Adriani (1854)
Michel Lévy frères (p. 270-279).



CONCLUSION


Trois ans après, M. et madame Adriani, car ils ne prenaient le nom de d’Argères que sur les actes, suivaient, en se tenant par le bras et par les mains, le sentier des vignes pour aller revoir le Temple. Non-seulement Adriani, soutenu et encouragé par sa compagne dévouée, avait gagné en France et en Angleterre la somme qui le rendait propriétaire de Mauzères, mais encore il avait pu faire embellir cette demeure, rajeunir le mobilier classique du baron, se créer là une retraite commode et charmante. Enfin, il était arrivé à l’aisance, à la liberté, et il devait ces biens à son travail. Loin d’amoindrir son talent et d’épuiser son âme, le théâtre avait développé en lui des facultés nouvelles. Il avait acquis la connaissance des effets véritables, l’entente des masses musicales. Il savait le théâtre, en un mot, non pas seulement comme virtuose, mais comme compositeur, dans une sphère plus étendue que celle où il s’était renfermé seul auparavant. Il n’avait pas, comme le baron de West, ébauché le plan d’un opéra. Il apportait des opéras plein son cœur et plein sa tête, de quoi travailler à loisir et créer avec délices tout le reste de sa vie. Il n’entrait donc pas dans l’oisiveté du riche en venant prendre possession de son petit manoir.

Trois ans plus tôt, il n’eût sans doute pas oublié l’art, mais il se fût arrêté dans son essor ; et qui sait si Laure ne l’eût pas entravé dans ses progrès, en lui persuadant et en se persuadant à elle-même qu’il n’en avait point à faire ? L’artiste meurt quand il divorce avec le public d’une manière absolue. Il lui est aussi nuisible de se reprendre entièrement que de se donner avec excès. Il s’épuise à demeurer toujours sur la brèche. La lutte ardente et passionnée arrive, à la longue, à troubler sa vue et à n’exciter plus que ses nerfs. Il a besoin de rentrer souvent en lui-même, et de se poser face à face, comme Adriani l’avait dit, avec l’humanité abstraite. Mais une abstraction ne lui suffit pas continuellement : elle arrive à le troubler aussi, et tout excès de parti pris conduit aux mêmes vertiges.

Adriani avait souffert, musicalement parlant, pendant ces trois années d’épreuves. Il avait été forcé de chanter de mauvaises choses, il les avait entendu applaudir avec frénésie. Il s’était reproché d’y contribuer par son talent. Il avait maintes fois maudit intérieurement le mauvais goût triomphant des œuvres du génie. Mais il avait lutté pour le génie, et quelquefois il avait fait remporter à Mozart, à Rossini, à Weber, des victoires éclatantes. Il avait été trahi, persécuté, irrité, comme le sont tous les artistes redoutables ; mais, soutenu dans ces épreuves par le caractère tranquille, généreux et ferme de sa femme, récompensé par un amour sans bornes, par une sorte de culte dont les témoignages avaient une suavité d’abandon inconnue à la plupart des êtres, il s’était trouvé si heureux, qu’il avait à peine senti passer les souffrances attachées à sa condition. Un mot, un regard de Laure, effaçaient sur son front le léger pli des soucis extérieurs. Un baiser d’elle sur ce front si beau y faisait rentrer, comme par enchantement, la sérénité de l’idéal ou l’enthousiasme de la croyance.

Installés définitivement à Mauzères, comme dans le nid où chaque essor de leurs ailes devait les ramener pour se reposer et se retremper dans la sainte possession l’un de l’autre, ils venaient faire un pèlerinage à cette triste maison qui était comme le paradis de leurs souvenirs. Elle était aussi bien entretenue que possible par le vieux Ladouze et par la fidèle et rieuse Mariotte. Ils y retrouvèrent donc cet air de fête qu’Adriani y avait apporté en un jour d’espérance, et Toinette, qui avait pris les devants, avec le trésor dans ses bras, leur en fit les honneurs.

Le trésor avait un an. Il s’appelait Adrienne. Cela parlait déjà un peu et roulait sur le gazon, sous prétexte de savoir un peu marcher. C’était le plus ravissant petit être que l’Amour, qui s’y entend bien, eût offert aux bénédictions de la Providence et aux baisers d’une famille. Adriani, contrairement aux instincts et aux préjugés de la plupart des pères, était enchanté que ce fût une fiile. La perfection, selon lui, était femme, puisque Laure était femme.

L’enfant entendait ou sentait déjà la musique, et, quand son père et sa mère unissaient leurs âmes et leurs voix dans une chanson de berceuse faite à son usage, ses yeux s’agrandissaient dans ses joues rebondies, et son regard fixe semblait contempler les merveilles de ce monde divin, dont les marmots ont peut-être encore le souvenir.

Explique-moi donc, dit Adriani à sa femme en l’attirant doucement contre son cœur (l’enfant était enlacée à son cou), comment il se fait que tu m’aimes ! Je t’avoue que je n’y crois pas encore, tant je comprends avec peine qu’un ange soit descendu à mes côtés et m’ait suivi dans les étranges et rades chemins où je t’ai fait marcher !

Et il se plut à lui rappeler, ce que, depuis trois ans, elle avait supporté en souriant pour l’amour de lui : les malédictions de sa famille, l’abandon de son ancien entourage, l’étonnement du monde, la vie si peu aisée dans les commencements, si retirée d’habitude ; car Laure n’avait voulu se procurer aucun bien-être, tant que son amant se l’était refusé à lui-même. Leur intérieur avait été si modeste, que, relativement à ses jeunes années et au séjour de Larnac, le séjour de Paris et de Londres avait été pour elle presque rigide d’austérité. Comme elle avait changé aussi toutes ses idées pour arriver à s’intéresser à la destinée d’un artiste vendu et livré à la foule ! Comme, du jour au lendemain, elle avait abjuré toutes ses notions sur la dignité de l’art et sur le mystère du bonheur, pour venir, du fond de ce désert, saluer, en plein théâtre, le triomphe d’un débutant !

— Dis-moi donc, redis-moi donc toujours, s’écria-t-il, ce qui s’est passé en toi, ici, le jour où tu as connu ma résolution et reçu mes adieux !

— Tu le sais, répondit-elle, quoique je n’aie jamais pu te le bien expliquer ; j’ai senti que j’allais mourir, voilà tout. Je ne comprenais rien, sinon que tu renonçais à moi ; et, pardonne-le-moi, j’ai cru que tu ne m’aimais plus, puisque tu me disais de t’oublier. Tes belles raisons me paraissaient si niaises devant mon amour !…

— Tu m’aimais donc déjà à ce point ?

— Certainement, mais je ne le savais pas. Je ne l’ai su qu’au moment où je me suis dit :

« — Je ne le reverrai donc plus !

» Alors j’ai eu un dernier accès de délire. Je me suis jetée sur mon lit, enveloppée d’un drap comme d’un linceul, et j’ai dit à Toinette, qui me tourmentait :

» — Laisse-moi, couvre-moi la figure, ne me regarde plus, va faire creuser dans un coin du jardin, et rappelle-toi la place, pour la lui montrer, s’il revient jamais ici.

» Toinette m’a répondu, me parlant comme quand j’étais enfant :

» — Écoute, ma Laure, il t’attend là-bas ! Il s’impatiente, il se désole, il croit que tu ne veux plus de lui parce qu’il est malheureux. Lève-toi et viens le trouver.

» Je me suis levée, j’ai demandé où était la voiture, et puis j’ai pleuré, j’ai ri, je me suis calmée. J’ai vu clair alors dans l’avenir, j’ai relu ta lettre, je l’ai comprise ; j’ai mis ordre à mes affaires avec la plus grande liberté d’esprit. J’ai été à Larnac, je n’ai rien dit à ma bellemère, sinon que je partais pour longtemps ; je lui ai renouvelé tous ses pouvoirs au gouvernement de Larnac et à la disposition de mes revenus, au cas où elle consentirait à se relâcher du scrupule qu’elle met à me les faire passer sans en rien retenir pour elle-même. J’ai bien vu qu’elle était fort contrariée de me voir si raisonnable dans toutes ces choses positives, au moment où elle me faisait passer pour aliénée auprès de la famille. J’ai compris que, pour la soulager d’une grande anxiété, je devais m’enfermer dans ma chambre, ne voir personne et passer pour maniaque. Pendant six mois ensuite, elle a réussi à faire croire ou au moins à faire dire que j’étais à Paris dans une maison de santé. Quand la vérité a éclaté comme la foudre, quand les âmes charitables ont refusé de croire que le mariage eût sanctionné notre amour, préférant l’idée d’un caprice de galanterie de ma part à la certitude d’une mésalliance, tu sais quelle sèche malédiction m’a été lancée. Eh bien, pas plus dans l’attente de cet anathème que dans son accomplissement, je n’ai pensé te faire un sacrifice. J’obéissais à mon égoïsme, bien avéré pour moi-même ; je ne pouvais vivre sans toi ; je cherchais la vie, voilà tout !

— Et, depuis, cette aversion que tu avais ressentie auparavant pour l’état que j’ai embrassé n’est jamais revenue troubler ton bonheur ?

— Je ne m’en suis jamais souvenue. Je m’étais donc bien cruellement prononcée là-dessus ?

— Mais oui, autant que moi-même I

— Eh bien, c’est à cause de cela ! Tu ne voulais pas être comédien, je haïssais l’état de comédien. Tu t’es fait comédien, j’ai reconnu que c’était le plus bel état du monde.

— Pas pour toujours ?

— C’eût été pour toujours si tu en avais jugé ainsi. Voyons, n’ai-je pas été, pendant ces trois années, l’être le plus heureux de la terre ? Outre ton amour, qui eût suffi, et au delà, à tous mes désirs, ne m’as-tu pas entourée d’amis excellents, d’artistes exquis, de jouissances élevées ? Comment aurais-je pu, dans ce milieu si charmant et si affectueux, regretter les grands-oncles et les petits-cousins de Vaucluse ? En vérité, tu as l’air de te moquer de moi, quand tu me rappelles mon isolement et mon obscurité. Est-ce que, dans le cas où j’aurais aimé l’éclat, je n’avais pas ta gloire ? C’est bien plutôt moi qui devrais m’étonner qu’un homme tel que toi ait pu apercevoir et ramasser, dans ce coin perdu, la pauvre désolée, à moitié idiote ! Oui, oui, je m’étonnerais, si je ne savais que les grandes âmes sont seules capables de grands amours.

— Non, dit Adriani mêlant sous ses baisers les cheveux blonds de sa fille aux noirs cheveux de sa femme, il n’est pas nécessaire d’être un homme supérieur pour savoir aimer ! C’est aussi une erreur monstrueuse de croire que les grandes passions soient la fatalité des âmes faibles. L’amour n’est ni une infirmité ni une faculté surnaturelle…

— Tu as raison, dit Laure en l’interrompant, l’amour, c’est le vrai ! Il suffit de n’avoir ni le cœur souillé, ni l’esprit faussé, pour savoir que c’est la loi la plus humaine, parce que c’est la plus divine.

Ils rentrèrent de bonne heure à Mauzères pour y recevoir le baron, dont ils attendaient la visite. Le baron n’avait pas réalisé ses rêves de gloire et de fortune à l’Opéra ; mais il avait reçu une mission archéologique pour explorer l’Asie Mineure et une partie de l’Égypte, et il venait de la remplir d’une manière assez brillante. Il était donc tout rajeuni et tout radieux, et il passa l’automne avec ses deux amis avant d’entreprendre de nouvelles conquêtes sur l’antiquité.

Laure tenta, par tous les moyens, de ramener à elle sa belle-mère. La marquise fut implacable et prédit à l’heureuse compagne d’Adriani une vie d’abandon, de désordre et de honte. Un comédien ne pouvait être honnête et fidèle. Il ruinerait sa femme et déshonorerait ses enfants. Je ne sais pas si elle ne fit pas un peu entrevoir l’échafaud en perspective. Cependant elle fit une grave maladie et envoya son pardon. Elle se rétablit rapidement et le révoqua. Les infirmités l’adouciront peut-être.

Toinette, considérée, en Provence, comme une infâme entremetteuse, passa avec raison, en Languedoc, pour une excellente femme. Elle est traitée par les deux époux comme une inséparable amie.

Comtois continue à être fort sujet aux maux de dents ; mais l’admission de sa famille dans la maison de son maître l’a réconcilié avec l’air vif du Vivarais. Il continue à tenir son journal et l’enrichit de réflexions intéressantes sur la musique, sujet où il est devenu si compétent, que personne n’ose ouvrir la bouche devant lui, pas même Adriani, qui redoute beaucoup ses dissertations en tout genre, mais qui l’a rendu fort heureux en lui donnant de la copie à faire.

Comtois n’avait jamais perdu l’habitude d’enregistrer, à son point de vue, les moindres actions de son maître. Pendant trois ans, il l’avait désigné sous le titre amical de mon artiste. Mais, du jour où Adriani rentra comme châtelain dans son domaine de Mauzères, Comtois se remit à écrire respectueusement : Monsieur.


FIN.