Affaires d’Italie - La Question romaine et les cabinets

AFFAIRES D’ITALIE

LA QUESTION ROMAINE ET LES CABINETS


Quand une question comme celle qui a récemment agité l’Europe se débat par les armes, il est tout simple que d’autres questions qui ne sont point assurément secondaires, mais avec lesquelles les gouvernemens sont plus accoutumés à vivre, s’effacent momentanément, se subordonnent ou se coordonnent au conflit principal. Tant que l’issue de la lutte en Orient a été un problème, il y a eu moins de place pour les affaires d’Italie. La guerre a été conduite avec une hardiesse couronnée par le succès, la paix a été signée avec une modération habile autant que sage, le principe d’un ordre nouveau pour l’Orient a été déposé dans le traité du 30 mars : aujourd’hui les affaires d’Italie restent en vue comme une des difficultés du moment.

Il devait en être ainsi par plusieurs motifs. D’abord ce qu’on nomme la question italienne est, si l’on peut ainsi parler, une question éternelle. Toutes les fois que le continent est ébranlé, le contrecoup se fait sentir au-delà des Alpes. Comme la péninsule est une des pièces faibles de cette machine laborieusement compliquée de l’équilibre européen, les Italiens ne cessent d’espérer que tout effort tenté pour remanier cet équilibre devra tenir compte de leurs aspirations. Avec une constance aussi touchante qu’elle peut être périlleuse souvent, ils mettent leur foi dans toutes les crises. Ils souffrent aussi plus vivement de leurs blessures, et ils sont d’autant plus portés à le dire que le monde est plus naturellement disposé à les entendre. Dans les circonstances actuelles, cette situation avait un caractère particu|lier de gravité. À Parme, une recrudescence d’agitation s’est manifestée par des crimes odieux qui ont amené un redoublement de compression et l’intervention autrichienne. À Naples, la tension dans les moyens de gouvernement devait dénoter une tension d’une autre nature dans les esprits, ou elle n’était plus qu’une rigueur inutile et dangereuse survivant à un temps d’épreuve. Dans les États-Romains, l’insécurité avait pour témoignage la nécessité d’une double occupation étrangère. Les raisons du moment ne manquaient donc point pour se tourner vers la péninsule. Enfin il s’est trouvé un des états italiens, heureusement affranchi de tout danger intérieur, qui a pu prendre virilement part au dernier conflit de l’Europe. Bien que le Piémont n’eût point de relations avec la Russie depuis les révolutions de 1848, cela ne suffisait point évidemment pour l’entraîner dans une guerre qui n’affectait pas ses intérêts. Le Piémont n’a pu avoir qu’une pensée, celle d’aller chercher en Crimée l’affermissement de sa position d’état libéral au-delà des Alpes, de prêter l’autorité d’une puissante alliance à sa politique, à ses vues, à ses suggestions relativement à l’Italie. Pour lui, le prix de la lutte, c’était le droit de se faire entendre sur les affaires italiennes, l’éventualité d’une délibération européenne sur les conditions de la péninsule, et c’est ce qui est arrivé en effet. Dans la séance du 8 avril, comme on sait, le congrès de Paris a examiné divers points de la situation de la péninsule. Du sein des conférences diplomatiques, la question italienne est passée dans les assemblées délibérantes, dans le parlement anglais, surtout dans le parlement piémontais, où elle a retenti. « La cause de l’Italie, a dit le président du conseil de Turin, M. le comte de Cavour, la cause de l’Italie a été portée devant le tribunal de l’opinion publique. » Effectivement l’opinion s’est saisie à son tour des affaires italiennes, et elle s’en est émue comme elle s’émeut toujours des grandes causes. Or, puisque ce procès s’instruit depuis quelques mois déjà, et que les gouvernemens n’en sont plus sans doute à adopter un système de conduite, ne serait-ce point le moment de résumer ce débat, de mettre en présence les politiques diverses, en cherchant à démêler le plus exactement possible le vrai et le faux, ce qu’on veut faire et ce qu’on ne veut pas faire ?

Et avant d’aller plus loin, il faut bien le remarquer : il y a aujourd’hui, on pourrait le dire, deux questions italiennes. Il y a une question qui est tout entière dans la réalité des choses, qui ne sort point d’une sphère déterminée, prenant pour point de départ des faits constatés, des abus ou des erreurs de gouvernement, des faiblesses trop visibles, pour aboutir à la recherche d’améliorations pratiques et directement applicables aux faits eux-mêmes. C’est celle qui a été agitée dans les conférences diplomatiques. Lorsque M. le comte Walewski, comme président du congrès, a évoqué les affaires d’Italie devant les plénipotentiaires réunis, qu’a-t-il fait ? Il a mis en regard l’intérêt européen et la situation de divers états de la péninsule. Il a montré la persistance d’un système excessif dans le royaume des Deux-Siciles et l’efficacité qu’aurait une politique plus douce. Il a rappelé ce double fait connu de tout le monde, la présence des français à Rome et la présence des Autrichiens dans les Légations, et il a rendu sensible la nécessité d’une pacification intérieure propre à affranchir les états de l’église de cette occupation étrangère. En un mot, pour les gouvernemens, la question italienne a ses conditions naturelles et ses limites. Il y a au contraire, on ne saurait le méconnaître, une autre question italienne, très vague, très indéfinie, où il y a place pour tous les griefs et toutes les plaintes, qui parcourt pour ainsi dire l’échelle de tous les désirs, de toutes les espérances, et même des rêves les plus chimériques. Pour les uns, c’est la destruction ou la transformation de la papauté ; pour d’autres, c’est l’unité de l’Italie. Pour ceux-ci, c’est la république ; pour ceux-là, c’est l’établissement d’institutions plus modérées. Tout se cache sous un seul mot, car si les Italiens s’entendent toujours sur certains points, ils sont malheureusement loin d’être d’accord sur le genre de soulagement auquel ils aspirent. Il s’ensuit que la politique européenne, la pensée des cabinets et l’opinion italienne, ou du moins une certaine opinion active, ardente et vague, ne suivent pas le même chemin. Il y a évidemment quelque inévitable malentendu. Si l’Europe reste sur son terrain, elle provoque d’amères déceptions au-delà des Alpes ; il en a toujours été ainsi. Si elle accepte la question italienne telle qu’elle cherche à s’imposer, elle peut compter sur la popularité, il est vrai ; mais aussi elle court le risque, beaucoup plus grand, de compromettre sa sécurité et son repos sans savoir où elle va et sans servir les vrais intérêts de la péninsule elle-même. À quoi cela tient-il, si ce n’est à ce mélange d’illusions et de besoins légitimes qui sont l’essence des affaires d’Italie ?

Rien n’est plus compliqué assurément que cet ensemble d’intérêts nationaux, religieux, moraux, politiques, qui se cachent sous ce mot de question italienne. Au fond, la péninsule italique souffre d’un mal invétéré, il n’y a point de doute à ce sujet. Elle souffre parce qu’elle est mécontente d’elle-même, ne pouvant atteindre aux destinées qu’elle poursuit. Son mal a un nom bien connu, il ne s’appelle pas réellement Pie IX ou Ferdinand II : c’est la domination étrangère, qui est une maladie de treize siècles, qui a porté bien des noms, et qui s’appelle aujourd’hui l’Autriche. L’Autriche est au-delà des Alpes, cela est vrai, et il serait préférable à coup sûr qu’elle n’y fût pas. Les inconvéniens de cette situation ne se manifestent pas seulement par le fait de la présence de l’Autriche à Milan et à Venise, mais encore par l’obligation où est la domination impériale de s’étendre au moins moralement, de s’imposer en quelque sorte aux états qui l’avoisinent, pour les rattacher à son système et les retenir dans son orbite. Les maîtres de la Lombardie ont même le malheur de n’être point essentiellement intéressés à un développement trop sensible des autres états, parce que la comparaison pourrait devenir un péril de plus. L’Autriche ne fait que se défendre elle-même quand elle va au secours des gouvernemens menacés, et en donnant ce secours elle acquiert un droit de conseil et d’intervention. Les Italiens le sentent bien, et dans leurs gouvernemens c’est l’Autriche qu’ils voient contraints de plier sous la force, ils se rejettent dans les conspirations occultes, et ils obligent un peu plus les gouvernemens à subir l’appui de la politique impériale, car, dans cet enchevêtrement singulier, si la domination étrangère soulève toutes les passions nationales ou révolutionnaires, la révolution, à son tour, favorise merveilleusement l’Autriche.

Tout cela est la triste conséquence d’une situation forcée. Mais enfin l’Autriche a ses possessions en Italie ; le fait existe, il se lie à tout un ordre général reconnu par tout le monde en Europe, et on n’espère point sans doute que les armes impériales céderont le terrain sans combat. Une occasion unique s’est offerte en 1848, lorsque les Autrichiens, dans un moment de détresse, offraient de se retirer de la Lombardie et de faire de Venise une autre Toscane avec un archiduc. On ne sut point saisir la fortune aux cheveux. Aujourd’hui, mettre en question la position de l’Autriche, ce serait évidemment l’affaire d’une guerre européenne, et sur ce point les Italiens ne peuvent avoir d’illusions : l’Europe n’est point disposée en ce moment à pousser ses sympathies pour eux jusqu’à faire la guerre, ni même jusqu’à la laisser naître sans son aveu ou à favoriser une agitation et des soulèvemens qui pourraient y conduire. Les discussions du parlement anglais ne laissent point subsister un doute à ce sujet, et lord Palmerston a clairement désavoué la pensée « d’entrer dans aucun projet secret pour révolutionner l’Italie et renverser les gouvernemens qui existent dans d’autres parties du pays. » Les sympathies aussi vives que méritées de l’Angleterre pour le Piémont se borneraient à le défendre s’il était attaqué ; elles n’iraient point jus qu’à l’aider « à entreprendre une croisade agressive contre un autre état. » Lord Palmerston, transportant même un peu ses impressions actuelles aux affaires d’autrefois, ne s’est point souvenu d’avoir jamais admis l’idée d’une séparation possible des couronnes de Sicile et de Naples. Que la politique de l’Angleterre n’ait point toujours été ce qu’elle est en ce moment, peu importe : elle est telle aujourd’hui. Et si les cabinets occidentaux ne sont nullement disposés à faire la guerre ou à se la laisser imposer, serait-il sage, serait-il utile pour l’Italie d’aller au-devant d’une crise où elle resterait peut-être seule en face d’un adversaire qui serait assez habile pour désintéresser l’Europe, en se laissant attaquer et en ne demandant à la victoire aucun profit matériel ?

Il y a donc sur ce point à dépouiller la question italienne de son enveloppe de mirages pour la replacer sur le terrain où l’a mise le congrès de Paris. Ramenée à ces termes, c’est une question de progrès intérieur, d’améliorations pratiques, d’adoucissement dans le régime public des divers pays de la péninsule : question assez grande encore, puisqu’elle touche notamment aux conditions temporelles du gouvernement du saint-siège, et qui, même replacée sur ce terrain, ne laisse point d’être mélangée de beaucoup d’illusions, de beaucoup d’élémens confus. Le gouvernement des états pontificaux, cela n’est point douteux, est vulnérable par un point, celui qui a été signalé dans le congrès : son territoire est occupé par des troupes étrangères, et l’on se demande s’il peut se passer de cet appui, tant le sol est mouvant et miné sous ses pieds. Quelle succession d’événemens l’ont conduit à cette extrémité ? Tout y a contribué, principalement les révolutions. Après avoir eu un grand rôle, même comme pouvoir politique, la papauté a perdu insensiblement aux yeux des populations romaines ce souverain prestige et cet avantage plus positif qu’elle avait autrefois, lorsqu’elle pesait sur les affaires de l’Europe et qu’elle recevait le tribut de tous les peuples du monde catholique. Restreinte à un rôle local dans sa partie temporelle, elle s’est occupée de vivre par la force d’une ancienne impulsion plus que de marcher avec le temps et de se renouveler, quand le régime administratif et économique de tous les pays subissait des transformations profondes. Les vieilles traditions du moyen âge se sont longtemps maintenues, les abus de gouvernement ont survécu. Cela était peut-être moins sensible à Rome et dans les environs, parce que l’éclat et les bienfaits de la papauté rejaillissaient de plus près sur ces populations, qui n’avaient point d’ailleurs connu réellement d’autre régime. Il n’en a point été entièrement de même dans les Légations, qui sont, comme on sait, une des parties principales des états pontificaux. Détachées du domaine de l’église par le traité de Tolentino, elles ont fait partie successivement de la république cisalpine et du royaume d’Italie. Elles avaient reçu le code civil, une administration régulière et simple, un régime complètement français. Elles ne furent rendues au saint-siège qu’en 1815, c’est-à-dire après vingt ans de vie séparée, — et alors administration française, code civil, tout disparut pour faire place à la vieille organisation qui renaissait. De là cette fermentation permanente qui s’est traduite à diverses reprises en soulèvement dont les principaux sont ceux de 1831 et de 1843. Fruit du mécontentement causé par la disparition d’un régime civil bienfaisant, alimentée d’ailleurs par les souvenirs par des causes locales, par des habitudes de vie distincte, la révolution s’est cantonnée dans la Romagne, d’où elle a quelquefois menacé Rome, ému l’Italie, pour ramener toujours les Autrichiens à Bologne ; L’Autriche rentrait, il y a sept ans, dans les Légations, où elle est encore, tandis qu’une armée française allait étouffer dans son foyer cette éphémère république romaine qui ne pouvait rien fonder, mais qui avait le pouvoir de tout ébranler, et de rendre le bien lui-même difficile après elle.

La véritable situation des états pontificaux trouve son expression dans ce fait d’une double occupation étrangère qui a presque acquis le caractère de la permanence, et que les gouvernemens cependant voudraient faire cesser ; mais, pour y arriver, c’est la situation même qu’il faudrait changer, en l’améliorant, en y introduisant des élémens de bien-être pour les populations, des élémens de force pour le gouvernement du saint-siège. Par quels moyens atteindra-t-on ce but ? sera-ce par des réformes politiques portant sur la nature du pouvoir et sur la manière de l’exercer ? C’est là, à vrai dire, la question de la souveraineté temporelle du pape. Si les réformes politiques ont toujours quelque chose de séduisant, si elles sont partout désirables et utiles, il ne faut point se dissimuler qu’elles rencontrent des difficultés particulières à Rome. Le règne même de Pie IX en est le plus éclatant exemple. Ce règne a commencé sous les plus généreux auspices, avec ces deux mots : amnistie et réforme ! « Nous aurons l’amnistie et les chemins de fer, et tout ira bien, » disait naïvement le saint-père à l’époque de son exaltation ; moins de deux ans après, il donnait une charte. Ce n’est point que la bonne volonté ait manqué à Pie IX, ce n’est point que l’amour du peuple ait été absent de ce cœur de pontife, et cependant tout a échoué. Lorsque l’illustre Rossi, après avoir usé les deux derniers mois de sa vie à tenter le bien par des prodiges d’activité, lorsque cet homme énergique et in fortuné tombait sanglant sur les marches du premier parlement ou vert à Rome, quelle voix s’élevait contre le crime dans ce parlement ? quelle main se présentait pour retenir ce gouvernement constitutionnel qui glissait dans le sang ? Il faudrait être bien sûr de soi pour proposer comme un remède le renouvellement d’une telle histoire où deux choses sont inscrites, — la faiblesse des mœurs politiques dans les États-Romains et la puissance corruptrice de la révolution.

Au surplus, indépendamment de cette tragique expérience, c’est certainement une très grande, une très délicate question de savoir dans quelle mesure des réformes politiques, selon le sens communément attribué à ce mot, sont compatibles avec le caractère spécial et unique d’un pouvoir comme la papauté, en qui résident à la fois une autorité religieuse universelle et une autorité temporelle particulière à un pays. Le pape n’est pas seulement le chef d’un petit état : s’il n’était que cela, il ne serait rien ; il est le chef d’un grand culte, le représentant de la conscience religieuse de tous les peuples catholiques, et c’est à ce titre qu’il traite avec les plus grandes puissances sur un pied d’égalité, comme s’il avait deux cent mille hommes sous les armes, ainsi que le disait le général de l’armée d’Italie après ses immortelles victoires. Supposez à Rome un régime de représentation constitutionnelle, c’est-à-dire un état réglé par le suffrage, suivant les mobilités de l’opinion : les relations des puissances catholiques avec le souverain pontife seront-elles soumises à toutes les fluctuations locales de l’opinion ? dépendront-elles d’une élection romaine qui produira une assemblée, laquelle imposera un premier ministre au prince ? Ce souverain constitutionnel sera-t-il obligé de dénoncer une rupture diplomatique, de déclarer même la guerre à un peuple avec lequel le pontife entretiendra chaque jour des rapports religieux ? Il y a là évidemment des conséquences, des miracles de confusion que les chefs des grandes nations catholiques ne peuvent admettre, parce que la papauté n’est pas seulement un pouvoir romain, elle appartient à tout le monde.

Mais, dit-on, puisqu’il est si difficile de faire vivre ensemble des choses si diverses, de concilier les prérogatives spirituelles du saint-siège et l’exercice de l’autorité politique qui lui est dévolue, pour quoi ne point recourir à un remède radical et simple, à la suppression de la souveraineté temporelle du pape ? Le remède est plus radical que simple, car aussitôt il s’élève une question bien autrement sérieuse : c’est celle de l’indépendance du souverain pontife, qui n’est plus qu’un mot, qu’une chimère. Privée de la position temporelle qu’elle occupe à Rome, où ira cette autorité déshéritée et errante ? La France ne voudra point qu’elle se fixe en Autriche ou dans tout autre pays catholique. L’Autriche ne voudra point qu’elle réside en France, et, à vrai dire, cela ne serait point très désirable. Placée en France, la papauté paraîtrait soumise, ou bien elle se sentirait peut-être obligée, pour attester son indépendance, de ne pas reculer devant des conflits qui n’existent point aujourd’hui. Il est des esprits féconds en expédiens qui ont imaginé aussitôt des combinaisons. Les uns ont placé le saint-siège à Mayorque, d’autres ont proposé Jérusalem. A Mayorque, le souverain pontife serait sous la tutelle de l’Espagne ; à Jérusalem il serait sur le sol ottoman : partout il serait sur un territoire qui a un maître, nulle part il ne serait indépendant. En outre, comment se soutiendra la papauté ? Si les peuples catholiques lui paient un tribut, le souverain pontife sera donc à la merci d’une majorité politique dans les pays constitutionnels, ou d’un chef de gouvernement qui pourra refuser le tribut à la première difficulté entre l’église et l’état. Il s’ensuit que ce remède simple et radical ne remédie à rien, il ne fait que révéler la pensée de ceux qui l’invoquent, — pensée révolutionnaire, dont le résultat est de livrer l’autorité religieuse du saint-siège en lui enlevant ce qui assure son indépendance. Tous les peuples catholiques, au contraire, ont intérêt à ce que le souverain pontife soit indépendant ; pour que cette indépendance soit réelle, il faut qu’elle repose sur une souveraineté temporelle, et cette souveraineté doit être à Rome par une tradition séculaire, en vertu d’un droit consacré et reconnu, parce qu’enfin elle ne peut être ailleurs. Lorsque les plénipotentiaires du Piémont, mus sans contredit par une pensée honorable de conciliation, proposaient récemment de constituer les Légations sous une forme semi-indépendante, avec une administration propre, avec une armée nationale, pourquoi n’a-t-on point admis cette proposition, dont M. de Cavour lui-même ne se dissimulait pas la délicate gravité ? Parce qu’elle ressemblait à une atteinte indirecte portée à la souveraineté temporelle du saint-siège, et que les puissances européennes ne peuvent admettre aucune mesure qui menace directement ou indirectement cette souveraineté, dont elles ont besoin pour l’indépendance et la sécurité de leurs rapports avec la papauté.

Cette situation temporelle du saint-siège mise hors de doute, et visiblement attestée une fois de plus par les puissances, il reste des améliorations politiques en un certain sens, si l’on veut, mais avant tout administratives et économiques. Et ici la politique européenne se retrouve en présence de ses propres traditions, elle est sur un terrain qu’elle connaît, qu’elle peut évaluer, dont elle a elle-même tracé les limites dans un mémorandum présenté il y a vingt-cinq ans déjà, en 1831, par les cinq grandes puissances, au pape alors régnant, Grégoire XVI. Le mémorandum remis le 21 mai 1831 au cardinal Bernetti, secrétaire d’état, indiquait quelques mesures comme pouvant remédier aux abus trop évidens de l’administration romaine. Il signalait notamment l’admissibilité des laïques aux fonctions administratives et judiciaires, l’application générale d’un système d’innovations dans la justice et dans l’administration, la création de municipalités électives et de conseils provinciaux se combinant avec un conseil supérieur d’administration pris dans le sein des municipalités nouvelles, l’organisation d’un établissement central investi d’une indépendance suffisante, et chargé, comme cour suprême des comptes, de contrôler l’administration financière, de surveiller la dette publique. Les cinq puissances émettaient l’avis que les réformes proposées par elles devaient prendre un caractère organique et solennel qui les mit à l’abri de toute abrogation. C’était tout un programme de gouvernement, on appelait même cela une ère nouvelle selon un mot du cardinal Bernetti. Malheureusement ces principes, dont l’application eût été si utile, ne purent entrer dans l’esprit craintif du pontife, prêtre fervent, mais prince faible, — et lorsque Grégoire XVI mourut, l’administration romaine était encore ce qu’elle a été pendant longtemps, un mélange d’abus et de désordres difficile à décrire.

Qu’on se représente en effet une administration fort compliquée, où les anciens usages étaient fidèlement conservés, où toute modification, toute amélioration, fût-elle matérielle, était vue d’assez mauvais œil et semblait grosse de dangers. Les affaires étaient exclusivement réservées aux prélats, les emplois supérieurs de l’état étaient de droit interdits aux laïques. Les différens pouvoirs étaient souvent confondus. Le principe de l’infaillibilité pontificale était appliqué aux questions administratives, et on avait vu la décision personnelle du souverain réformer des sentences de tribunaux, même en matière civile ; Il n’y avait point de conseil des ministres, tous les pouvoirs étaient par le fait dans la main du cardinal secrétaire d’état. Le secret le plus absolu couvrait toutes les opérations financières. Il a même été reconnu plus tard qu’il n’y avait point réellement de budget, qu’on oubliait de dresser et de clore les comptes. Les libertés municipales, plus que toutes les autres chères aux populations italiennes, avaient subi des restrictions singulières. En un mot, on vivait, ainsi que nous le disions, d’une ancienne impulsion, au milieu d’un arbitraire auquel tout le monde participait, les gouvernans et les gouvernés eux-mêmes. C’est à cette situation pleine de troubles et de dangers que le mémorandum de 1831 proposait de remédier. Seulement, quand on parle aujourd’hui des États-Romains, il ne faut point oublier que la situation n’est plus la même. Elle révèle encore sans doute la nécessité de grandes améliorations, et c’est ici surtout que l’intervention des puissances peut être utile ; mais elle s’est aussi notablement modifiée sous le règne de Pie IX. Les principes proclamés par l’Europe en 1831 ont été en réalité le programme du nouveau pape à son avènement. Ils ont disparu un instant dans la tour mente révolutionnaire, mais ils sont redevenus à beaucoup d’égards, on peut le dire, la règle de conduite du pape au retour de Gaëte. Ils ont inspiré les édits qui se sont succédé depuis cette époque, notamment en 1850. L’admissibilité des laïques à tous les emplois a été proclamée ; une seule fonction a été exceptée, celle de secrétaire d’état. À l’ancienne autorité unique et absolue du cardinal secrétaire d’état a été substitué un ensemble de départemens ministériels ayant des fonctions et des attributions distinctes. Un conseil d’état chargé de préparer les lois a été créé, et dans ce conseil ont été appelés des hommes versés dans les choses administratives, le prince Orsini, le prince Odescalchi, l’avocat Halz, le professeur Orioli. Une consulte des finances, composée de membres désignés par les corps municipaux, a été instituée ; elle a voix consultative seulement dans l’examen préalable du budget, ses décisions n’ont force de loi que quand il s’agit de vérifier l’exacte application des règles posées d’avance par le budget. Les réformes accomplies jusqu’ici ou tentées par Pie IX peuvent être ramenées à trois ordres de questions : elle touchent à l’organisation générale de l’état, au système administratif et judiciaire et aux finances. Voyons rapidement sous ce triple aspect ce qu’est la réalité et ce qui peut rester à faire, ce qu’il est raisonnable et juste de demander au souverain pontife et ce qu’on ne peut pas lui demander sans méconnaître entièrement les conditions de la papauté.

Il est dans l’opinion universelle un principe qui domine la question romaine, c’est celui de la sécularisation. Si on entend par ce mot la séparation complète et radicale des deux autorités, si on veut exclure absolument l’élément ecclésiastique, effacer tout caractère religieux dans le gouvernement pontifical, il est clair que sécularisation veut dire ici révolution, et qu’on demande au pape de signer sa propre déchéance. Si on entend l’admissibilité des laïques à tous les emplois, non-seulement cette admissibilité a été proclamée, comme nous le disions, mais elle est passée dans la pratique. Pour la première fois, le gouvernement pontifical a compté des laïques parmi les conseillers de l’ordre le plus élevé. Les laïques ont été parfois en majorité dans le ministère, ils ont toujours eu quelque représentant dans le conseil. La proportion réelle entre l’élément laïque et l’élément ecclésiastique dans l’administration romane est peut-être un des points sur lesquels règne le plus épais nuage ; il n’est pas moins certain cependant que cette proportion est tout en faveur de l’élément laïque. Le nombre des ecclésiastiques dans les ministères est insignifiant. Les postes où ils sont le plus nombreux sont les postes de judicature dans les tribunaux supérieurs de Rome. Au tribunal de la Signatura ou cour de cassation, il y a 9 ecclésiastiques et 9 laïques ; au tribunal de la Rote, qui est la cour supérieure en matière civile, 12 ecclésiastiques et 7 laïques ; au tribunal de la Consulte ou cour supérieure en matière criminelle, 14 ecclésiastiques et 37 laïques. Dans les tribunaux des provinces, il n’y a point d’ecclésiastiques. Le nombre total des ecclésiastiques qui font partie de l’administration romaine ne s’élève pas à 100, et il n’augmente pas, tandis que le nombre des laïques s’est élevé en peu de temps à 8,500, et par une singularité assez curieuse, la consulte des finances demande qu’il soit réduit à 6,000. Les prélats, ainsi qu’on les nomme à Rome, occupent, il est vrai, une assez grande place dans l’administration, mais la prélature n’a point le caractère sacerdotal, elle n’a que l’habit ecclésiastique. Le comte Spada a été, comme prélat, ministre des armes. Mgr Matteucci, ministre de la police, Mgr Martell, ministre de l’intérieur, Mgr Berardi, substitut de la secrétairerie d’état, et bien d’autres, qui n’ont aucun lien ecclésiastique, ne constituent point évidemment une caste religieuse parce qu’ils portent l’uniforme de la prélature, et ils ne seraient pas des administrateurs plus éminens parce qu’ils s’habilleraient différemment. Au reste, veut-on savoir quel est le prélèvement annuel de la papauté sur les revenus du pays pour le soutien de la dignité pontificale et de cette cour ecclésiastique ? Il est de 600,000 écus romains pour la liste civile du pape, le traitement des cardinaux, des membres du corps diplomatique, et l’entretien des musées pontificaux : 3 millions de francs en définitive sur un budget total de plus de 70 millions. On peut donc dire que sur ce point de la sécularisation et des réformes du régime ecclésiastique il y aurait à faire la part de ce qui est possible, de ce qui est en voie d’accomplissement et de ce qui est souvent une exagération fondée sur l’inconnu.

L’organisation municipale est aussi une des questions que le gouvernement de Pie IX a essayé de résoudre dans ces dernières années sous l’empire d’un sage esprit de réforme. Il y a même cette particularité, que les conseils locaux sont en quelque sorte la source d’où émanent tous les autres pouvoirs aux divers degrés de la hiérarchie administrative. La commune est la base de cette organisation, créée par un édit de 1850. Dans chaque localité, il y a un corps électoral composé des habitans les plus haut taxés, auxquels sont adjoints ceux qui ont acquis des grades supérieurs dans les universités, et ce corps électoral nomme directement les conseillers municipaux. Le conseil municipal fait une liste de candidats parmi lesquels le gouvernement choisit les membres du conseil provincial, et les conseils provinciaux à leur tour désignent de la même manière au choix du souverain les membres de la consulte d’état pour les finances. Ce n’est point la latitude qui manque à ces conseils municipaux et provinciaux : ils ont tout pouvoir sur les ressources de la commune et de la province, sans l’intervention d aucun représentant du gouvernement. Il serait évidemment de l’intérêt de la papauté d’enraciner ces institutions, qui suppléent aux institutions politiques, d’en assurer l’intégrité et l’efficacité ;

Dans l’ordre, judiciaire, qui n’est pas moins important que l’ordre administratif, des améliorations sérieuses ont été également accomplies. Les lois civiles et criminelles ont été l’objet d’une révision. Des codes de procédure de commerce, en général calqués sur les codes français, ont été promulgués. Le système des hypothèques est à peu près semblable au nôtre. Ce sont les premiers essais d’une utile transformation ; mais on ne peut méconnaître que ce ne sont là encore que les premiers pas dans cet épais fourré de la législation romaine, dans ce chaos qui a longtemps constitué l’ordre judiciaire des états pontificaux. À Rome, il y a des tribunaux de toute sorte et un peu sous tous les noms. Ce qui manque, c’est une définition claire des attributions de chacun de ces tribunaux et des divers degrés de juridiction. Dès qu’on a mis le pied sur ce malheureux terrain, il est difficile de ne point se heurter à quelque question d’in compétence, à quelque exception inattendue. La distinction des causes civiles et ecclésiastiques est surtout une source permanente de difficultés. Qu’une propriété, dans ses transmissions successives, ait appartenu à un établissement religieux, que l’une des parties ait été à quelque degré de l’église, ou qu’elle compte parmi ses créanciers un prêtre : cela suffit pour que la compétence des tribunaux ecclésiastiques s’étende sur la cause, et il faut de nouveau entreprendre un voyage à travers toutes les juridictions. Le gouvernement n’est point seul responsable sans nul doute, et ce n’est pas sa faute si les avocats romains sont fort experts à trouver des exceptions et à soulever des conflits ; mais ce n’est point un motif pour leur fournir l’occasion d’exercer leur habileté, et un peu d’ordre dans ces matières serait assurément un grand bienfait et une garantie de paix.

Les finances sont peut-être une des parties les plus faibles de l’administration romaine. Depuis vingt ans, à vrai dire, le budget est en déficit permanent, soit par suite d’une insuffisance réelle de recettes, soit que certaines dépenses s’accroissent trop facilement, soit enfin qu’il y ait répartition mal calculée des impôts, ou que la gestion des deniers publics n’ait pas toujours été d’une exacte régularité. Tous les corps publics qui ont eu à émettre un avis, tous les hommes qui se sont occupés de ces matières à Rome ont constaté cette plaie. Ils n’ont point caché que pendant longtemps les chiffres des revenus étaient plus apparens que réels, et qu’il y avait eu de grands abus, — abus inévitables avec un système qui n’établissait aucun budget préventif, qui se résumait dans le règlement des dépenses faites. Un des derniers ministres des finances, M. Angelo Galli, confessait sans détour dans un de ses rapports la triste situation économique du pays. Le déficit existait déjà à l’avènement de Pie IX. La révolution est venue, elle n’a point guéri ce mal profond : elle a laissé l’état mal assuré, les moyens productifs diminués, les charges publiques notablement augmentées. Aujourd’hui la dette de l’état exige une somme annuelle de 5 millions d’écus romains en intérêts ; le budget total des dépenses ne s’élève pas à moins de 14 millions d’écus ou 75 millions de francs. Comment faire face à ces charges, qui n’ont fait que s’accroître ? On a eu recours quelquefois à des emprunts, souvent à des impôts extraordinaires, particulièrement à des aggravations des taxes directes. Tous les ans, le pape détermine la proportion dans laquelle l’impôt devra être perçu sur la propriété foncière. Autrefois cette proportion était de 25 pour 100 ; elle s’est élevée successivement à 33 pour 100, et il faut ajouter une surtaxe d’un sixième, qui menace de prendre place dans le budget normal. Malheureusement, pressé par le besoin, le gouvernement romain a fait dans ces dernières années une opération qui est loin d’avoir réussi. Il a frappé une monnaie de cuivre assez grossière qui lui a procuré quelque bénéfice, mais qui lui laisse un embarras bien autrement grave, celui d’une contrebande considérable sur cette monnaie inférieure. Cette contrebande est d’origine anglaise, et elle se fait par les côtes de l’Adriatique ; elle est d’autant plus dangereuse, que la monnaie qui entre ainsi est encore supérieure, dit-on, à celle qui est frappée par le gouvernement romain. — Impôts extraordinaires, surtaxes foncières, opérations sur les monnaies, ce ne sont là bien clairement que des remèdes quelque peu empiriques, qui créent des ressources plus précaires que sûres, plus périlleuses que sérieuses.

Cependant, qu’on ne s’y méprenne pas, le saint-siège a fait de véritables efforts d’une autre nature pour améliorer la situation financière et économique du pays. Il a créé d’abord cette consulte d’état dont nous parlions, sorte d’assemblée représentative qui concourt à l’examen de toutes les questions de finances. Lorsque Pie IX revint de Gaëte, les difficultés étaient immenses. On sait ce que coûtent les révolutions. La république romaine laissait un papier-monnaie frappé d’une dépréciation considérable. Le gouvernement pontifical n’hésita point à reconnaître ces assignats, et il les a fait disparaître de la circulation par un système de rachat qui n’a point été sans succès, bien que la somme fût élevée et montât à sept millions d’écus. Aujourd’hui les assignats ont disparu. Préoccupé de la nécessité d’accroître le revenu des contributions indirectes, le cabinet papal a révisé le tarif des douanes, abaissé les droits sur un grand nombre d’articles, et il prépare même, à ce qu’on assure, une nouvelle mesure de ce genre plus générale et plus complète. Le système d’affermage des revenus indirects a été aboli. Le gouvernement gère directement la régie des sels et des tabacs, et il y trouve déjà un avantage sensible. La banque romaine qui existait autrefois a été transformée et est devenue la banque des états pontificaux, qui a établi des succursales dans les provinces et agrandi le cercle de ses opérations. En un mot, il est certain que le gouvernement pontifical n’est point resté inactif pour le bien ; il a montré ce qu’on n’avait pas montré jusqu’à lui dans les États-Romains, le goût des améliorations sérieuses. S’il a des lenteurs, des incertitudes, s’il ne réussit pas toujours, cela tient à plusieurs causes dont l’une, la première, est la situation terrible où s’est trouvée la papauté.

C’est l’œuvre des puissances catholiques de fortifier le saint-siège contre ses lenteurs ou ses irrésolutions, de l’appuyer de leur concours dans ce travail de réparation et de pacification qui a été dès l’origine la politique généreuse de Pie IX. La sécularisation à un degré compatible avec le caractère de l’autorité pontificale, l’affermissement des institutions municipales, l’amélioration progressive du régime judiciaire, la transformation de la situation économique par la sévérité introduite et maintenue dans les finances et par le développement des intérêts généraux du pays, — tel est le terrain sur lequel l’Europe et la papauté peuvent se rencontrer. Il faut y joindre la formation de l’armée, qui doit hâter la fin de l’occupation étrangère. Chercher aujourd’hui à imposer autre chose au pape par une pression indéclinable, c’est livrer la place à la révolution, et la révolution, c’est l’ennemi pour l’Europe, c’est l’ennemi surtout pour l’Italie, qui saigne encore des blessures qu’elle en a reçues.

Si le saint-siège n’était point ce qu’il est, c’est-à-dire une puissance étendant son empire sur la conscience de millions d’hommes dans les différens pays, si le souverain des états pontificaux n’était pas en même temps le chef de l’église, on se préoccuperait moins de la sécurité et des destinées de son pouvoir, du calme ou de l’agitation des populations romaines ; mais il y a une cause supérieure en jeu : il est impossible de ne point songer aux périls qui naîtraient d’un ébranlement nouveau, à ce que pourrait coûter à l’Europe toute tentative pour modifier l’existence de la papauté temporelle. Les passions religieuses, se mêlant aux passions politiques, pourraient devenir la source de terribles et sanglans conflits. C’est ce qui explique le rôle que la question romaine et les affaires d’Italie ont joué dans le congrès de Paris. De là aussi la préoccupation actuelle des cabinets. Il y a ici cependant une distinction à faire : toutes les puissances ne sont point également intéressées dans la question, elles ne sont point placées au même point de vue et dans les mêmes conditions. L’Angleterre est une puissance protestante qui ne s’intéresse que médiocrement à l’existence de la papauté. L’Angleterre au reste ne se méprend pas aujourd’hui sur ce qui existe dans les États-Romains. Si elle l’ignorait, elle a pu être instruite ; elle a à Rome des agens intelligens, et lord Clarendon, si nous ne nous trompons, n’a pu que reconnaître récemment ce qui a été fait par Pie IX, — tout en regrettant qu’on n’allât pas plus vite. Pour l’Angleterre, il n’y a d’autre question, à vrai dire, que celle de l’occupation étrangère. L’Autriche est une puissance catholique, mais une puissance maîtresse de la Lombardie, et qui est, si l’on nous passe le terme, trop intéressée en tout ce qui regarde l’Italie. C’est l’heureuse fortune de la France d’être la mieux placée peut-être aujourd’hui pour intervenir utilement, pour appuyer et pour conseiller. Elle n’a point, comme l’Autriche, des intérêts propres à défendre au-delà des Alpes. Elle n’est point, comme l’Angleterre, un état protestant ; elle a été la première à aller rouvrir les portes de Rome à Pie IX, et l’armée qu’elle a laissée autour du saint-siège ne coûte rien au trésor pontifical. Rapprochée de l’Autriche par la volonté commune de maintenir la souveraineté temporelle du pape, la France peut agir avec le cabinet de Vienne à Rome, de même qu’avec l’Angleterre elle peut agir à Naples, — et partout sa politique ne peut qu’être une politique de conciliation, de pacification, de réformes justement et sagement libérales.

Telle apparaît aujourd’hui, ce nous semble, cette question, qui touche à la situation générale de l’Italie, aux conditions particulières des États-Romains et à la politique des divers cabinets. Il se peut que dans ces termes elle ne comble point toutes les espérances. Elle n’a point pris le cours qu’elle aurait pu prendre à la faveur d’autres événemens. Elle reste pour les états italiens une question de bon gouvernement intérieur, qui laisse l’avenir sous un voile. Il est une chose certaine cependant : cet avenir, l’Italie elle-même peut le préparer en dégageant sa cause des complicités qui la minent. Certes ce ne sont point les dons éclatans qui manquent aux Italiens. Leur honneur, leur gloire presque, dirons-nous, est de sentir qu’ils ne sont pas bien et de ne pouvoir être satisfaits, placés dans des conditions inférieures à leur génie. Leur illusion est de ne point se rendre compte des causes de leur situation, de chercher un soulagement dans des remèdes imaginaires qui ne font qu’accroître le mal, de parler sans cesse d’unité quand la division est leur plaie, quand ils ne s’entendraient pas même le jour où il faudrait expliquer cette unité ; c’est de croire qu’ils tiendront à bout de leur destinée en s’agitant et en agitant, comme le disait récemment un chef de parti, lorsque l’agitation au contraire est leur piège, parce qu’elle entretient les passions chimériques et détache de la réalité. Quant au Piémont, son rôle ne saurait être diminué dans les circonstances nouvelles. Seul parmi les états italiens, il est sorti des épreuves passées avec un ordre politique où tous les progrès sont possibles sans trouble et sans péril. Seul aussi parmi les états de la péninsule, il a pu entrer dans une lutte où sont venues s’éprouver toutes les forces. Ces deux faits caractérisent en quelque sorte ce peuple à la fois libéral et militaire. Sans avoir étendu sa frontière, ce serait une erreur de croire que le Piémont n’ait rien gagné dans la guerre à laquelle il a pris part ; il y a gagné une gloire qui affermit ses institutions, il y a surtout trouvé cet avantage singulier, de pouvoir appeler l’attention de l’Europe sur la situation de la péninsule. Vraisemblablement le Piémont se préoccupait moins des suites pratiques et immédiates de son intervention que du résultat moral. Ce résultat est atteint. Le bruit de ses paroles s’est répandu au-delà des Alpes ; ses hommes d’état sont populaires en Italie. Le Piémont a sans nul doute sa pensée et son but, qu’il poursuit noblement ; mais le meilleur moyen pour lui d’atteindre ce but, c’est de rester un état prudent et sensé, offrant au-delà des Alpes le spectacle d’un développement libéral régulier, s’appliquant à dénouer les questions sans risquer de les trancher, et évitant de passer du camp européen dans un camp où il est souvent plus facile de se laisser entraîner que d’imposer une direction. Le Piémont a dû jusqu’ici sa position en Italie, position qui est toujours allée en grandissant, à des traditions propres, à une politique saine et par momens vigoureuse, à un certain instinct pratique qui l’a heureusement préservé de beaucoup de chimères. C’est en restant lui-même qu’il servira l’Italie, non en cédant à une impulsion qui lui donnerait plus de popularité bruyante que de force réelle, et l’entraînerait dans un mouvement où il ne serait qu’un agitateur de plus.

Un orateur radical disait récemment dans le parlement piémontais qu’au sein du congrès de Paris, outre les plénipotentiaires des sept puissances, il y avait une huitième puissance invisible et planant sur les négociations : c’était la révolution. On ne pourrait pas absolument dire le contraire. Il n’est point impossible effectivement que la révolution n’ait fait cette fois encore les affaires de l’Italie comme elle a l’habitude de les faire, — en les compromettant, en imposant à l’Europe plus de circonspection, et en l’obligeant à montrer assez clairement ce qu’elle voulait et ce qu’elle ne voulait pas.


Ch. DE MAZADE.