Adriani (1854)
Michel Lévy frères (p. 96-112).



VI



Narration.


La soirée était attristée par le vent et la pluie, et les sentiers détrempés rendaient la marche difficile. D’Argères se persuada qu’il n’accompagnait Toinette que par humanité, et ne parut se rendre à aucune des raisons qu’elle employait pour retarder son départ. Quand ils furent à la porte de l’enclos, une sorte de convention tacite les poussa à y entrer ensemble, tout en parlant d’une manière générale de ce qui les intéressait l’un et l’autre. Toinette se garda bien de lui faire observer qu’il franchissait le seuil : il eût pu se raviser. D’Argères n’eut garde de paraître s’apercevoir de sa distraction : il se serait dû à lui-même de ne point faire un pas de plus.

Madame de Monteluz passait les soirées assise sur la terrasse : mais la pluie l’avait fait rentrer. Ils la trouvèrent au salon, sur une chaise de paille, morne, les bras croisés, les yeux fixés à terre ; mais elle tressaillit contre son habitude, en se voyant surprise, et, se levant :

— Ah ! mes amis, s’écria-t-elle, vous ne m’aviez donc pas abandonnée ?

Elle pressa la main de d’Argères d’une main tremblante et glacée, et embrassa Toinette. Deux grosses larmes coulaient lentement sur ses joues.

— Abandonnée ! dit Toinette éperdue. Quelle idée avez-vous eue là ! Moi, vous abandonner !

— Je ne sais pas, répondit Laure, comme honteuse de son effusion, mais j’ai cru…

Elle étouffa un nouveau tressaillement nerveux, et se rassit brisée.

— Qu’est-ce que vous avez donc cru ? lui dit d’Argères, irrésistiblement entraîné à plier les genoux près d’elle et à reprendre ses mains dans les siennes. — Voyons, je vous le disais bien, mademoiselle Muiron, vous avez eu tort de la laisser seule. Elle s’est effrayée de la nuit, de l’isolement, du silence. Elle a eu froid, elle a eu peur.

Et d’Argères, prenant à Toinette le burnous de laine blanche qu’elle apportait, en enveloppa Laure et laissa quelques instants ses bras autour d’elle comme pour la réchauffer. Dans cette amicale étreinte, l’artiste s’aperçut ou ne s’aperçut pas qu’il mettait toute son âme. Il était vaincu par son propre entraînement ; il ne songeait plus à interroger le sphinx. Si la vie eût tressailli dans ce marbre, il ne l’eût pas senti, tant il était agité lui-même. Il se trouvait envahi par la passion, mais envahi tout entier, comme le sont les belles natures, qui n’ont pas besoin de dompter leur ivresse, parce que leur amour est tout un respect, tout un culte. Ceux-là seuls qui n’aiment pas complètement craignent de profaner leur idole par quelque audace. Ils sont impurs, puisqu’ils craignent de communiquer l’impureté.

D’Argères ne sentit rien de semblable au fond de sa pensée. Laure restait dans ses bras, immobile et chaste, mais elle le regardait avec un doux étonnement où n’entrait aucun effroi,

« Elle m’aimera, se dit d’Argères, si elle peut encore aimer ; car je l’aime, et, par là, je la mérite. Si elle m’aime, elle croira en moi, elle m’appartiendra.

Dès ce moment, il fut calme. Laure n’avait peut-être pas senti son étreinte, mais elle l’avait remarquée et ne l’avait pas repoussée. Elle était à lui, sinon par l’amour, au moins par l’amitié, puisqu’elle avait foi en lui. Étrangère aux alarmes d’une fausse pudeur, défendue de tout danger auprès d’un homme de bien par la vraie pudeur de l’âme, elle acceptait son intérêt et ses consolations sans les avoir provoqués volontairement. Un sentiment noble, quel qu’il fût, ardent ou fraternel, les unissait donc déjà, grâce aux souveraines révélations des grands instincts. Aucune amertume, aucune feinte réserve, ne pouvait plus trouver place dans leurs relations.

— Allez-vous-en, dit d’Argères à Toinette après qu’elle eut servi le thé. Je veux lui parler.

— Comment ! monsieur, dit Toinette effarée, je vous gêne ?

— Oui, parce que vous ne me comprendriez pas. Je veux être seul avec elle. Entendez-vous ! je le veux.

Elle sortit consternée, se disant qu’elle avait amené le loup dans la bergerie, et retombant dans une de ces alternatives où son caractère, mêlé de poésie et de prose, la jetait sans cesse : oser et trembler.

D’Argères présenta le thé à madame de Monteluz ; il la fit asseoir sur le moins mauvais fauteuil qu’il put trouver ; il lui mit un coussin sous les pieds, et, s’y agenouillant :

— Faites un grand effort sur vous-même, lui dit-il sans préambule et avec une conviction hardie. Écoutez-moi et répondez-moi.

Toujours étonnée, mais silencieuse, elle lui répondit avec les yeux qu’elle s’y engageait.

— Qu’est-ce que vous avez cru, ce soir, en vous trouvant seule ?

— Ai-je cru quelque chose ?

— Oui, vous avez commencé cette phrase : « J’ai cru… » Il faut l’achever.

— Je ne me souviens plus.

— Souvenez-vous ! dit d’Argères.

Elle ferma les yeux comme pour regarder en elle-même, puis elle lui répondit :

— J’ai cru que j’étais complètement délaissée.

— Par qui ?

— Par vous deux. Par vous, c’était tout simple, et je ne pouvais ni m’en étonner ni m’en plaindre ; mais par Toinette… je n’y comprenais rien… Attendez ! Oui, j’étais sous l’empire d’un mauvais rêve.

— Est-ce que vous avez dormi ?

— Je ne crois pas. Je rêve aussi bien quand je suis éveillée que quand je dors ; et, d’ailleurs, je ne distingue pas toujours bien ma veille de mon sommeil… Ah çà ! ajouta-t-elle après une pause inquiète, est-ce que vous ne savez pas que je suis folle ?

— Pourquoi me retirez-vous vos mains ? dit d’Argères frappé de son mouvement.

— Parce que l’on ne s’intéresse pas aux fous, je le sais. Quelque doux et soumis qu’ils soient, on en a peur. Si donc vous ne connaissez pas ma situation, si Toinette ne vous a pas dit que j’étais une sorte d’idiote tranquille, privée de mémoire et incapable de suivre un raisonnement, il faut que vous le sachiez.

— Pourquoi ?

— Parce que je vois bien que vous me portez un généreux intérêt, et que je ne veux pas en usurper plus que je n’en mérite.

— Vous méritez tout celui dont je suis capable, si votre mal moral est involontaire. Là est la question ; confessez-vous.

— Ma confesser ? dit madame de Monteluz, dont la figure s’assombrit ; et pourquoi donc ?

— Pour que je sache si je dois vous aimer.

— M’aimer ! moi ? s’écria-t-elle en se levant avec effroi. Oh ! non !… Jamais, personne, entendez-vous bien !

— Est-ce que vous croyez que je vous demande de l’amour ? dit d’Argères. Pourquoi cette frayeur ?

— C’est une frayeur d’enfant imbécile, si vous voulez, dit-elle en se rasseyant ; mais, pour moi, le mot aimer est un mot terrible ; et, quand quelqu’un auprès de moi le prononce… Non ! non ! je ne veux pas seulement que Toinette me dise qu’elle m’aime ! Aimer un être mort, c’est affreux ! je sais ce que c’est !

— Alors, vous voulez seulement qu’on vous plaigne ? Vous n’acceptez, comme vous dites, que la pitié ?

— Pourquoi la repousserais-je ? C’est un bon, un divin sentiment, qui fait encore plus de bien à ceux qui l’éprouvent qu’à ceux qui en sont l’objet. Je sens cela en moi-même quand je m’aperçois que j’oublie mon mal auprès des autres malheureux.

— Si vous connaissez encore la pitié, vous êtes encore capable d’aimer, car la pitié est un amour.

— Un amour général qui ne s’attache pas à un seul être au détriment de tous les autres Voilà celui que j’accepte, et que je peux payer par la reconnaissance.

— Cela est très-logique, dit d’Argères en souriant pour cacher l’effroi que lui causait la fermeté de son accent ; et, pour une personne idiote ou folle, c’est assez puissant de raisonnement. Puisque vous êtes si lucide, résumons-nous. Vous ne voulez pas être aimée à l’état d’individu, mais secourue et consolée par des charités toutes chrétiennes, parce que vous ne valez pas la peine qu’on se consacre à vous en particulier. Pourtant, si Toinette s’absente une heure ou deux, vous êtes inquiète, vous vous affligez.

— Oui, je suis faible, mais je ne suis pas injuste ; je ne lui adresse, ni des lèvres ni du cœur, aucun reproche.

— Mais pourtant sa vie entière est absorbée dans la vôtre, et vous acceptez ce dévouement. Donc, vous pouvez faire exception à votre rigidité d’abnégation en faveur de quelqu’un, et vous sentez bien que ce quelqu’un vous aime.

— Ah ! monsieur, même de la part de Toinette, qui m’a élevée, qui s’est fait, de me soigner, une habitude impérieuse et un devoir jaloux, cela me cause des remords. Vous avouerai-je… ? Oui, vous voulez que je me confesse ! Eh bien, il y a des heures, des jours entiers où ce remords est si poignant, où je suis si révoltée contre moi-même d’accaparer ainsi, au profit de ma misérable demi-existence, le dévouement d’une personne qui a le droit et le besoin d’exister pour elle-même ; enfin, je me fais quelquefois tellement honte et aversion, que j’ai des pensées de suicide et que j’y céderais si je ne craignais de laisser des remords imaginaires à cette pauvre fille. Alors, voyez-vous, il me prend des envies sauvages de la fuir, de fuir tout le monde, de n’être plus à charge à personne… Ah ! si je savais un désert que je pusse atteindre en liberté ! Celui-ci m’a affranchi de la souffrance de mes proches ; mais déjà on me réclame, on me rappelle… et il n’est d’ailleurs pas assez profond, puisque m’y voilà avec Toinette qui m’aime, et vous qui parlez de m’aimer.

— Le raisonnement est inattaquable, pensa d’Argères, qui l’écoutait sans dépit, parce qu’il voyait en elle une sincérité complète. Je ne vaincrai pas sa douloureuse sagesse. Voyons si les entrailles sont muettes et si tout instinct d’affection humaine est éteint pour jamais.

Il se leva en silence, lui baisa la main, et sortit. Toinette était sur le palier, essayant de voir et d’entendre.

Il la repoussa avec autorité et resta quelques instants seul et attentif au moindre bruit.

— Que Dieu me pardonne de la torturer peut-être ! pensa-t-il en collant son oreille à la porte. Ce sera son salut.

Il entendit enfin un brusque sanglot et rentra vivement. Laure s’était laissée tomber assise sur ses genoux, les mains pendantes, les cheveux dénoués, des larmes sur les joues, dans une attitude de Madeleine au désert. Elle était si belle dans sa douleur, qu’il en fut ébloui. Il eût osé baiser ses larmes s’il eût été certain, dans le premier moment, de les avoir fait couler.

Mais le sphinx resta muet. Elle se releva précipitamment en voyant d’Argères à ses côtés, et parut croire qu’elle s’était trompée en pensant qu’il la quittait pour toujours.

— Que faisiez-vous là à genoux ? lui dit tristement d’Argères un peu découragé.

— Je priais, dit-elle.

— Et que demandiez-vous à Dieu ?

— De vous donner du bonheur et de me faire bientôt mourir, répondit-elle d’un ton de candeur angélique.

— Mourir ! reprit d’Argères abattu. Oui, c’est le refuge des âmes glacées qui ne veulent plus aimer.

— Dites qui ne peuvent plus ! Écoutez, ne me croyez pas si lâche que de ne pas avoir lutté. Ne me jugez pas comme fait ma belle-mère, qui me dit que je nourris ma douleur parce que j’aime ma douleur. Non, non, personne n’aime la souffrance ! tous les êtres la fuient. J’ai voulu, j’ai souhaité guérir ; je le voudrais encore si j’espérais en venir à bout. J’ai obéi à toutes les prescriptions physiques et morales. J’ai écouté le prêtre et le médecin. J’ai recouvré la santé du corps, et croyez bien que ce n’est pas sans peine et sans un mortel ennui que j’ai pu suivre un régime et consacrer du temps à me cultiver comme une plante précieuse, quand je me sentais pour jamais privée de soleil et de parfums. On me disait : « Guérissez le corps, la santé morale reviendra ?» Quelle santé morale ? La résignation ? On en a de reste devant les maux accomplis et sans remède. La soumission aux volontés de Dieu ? Comment pourrais-je me révolter contre ce qui m’a écrasé ? Tenez, on succombe à cette guérison-là. Elle s’est faite en moi, et pourtant j’entre toute vivante dans les ténèbres de la mort. Je me porte bien et je perds mes facultés. Ma volonté m’échappe, mes forces intellectuelles s’émoussent. Je ne souffre même plus, je m’ennuie !

— Alors, dit d’Argères profondément attristé, vous ne voulez plus lutter ? Vous n’essayerez plus rien pour sauver votre âme ?

— Je n’ai pas dit cela, reprit-elle, je ne le dirai jamais. Je crois à la bonté sans bornes de Dieu ; mais je crois aussi à nos devoirs sur la terre. Jusqu’à mon dernier jour de lucidité, je me défendrai de mon mieux contre les vertiges qui m’envahissent. Vous voyez bien que je le fais ; vous exigez que je parle de moi, et j’en parle ! C’est pourtant la chose la plus difficile et la plus pénible que je puisse me commander à moi-même.

— Vous avez raison de le faire, et je ne veux pas vous en remercier. Ce n’est pas pour moi que vous le faites : c’est pour vous ; dites avec vérité que c’est pour vous !

— C’est pour ma famille, qui est contristée, humiliée et scandalisée de ma situation d’esprit ; c’est surtout pour cette pauvre fille qui me sert, qui ne m’a jamais quittée, qui a ses travers, je le sais, mais dont l’affection et la patience effacent toutes les taches devant Dieu et devant moi ; c’est pour vous en cet instant ! pour vous à qui je ne veux pas léguer, pour remercîment de quelques jours de commisération, l’exemple d’un abandon de moi-même, qui pourrait, si jamais vous êtes malheureux, vous faire croire à l’abandon de Dieu envers ses créatures.

— Ainsi ce n’est pas pour vous-même ?

— Pour moi ?… Ah ! monsieur, vous ne savez pas une chose effrayante… Non, je ne veux pas vous la dire.

— Dites-la ! s’écria d’Argères, dont la passion croissante s’armait d’une volonté capable d’exercer une sorte d’ascendant magnétique.

— Eh bien, répondit-elle, le suicide moral a de plus grands attraits encore que le suicide matériel, si on s’y laissait aller… Il y a dans l’oubli de la réalité, dans le rêve du néant, dans le trouble de la folie, un charme épouvantable qui semble parfois la récompense et le soulagement promis aux violentes douleurs longtemps comprimées !

— Taisez-vous ! dit d’Argères ; cette pensée doit vous faire frémir. Elle est impie ; chassez-la de votre cœur à jamais ; craignez qu’elle ne soit contagieuse pour ceux qui vous comprendraient !

— Oui, vous avez raison ! répondit-elle vivement en lui saisissant le bras comme si elle eût craint, cette fois, de rouler dans un abîme ouvert sous ses pieds. Vous avez raison ! vous avez une âme vraiment croyante, vous ! vous me parlez comme un père… vous me faites du bien, c’est là ce qu’il faut me dire ! Et quoi encore ? Parlez-moi, vous me faites du bien !

— Si cela est, s’écria d’Argères en la saisissant dans ses bras et en l’y retenant, vous êtes sauvée, je le jure devant Dieu ! Restez là, sans honte, sans crainte, et reposez cette tête malade sur un cœur plein de jeunesse et de force ! Fiez-vous à moi qui ne vous demande rien et qui ne pourrais rien vouloir de vous que ce que vous ne pouvez pas me donner, une affection complète et absolue. Fiez-vous entièrement, Laure ; je suis trop fier pour songer à égarer l’esprit d’une femme comme vous ; je me respecte trop moi-même pour ne pas vous respecter. Votre pudeur alarmée en ce moment me serait une injure mortelle. Écoutez-moi donc et croyez-moi. Ce n’est pas moi, un inconnu, un passant qui vous parle : c’est quelque chose qui est en moi et qui me commande de vous parler ; quelque chose de supérieur à votre volonté et à la mienne ; c’est la voix de l’amour même qui remplit mon sein et qui déborde, mais sans délire, sans effroi, sans hésitation. Laure, je vous aime. Je pourrais vous cacher que c’est une passion qui m’envahit, vous offrir seulement, pour vous tranquilliser, une amitié douce et fraternelle. Je vous tromperais ; ce serait un plan de séduction, ce serait infâme. Il faut que vous acceptiez mon amour pour accepter mon amitié, car l’amitié est dans l’amour vrai, et, si l’un vous effraye, l’autre vous est nécessaire. Vous voulez guérir, vous voulez ne pas perdre la notion de Dieu, ni le titre sacré de créature humaine. Arrière donc l’abîme décevant de la folie ! Qu’il soit à jamais fermé ! Oubliez que vous y avez plongé un regard coupable. Ayez la volonté ; respectez-vous, aimez-vous vous-même, voilà tout ce que je vous demande, tout ce que je prétends vous persuader en vous aimant. Ne vous inquiétez pas, ne vous occupez pas de moi ; ne voyez en moi que le médecin sérieux de votre noble intelligence ébranlée. Je ne veux pas souffrir de mon rôle : j’ai la foi. Quand même je souffrirais, d’ailleurs ! Je ne suis pas sans courage, et je vous dis pour vous rassurer : Sachez que je souffrirais davantage si je vous quittais maintenant.

Il lui parla encore avec effusion et trouva l’éloquence du cœur pour la convaincre. Elle l’écouta sans lui imposer silence, sans relever sa tête, qu’il avait attirée sur son épaule, sans exprimer, sans ressentir le moindre doute sur la sincérité et la force du sentiment qu’il exprimait. Il y eut même un instant où, bercée par le son de sa voix, elle ferma les yeux et l’entendit comme dans un rêve. D’Argères avait gagné en partie la cause qu’il plaidait : elle avait foi en lui.

Mais elle ne pouvait retrouver si vite la foi en elle-même, et, se relevant doucement, elle lui dit avec un sourire déchirant :

— Oui, vous êtes grand, vous êtes vrai, vous êtes jeune, pur et bon. J’accepte de vous la sainte amitié ; je voudrais pouvoir accepter le divin amour ! Eh bien, je me suis interrogée en vous écoutant, et chacune de vos paroles m’a éclairée sur moi-même. Je ne peux pas accepter une si noble passion, et, pour qu’elle s’efface en vous, pour que l’amitié seule me reste, il faut que nous nous quittions pour longtemps. Vous souffririez près de moi de me sentir indigne d’être si bien aimée. Oui, oui ! je sais ce que vous souffririez de la disproportion de nos sentiments. Ah ! ceux qui se laissent aimer…

— Que voulez-vous dire ?

— Rien ; ne m’interrogez pas ; ne réveillons pas ma mémoire ; ne songeons pas trop non plus à l’avenir. J’ai peur de tout ce qui n’est pas le moment où je vis. Je vis si rarement ! En ce moment-ci, je vis, grâce à vous ; je crois au tendre intérêt, aux sollicitudes infinies, à l’immense dévouement ; cela suffît à me faire un bien immense. Soyez donc béni, et que le côté le plus sublime de votre attachement pour moi soit satisfait et récompensé. Je peux vous dire que je guérirai peut-être, ou tout au moins que je veux, que je désire guérir. Voilà tout le baume que, quant à présent, vous pouvez verser sur ma blessure. Davantage serait trop. J’y succomberais peut être. Je n’ai pas la force de regarder le ciel, moi dont les yeux ne peuvent pas même supporter l’ombre. Je deviendrais aveugle ; j’éclaterais comme l’argile à un feu trop ardent. Quittez-moi, et dites-moi seulement que ce n’est pas pour toujours ! Toujours ! c’est une idée affreuse, c’est comme la mort ! Quand j’ai cru, ce soir, que je ne vous reverrais plus… je l’ai cru deux fois : d’abord dans une sorte d’hallucination, pendant que Toinette s’était absentée, et puis tout à l’heure avec une lucidité plus cruelle, quand vous êtes sorti… eh bien, dans ma frayeur, je vous pleurais… car je vous aimais, et je vous aime ! oui, autant que je peux aimer maintenant ! Ne vous y trompez pas, c’est peu de chose, au prix de ce que vous m’offrez. C’est un mouvement égoïste, comme celui de l’enfant qui s’attache à un secours, sans être capable de rendre la pareille. Vous ne devez pas consacrer votre vie, pas même une courte phase de votre vie, à un être frappé de la plus funeste ingratitude, celle qui s’avoue et ne peut se vaincre. Quand même vous en auriez l’admirable courage, je refuserais, moi ! car je me prendrais en horreur, et mon scrupule deviendrait intolérable. Adieu, adieu ! quittez-moi, oubliez-moi quelque temps ; vivez ! Si je guéris, si je me sens renaître, ne fussé-je digne que de l’amitié que vous m’aurez conservée, je vous la réclamerai. Vous êtes trop parfait pour n’avoir pas inspiré déjà d’ardentes amours. Elles n’ont pourtant pas été à la hauteur de votre âme, puisque vous n’avez aucun lien qui vous ait empêché de m’offrir cette âme dévouée ; mais c’est, dans votre destinée, une lacune qui sera comblée promptement. Mal ou bien, vous serez encore récompensé mieux que par moi, jusqu’à l’heure où vous rencontrerez la femme entièrement digne de vous. Cette pensée ne trouble pas l’espérance que je garde de vous retrouver, et d’être pour vous quelque chose comme une sœur respectueuse et tendre.

Tel fut le résumé, souvent interrompu, des réponses de Laure. En la trouvant si nette dans ses idées et si fortement retranchée dans une humilité douloureuse, l’artiste s’affligea plus d’une fois, mais il ne désespéra pas un instant. Il repoussait l’idée d’une séparation ; il refusait l’épreuve de l’absence. Il sentait bien que l’amour se communique par la volonté. Si Laure n’était pas de ces organisations débiles qui en ressentent et en subissent la surprise physique, elle n’en était que mieux disposée à comprendre et à partager une passion complète et vraie. C’était une femme dont il fallait d’abord posséder le cœur et l’esprit. D’Argères n’était pas au-dessous d’une telle tâche.

Il ne voulut pas augmenter l’effroi qu’elle avait d’elle-même et promit de se soumettre à toutes ses décisions ; mais il demanda deux ou trois jours avant d’en accepter une définitive, et il fut autorisé à revenir le lendemain matin.