Adriani (1854)
Michel Lévy frères (p. 262-269).



XVI


Il fut arrêté quelque temps dans les couloirs inférieurs, après qu’on eut baissé le rideau, par les félicitations de tout le personnel du théâtre. La sympathie comme l’envie eurent pour lui d’ardents éloges : l’envie, au théâtre, est même un peu plus complimenteuse que l’admiration.

Comme il arrivait à sa loge. Comtois, d’un air radieux dans sa bêtise, accourut à sa rencontre, en lui criant d’un air mystérieux :

— Monsieur, madame est là !

— Madame ? dit Adriani, qui eut comme un éblouissement et fut forcé de s’arrêter.

— Eh ! oui, lui dit le baron accourant aussi ; c’est inouï, mais cela est ! Ah ! on vous aime, à ce qu’il paraît ! Ce n’est pas étonnant ! vous êtes si beau ! Ma foi, elle est diablement belle aussi ; je ne la croyais pas si belle que ça !

Adriani n’entendait pas le baron ; il était déjà aux pieds de Laure. Mais il fut forcé de se relever aussitôt : dix personnes, suivies de beaucoup d’autres, faisaient invasion dans sa loge. Il était si éperdu, qu’il ne savait pas qui lui parlait, ni ce qu’on lui disait. Il vit bientôt tous les regards se porter sur Laure avec étonnement, avec admiration.

Elle était, en effet, d’une beauté surprenante dans sa toilette de soirée. Les bras nus, le buste voilé, mais triomphant de magnificence sous des flots de rubans, la tête parée de fleurs qui ne pouvaient contenir sa luxuriante chevelure ondulée, la figure animée par une joie sérieuse, le regard franc et tranquille, l’air modeste sans confusion et l’attitude aisée comme celle de la loyauté chaste, elle semblait dire à tous ces hommes curieux et charmés :

— Eh bien, voyez-moi ici ; je ne me cache pas !

Toinette, en robe de soie et en bonnet à rubans, ressemblait assez à une fausse mère d’actrice. Son embarras était risible et on chuchotait déjà sur la belle maîtresse qu’Adriani venait d’acheter ; on lui en faisait compliment en des termes qui l’eussent exaspéré, s’il n’eut pas été comme ivre, lorsqu’à une invitation de venir souper qui lui fut faite, Laure se leva :

— Pardon, messieurs, dit-elle d’un son de voix qui arracha une exclamation à plusieurs des dilettanti présents à cette rencontre, je suis forcée de vous enlever Adriani. Nous sommes venues de loin pour l’entendre et le voir. Il faut qu’il nous reconduise et qu’il soupe avec nous.

Et, comme on souriait de la naïveté de cette déclararation, elle ajouta d’un ton qui sentait, je ne dirai pas la femme du monde, mais la femme haut placée par son éducation et ses mœurs :

— Nous sommes des provinciales et nous agissons avec la franchise de nos coutumes. Nous en avons le droit vis-à-vis de lui.

— Oui, madame, répondit Adriani en baisant la main de Laure avec un profond respect. Je suis bien fier de vous voir réclamer les droits de l’amitié, et celle que vous daignez m’accorder est le seul vrai triomphe de ma soirée.

Laure prit alors le bras du baron de West, et le pria de la conduire à sa voiture, où elle attendrait qu’Adriani eût quitté son costume pour la rejoindre.

Adriani se hâta, au milieu d’un feu croisé de questions.

— Cette dame, dit-il avec cet accent de conviction profonde qui impose malgré qu’on en ait, c’est la femme que je respecte le plus au monde. Son nom ne vous apprendrait rien. Elle est de la province, elle vous l’a dit.

— Parbleu ! dit le baron en rentrant, elle n’est pas venue ici en cachette : vous pouvez bien dire qui elle est !

— Vous avez raison, dit Adriani, qui sentit qu’un air de mystère compromettrait Laure, tandis que l’assurance de la franchise triompherait des soupçons jusqu’à un certain point : c’est la marquise de Monteluz.

— Laure de Larnac ! s’écria une des personnes présentes. Je ne la reconnaissais pas. Comme elle est embellie ! Une personne qui chantait comme aucune cantatrice ne chante ! une musicienne consommée, la ! un talent sérieux ! Je ne m’étonne pas qu’elle traite Adriani comme son frère ! Messieurs, pas de propos sur cette femme-là. Elle a aimé comme on n’aime plus dans votre siècle, et son mari ne doit être jaloux de personne, pas même d’Adriani, ce qui est tout dire.

— Mais elle est veuve ! dit le baron.

— Vrai ? Eh bien, puisse-t-elle vous épouser, Adriani ! Je ne vous souhaite pas moins, et vous ne méritez pas moins.

Adriani serra la main de celui qui lui parlait ainsi, et courut rejoindre Laure.

— Où allez-vous ? lui dit-il avant de donner des ordres au cocher.

— Chez vous, répondit-elle. J’ai bien des choses à vous dire ; mais je ne veux pas m’expliquer cela en courant, et je vous demande le calme d’une audience.

Adriani était suffoqué de joie et parlait comme dans un rêve.

Il était logé, presque pauvrement, dans un local assez spacieux pour que sa voix n’y fût point étouffée et brisée dans les études ; mais il était à peine meublé. Résolu à se contenter du strict nécessaire, afin de s’acquitter plus vite et plus sûrement, il était installé, non comme un homme qui doit dépenser, mais comme un homme qui doit économiser cent mille francs par an.

Comtois, qui était réellement précieux comme valet de chambre, et qui, sachant enfin les faits, ne pouvait plus refuser son estime à son artiste, suppléait à cette sorte de pénurie volontaire par des soins et des attentions qui marquaient de l’attachement et qui empêchèrent Adriani de s’en séparer, bien qu’un domestique lui parût un luxe dont il eût pu se priver aussi.

Grâce à Comtois, un ambigu assez convenable attendait Adriani à tout événement. Il se hâta d’allumer le feu, car il faisait froid et l’artiste souffrait de voir sa belle maîtresse si mal reçue.

— Vous me donnez une meilleure hospitalité, lui dit-elle, que celle que je vous ai offerte au Temple dans les premiers jours.

Et, se mettant à table avec lui et Toinette, elle regarda avec attendrissement la simplicité du service et la nudité de l’appartement.

— Je m’attendais à cela, dit-elle. C’est bien ! Tout ce que vous faites est dans la logique du vrai et du juste.

— Est-il vrai, s’écria-t-il, que vous… ?

— Mangez donc, répondit-elle, nous causerons après. Ei moi aussi, je meurs de faim. Je suis arrivée ce matin, j’ai couru toute la journée, savez-vous pourquoi ? Pour arriver à ce joli tour de force de me faire habiller à la mode en douze heures. Je voulais être belle et parée pour avoir le droit de vous jeter une couronne et de me présenter dans votre loge. N’est-ce pas la plus grande fête de ma vie, et n’êtes-vous pas pour moi le premier personnage du monde ?

— Et cette robe rose ? dit Adriani en portant avec ardeur à ses lèvres un des rubans qui flottaient au bras de Laure. Je ne vous ai jamais vue qu’en blanc.

— Mon deuil est fini, dit-elle, et j’ai cherché la couleur la plus riante pour vous porter bonheur.

Quand Toinette emporta le souper avec Comtois :

— Mais parlez-moi donc ! dit Adriani à Laure ; dites-moi si je rêve, si c’est bien vous qui êtes là, et si vous n’allez pas vous envoler pour toujours ! Tenez, je crois que je suis devenu fou, que vous êtes morte et que c’est votre ombre qui vient me voir une dernière fois.

— Adriani, répondit-elle, écoutez-moi.

Et, s’agenouillant sur le carreau avec sa belle robe de moire, sans qu’Adriani, stupéfait, pût comprendre ce qu’elle faisait, elle prit ses deux mains et lui dit :

— Vous vous êtes offert à moi tout entier et pour toujours. Je ne vous ai point accepté, je ne veux pas vous accepter encore, je n’en ai pas le droit. Je ne vous ai pas assez prouvé que je vous méritais. Il ne faut donc pas que la question soit posée comme cela. Si vous voulez que je sois tranquille et confiante, il faut que ce soit vous qui m’acceptiez telle que je suis, par bonté, par générosité, par compassion, par amitié ! Comme vous me demandiez de vous souffrir auprès de moi, je vous demande de me souffrir auprès de vous. Mes droits sont moindres, je le sais, car vous m’offriez une passion sublime et toutes les joies du ciel dans les trésors de votre cœur. Je n’ose rien vous dire de moi. Il y a si peu de temps que j’existe (je suis née le jour où je vous ai vu pour la première fois), que je ne me connais pas encore. Mais je crois que je deviendrai digne de vous, si je vis auprès de vous. Laissez-moi donc apprendre à vous aimer, et, quand vous serez content de mon cœur, prenez ma main et chargez-vous de ma destinée.

Adriani fut si éperdu, qu’il regardait Laure à ses pieds et l’écoutait lui dire ces choses délirantes, sans songer à la relever et à lui répondre. Il tomba suffoqué sur une chaise et pleura comme un enfant. Puis il se coucha à ses pieds et les baisa avec idolâtrie. Laure était à lui tout entière par la volonté, et cette possession divine, la seule qui établisse la possession vraie, suffisait à des effusions de bonheur, à des ivresses de l’âme qui devaient rendre intarissables les félicités de l’avenir.