Adriani (1854)
Michel Lévy frères (p. 193-205).



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Comme toutes les personnes réfléchies, qui discutent intérieurement, Laure ne discutait jamais en paroles. Elle laissa couler ce flot de réprobation sur la tête d’Adriani, auquel elle s’identifiait dans le sentiment de la résistance ; puis, sommée de promettre, elle refusa nettement.

— Non, maman, dit-elle, jamais ! Dans la crise de mes plus mortelles douleurs, j’ai failli former des vœux qui maintenant détruiraient vos craintes, mais qui me causeraient des remords. J’aurais volontiers juré, dans ces moments-là, de n’aimer plus jamais ; à présent, je ne suis pas sûre de ne point aimer. Tant que cette affection sera incertaine et incomplète, je suis résolue à éloigner l’homme qui me l’inspire ; mais, si, après avoir essayé tour à tour l’effet de sa présence et de son absence, je me sens capable de m’attacher à lui, certaine de ne rencontrer jamais un plus digne objet, j’obéirai à mon cœur. Ce sera pour moi la volonté de Dieu ; car, loin d’avoir à me combattre jusqu’à présent, je ne fais autre chose que de lui demander le bienfait de la vie, et, si l’amour triomphe de mon abattement, je le recevrai comme on reçoit la grâce. Voilà ma pensée, voilà mes résolutions ; je ne vous tromperai jamais. Daignez ne voir aucune résistance personnelle contre vous dans cette résistance de tout mon être à vos opinions.

— Laure ! Laure ! s’écria la marquise, plus émue qu’elle ne l’avait jamais été dans une querelle, vous brisez votre vie et la mienne !

Il y avait une sorte de douleur dans son accent. Laure en fut touchée, et, se jetant à genoux devant elle, elle lui prit les mains :

— Ma chère tante, lui dit-elle, revenant par instinct à l’habitude de ses jeunes années, ne me retirez pas votre sollicitude, quelque indigne que je vous paraisse. Dieu m’est témoin qu’en vous combattant je vous respecte…

— Ah ! vous ne m’avez jamais aimée ! dit la marquise surprise par un sentiment de tristesse.

Mais ce fut un éclair rapide ; elle reprit, avec la froideur de l’insinuation obstinée :

— Si vous aviez le moindre attachement pour moi, vous renonceriez à des chimères plutôt que de m’affliger ainsi !

— Oui, oui, dit la jeune femme toujours à ses pieds, je renoncerais à des chimères ; mais à une certitude, je ne le dois pas. Écoutez-moi comme une mère ; ce sera la première fois de ma vie que j’aurai essayé de vous attendrir, et, si j’échoue, je n’aurai rien à me reprocher. Vous ne me connaissez pas, vous ne m’avez jamais connue, ou bien c’est vous qui n’aimez pas vos enfants et qui ne pouvez sacrifier aucun de vos principes austères à leur bonheur, à leur existence. Ce n’est point un reproche que je vous adresse ; vous avez la grandeur d’une mère Spartiate !…

— Dites d’une mère chrétienne, répliqua la marquise. Celle des Macchabées vit torturer ses fils et leur prêcha la vraie foi jusque dans les bras de la mort.

— Eh bien, connaissez mes souffrances et voyez mon agonie, répondit Laure avec force ; vous ajouterez cette palme à vos triomphes, si vous restez indifférente et inébranlable. Je me meurs, ma mère, je m’éteins, je deviens folle ou idiote, si quelqu’un ne me sauve et ne m’impose, par sa foi et sa volonté, l’amour que je n’ai plus la force de trouver en moi-même. J’ai trop souffert, voyez-vous ! j’ai souffert depuis mon enfance. Vous n’avez jamais voulu vous douter de cela, vous qui ne pouvez pas souffrir ! Vous n’avez jamais vu que je mourais, enfant, de la mort de ma mère. Jamais vous n’avez eu une larme pour celle qui était votre sœur, et cette insensibilité ou cette force faisait de vous, à mes yeux, un objet d’épouvante, une puissance incompréhensible. Quand vous me faisiez dire mes prières, à genoux devant vous, comme m’y voilà encore, les sanglots m’étouffaient. Vous preniez mon mouchoir, vous le passiez rudement sur ma figure inondée, et vous me disiez :

» — Ne pleurez pas, enfant ! c’est mal, puisque votre mère est au ciel !

» Vous aviez raison ; mais les enfants ont besoin de tendresse. C’est leur religion, à eux, et vous m’eussiez fait plus de bien en me pressant sur votre cœur et en mêlant une de vos larmes aux miennes, qu’en brisant mes genoux et en écrasant ma sensibilité dans la prière. Vous n’avez jamais eu pour moi la douce assistance de la pitié, plus féconde, croyez-moi, que les remontrances du courage. On ne fortifie qu’en aidant, en prenant sur soi une part du fardeau des affligés. Vous me laissiez tout porter en me criant :

» — Délivre-toi toi-même !

» Oh ! jamais une caresse ! jamais une plainte ! Aussi n’étais-je pas exigeante en fait de commisération, et, quand Octave me disait : « Viens jouer, ma pauvre Laure ! » je le suivais sans résistance et je renfermais ma tristesse pour ne pas la lui faire partager. Tout est là, voyez-vous ! Quand on est aimant, on ne trouve sa propre énergie que dans le désir de complaire aux autres. Abandonné à soi-même et certain de souffrir seul, on succombe ! Quand on a bien reconnu que les encouragements de la froide raison n’expriment que l’impatience et la lassitude de voir souffrir, on apprend à se contenir, on prend l’extérieur de la résignation, et on se dévore soi-même. Voilà ce que vous avez fait de moi ! un être tranquille et silencieux, qui vit au dedans et qui est forcé d’éclater ou de périr. Et, pendant mon long amour pour Octave, n’avez-vous pas travaillé sans relâche à m’ôter le seul rêve de bonheur auquel je me fusse attachée ? C’est votre résistance qui a fait la force et la durée de cet amour. Pendant mon union avec lui, vous m’avez vue souffrir d’une terreur affreuse ; quelquefois j’ai osé vous dire :

» — Je crois qu’il ne m’aime pas !

» Il m’aimait pourtant, mais il n’était pas tout entier à l’affection, et la vie d’intérieur lui était impossible. C’est vous qui l’aviez formé à ce mépris du foyer domestique, ne redoutant pour lui aucun danger, n’admettant pas que la société d’un fils ou d’un époux fût nécessaire à sa mère ou à sa femme ! Mes inquiétudes pour sa vie vous faisaient sourire, et, quant à celles qui avaient son amour pour objet, vous me répondiez :

» — II n’a point de maîtresse ailleurs ; il a des principes religieux ; donc, il vous aime, et, si vous n’êtes pas heureuse, c’est que vous rêvez des sentiments romanesques que n’admet point la sainteté du mariage.

» Eh bien, vous êtes peut-être dans la réalité, vous avez peut-être l’appréciation juste de la fatalité qui préside aux destinées humaines ! Mais vous acceptez son arrêt sans effort, et, moi, je ne le peux pas ; non, tenez, ma mère, je ne le peux pas ! Je ne vous demandais plus qu’une chose : c’était de me laisser pleurer mon mari toute seule, là, dans un coin, de savourer ma douleur jusqu’à ce qu’elle fût épuisée. Vous ne l’avez pas voulu. Dès le lendemain d’une catastrophe effroyable, vous m’avez reproché d’être sourde aux compliments de condoléance de votre innombrable famille. Il fallait, au retour de la cérémonie funèbre, faire les honneurs d’un repas : votre famille avait faim ! Puis, tous les jours, des visites du matin jusqu’à la nuit ! Il fallait écouter ces odieuses questions de l’oisiveté curieuse ou de la pitié sans délicatesse, entendre vos parents se faire les uns aux autres le récit de l’événement, l’horrible description des blessures !… Vous pouviez affronter tout cela et dire à toutes choses : La volonté de Dieu soit faite ! » Moi, je fuyais, je m’enfermais, j’étouffais mes cris. Toinette m’a gardée, évanouie ou égarée, des nuits entières. Et, quand je me traînais dans votre salon, vous ne me pardonniez pas une distraction, une méprise de nom ou de personne, qui ne pouvait être taxée d’impolitesse que par des amis sans cœur et des parents sans entrailles.

» Eh bien, vous m’avez réduite à un tel état de contrainte morale, que je me suis sentie, un jour, abrutie et comme retombée en enfance. C’est alors que je me suis éloignée de vous pour respirer, pour tâcher de reprendre mes esprits. Je n’avais pas de but devant moi ; je m’en allais au hasard. J’ai trouvé sur mon chemin une pauvre maison bien laide qui m’appartenait, où j’avais le droit de m’appartenir moi-même, de m’enfermer, de me faire oublier. L’amour d’un homme généreux et tendre est venu m’y trouver. J’ai cru que je ne pourrais y répondre. Par respect pour lui, je suis venue reprendre ma chaîne, croyant qu’il m’oublierait. Il m’a suivie, il est là, il dit que je l’aimerai, il veut que je l’aime. Il attendra que je le connaisse, que je l’apprécie ; il accepte toutes les épreuves, tous les retards, et je le repousserais sans l’entendre ! et je renoncerais à ma dernière chance de salut ! Pourquoi ? Pour ne pas choquer des préjugés que je ne partage pas ? Vous vous trompez cependant en croyant que je suis infatuée d’idées nouvelles et que je porte de l’exaltation dans ma résistance. Hélas ! est-ce que j’ai des idées, moi ? Est-ce que, élevée comme je l’ai été, et ne vivant d’ailleurs que pour Octave, je me suis jamais demandé ce que c’était qu’une mésalliance ? Jamais je n’ai si bien compris l’injustice et l’erreur des opinions que vous défendez, que depuis une heure que je vous écoute. Je ne les eusse peut-être jamais réprouvées si mon cœur, qui s’éveille et s’agite, ne me faisait entendre des vérités plus persuasives, plus chrétiennes et plus humaines que les vôtres. Vous me croyez impie ! Non, ma mère, je ne suis pas impie. Je crois autant que vous à la loi de l’Évangile, mais je la comprends autrement. J’y vois une doctrine pleine de tendresse, de dévouement et d’humilité, qui m’ordonne d’aimer autrement qu’en vue des vanités et des ambitions de ce monde.

Laure s’arrêta, épuisée, et chercha dans les yeux de sa belle-mère l’émotion qui remplissait son âme et sa voix. Elle n’y trouva qu’une incrédulité profonde, une sorte de raillerie muette qui était l’athéisme du fanatisme. Qu’on nous passe cette antithèse, paradoxale en apparence. Le fanatique n’aime Dieu qu’en Dieu et en dehors de l’humanité. Il oublie ou il ignore que nous sommes tous formés de son essence, animés de sa vie, et que, compter pour rien nos malheurs et nos droits, c’est remettre le Christ en croix dans la personne de l’humanité.

La marquise ne répondit à aucun des reproches de sa belle-fille. Elle n’en tint aucun compte. Elle les accepta même comme des éloges, comme une justice qui lui était rendue. En les lui adressant, Laure savait bien qu’elle n’en serait pas blessée.

Elle n’avait pas non plus espéré la fléchir : elle la connaissait trop bien. Elle avait voulu s’expliquer, se formuler une fois pour toutes.

La marquise se leva et la laissa à genoux. Laure dut se relever d’elle-même sans avoir obtenu la plus légère marque de tendresse ou d’indulgence.

— Vous êtes fort éloquente, ma fille, dit la marquise, et je comprends le prestige que vous pouvez exercer sur des imaginations vives ; mais la mienne n’est pas de ce nombre, et je ne prends pas le réveil de vos sens pour un besoin tout à fait divin de votre âme.

— Assez, madame, assez ! dit Laure indignée. Ne m’aimez pas, j’y consens ; mais ne m’insultez pas, je ne le mérite point.

— Vous insulter, ma fille ! Dieu m’en garde ! Il n’y a rien là que de fort naturel et même de légitime, quand un mariage bien assorti et d’un bon exemple sanctionne nos désirs et termine les ennuis du veuvage. Mais nous sommes coupables quand nous cédons à l’inquiétude des passions, sans égard pour le respect que nous nous devons à nous-mêmes. Vous seriez dans ce cas si vous me refusiez la promesse que j’ai réclamée de vous tout à l’heure.

— Je vous la refuse encore.

— Vous y penserez cette nuit, et, demain, comme vos tantes de Roqueforte et de Roquebrune viennent passer ici la journée avec leurs enfants, j’espère que vous m’épargnerez la honte et l’embarras de leur présenter M. Adriani.

— Et s’il en était autrement, madame ? si je le leur présentais moi-même ?

— Oh ! libre à vous, ma fille ! dit la marquise avec un sourire effrayant, car c’était le premier depuis la mort de son fils, et il ressemblait à une malédiction. Vous êtes maîtresse de vos actions, et je n’ai ni le droit ni l’envie de vous imposer un deuil éternel. Vous le savez, je suis désintéressée pour mon fils mort, comme je l’ai été pour mon fils vivant. Mais, comme mes devoirs vis-à-vis du reste de ma famille subsisteront tant que je serai de ce monde, il ne me convient pas de les enfreindre pour vous faire plaisir. Aucune puissance humaine ne me décidera à faire à mes parents l’affront de les éloigner d’ici, et la pire des insultes serait de leur annoncer la possibilité de leur alliance avec un chanteur. Vous y réfléchirez donc et vous choisirez. Ou M. Adriani ne sera plus ici demain à midi, ou c’est moi qui sortirai de votre maison pour n’y jamais rentrer.

Laure s’approcha de sa belle-mère, prit sa main et la baisa avec une froideur égale à la sienne, en lui disant :

— Non, ma mère, vous ne sortirez pas d’ici ; vous ne quitterez pas une maison qui est devenue la vôtre, et où la tombe de votre fils vous attache pour jamais.

Elle sortit sans s’expliquer davantage, passa dans sa chambre et écrivit à Adriani :

« Partez, mon ami, pour que ma belle-mère ne parte pas. Je lui dois ici le sacrifice de ma propre satisfaction. Mais je vous ai promis quelques jours. Partez ce soir pour Mauzères, je partirai demain pour le Temple. »

Toinette porta ce billet à Adriani sans savoir ce qu’il contenait. Adriani n’eut pas une hésitation, pas un doute. Il partit à l’heure même, sans dire un mot, La marquise dîna de bon appétit. Ce fut toute la satisfaction qu’elle exprima à sa belle-fille. Le lendemain, lorsqu’elle s’éveilla (et elle était fort matinale), elle apprit que Laure et Toinette étaient aussi parties dans la nuit, sans rien dire à personne.

La tante de Roqueforte et la tante de Roquebrune, la cousine de Miremagne et le cousin de Montesclat arrivèrent fort exactement à midi, avec une nuée de petits cousins bruyants et de petites cousines endimanchées. Tout ce monde, qui accourait pour saluer le retour de madame Octave, fut plus ou moins désappointé, mais surtout intrigué d’apprendre qu’elle était déjà repartie.

Dans un milieu moins intime, la marquise eût pu expliquer ce mystère par la classique défaite des affaires de famille ; mais ni les Larnac ni les Monteluz ne pouvaient avoir des intérêts cachés pour les deux ou trois cents personnes qui, de près ou de loin, réclamaient leur confiance à titre de parents. La curiosité des provinciaux est ardente et naïve. Accablée de questions, la marquise prit le parti de dire ce qu’elle croyait, de bonne foi, être la vérité.

— Écoutez, dit-elle, je ne peux ni ne veux vous tromper ; mais, pour le repos et la considération de la famille, il faut que ceci reste entre nous et ne devienne pas la pâture du pays. Que le peuple et la bourgeoisie croient donc que madame Octave a de graves affaires dans le Vivarais. C’est un devoir pour vous tous de parler ainsi.

— Sans doute, sans doute, dit la tante de Roqueforte ; nous comprenons bien qu’il y a autre chose, et c’est…

— C’est ce qu’il y a de plus triste au monde, reprit la marquise. Ma belle-fille est folle !

Là-dessus, elle raconta comme quoi, sans motifs appréciables à la raison humaine, Laure, après être partie pour voyager, était revenue, au moment où elle annonçait dans ses lettres l’intention de prolonger son absence ; comme quoi elle était arrivée, l’avant-veille, à Larnac, avec l’intention apparente d’y rester, et comme quoi elle était repartie au bout de vingt-quatre heures, sans s’expliquer aucunement.

— Tout me porte à croire, ajoutait la marquise, qu’elle a pris goût à sa petite propriété dans l’Ardèche, et qu’elle a la fantaisie d’y faire bâtir, pour passer les étés dans un climat moins chaud que le nôtre. Dans tout cela, je ne vois rien à blâmer, sinon le silence qu’elle garde sur ses projets ; mais cela même ne saurait m’offenser, puisque la pauvre créature ne sait pas trop elle-même ce qu’elle veut, et que l’air distrait et presque égaré que vous lui avez vu par moments est maintenant sa physionomie habituelle. J’attendrai de savoir où elle est pour aviser à ce que je dois faire. Si son mal augmente au point que mes soins lui soient nécessaires, je tâcherai de la ramener ici, ou bien je la suivrai où elle souhaitera que je la suive. Me voilà donc parmi vous comme l’oiseau sur la branche, et attendant, en ceci comme en toutes choses, la volonté de Dieu !

Il ne fut point question d’Adriani. On sut, au bout de quelques jours, qu’un inconnu avait fait une visite aux dames de Larnac ; mais on n’apprit sur cette visite rien d’assez particulier pour la faire coïncider avec le départ subit de Laure. La marquise répondit, sur ce point, de manière à écarter toute idée de rapprochement, et dit qu’elle croyait avoir reçu ce jour-là les offres d’un commis-voyageur dont elle ne savait même pas le nom.