Adriani (1854)
Michel Lévy frères (p. 224-242).



XIV


Dès le lendemain, Adriani et M. de West se rendirent à Tournon, chez M. Bosquet, banquier et ami de celui-ci, qui, sur les preuves de solvabilité que lui fournit l’artiste ; et sur la caution morale du baron, versa cent mille francs à ce dernier et s’engagea à satisfaire tous ses créanciers dans la huitaine, à la condition qu’il serait subrogé dans leurs hypothèques sur la terre de Mauzères et dans le privilège du vendeur, au cas où les fonds d’Adriani ne lui seraient pas encore remboursés.

Adriani était d’autant plus à même d’inspirer confiance entière, qu’il présentait à M. Bosquet une lettre de Descombes, datée du 12 septembre, et reçue à l’instant même, qui l’entretenait de sa situation financière et se résumait ainsi (c’était la réponse à une lettre que nous n’avons pas cru nécessaire de rapporter, dans laquelle Adriani, sans lui indiquer le mode de placement de ses fonds, lui disait rêver l’acquisition d’une maison de campagne :

« Te voilà à la tête de cinq cent mille francs, et tu n’as point de dettes. Pour toi, c’est la richesse. Cependant, si tu étais tenté de doubler, de tripler peut-être ton capital, je me ferais fort d’y réussir avant peu de jours. Je résiste à la tentation devant ta philosophie et tes rêves champêtres. Achète donc une Arcadie, si tu la trouves sous ta main. Je tiendrai les fonds à ta disposition, à ta première requête. »

Le soir, Adriani courut chez Laure. Elle ne s’était pas inquiétée de son absence durant la journée. Il l’avait prévenue par un billet, sans lui dire de quoi il était question ; mais elle avait trouvé le temps mortellement long, et elle se hâta de le lui dire avec la naïveté joyeuse d’un malade qui annonce à son médecin les symptômes évidents de sa guérison.

— Mauzères est à moi, lui dit Adriani en lui baisant les mains. Tant que vous voudrez rester au Temple, et toutes les fois que vous y voudrez revenir, je pourrai être là sous votre main, sous vos pieds, sans que mon bonheur d’être votre esclave soit trahi par des invraisemblances de situation.

Laure fut un instant partagée entre la reconnaissance et la crainte. C’était presque un mariage que cet arrangement, et elle se reprochait l’entraînement de la veille, Adriani la devina et se hâta de lui dire que cette affaire était pour lui un sage placement, et qu’en outre elle rendait un grand service à M. de West.

— Si mon voisinage venait à vous inquiéter, ajouta-t-il, je n’habiterais jamais Mauzères sans votre ordre.

— Ah ! mon ami, s’écria Laure en lui prenant les deux mains avec effusion, vous m’aimez trop ! Que ferai-je pour le mériter ?



Journal de Comtois.


16 septembre 18…

Voilà bien des choses étonnantes. Mon artiste est riche. Il achète Mauzères, il tire des mille et des cents de sa poche, et M. le baron de West l’appelle son sauveur, quand il croit qu’on n’écoute pas ce qu’ils disent, Je ne sais pas trop si je resterai ici, moi, au cas que M. Adriani veuille y rester longtemps. Je ne déteste pas la campagne ; mais, comme dit le baron, on s’y rouille beaucoup. Il est vrai que M. Adriani prendrait peut-être ma femme comme cuisinière et que je ferais élever mes enfants dans la campagne, ce qui me ferait une économie. Mais il faut voir comment ça tournera. Je ne peux pas croire qu’un artiste ait gagné tant d’argent par des moyens naturels. Celui-là est bien gentil et bien honnête homme, mais enfin ce n’est pas grand’chose.



Lettre de Descombes à Adriani.


14 septembre.

Je te disais, avant-hier, d’acheter ton Arcadie. Attends un peu ; je tiens une si magnifique opération, qu’il faudrait être insensé pour ne pas t’y associer. Tu m’as dit de placer comme je l’entendrais, tout en me défendant de chercher à t’enrichir davantage ; mais il y a des coups de fortune qui sont des placements si sûrs, que je me reprocherais éternellement de ne t’avoir pas fait gagner cent pour cent quand je le pouvais. Dors tranquille ; demain ou après-demain, tu seras millionnaire.



Narration.


Adriani dormit tranquille, après toutefois avoir répondu, courrier par courrier, à son ami, pour lui confirmer la nouvelle qu’il avait acheté à Mauzères et qu’il avait disposé sur lui d’une somme de trois cent mille francs, remboursable, dans la huitaine, à M. Bosquet, de Tournon. Son premier avis, daté du 14 et parti de Tournon même, avait déjà dû parvenir à Descombes au moment où il le lui réitérait.

Adriani, avec son désintéressement et sa libéralité, n’était pas une tête faible comme il plaît aux gens avides de qualifier indistinctement les caractères nobles et les imbéciles. Il s’était ruiné de gaieté de cœur dans la première phase de sa jeunesse, mais non pas sans avoir conscience de ses sacrifices. Il s’était jeté dans le plaisir, mais non dans les vanités stupides qui ne sont pas le plaisir, et, s’il eût fait ses comptes, il eût pu constater que ces entraînements avaient toujours eu un but d’amour, d’amitié ou de charité, de poésie ou de confiance chevaleresque, auprès duquel ses satisfactions matérielles n’avaient eu qu’une faible part dans le désastre.

Il s’était rendu compte de ses risques, il les avait affrontés et subis avec une philosophie enjouée. Il comprenait donc sa situation présente et ne se serait pas exposé à un risque nouveau, du moment que sa nouvelle fortune était à ses yeux un moyen de liberté dans le rêve de son amour. Il ne s’effraya pas de la lettre de Descombes, et cependant il se hâta de lui renouveler son injonction.

Il passa la journée du lendemain auprès de Laure. Elle était plus belle que de coutume, et, en quelque sorte, radieuse. Chaque jour amenait un progrès immense. Elle se décida à chanter avec lui, et ce fut un ravissement nouveau pour l’artiste. Elle chantait, non pas avec autant d’habileté, mais avec autant de pureté et de vérité qu’Adriani lui-même, dans l’ordre des sentiments doux et tendres. Adriani savait à quoi s’en tenir sur le mérite des difficultés vaincues. La plupart des cantatrices de profession sacrifient l’accent et la pensée aux tours de force, et, dans les salons de Paris ou de la province, la jeune fille ou la belle dame qui a su acquérir la roulade à force d’exercice éblouit l’auditoire en écrasant du coup la timide romance de pensionnaire.

À ces talents misérables et rebattus, Adriani préférait de beaucoup la chanson de la villageoise qui tourne son rouet ou berce son poupon. Il avait rarement éprouvé des jouissances complètes en écoutant les autres artistes ; il eût pu compter ceux qui l’avaient transporté par le beau dans le simple, et par le grand dans le vrai. Il eut un de ces transports de joie en découvrant chez Laure un instinct supérieur et des facultés d’interprétation que les leçons avaient pu développer, mais non créer en elle. Ce n’était pas la première élève de tel ou tel professeur faisant dire, à chaque effort de la manière : « Je te reconnais, méthode ! » C’était une individualité adorable, qui s’était aidée de la connaissance scientifique suffisante pour se produire vis-à-vis d’elle-même, dans sa nature d’intelligence et de cœur ; c’était une de ces puissances d’élite que, dans toute une vie, l’on rencontre tout au plus deux ou trois fois, pour vous faire entendre ce qu’on a dans l’âme.

Adriani fut heureux surtout de constater que cette individualité avait dû comprendre la sienne propre, jusque dans ses plus exquises délicatesses. C’est toujours une souffrance secrète pour un artiste que de se voir admiré et applaudi sur la foi d’autrui, ou par rapport à celles de ses qualités qu’il estime le moins. Jusque-là, il avait senti, chez Laure, une intelligence éclairée par le cœur autant que par des connaissances spéciales ; mais il ne savait pas qu’un génie égal au sien lui tenait compte de tous les trésors qu’il lui prodiguait dans le seul but de la distraire et de lui être agréable. Il se vit apprécié comme il ne l’avait jamais été par aucun public, et tout ce qu’il put lui dire fut de s’écrier :

— Ah ! j’ai trouvé ma sœur. Je deviendrai artiste !

Quelles heures délicieuses, quelles journées remplies, quelle fusion d’enthousiasme, quelle identification d’expansion sublime rêva l’artiste en descendant vers Mauzères par le sentier des vignes, au lever de la lune ! Des chœurs célestes chantaient dans les nuages pâles, et tous les échos de son âme étaient éveillés et sonores.

Il trouva le baron occupé à ranger ses papiers et à faire son triage définitif. Le brave homme était bien consolé de ne pouvoir intituler son volume : la Lyre d’Adriani. Il rêvait de faire le livret d’un opéra.

— Quel dommage que vous soyez riche ! dit-il à son hôte ; vous seriez premier sujet à l’Opéra, et quel rôle j’ai là pour vous !

Il touchait tour à tour son front et les feuilles volantes de son sujet ébauché. Adriani tremblait qu’il ne voulût lui en faire part. Heureusement, le baron n’avait pas cette détestable pensée.

— Nous en reparlerons quand vous viendrez à Paris, reprit-il ; car vous ne passerez pas l’hiver ici !

— Ce n’est pas probable, dit Adriani au hasard et pour le faire patienter.

— Oui, oui, je vous communiquerai cela là-bas, et vous me donnerez conseil. J’aurai préparé mon terrain. Je connais tout le personnel administratif et artiste des théâtres lyriques ; j’aurai un tour de faveur quand je voudrai. Tenez, mon enfant, vous ne m’avez pas seulement sauvé de ma ruine, vous avez fait ma fortune. Je périssais ici ; forcé de m’annihiler dans les soucis matériels, je n’avais plus d’inspiration ! Oh ! ne dites pas le contraire ! je le sais, je me connais, allez ! Eh bien, je vais refleurir au soleil de l’intelligence ! Je ne suis pas fait pour cette vie bourgeoise et rustique. Je me suis trompé quand j’ai cru que la solitude et le soleil du Midi me seraient favorables. Je suis une plante du Nord, moi, et je me sens étranger ici. Il me faut le brouillard mystérieux et le tumulte harmonieux des grandes villes ; il me faut la conversation, l’échange des idées, les émotions vigoureuses de l’art et les luttes de l’ambition littéraire. Vous verrez, vous verrez ! Débarrassé des sales paperasses d’huissier et de notaire, je vais m’élancer dans ma sphère véritable. J’aurai du succès, et de la gloire, et de l’argent ! car il en faut, voyez-vous, pour soutenir la dignité de l’art. Quand j’aurai fait gagner des millions aux entreprises théâtrales, tous ces gens-là croiront en moi, et je pourrai tenter des choses nouvelles, faire entrer le drame lyrique dans des voies inexplorées. C’est une mine d’or que les cent mille francs que vous m’avez mis là dans la poche, non pour moi, je n’y tiens pas, mais pour le progrès du beau et pour l’essor de la Muse ! D’ailleurs, j’en veux, j’en dois gagner un peu pour moi aussi, de l’argent ! Je n’oublie pas que ceci est un prêt éventuel que vous m’avez fait. Si dans trois ans Mauzères n’est pas en situation d’être vendu trois cent mille francs, je vous le rachète au même prix, entendez-vous ? J’exige qu’il en soit ainsi !

Comtois écrivit à sa femme, entre autres renseignements :

« Ça ira bien si ça dure. Il aurait l’intention de me mettre à la tête de sa maison, et je ne serais plus valet de chambre, mais plutôt économe. Ma foi, j’en ris, mais il paraît qu’il faut servir les artistes pour faire son chemin. »

Le baron s’endormit en rêvant la gloire et la fortune, Adriani en rêvant le bonheur et l’amour. À son réveil, l’artiste reçut des mains de Comtois la lettre suivante de Descombes :

« Ton avis arrive un jour trop tard. J’ai tout risqué, tout perdu ! Je t’ai ruiné, j’ai ruiné mon père et moi ! Mon père est parti ; moi, je reste. Oh ! oui, je reste, va ! Adieu, Adriani. Ah ! tu avais bien raison !… »

Adricini ouvrit en frémissant une autre lettre. Elle était d’une certaine Valérie, maîtresse de Descombes.

« Accourez, monsieur Adriani. Il a pris du poison. On l’a secouru malgré lui. Il vit encore, mais pour quelques jours seulement. Je l’ai fait transporter chez moi, où je le tiens caché. Tout est saisi chez lui. Venez, car il a toute sa tête et ne pense qu’à vous. Vous lui procurerez une mort moins affreuse ; car vous êtes grand et généreux, vous, et il n’estime que vous au monde. Venez vite ! on dit qu’il ne passera la semaine. »

Adriani fut si accablé du malheur de son ami, qu’il ne songea pas d’abord au sien propre. Il demanda sur-le-champ des chevaux, et, pendant qu’on attelait, il courut au Temple. Ce fut seulement à moitié de sa course qu’il se rendit compte du désastre qui l’atteignait. Il n’avait rien dit au baron de ces horribles lettres. Personne n’avait pu lui rappeler qu’il devait trois cent mille francs et qu’il ne lui restait rien. Ce fut donc un nouveau coup de foudre qui, ajouté au premier, l’arrêta, comme paralysé, au milieu des vignes.

— Mais je suis déshonoré et mort aussi, moi ! s’écria-t-il. Descombes n’a pas tué que lui-même : il a tué mon amour, mon avenir, ma vie ! Que vais-je devenir ?

Il se laissa tomber sur le revers d’un fossé ombragé et se prit à pleurer son espérance avec un désespoir d’enfant.

— Le malheureux se disait-il, il a tué Laure aussi. Je l’avais presque guérie, je l’aurais sauvée, et la voilà seule pour jamais. Qui l’aimera comme moi, qui la convaincra comme j’aurais su le faire ? Qui sera libre, comme je l’étais, de lui consacrer des années de patience et toute une vie de bonheur ? Qui la comprendra ? Qui lui pardonnera d’avoir aimé ? Qui la devinera et la jugera capable d’aimer encore ? Oui, Laure est perdue, car il faut qu’elle retombe dans son morne désespoir ou qu’elle accepte l’amour d’un homme sans ressource et sans fierté : un homme taré par le plus fatal hasard… un hasard auquel personne ne croira peut-être !… Un banqueroutier, moi aussi !

Il se calma en arrêtant sa pensée sur ce dernier point. Personne ne pouvait l’accuser d’avoir spéculé sur une prétendue fortune, puisqu’il n’avait pas touché une obole pour son compte. Il lui serait facile de le prouver, Le froid public, qui assiste en amateur aux désastres de la réalité, rirait de son aventure. On dirait :

— Voilà un pauvre diable qui s’est cru seigneur, du jour au lendemain, et dont le réveil est fort maussade.

Ce serait tout. Mais quel triste personnage allait jouer l’amant, presque le fiancé de la jeune marquise ! Comme on allait l’accuser de se rattacher à elle pour réparer sa débâcle par un bon mariage ! Quel blâme, quelle ironie, la noble famille de Laure, la vieille marquise en tête. allait déverser sur elle et sur lui ! Sur lui, il pourrait aisément braver ces orgueilleux provinciaux ; mais l’humiliation et le ridicule atteindraient la femme assez insensée pour s’attacher à un aventurier, à un intrigant. Ce ne serait pas en des termes plus doux qu’on ferait mention d’Adriani : il devait s’y attendre et s’y préparer.

L’idée lui vint que la terre de Mauzères n’avait pas fondu dans le cataclysme, qu’elle était toujours là pour garantir le banquier de Tournon et rendre au baron l’existence précaire, mais encore possible, qu’il avait eue la veille ; mais cette consolation ne tint pas contre la réflexion. Le banquier avait prêté une somme double de la valeur actuelle et peut-être future de l’immeuble. Il se repentirait amèrement de sa confiance, et il exigerait du baron, comme une compensation encore insuffisante, le remboursement des cent mille francs qu’il lui avait versés. Le baron, chevaleresque à l’occasion, serait le premier à vouloir s’en dépouiller. Ainsi, par le fait, le vendeur se trouverait ruiné, et le prêteur encore lésé.

— Cette solution est impossible, pensa le malheureux artiste. Elle me laisse odieux et honni ; elle me fait lâche et coupable si, par mon travail, je ne répare pas cette catastrophe.

Une fois sur ce terrain, Adriani ne pouvait se faire d’illusions sur les moyens de regagner rapidement cette somme relativement immense. Il était là dans sa partie et fort de sa propre expérience. Le vie modeste et facile du compositeur qui avait chanté gratis sa musique n’avait plus rien de possible. Il lui faudrait donner des concerts et courir le monde, non plus en amateur, mais en homme qui spécule sur les amitiés et les relations honorables formées en d’autres temps. Ce moyen lui parut non-seulement gros d’humiliations, mais encore précaire. Il s’était donné, prodigué généreusement. Bien peu de gens sont assez reconnaissants pour payer, après coup, le plaisir qu’ils ont eu pour rien. La moindre réclamation directe à cet égard serait odieuse à un homme de son caractère. Les plus nobles virtuoses ne se dissimulent pas qu’un concert est un impôt prélevé sur la bourse de chacune de leurs connaissances et qu’il n’y faut pas revenir trop souvent, ou se résigner à ne pas voir sourire tous les visages à la présentation des billets qu’on n’ose pas refuser. D’ailleurs, Adriani ne savait pas et ne saurait jamais organiser lui-même un succès rétribué. Fort peu de gens comprennent et cherchent le génie ; il faut les éblouir par une certaine mise en scène pour les attirer. Le pouf était aussi inconnu qu’impossible à Adriani.

Une seule porte s’ouvrait devant lui, celle du théâtre. Là, le succès est tout organisé d’avance, dans un but collectif, pour tout artiste dont la valeur est cotée aux dépenses de l’administration. Là, en trois ans, avec des congés, Adriani pouvait gagner trois cent mille francs, car il pourrait aussi donner des leçons à un prix très-élevé, dès qu’il serait popularisé ; et, là seulement, il sortirait de la gloire à huis clos qu’il avait préférée à l’éclat de la scène ; là, enfin, il serait exploité au profit d’une entreprise commerciale et n’appartiendrait réellement au public que sous le rapport du talent. Ce n’est pas lui directement qu’on viendrait payer à la porte. On y achèterait bien, comme l’avait dit la vieille marquise, le droit de le siffler ; mais, du moins, il ne l’aurait pas vendu en personne et à son profit purement individuel.

— Il en est temps encore ! se dit-il ; les offres qu’on m’a faites sont toutes récentes : voilà mon devoir tracé. C’est la mort de l’artiste peut-être, car ma vocation n’était pas là, mais c’est le salut de l’homme.

Il se leva pour aller annoncer sa résolution à Laure.

— Elle me plaindra, pensait-il, mais elle m’encouragera. Elle comprendra que mon honneur, ma conscience exigent que je m’éloigne, et peut-être que…

Il s’arrêta glacé, atterré. Il se souvenait que Laure, on lui parlant d’Adriani, alors qu’elle ne connaissait encore que d’Argères, avait fait un grand mérite à l’artiste de n’avoir jamais voulu se vendre au public. Lui-même ensuite s’en était vanté, et il avait été très-évident pour lui, en plusieurs circonstances, que Laure éprouvait une véritable répugnance pour la profession qu’il allait embrasser.

Cela tenait-il à un préjugé fortement ancré dans les mœurs de sa caste, dans sa dévote famille particulièrement ? Avait-elle sucé ce préjugé avec le lait et le conservait-elle, à son insu, tout en méprisant les préjugés en général ? N’était-ce pas plutôt un résultat de son caractère concentré, modeste, un peu sauvage, qui lui faisait regarder avec effroi et dégoût les provocations du talent à l’applaudissement de la foule ? Il est certain qu’elle faisait mystère du sien propre, qu’elle adorait la discrétion de celui d’Adriani vis-à-vis du vulgaire, et qu’elle lui avait dit vingt fois, quand il s’était défendu d’égaler les grands chanteurs de notre époque :

— Ah ! laissez, laissez ! des acteurs ! Ils ont tout donné à tout l’univers ! Il ne leur reste plus rien dans l’âme pour ceux qui les aiment !

Laure se trompait. Les vrais grands artistes ont en réserve des diamants cachés, dont la mine est inépuisable ; mais elle ne les avait pas assez fréquentés pour le savoir, et elle était d’ailleurs disposée à une tendre jalousie dans l’art comme dans l’amour.

Et puis, quelle lutte il lui faudrait engager avec sa famille pour s’attacher à la destinée d’un comédien, puisque déjà elle était presque maudite par sa belle-mère, pour s’être affectionnée envers le moins comédien de tous les virtuoses ! Ce ne serait plus le blâme de l’orgueil nobiliaire : ce serait l’anathème religieux le plus absolu, le plus foudroyant. Jamais il n’y aurait de retour possible. Qu’elle eût dit d’un acteur : « Oui, je l’aime ! » elle était pour jamais repoussée, seule avec lui dans le monde.

— Elle est capable de ce sacrifice, pensa-t-il ; mais sais-je si elle m’aime ? Et, si cela est, qu’ai-je fait jusqu’ici pour elle ? Quel droit ai-je acquis à son dévouement, pour aller le lui imposer ? Non, si elle me l’offrait en ce moment, je serais lâche de l’accepter. Si j’eusse été engagé à l’Opéra, il y a trois semaines, aurais-je seulement la pensée de m’offrir à elle pour me charger de sa destinée ? Je me serais cru imprudent d’y songer. Et à présent, de quel front irai-je lui dire : « Je ne suis pas libre, je ne m’appartiens plus, je n’ai même pas de quoi vous faire vivre de mon travail, puisque je suis esclave d’une dette d’argent autant qu’esclave du public et du théâtre. Tout ce que je vous ai affirmé est un rêve, tout ce que je vous ai promis est un leurre. Suivez-moi, sacrifiez-moi tout ; je n’ai aucune protection, aucune indépendance, aucun repos, aucune solitude, aucune intimité à vous donner en échange ; je n’ai même pas cette pure et modeste gloire que vous chérissiez. Venez, aimez-moi quand même, parce que je vous désire. Soyez la femme d’un comédien ! »

Toutes ces réflexions, toutes ces douleurs se succédèrent rapidement. Il jeta un dernier regard sur les plus hautes branches du coteau, celles qu’il connaissait si bien comme les plus voisines du Temple. Il arracha une touffe de pampres, la froissa, la couvrit de baisers et la jeta devant lui, s’imaginant que Laure y poserait peut-être les pieds ; puis il cacha son visage dans ses mains et s’enfuit comme un fou, retenant les sanglots dans sa poitrine et s’étourdissant dans la fièvre de sa course.

Il trouva la voiture prête dans la cour de son fatal château de Mauzères, et Comtois, qui l’attendait, joyeux d’aller revoir son épouse et sa petite famille. Il monta dans sa chambre et écrivit à la hâte ces trois lignes :

« Laure, un de mes plus chers amis se meurt d’une mort affreuse. Il me demande ; je ne puis différer d’une heure, d’un instant. Je vous écrirai de Paris ; je vous dirai… »

Il n’en put écrire davantage ; il effaça les trois derniers mots, signa, et envoya un exprès. Puis il passa chez le baron, qui venait de s’habiller et qui, pâle, tremblant, tenait un journal ouvert. Adriani comprit qu’il savait tout. Le baron bégaya, n’entendit pas ce que lui disait l’artiste, et, tout à coup, se jetant dans ses bras :

— Ah ! mon pauvre enfant ! s’écria-t-il, vous êtes perdu, et moi aussi ! Mais c’est ma faute !… Ah ! les voilà, ces biens de la terre ! Leur source est impure et ils ne profitent pas aux honnêtes gens. Pourquoi les poètes et les artistes veulent-ils posséder ! Leur lot en ce monde a toujours été et sera toujours d’errer comme Homère, une lyre à la main et les yeux fermés !

— Rassurez-vous sur votre compte et sur le mien, mon ami, répondit l’artiste en l’embrassant. Mon désespoir est assez grand ; ne l’aggravons pas par de vaines craintes ; vous n’êtes pas ruiné, ni moi non plus. Mon avoir est resté intact. J’avais défendu au pauvre Descombes d’en disposer.

— Non, vous dites cela pour rassurer ma conscience. Courons chez Bosquet, et rendons-lui cet à-compte.

— Laissez donc ! dit Adriani en remettant le portefeuille dans les mains de son ami ; je vous donne ma parole d’honneur que M. Bosquet sera soldé dans huit jours et que je serai propriétaire de Mauzères comme vous de vos cinq mille livres de rente. Allons, du courage ! je verrai Bosquet en passant à Tournon ; je le tranquilliserai, s’il est inquiet. Achevez vos emballages et venez me rejoindre à Paris. Je ne puis vous attendre un seul jour : mon pauvre ami respire encore et m’attend. D’ailleurs, je suis trop accablé pour être un agréable compagnon de voyage.