Adriani (1854)
Michel Lévy frères (p. 128-140).



VIII


Le baron l’embrassa cordialement ; mais il avait vu l’échange des lettres, il connaissait la figure de la messagère, et, remarquant une certaine agitation chez son hôte, il l’en plaisanta.

— Ah ! tête d’artiste ! lui dit-il en rentrant avec lui au château, vous voilà déjà lancée dans un roman. Laissez donc les enfants seuls ! vous n’aurez pas plus tôt tourné les talons, qu’ils s’envoleront pour le pays de la fantaisie. Moi qui revenais transporté de reconnaissance pour le courage que vous aviez eu de m’attendre dans mon désert !… Ah ! vous avez su déjà peupler la solitude, mon bel ermite ! Eh bien, c’est beau, cela. Il n’y a qu’une belle femme dans le voisinage, vous la découvrez ; c’est une veuve inconsolable, vous la consolez. Ma foi, vous avez été plus habile ou plus hardi que moi. Je me suis cassé le nez à sa porte. Comment diable vous y êtes-vous pris ? On n’a jamais vu de nonne mieux claquemurée, de princesse ou de fée mieux défendue par les esprits invisibles. Ah ! je le devine, votre voix est le cor enchanté qui a terrassé les monstres du désespoir et fait tomber les barrières du souvenir. C’est affaire à vous, mon jeune maître. Je vous en fais d’autant plus mon compliment que c’est un joli parti : vingt et quelques années, pas d’enfants et une fortune de quinze ou vingt mille francs de rente en fonds de terre, ce qui suppose un capital de…

— Elle n’a que cela ? s’écria naïvement Adriani, qui, malgré lui, craignait d’aspirer à une femme assez riche pour s’entendre dire qu’il la recherchait par ambition.

Le baron se méprit sur cette exclamation et répondit en riant :

— Dame ! ce n’est pas le Potose, et je vois que vous avez donné dans les gasconnades de sa vieille suivante, une grande bavarde qui vient souvent ici faire la dame, et qui humiliée de résider dans le taudis du Temple, vante à tout venant les merveilles du château de Larnac, situé, dit-elle, dans le canton de Vaucluse. Le pays est célèbre, j’en conviens ; mais, nous autres habitants du Midi, nous savons bien qu’on y donne le nom de château à de maigres pigeonniers. Sachez cela aussi, mon cher enfant, et ne vous laissez pas éblouir par de beaux yeux baignés de larmes ; d’autant plus que, je ne sais pas si c’est vrai et si vous avez été à même de vous en apercevoir, la châtelaine du Temple passe pour être un peu folle.

— Fort bien, reprit Adriani ; vous croyez que je songe à m’établir selon les habitudes et les calculs de la vie bourgeoise !

— Mon Dieu, cher ami, pardonnez-moi, dit le baron. Je sais que vous êtes un grand artiste, des plus fiers, incorruptible quand il s’agit de la Muse ; mais je suis un peu sceptique, vous savez ! J’ai cinquante ans, et je sais que, le lendemain du jour où l’artiste est riche, il est déjà ambitieux. Pourquoi ne le seriez-vous pas ? La fortune n’est qu’un but pour celui qui, comme vous et moi, aspire à de poétiques loisirs… Vous avez dit tout à l’heure un mot qui m’a frappé, étonné, je l’avoue ; un mot qui jurait dans votre bouche inspirée…

— Oui, j’ai dit : Elle n’a que cela ? et c’était un cri de joie. Écoutez-moi, cher baron : j’aime cette femme. Je la vois tous les jours, et, comme, en gardant le silence, je pourrais la compromettre auprès de vous, puisque vous riez déjà d’une aventure que vous jugez accomplie ou inévitable, je veux tout vous dire, et je jure que ce sera la vérité.

Adriani raconta avec détail et fidélité, au baron, tout ce qui s’était passé entre madame de Monteluz et lui.

Le baron l’écouta avec intérêt, s’émerveilla de la rapide invasion d’un amour si entier chez un homme qu’il croyait connaître, et que jusque-là il n’avait pas connu jusqu’au fond, et finit par conseiller la prudence à son jeune ami. Le baron était un digne homme et un excellent esprit à beaucoup d’égards ; mais la poésie de son âme s’était réfugiée dans ses vers, et la vie de province avait grossi à ses yeux l’importance des choses positives. Délicat dans le domaine des arts, mais en proie à des soucis matériels qu’il cachait de son mieux, il avait, malgré son lyrisme et ses enthousiasmes littéraires et musicaux, contracté quelque chose de la sécheresse des vieux garçons.

Adriani souffrait de lui avoir fait sa confidence, mais il ne se le reprocha point. Il s’y était vu forcé pour conserver intacte l’auréole de pureté autour de son idole.

Selon le baron, il n’y avait pas de grande douleur sans un peu d’affectation à la longue. S’il n’osait pas tout à fait dire et penser que madame de Monteluz posait les regrets, il n’en admettait pas moins la probabilité d’un instinct de coquetterie sévèrement drapée dans son deuil. Au fond, il était peut-être un peu piqué de n’avoir pas été reçu et de voir son jeune hôte admis d’emblée ; et puis il était contrarié de trouver, ce dernier préoccupé et absorbé par l’amour, lorsqu’il arrivait chargé d’hémistiches qu’il brûlait naïvement de faire ronfler dans un salon sonore, longtemps veuf d’auditeurs intelligents.

Le baron avait fait des poëmes épiques qui ne l’eussent jamais tiré de l’obscurité s’il ne se fût heureusement avisé de traduire en vers quelques chefs-d’œuvre grecs. Grand helléniste, doué du vers facile et harmonieux, il avait un talent réel pour habiller noblement la pensée d’autrui. Pour son propre compte, il avait peu d’idées, et la forme ne peut couvrir le vide sans cesser d’être forme elle-même. Elle est alors comme un vêtement splendide, flasque et pendant sur un échalas.

Le succès de ses traductions avait presque affligé le baron. Il souriait aux éloges, mais il était humilié intérieurement. Il aspirait toujours à briller par lui-même, et, après trente ans de travail assidu et minutieux, il rêvait la gloire et parlait de son avenir littéraire comme un poëte de vingt ans. Après de nombreuses tentatives plus estimables qu’amusantes dans des genres différents, il s’était mis en tête de publier un petit recueil de vers choisis intitulé la Lyre d’Adriani.

Voici quel était son but :

Adriani faisait souvent lui-même ses paroles sur sa musique. Il était grand poëte sans prétendre à l’être. Une idée simple mais nette, une déduction logique, un langage harmonieux, qui était lui-même un rhythme tout fait pour le chant, c’en était assez, selon lui, pour motiver et porter ses idées musicales. Il avait raison. La musique peut exprimer des idées aussi bien que des sentiments, quoi qu’on en ait dit ; d’autant plus que, pas plus qu’Adriani, nous ne voyons bien la limite où le sentiment devient une idée et où l’idée cesse absolument d’être un sentiment. La rage des distinctions et des classifications a mordu la critique de ce siècle-ci, et nous sommes devenus si savants, que nous en sommes bêtes. Mais, quand, par le sens éminemment contemplatif qui est en elle, la musique s’élève à des aspirations qui sont véritablement des idées, il faut que l’expression littéraire soit d’autant plus simple, et procède, pour ainsi dire, par la lettre naïve des paraboles. Autrement, les mots écrasent l’esprit de la mélodie, et la forme emporte le fond.

En entendant Adriani raisonner sur ce sujet et s’excuser modestement de faire des vers à son propre usage, le baron, qui les trouva trop simples, rêva de lui créer un petit fonds de poésies où il pût puiser ses inspirations musicales. Ayant vu à Paris le succès d’enthousiasme du jeune artiste, il se dit, avec raison, que sa bouche serait pour lui celle de la Renommée, et il revint chez lui se meure à l’œuvre.

Il fallait donc qu’Adriani subît cette lecture ou plutôt cette déclamation, et, quand il vit que son hôte souffrait réellement de sa préoccupation, il s’exécuta et lui demanda communication du manuscrit, en attendant l’heure où il lui serait permis d’aller au Temple.

C’était une grande erreur de la part du baron, que de vouloir infuser son souffle au génie le plus individuel et le plus indépendant qu’il fût possible de rencontrer. Dès les premiers mots, Adriani sentit que son âme serait emprisonnée dans cet étui ciselé et diamanté par les mains du baron. Sincère et loyal, il essaya de le lui faire comprendre, tout en lui donnant la part d’éloges qui lui était justement due. L’éternel combat entre le maestro et le poëte de livret s’ensuivit. Le baron n’admettait pas que la description dût être légèrement esquissée et que la musique dût remplir de sa propre poésie le sujet ainsi indiqué.

— Quand vous me peignez en quatre vers l’alouette s’élevant vers le soleil, à travers les brises embaumées du matin, disait Adriani, vous faites une peinture qui ne laisse rien à l’imagination. Or, la musique, c’est l’imagination même ; c’est elle qui est chargée de transporter le rêve de l’auditeur dans la poésie du matin. Si vous me dites tout bonnement l’alouette monte, ou l’alouette vole, c’est bien assez pour moi. J’ai bien plus d’images que vous à mon service, puisque, dans une courte phrase, je peux résumer le sentiment infini de ma contemplation.

— À votre dire, s’écria le baron, les sons prouvent plus que les mots ?

— En politique, en rhétorique, en métaphysique, en tout ce qui n’est pas de son domaine, non certes ; mais en musique, oui.

— C’est qu’on n’a pas encore fait de poésie vraiment lyrique dans notre langue, mon cher. Est-ce que les anciens ne chantaient pas des poèmes épiques ? Est-ce que les gondoliers de Venise ne chantent pas l’Arioste et le Tasse ?

— Non ! pas ! Ils les psalmodient sur un rhythme à la manière des anciens, et c’est un peu comme cela que les faiseurs de romances et de ballades ont rhythmé les vers romantiques de nos jours. Tout le monde peut faire de cette musique-là, tout le monde en fait ; mais ce n’est pas de la musique, je vous le déclare. Paix à la cendre d’Hippolyte Monpou et consorts ! Pierre Dupont fait les choses plus ouvertement ; il arrange son chant pour ses paroles, auxquelles il donne, avec raison, la préférence. Je donnerai de tout mon cœur le pas, dans mon estime, à vos vers sur ma musique ; mais je ne peux pas faire ma musique pour vos vers. Ils sont beaux, si vous voulez, ils sont trop faits. Ils existent trop pour être chantés.

La discussion dura jusqu’au déjeuner et reprit au dessert. Pour en finir, Adriani promit d’essayer ; mais la grande difficulté, c’est que le volume devait porter le titre de Lyre d’Adriani, et que le baron eût voulu un engagement sérieux de la part de son hôte.

— Vous avez de la gloire, lui disait-il, et je suis votre ancien et fidèle ami. J’ai travaillé longtemps pour obtenir le succès que vous avez conquis en deux matins. Vous reconnaissez que je possède le vocabulaire limpide et harmonieux qui ne s’attache pas au gosier du chanteur comme des arêtes de poisson. Vous m’avez dit cent fois que, sous ce rapport-là, j’étais le plus musical des poètes. Aidez-moi donc à enfourcher mon Pégase et soyez le soleil qui dégourdira ses ailes.

— Oui, pensait Adriani, c’est-à-dire que tu voudrais que nous fussions, moi le cheval, et toi le cavalier.

Le baron avait oublié le rendez-vous que son hôte attendait avec une si vive impatience. Adriani fut forcé de le lui rappeler.

— Ah ! folle jeunesse ! dit le baron. Allez donc, courez à votre perte, et oubliez la Muse pour la femme ; c’est dans l’ordre !

Adriani arriva au Temple deux minutes après midi. Il était tourmenté par le billet de Toinette. Il fallait que madame de Monteluz fût bien souffrante pour garder la chambre, elle si matinale et si active dans sa lenteur inquiète. Peut-être aussi était-ce un symptôme rassurant pour sa guérison morale. Le calme n’est-il pas la santé de l’âme ?

Toinette, contre sa coutume, ne vint pas à la rencontre d’Adriani. Le jardin était désert, la maison fermée. Il se hasarda à frapper doucement : rien ne bougea. Il fit le tour et trouva toutes les portes, toutes les fenêtres closes. Il chercha Mariotte, l’unique habitante des bâtiments extérieurs. Elle battait son beurre avec autant de tranquillité que le premier jour où il lui avait parlé.

— Madame n’est pas levée ? lui dit-il.

— Pas que je sache, répondit-elle.

— Et Toinette ?

— Ma foi, je ne l’ai pas encore vue. Faut qu’elle ait mal dormi, et madame pareillement.

— Vous n’avez donc pas encore pu remettre ma lettre ?

— Non, monsieur ; la voilà avec votre louis d’or, sur le bord de l’auge à ma vache. Prenez-les, puisque vous allez voir madame vous-même, et peut-être avant moi.

Adriani reprit la lettre et laissa le louis.

— Eh bien, et ça ? dit Mariette.

— C’est pour vous.

— Pour moi ? Tiens, pourquoi donc ?

Adriani était déjà sorti du cellier et retournait vers la maison. Tout à coup une idée le frappa. Il revint sur ses pas.

— Mariotte, dit-il à la fille au front bas, qui examinait son louis en riant toute seule et très-haut, à quelle heure mademoiselle Muiron vous a-t-elle donc remis celle lettre pour moi ?

— Ma foi, monsieur, elle m’a réveillée au beau milieu de la nuit pour me dire que, sitôt levée, il faudrait vous la porter. Je ne sais pas quelle heure il faisait, mais le jour ne se montrait point du tout.

Adriani fut effrayé de cette circonstance. Ou Laure avait été grièvement malade dans la nuit, ou le billet avait été écrit d’avance pour retarder, pour éviter peut-être l’entrevue promise.

Il attendit deux mortelles heures dans l’enclos. Son inquiétude devint de l’épouvante. Il entendit enfin du bruit dans la maison. Il chercha une porte ouverte, et vit Mariotte sur celle de la cuisine. Elle riait encore toute seule.

— Qu’avez-vous à rire ? lui demanda-t-il ; ne craignez-vous pas de réveiller madame ?

— Ah bah ! fit la grosse fille ; je la croyais levée. Est-ce que vous ne l’avez pas encore vue ? Est-ce qu’elle n’est point descendue au jardin ?

— Non, j’en viens. Mais Toinette est debout, sans doute ?

— Je ne sais pas.

— Avec qui parliez-vous donc tout à l’heure

— Avec mes louis d’or, monsieur. Dame ! on n’en a pas souvent six dans sa poche. « C’est donc le rendez-vous des ors que je me disais. Madame qui m’en fait donner cinq, cette nuit… »

— Elle vous a fait payer vos gages, cette nuit ?

— Oh ! bien plus que mes gages, qui sont de…

— N’importe. Comment vous a-t-on remis cela ? à quelle heure ?

— Quand je vous dis que je n’en sais rien. Il faisait nuit noire. Mademoiselle Muiron m’a remis sa lettre pour vous, et puis elle a mis cet or-là, qui était dans du papier, sur la chaise à côté de mon lit, en me disant : « Mariette, je viens de faire mes comptes. Je vous apporte votre dû et un petit cadeau de madame, parce qu’elle a été contente de vous. » Là-dessus, j’ai dit : « C’est bien, » et je me suis rendormie sur l’autre oreille sans ouvrir le papier.

— Mais c’est un départ ou un testament ! s’écria Adriani, à qui une sueur froide monta au front. Et il s’élança dans la maison.

— Ah ! mon Dieu, monsieur, vous me faites peur ! dit Mariette en le suivant. Est-ce que madame se serait fait mourir ?

Adriani parcourut le rez-de-chaussée. Il trouva le salon comme il l’avait laissé la veille. On ne l’avait pas rangé. Le coussin qu’il avait placé lui-même sous les pieds de Laure était toujours près du fauteuil, et le fauteuil près de la cheminée, où il avait fait brûler les pommes de pin pour réchauffer l’atmosphère salpêtrée de l’appartement. Le piano était ouvert. Les bougies avaient brûlé jusqu’à la bobèche.

Mariette avait été frapper à la chambre de Toinette. Personne n’avait répondu. Elle y était entrée. Le lit était défait, les armoires ouvertes et vides. Adriani, à cette nouvelle, envoya Mariette frapper chez madame de Monteluz. Même silence ; mais Mariette ne put entrer : on avait emporté la clef de la chambre. Adriani, terrifié, enfonça la porte : même vide, même désertion que chez Toinette.

— Où mettait-on les malles, les cartons de voyage ? dit-il à la servante.

— Là, répondit-elle en entrant dans le cabinet. Ils n’y sont plus ; madame est partie !

Ce mot tomba sur le cœur de l’artiste comme une montagne. Il entendit bourdonner dans ses oreilles comme un beffroi sonnant les funérailles d’un monde écroulé. Il s’assit sur la dernière marche de l’escalier, la tête dans ses mains, tandis que la paysanne insouciante se mettait à balayer philosophiquement les corridors.