

Vostre suy jusqu’au morir.

8

16 —

Se mes dous amis demeure
Longuement en sus de mi,
Je me doubt que sa demeure
Ne m’occie : car ainsi
Ne puis vivre en tel soussi,

N’en tele dolour
Com j’ay esté jusqu’à icy,

Et tout pour s’amour !

En désir, qui me court seure,
Truis trop mortel anemi,
Dont souvent souspire et pleure
Et profondément gémi
Pour mon dous loyal ami.

Las ! entellangour
Ay moult longuement langui,

Et tout pour s’amour î

ïl m’aime, sert et honeure,
Crient, obéist et je si (15).
Si dois moult désirer l’eure
Que voie son corps joli (16)
Car puis qu’il se départi,

Je n’os un bonjour.
S’en porte viaire pâli,

Et tout pour s’amour !

— 17 —

v.

Certes mes dous amis fu nez (17)
En aoust, je ne m’en doubtmie ;
Car il est de tous déboutés,
Et a valour et courtoisie,
Et dignes est d’avoir amie ;
N’il n’a en li que reprochier •
Pour ce Faim je de cuer entier.

Mais jà n’en sera mains amez

De moy, pour chose qu’on m’en die.

Ains sera mes voloirs doublez

Et l’amoureuse maladie

Sera dedens mon cuer chiérie.

Ne jà sans li garir n’en quier}

Pour ce Taim je de cuer entier.

Car tous mes eu ers ly ai donnés
Sans retraire et sans villonie
Pour ce qu’il est à droit nommez.
Preus et loyaus, sans tricherie.
Et s’a de grâces compaingnie,
Qui d’onneur le met en sentier ;
Pour ce l’ajîMèldè-olièTsentier.

18 —

vu

Amis, dolent, mat et desconfortez,
Partez de moy, et volez que je croie
Que vos cuers m’est tout entiers demourez.
Très bien le croy ; dont je ne vous pourroie

Si biau don guerredonner,
Et vous peusse à fin souhait donner
Quanque désir en ce monde saveure,
En lieu don cuer, amis, qui me demeure.

Car il est vrais, fins, loyaus et secrès,
Franc et gentil : ne dire ne saroie
La riche onneur dont il est couronnez,
Ne le haut bien : si ne say tour ne voye

Comment puisse finer
Dou remenr (18). Mais je me veil pener
Qu’à mon pooir vous conforte et sequeurre
En lieu don cuer, amis, qui vous demeure.

Si vous promes qu’en foy serez amez (19)
Par dessus tout, sans ce que j’en recroie :
Et avec ce mon cuer emporterez
Qui pour vous seul me guerpit et renoie.

Si le veilliez bien garder
Et com ami conjoïr et amer :
Car plus chier don n’ay dont je vous onneure,
En lieu du cuer, amis, qui me demeure.

— 19 —

vu.

Amis, si parfaitement
Suy à vous donnée,
Que c’est sans département.

Et sans deceurée.
Ne, tant corn j’aray durée,
Mes cuers ailleurs ne sera :
Et s’il est autre qui bée
A m’amour, il li faura.

Car si amoureusement

Sui énamourée
De vo gracieux corps gent (20),

Qui seur tout m’agrée,
Que pour créature née
Mes fins cuers ne vous laira :
Et s’il est autre qui bée
A m’amour, il li faura.

Si qu’amis, certainement

Toute ma pensée
Et m’amour entièrement

Est en vous fermée :
Ne pour longue demourée
Mes cuers ne se changera ;
Et s’il est autre qui bée
A m’amour, il li faura.

— 20

VIII.

Trop ne me puis de bonne amour loer
Qui m’a donné m’amour et mon désir,
Et qui m’esprent si fort que désirer,
Ne porroie n’autre amer ni chiérir,
Fors le bon, le bel, le gay(21),
Que j’aim de cuer et toudis ameray
Si fermement, sans muer ne changier,
Qu’autre de lî jamais amer ne quier.

Et je voy bien qu’il m’aime sans fausser,
Et que tout miens est si, sans retoillir,
Qu’il ne porroit autre que mi amer,
Et que ne prent en autre amour plaisir.

Et certainement bien say
Qu’une autre amoit, quant premier l’enamay (22) :
Or ay son cuer si franc et si entier
Qu’autre de li jamais amer ne quier.

Or veuille amour qu’en jeunesse durer
Puist ceste amour, toudis sans en vieillir,
Et sans morir : si serons sans flner (23)
En paradis d’amour ; car sans mentir

Là n’a tristesse, n’esmay
Ne rien qui puist tollir joie à cuer vray.
C’est un droit fluvs de douceur qu’ay si cbier,
Qu’autre de li jamais amer ne quier^

— 21

IX.

Le bon et biaus, plein de toute valeur (24),
Saiges, courtois, nobles, preus et gentis,
M’aime de cuer et de loyal amour ;
Et je say bien qu’il m’est loyaus amis ;

Par droit, de son bien voloir,
Ne me doit nulz blâmer ^ qu’à dire voir
Il m’est avis que trop fort mesprendroie
Envers amours, si son bien ne voloie.

Car raison veut, s’il aime sans folour
Et sans partir, qu’il en soit reméris ;
Et d’autre part bonne amour son labour
Ne veut ne doit souffrir qu’il soit péris.

Si que je ne puis veoir,
Ymaginer, penser ne concevoir
Par quel moien excuser me porroie
Envers amours, si son bien ne voloie.

Et avec ce si foy, pais et onnour (25),
Et loyauté me veut faire toudis,
En moy n’ora franchise ne tenrour,
Pitié, douçour, n’amour, sil en vaut pis,

Qu’il n’en doie pis valoir ;
Car si son bien ne veil, c’est décevoir,
Dont vraiment mortellement pecheroie
Envers amours, si son bien ne voloie.

— 22 —

x.

Doulz amis, oy mon complaint :
A toy se plaint
Et complaint,
Par deffaut de tes secours
Mes cuers, qu’amours si contraint
Que tiens remaint,
Dont mal maint.

Ay, quant tu ne me secours
En mes langours ;
Car d’aillours
N’est riens, qui confort m’amaint ;
S’en croist mes plours
Tous les jours,.
Quant tes cuers en moy ne maint.

Amis, l’amour si m’ataint
Que mon vis taint
Et des taint
Souvent de plusieurs coulours,
Et mon dolent cuer estraint :
Si le destraint
Qu’il l’estaint.

Quant en toy n’a son recours.
S’a jours trop courts,
Si n’accours

— 23 —

Pour le garir, car il craint
Mort 5 qui d’amours
Vuie le cours,
Quant tes cuers en moy ne maint

Mon cuer t’amour si ençaint
Qu’il ne se faint
Qu’il ne se taint
Pour tes parfaites douçours ;
Et ta biauté, qui tout vaint (26),
Dedens li fraint
Et empraint
Avec tes hautes valours ;
S’en sont greignours
Mes dolours.
Et plus dolereus me plaint,
Et en décours
Ma vigours,
Quant tes cuers en moy ne maint.

Xîc

Certes, moult me doy doloir
De mon très loyal ami,
Quant il le convient manoir
Longuement en sus de mi.
J’en di et dirai : Marvi !
Com celle qui n’aray joie
Jamais tant que le revoie.

Il me sert sans décevoir,
Et si m’aime mi ex que li,

_ 24 —

Et toudis de soft pooir
Ha mon voloir accompli.
Si n’en puis mais : si je di
Que bien avoir ne porroie
Jamais tant que le revoie »

Ainssi me fait recevoir
Tel doleur ? dont je langui,
Quant je ne le puis veoir t
Ne pour rien mettre en oubli >
Ne le veih Pour ce amour pri
Que mon cuer point ne resjôîë
Jamais tant que le revoie.