Traduction par Eugène Talbot.
Œuvres complètes de XénophonHachetteTome 2 (p. 440-446).



CHAPITRE II.


Exploits en Europe ; bataille de Coronée ; Agésilas à Sparte ; relations avec l’Égypte.


Après avoir passé l’Hellespont, il fit route à travers les mêmes peuples que le roi de Perse, suivi d’une armée innombrable ; mais ce chemin, que le barbare avait fait en un an, Agésilas le parcourut en moins d’un mois, vu son désir de ne point arriver trop tard pour la patrie.

À peine a-t-il laissé la Macédoine pour entrer en Thessalie, que les habitants de Larisse, de Granone, de Scotusse et de Pharsale, alliés des Béotiens, tous les Thessaliens, en un mot, excepté ceux qui étaient alors en exil, vinrent inquiéter ses derrières. Jusque-là, il avait conduit son armée en bataillon carré, ayant une moitié de sa cavalerie en tête et l’autre moitié en queue : mais les Thessaliens l’ayant arrêté dans sa marche, en fondant sur son arrière-garde, il met en queue une partie des troupes de tête, excepté les cavaliers rangés autour de sa personne. Quand les deux années sont en présence, les Thessaliens, jugeant imprudent à des cavaliers de charger des hoplites, font volte-face et se retirent au pas ; le reste suit avec réserve. Agésilas, voyant la faute des uns et des autres, détache ses meilleurs cavaliers, avec ordre de prescrire aux autres la même manœuvre, c’est-à-dire de serrer l’ennemi d’assez près pour l’empêcher de se retourner. Les Thessaliens, se voyant poursuivis, contre leur attente, continuent leur retraite, tandis qu’une partie d’entre eux, essayant de faire volte-face, sont pris au moment de faire obliquer leurs chevaux. L’hipparque Polycharme, de Pharsale, se retourne ainsi et périt avec ses compagnons d’armes. Dès lors la défaite devient générale : les uns sont taillés en pièces, les autres faits prisonniers, et le reste ne s’arrête qu’arrivé au mont Narthace. Agésilas érige un trophée entre les monts Pras et Narthace, où il séjourne quelque temps, satisfait d’avoir vaincu des ennemis fiers de leur cavalerie, avec une troupe qu’il avait formée lui-même.

Le lendemain, il franchit les montagnes de Phthie, et poursuit sa route à travers des pays alliés jusqu’aux confins de la Béotie. Là, ayant trouvé en bataille l’armée ennemie, composée de Thébains, d’Athéniens, d’Argiens, de Corinthiens, d’Énians, de Locriens des deux pays[1], et d’Eubéens, il n’hésite pas, et range aussitôt son armée. Il n’avait qu’une more et demie de Lacédémoniens, et, parmi les alliés du pays, les Phocéens seulement et les Orchoméniens, avec les troupes qu’il avait lui-même amenées. Dire qu’il engagea l’action contre une armée bien supérieure en nombre et en courage, ce serait présenter, selon moi, Agésilas comme un insensé, et moi comme un fou, en louant un général qui laisse au hasard les plus graves intérêts ; mais je l’admire pour avoir su se créer une armée aussi forte que celle de l’ennemi, et si bien armée qu’on l’eût dite toute d’airain, toute de pourpre ; pour avoir mis les soldats en état de supporter les fatigues ; pour avoir rempli leur âme d’un tel courage qu’ils étaient prêts à combattre contre n’importe quel ennemi ; pour leur avoir inspiré tant d’émulation qu’ils cherchaient à se surpasser les uns les autres ; pour leur avoir donné l’espérance que tout irait bien, s’ils se montraient hommes de cœur. Convaincu qu’avec de tels hommes il pouvait attaquer résolument l’ennemi, il ne fut pas déçu dans son attente.

Je vais retracer ce combat : c’est l’un des plus remarquables de notre époque. Les deux armées se rencontrèrent dans la plaine voisine de Coronée, celle d’Agésilas venant du Céphise, et celle des Thébains de l’Hélicon. On voyait[2] les phalanges parfaitement égales de part et d’autre, et la cavalerie à peu près aussi nombreuse. Agésilas commandait l’aile droite ; les Orchoméniens étaient placés à l’extrémité de son aile gauche : de leur côté, les Thébains étaient à la droite, et à la gauche les Argiens. Les deux armées s’ébranlent dans le plus grand silence ; mais, arrivées à la distance d’un stade, les Thébains jettent un cri et s’élancent tous en avant. Il restait encore un intervalle, de trois plèthres, lorsque la phalange mercenaire d’Agésilas, commandée par Hérippidas, se détache et s’élance au pas de course. Ce corps se composait de nationaux[3], d’un débris de l’armée de Cyrus, d’Ioniens, d’Italiens et d’Hellespontins. Or, ce détachement, arrivé à une portée de pique, met en déroute ceux qui lui font face. Cependant les Argiens, ne tenant pas contre les soldats d’Agésilas, s’enfuient vers l’Hélicon. En ce moment quelques soldats étrangers couronnaient déjà Agésilas, quand on lui annonce que les Thébains ont rompu les Orchoméniens jusqu’aux skeuophores : par une brusque évolution il déploie sa phalange, court sur eux ; et les Thébains, voyant que leurs alliés se sont enfuis vers l’Hélicon, doublent le pas pour les rejoindre. C’est alors qu’Agésilas montra, sans contredit, la plus grande valeur. Cependant le parti qu’il prit était des plus dangereux. Il pouvait laisser passer l’ennemi qui battait en retraite, puis tomber sur ses derrières et faire main-basse ; mais il n’en fit rien, et rompit en visière avec les Thébains ; les boucliers s’entre-choquent : on se bat, on tue, on meurt : pas de cris, ni pourtant de silence, mais ce murmure que produisent la colère et la mêlée[4]. À la fin, une partie des Thébains s’échappe vers l’Hélicon ; un grand nombre périt dans la déroute. Après que la victoire est assurée à Agésilas, et qu’on l’a rapporté blessé lui-même à sa phalange, quelques cavaliers accourent pour lui dire que quatre-vingts des ennemis sont dans le temple[5] avec leurs armes, et demander ce qu’il faut faire. Et lui, couvert des blessures qu’il a reçues de toutes armes, mais n’oubliant pas ce qu’il doit à la sainteté du lieu, il ordonne de les laisser aller où ils voudront ; et, loin de permettre qu’on leur fasse aucun mal, il les fait escorter par des cavaliers de sa garde, et conduire en lieu sûr.

Le combat fini, l’on put voir, où la mêlée avait eu lieu, la terre rouge de sang, les cadavres gisants pêle-mêle, amis et ennemis, des boucliers percés, des piques brisées, des épées nues, les unes à terre, d’autres dans les corps, d’autres restées aux mains des combattante[6]. Comme il était déjà tard, les soldats d’Agésilas, après avoir seulement séparé de la phalange les morts des ennemis, prennent un léger repas et se livrent au sommeil. Le lendemain, Agésilas commande au polémarque Gylis de mettre les troupes sous les armes et d’ériger un trophée ; aux soldats de se couronner de fleurs en l’honneur du dieu, et aux Auteurs de jouer de leurs instruments. Cependant les Thébains envoient un héraut demander une trêve pour ensevelir leurs morts. Agésilas la leur accorde, et il part à l’instant pour sa patrie, désirant moins être souverain en Asie que de gouverner et d’obéir dans son pays selon les lois.

Dans le même moment, s’apercevant que les Argiens, bien qu’heureux chez eux et maîtres de Corinthe, se plaisent à faire la guerre, il la leur déclare, ravage tout leur territoire, franchit les défilés qui mènent à Corinthe, s’empare des murs qui descendent au Léchée[7] ; force les barrières du Péloponèse, revient dans sa ville natale pour les Hyacinthies[8], et à la place qui lui est assignée par le chef des chœurs, chante le péan en l’honneur du Dieu.

Il apprend alors que les Corinthiens avaient mis leurs troupeaux à l’abri dans le Pirée[9] qu’ils avaient ensemencé le Pirée même et qu’ils y faisaient récolte : jugeant donc ce poste très-important, parce que les Béotiens pouvaient par là, de Creusis[10], se joindre aisément aux Corinthiens, il se met en campagne contre le Pirée.

Mais le voyant défendu par une forte garnison, il feint qu’on va lui rendre la ville et campe le soir sous les murs. Il s’aperçoit, durant la nuit, que la garnison du Pirée se rend en masse à la ville ; il retourne donc sur ses pas, dès la pointe du jour, s’empare du Pirée, qu’il trouve dégarni de troupes, fait main-basse sur tout ce qu’il y trouve, et se rend maître des fortifications qu’on y avait construites.

Cela fait, il revient chez lui. Bientôt, sollicité par les Achéens, qui lui demandent du secours contre l’Acarnanie, dont les soldats les serrent de près dans les défilés, il s’empare, avec des troupes légères, des hauteurs qui dominent l’ennemi, livre un combat, en tue un grand nombre, érige un trophée et ne se retire qu’après avoir procuré aux Achéens l’amitié des Acarnaniens, des Étoliens et des Argiens, et à lui leur alliance. Cependant les ennemis, désirant la paix, envoient des députés : Agésilas s’oppose à la paix, jusqu’à ce qu’il ait forcé les villes de Corinthe et de Thèbes à rappeler ceux qu’ils avaient exilés à cause des Lacédémoniens. Marchant ensuite lui-même sur Phlionte, il ramène les Phliontins exilés pour le même motif. Et si l’on trouve d’ailleurs à reprendre dans cette conduite, on conviendra, toutefois, qu’elle provenait d’une affection sincère. Par exemple, à Thèbes, la garnison lacédémonienne ayant été tuée par la faction ennemie, il marcha sur Thèbes pour la venger. Trouvant les chemins retranchés et garnis de palissades, il franchit les Cynoscéphales[11], ravage le pays jusqu’aux portes de la ville, et présente le combat aux Thébains, en leur laissant le choix de la plaine ou des hauteurs. L’année suivante, il fait une nouvelle expédition contre Thèbes, et franchissant les palis et les fossés auprès de Scole[12], il ravage le reste de la Béotie.

Jusque-là, il avait joui, ainsi que sa patrie, d’un bonheur commun : quant aux échecs qui survinrent, on ne saurait les imputer au commandement d’Agésilas[13]. Après le désastre de Leuctres, les Thébains, de concert avec les Mantinéens, avaient fait mourir à Tégée les amis et les hôtes d’Agésilas. Bien que tous les Béotiens, les Arcadiens et les Éléens, fussent ligués ensemble, il se met en campagne avec les seules forces de Lacédémone, contre l’opinion du grand nombre que les Lacédémoniens ne sortiraient pas de longtemps, ravage le pays de ceux qui avaient tué ses alliés, et ne rentre qu’ensuite dans sa patrie. Bientôt après, Lacédémone est attaquée par tous les Arcadiens, aidés des Argiens, des Éléens, des Béotiens, des Phocéens, des habitants des deux Locrides, des Thessaliens, des Énians, des Acarnaniens et des Eubéens[14] ; les esclaves s’étaient soulevés, ainsi que plusieurs villes voisines, et une foule de Spartiates avaient péri ou étaient restés à Leuctres ; il n’en défendit pas moins la ville, quoique dégarnie de murailles, ne se montrant point aux endroits où les ennemis pouvaient avoir l’avantage, mais rangeant résolument ses troupes où il comptait sur le succès de ses concitoyens : il pensait bien qu’en sortant dans la plaine il serait investi de toutes parts, tandis qu’en restant dans les défilés ou sur les hauteurs, il était sûr de la victoire.

Lorsque enfin l’armée ennemie se fut retirée, le moyen de ne pas rendre hommage à son bon sens ? Comme son grand âge ne lui permettait plus de combattre soit dans l’infanterie, soit dans la cavalerie, et qu’il voyait sa patrie à court d’argent, pour trouver quelques alliés, il se chargea de lui en procurer. Tout ce qu’il peut faire, il le met en œuvre dans le pays même, puis, le moment venu, il n’hésite point à partir, et ne rougit pas de servir, comme député, sa patrie, à laquelle il n’est plus bon comme soldat. Cependant, il fit encore dans son ambassade les actes d’un grand général. Autophradate[15], qui assiégeait dans Assus[16] Ariobarzane, allié de Sparte, craignant Agésilas, prend la fuite. Cotys[17], qui assiégeait Sestos, ville de la dépendance d’Ariobarzane, lève aussi le siège et se retire. Aussi l’on eut raison de lui ériger un trophée pour son triomphe sur l’ennemi durant son ambassade. Mausole[18] du côté de la mer, tenait assiégées, avec cent vaisseaux, les deux places déjà nommées ; à défaut de la crainte, la persuasion le fit retourner dans son pays. Et voici un fait qui est digne d’admiration ; c’est que ceux qui pensaient lui avoir des obligations, aussi bien que ceux qui avaient fui devant lui, lui donnèrent de l’argent. Mausole[19], en considération de leur ancienne hospitalité, lui remit sur-le-champ des fonds pour Lacédémone ; après quoi, tous lui firent cortège jusque dans sa patrie, en lui donnant une magnifique escorte.

Il avait alors près de quatre-vingts ans[20]. Instruit crue le roi d’Égypte[21] veut faire la guerre à celui de Perse, qu’il a une nombreuse infanterie, beaucoup de cavaliers et de l’argent à discrétion, il apprend avec plaisir que ce prince le mande et lui promet le commandement. Il espérait par cette expédition s’acquitter envers l’Égypte des services rendus à Lacédémone, remettre en liberté les Grecs d’Asie, et se venger du Perse, qui, outre d’anciens griefs, venait récemment, en se disant allié de Sparte, de l’obliger à abandonner Messène. Cependant le roi, qui avait fait venir Agésilas, ne lui donne pas le commandement. Celui-ci, tout à fait désappointé, réfléchit à ce qu’il doit faire. Sur ce point, quelques soldats de l’armée égyptienne se révoltent contre le roi, bientôt leur exemple entraîne tous les autres ; le roi effrayé s’enfuit à Sidon de Phénicie : les Égyptiens divisés élisent deux rois. Agésilas voit bien que, s’il reste neutre, ni l’un ni l’autre de ces rois ne payera les Grecs, ni l’un ni l’autre ne leur donnera de vivres, que celui des deux qui l’emportera, deviendra un ennemi, tandis qu’en s’attachant à l’un d’eux, celui-là du moins, pour prix de ce service, deviendra sans doute son ami. Il se joint donc à celui des deux qu’il juge le mieux disposé pour les Grecs, marche avec lui contre l’ennemi des Grecs, le défait, le prend et maintient l’autre ; puis, après avoir assuré à Lacédémone un ami, dont il tire de fortes sommes, il s’embarque pour son pays, quoique au cœur de l’hiver, et fait diligence, afin que sa ville n’hésite pas à se tenir prête contre l’ennemi, au retour du printemps.



  1. C’est-à-dire des Locriens Ozoles et Opuntiens.
  2. Xénophon assistait à ce combat. — Cf. Hist. grec, IV, III ; Plutarque, Agésilas, XVIII.
  3. Spartiates.
  4. Voy. l’éloge que fait Longin de ce passage, Traité du Sublime, sect. XIX. Page 404 de l’édition de L. Vaucher, Genève et Paris, 1854.
  5. Le temple de Minerve Itonie. — Cf. Cornel. Nep., Agésil., IV.
  6. Nos Chansons de gestes sont pleines de descriptions semblables. Il est curieux de les rapprocher de Xénophon.
  7. Port de Corinthe.
  8. Voy. ce mot dans le Dict. de Jacobi.
  9. Il ne faut pas confondre le Pirée de Corinthe avec celui d’Athènes. En cet endroit, le texte de L. Dindorf diffère un peu de celui de C. Heiland. C’est ce dernier que j’ai suivi pour la traduction.
  10. Comptoir des Thespiens dans le fond du golfe de Corinthe. Voy. Tite-Live, XXXVI, XXXI
  11. Montagnes entre Thespies et Thèbes.
  12. Bourg de la Parasopie, au pied du Cithéron.
  13. À cause de sa maladie. — Cf. Hist. Gr. V, IV ; Plutarque, Agésil., XXVII,
  14. Épaminondas était à la tête de ces troupes alliées.
  15. Satrape de Lydie.
  16. Ville de la Troade.
  17. Roi des Paphlagoniens.
  18. Seigneur de Carie. Cf. Diodore de Sicile, XV, 90.
  19. Le texte de ce passage est fort controversé. J’ai suivi Weiske et Heiland.
  20. Cf. Cornélius Nepos, Agésil., VIII, et Plutarque, Agésil., XXXVI.
  21. Il y a controverse sur le nom de ce roi d’Égypte. Les uns prétendent que c’est Tachius, d’autres affirment que c’est Néphrée. Voy. les éléments de la discussion dans C. Heiland, p. 42, 43 et 44.