Adriani (1854)
Michel Lévy frères (p. 175-192).



XI


La personne la plus calme, en apparence, dans ce groupe pétrifié, c’était Adriani. Laure, tranquille pour elle-même, qui ne sentait rien à se reprocher, n’était pas sans inquiétude pour celui qui, en lui marquant un attachement si tranché, s’exposait pour elle à d’injustes affronts.

Adriani était homme de résolution, et, voyant bien clairement que la marquise ne quitterait pas la place sans savoir à quoi s’en tenir, il parla ainsi en s’adressant à la vieille dame avec une assurance respectueuse :

— Il est tout simple que madame la marquise de Monteluz, car c’est à elle que j’ai l’honneur de parler… (la marquise fit une légère inclination de tête), veuille savoir quelle est la personne assez audacieuse pour se présenter ainsi devant elle. Cette personne est audacieuse, en effet, très-audacieuse ; elle ne se le dissimule pas ; mais madame la marquise n’a pas sujet de s’en alarmer, puisque ce n’est pas devant elle que l’audacieux s’attendait à être admis. Il se serait fait présenter à elle selon toutes les formalités requises et avec tout le respect qu’il sait lui devoir, si l’honneur de lui faire sa cour eut été le but de sa visite.

La personne, la prononciation, les manières d’Adriani avaient tant de distinction naturelle et acquise, et, en ce moment, sa volonté donnait quelque chose de si décidé à sa physionomie, que la marquise, se demandant vainement où elle avait entendu prononcer avec éclat le nom de d’Argères, se figura qu’elle voyait devant elle quelque prince étranger. Elle accepta donc paisiblement l’espèce de leçon que lui donnait l’inconnu, certaine qu’il allait y joindre quelque chose d’assez flatteur pour la dédommager.

Adriani poursuivit :

— Cependant, puisque l’occasion me sert si bien, et que me voilà favorisé au point de me trouver en présence des deux châtelaines de Larnac, je ne suis pas assez écolier pour ne pas en profiter avec empressement. J’aurais cru d’abord qu’il me suffisait d’être présenté par la fille à la mère pour être accepté de confiance, mais madame la marquise daignant m’interroger…

La marquise ne broncha pas. Elle mettait la convenance fort au-dessus de la courtoisie, et la fausse convenance au-dessus de la vraie, qui eut exigé qu’elle acceptât, les yeux fermés, la caution de sa belle-fille. Elle attendit la suite, en femme qui ne transige pas.

Adriani, qui l’observait attentivement sans pouvoir surprendre l’ombre d’une incertitude ou d’un accommodement dans ses yeux clairs, poursuivit sans se troubler :

— Je me vois donc forcé de faire ma propre apologie, en dépit de toutes les règles de la modestie. Je la ferai très-courte. Je suis un homme irréprochable. J’ai quelque talent, quelque fortune. J’appartiens à une famille honorable. Je suis passionnément épris de madame Laure de Monteluz. J’ai osé le lui dire et mettre mon existence à ses pieds. Loin de m’encourager, elle m’a fui ; je l’ai suivie, parce que je persiste, et que je suis décidé à ne renoncer à mes espérances que chassé d’ici par elle-même.

Laure resta immobile et comme recueillie dans une méditation calme. Un pâle sourire éclairait sa figure.

La marquise était plus pétrifiée que jamais. Toinette retenait son souffle.

Pourtant la marquise n’était pas ennemie de cette sorte de solennité brusque, qu’elle attribuait à l’aplomb d’un grand personnage. Elle aimait la lutte et l’obstination de la controverse.

— Monsieur, répondit-elle, dans les usages de la noblesse méridionale, une demande en mariage exige la réunion des principaux membres d’une famille ; mais je crois deviner que vous êtes étranger, du moins à cette partie de la France dont nous sommes, ma fille et moi.

— Oui, madame, répondit l’artiste avec vivacité et en regardant Laure, qu’il lui tardait d’instruire mieux et plus vite que sa belle-mère. Je suis à moitié étranger, puisque ma mère était italienne, que je suis né à Naples, et que je porte volontiers le nom d’Adriani.

Laure tressaillit, rougit faiblement, comme à la joie d’une agréable découverte, et tendit de nouveau la main à l’artiste, sans faire la moindre attention à l’étonnement de sa belle-mère et à la consternation de Toinette.

Ce fut une ivresse de bonheur pour Adriani que ce mouvement spontané. Laure le savait artiste, et c’était un titre à ses yeux.

Quant à la marquise, qui, sans être musicienne, avait toujours montré beaucoup d’encouragement et de condescendance pour la passion de Laure à l’endroit de la musique, ou elle ne se rappela pas avoir ouï parler d’un chanteur du nom d’Adriani, ou, si elle se souvint d’avoir lu ce nom gravé sur les cahiers de sa belle-fille, elle ne voulut pas supposer que ce fût celui qui se donnait pour riche et bien né. Elle se confirma dans la supposition d’une destinée des plus brillantes, et reprit son résumé.

— Je crois, monsieur, d’après votre personne et votre langage, que vos poursuites peuvent être très-flatteuses pour ma fille ; mais, avec la vivacité italienne qui vous caractérise, vous voulez marcher trop vite. La chose est délicate au possible dans l’esprit de deux femmes appelées par vous à se prononcer sans prendre conseil que d’elles-mêmes. Vous nous permettrez donc de nous consulter d’abord, ma fille et moi, et ensuite de réunir notre famille avant de prendre une résolution aussi grave. C’est l’avis de ma fille et le mien.

Adriani interrogea les regards de Laure, qui restaient doux, mais vagues.

— À quoi songez-vous, ma fille ? dit la marquise étonnée de sa préoccupation.

Laure se réveilla et dit avec calme :

— Je pensais à lui, maman, à ce qu’il nous dit. À quoi voulez-vous que je songe quand il est là ? Je l’aime autant qu’il m’est possible d’aimer, et pourtant je ne peux pas encore lui répondre. Je ne peux pas, il le sait bien.

— Ainsi, Laure, rien n’est changé entre nous ? s’écria Adriani. Eh bien, merci pour la part de confiance que vous me conservez. Je craignais d’avoir à la reconquérir. Je ne m’en effrayais pourtant pas : j’y étais si bien résolu ! Soyez bénie, si cette fuite ne cache pas le désir de m’échapper pour toujours.

— Ma fuite ne cache rien, répondit Laure. N’avez-vous pas reçu ma lettre ? Je n’ai jamais fait un pas ni dit un mot qui cachât quelque chose ; ne le savez-vous pas ?

— Oui, je le sais. J’ai tort de parler comme je le fais. Je vous comprends, je vous connais, et c’est pour cela que je vous adore. Vous avez cru devoir me détacher de vous et m’y aider. Vous savez, Laure, que je n’accepte pas votre opinion sur vous-même. Déterminé plus que jamais à la combattre, me voilà à vos pieds. Il faut bien que vous m’y laissiez jusqu’à ce que votre amitié pour moi devienne de l’amour ou de l’aversion. Quant à moi, je n’accepterai qu’un seul arrêt de vous : celui de la haine ou du mépris.

— Celui-là n’arrivera jamais, Adriani. Il m’est aussi impossible de croire que vous me deviendrez odieux, qu’il m’est impossible de savoir si je partagerai votre passion. Dans cette incertitude, mon rôle vis-à-vis de vous peut-il se prolonger ? Voulez-vous donc que, moi qui n’ai qu’une vertu, celle de la franchise, j’accepte le personnage d’une coquette, et que j’entretienne des espérances peut-être mal fondées ? Quittez-moi et donnez-moi du temps, voilà ce que je vous ai demandé, ce que je vous demande encore.

— Et voilà, répondit Adriani avec impétuosité, ce que je ne peux pas vous accorder, moi ! Je sais très-bien contre quels souvenirs, contre quels découragements j’ai à lutter pour vous vaincre. De loin, j’échouerai à coup sûr. Mes lettres, en supposant que vous vous engagiez à les lire, ne prouveront rien en ma faveur. Des paroles ne sont pas des actions. Si vous me chassez, je suis perdu, je le sais ; je suis maudit !

Adriani, à cette pensée, fut si fortement ému, que sa figure s’altéra et que des larmes vinrent au bords de ses paupières ; de vraies larmes qu’une excitation volontaire n’arrachait pas au système nerveux d’un artiste, mais qu’une douleur véritable répandait dans la voix et sur le visage d’un homme, en dépit de lui-même.

Laure les vit, et l’effet en fut si soudain et si sympathique sur elle, que ses yeux s’humectèrent aussi.

— Non, lui dit-elle, je ne veux pas que vous partiez triste ; je ne veux pas vous avoir rendu malheureux, ne fut-ce que passagèrement ! Vous resterez près de nous jusqu’à ce que je vous aie fait consentir à vous éloigner sans amertume. — Toinette, va, je te prie, faire préparer la chambre de M. Adriani. Je l’invite à passer quelques jours chez moi. — Maman, ajouta-t-elle dès que Toinette fut sortie, je vous demande pardon de prendre ce parti sans vous consulter. Il est des circonstances, je le vois, où la conscience et le cœur sont d’accord pour commander notre conduite, dût-elle ne pas être approuvée par les êtres que nous respectons le plus. C’est à moi maintenant de vous persuader humblement de penser comme moi sur le compte de l’ami que j’ose vous présenter de nouveau comme tel, et qui aspire à votre bienveillance.

La marquise était si étourdie de ce qui se passait sous ses yeux, qu’elle ne put d’abord trouver une parole. Tout son usage l’abandonnait. Elle croyait rêver.

Elle connaissait Laure pour entêtée. C’est le mot que, depuis l’enfance de sa pupille, elle appliquait, sans gaieté ni aigreur, à son caractère. Le résultat de cette persistance dans les sentiments ayant été un heureux mariage pour le fils de la marquise, celle-ci avait dû reconnaître qu’elle ne regrettait pas d’avoir été vaincue et dominée (c’est ainsi qu’elle parlait) par cette petite fille. Depuis la mort d’Octave, l’accablement de Laure, également invincible, sa haine pour ce que la marquise appelait le monde, surtout son absence récente, qui ressemblait un peu à une révolte déguisée contre les habitudes de la famille, avaient bien choqué les idées de la vieille dame ; mais elle se flattait de ramener sa bru à une soumission absolue, du moins en sa présence. Elle fut donc abasourdie de la voir se fiancer, en quelque sorte à sa barbe (elle en avait un peu), avec un inconnu, sans avoir égard aux sages lenteurs et aux minutieuses enquêtes qu’elle se réservait d’apporter, en obstacle ou en aide, dans tout projet de mariage que Laure pourrait former.

— Vous avez été bien vite, en effet, ma chère Laure, dit-elle enfin d’un ton d’autant plus aigre qu’il était plus réservé. Le parti très-étrange que vous prenez de retenir monsieur, au risque de compromettre votre réputation, est le fâcheux résultat d’imprudences commises sans doute dans votre malheureux voyage. Il est trop tard assurément pour s’en affliger, et je n’ai pas l’habitude de me faire persécutante sans utilité. Puisque vous n’êtes plus parfaitement maîtresse de vos actions, et que vous avez cru devoir témoigner à un tendre adorateur des sentiments après l’aveu desquels il n’y a de possible que des transactions, je dois baisser la tête en silence, et prier pour que l’issue du roman soit heureuse pour vous, édifiante pour les autres.

Ayant ainsi parlé, et dit toutes, ces choses dures d’une voix très-douce, la dame se leva, salua Adriani, et quitta l’appartement avec l’affectation d’une personne qui se sent de trop.

Il était temps qu’elle se retirât, elle l’avait senti elle-même en voyant le feu de l’indignation monter au visage d’Adriani. Ce généreux esprit se révoltait tout entier contre la sécheresse du cœur, et cette dureté, presque insultante envers une femme aussi éprouvée que la pauvre Laure, lui paraissait un crime. Même en dehors de son amour pour elle, il eût éprouvé le besoin de la venger de ces froids sarcasmes. Quand la marquise eut repoussé la porte sur elle, il était debout, l’œil menaçant, la bouche contractée par le dédain, Laure lui prit le bras pour l’arracher à son anxiété.

— Eh bien, lui dit-elle en souriant, vous ne saviez pas ce qu’il fallait braver pour approcher de moi, ici ?

— Si, je le savais, répondit-il. Je suis venu quand même.

— Et vous resterez quand même.

— Non pas quand même, mais parce que. La vue de cette femme me fait bénir ma persévérance, et elle m’explique tout. Ce n’est pas d’avoir perdu Octave, c’est d’être restée sous le joug de sa mère, qui vous fait désespérer de toutes choses et de vous-même. C’est là le souffle de mort qui vous tuerait, et auquel mon influence et ma volonté doivent vous soustraire.

— Pardonnez-lui, Adriani. Elle obéit à une croyance, et, d’ailleurs, ce n’est pas le moment de la maudire : c’est à elle que vous devez d’être ici pour quelques jours. Si je n’avais pas eu la certitude qu’en apprenant qui vous êtes elle allait vous faire quelque affront, je ne me serais pas départie si aisément de la conduite que je m’étais tracée envers vous ; mais j’ai pris les devants, en lui rappelant que je suis ici chez moi et qu’elle n’en peut chasser personne.

— Qu’elle soit donc bénie, cette barre de fer qui vous enferme, mais qui pliera ou se rompra devant vous, j’en fais le serment. Oublions-la pour le moment, et laissez-moi vous parler de moi, à propos de ce que vous venez de dire. Ce que je suis, je vois bien qu’elle ne le sait pas encore ; il est temps que vous le sachiez vous-même.

— Non, non ! répondit Laure, j’en sais assez. Vous êtes l’admirable Adriani dont la fierté et le désintéressement égalent le génie et l’inspiration. Si vous avez, en effet, de la fortune (on m’avait dit le contraire), laissez moi l’ignorer ou ne l’apprendre que par hasard. Ah ! mon ami, croyez-vous que, si mon cœur se refuse à l’amour qui vous est dû, l’obstacle soit en vous ? Non, certes. Quelle que soit votre condition dans la vie, je ne veux connaître de vous que vous-même.

— Eh bien, reprit Adriani, c’est de moi-même que je vous parlerai en vous disant que je dois la fortune à des hasards, et non à des travaux qui pourraient me distraire de vous.

Il raconta alors tout ce qui était contenu dans la lettre que nous avons rapportée, et qu’il n’avait pu faire tenir à Laure.

Ils causaient ensemble depuis deux heures, lorsque Toinette revint dire à la jeune femme que sa belle-mère désirait qu’elle voulût bien monter dans sa chambre un instant.

— Qu’y a-t-il, Toinette ? dit Laure en se levant. Est-on bien courroucé contre nous ?

— Hélas ! oui, madame, répondit Toinette, qui avait les yeux rouges et gonflés ; madame m’a fait mille questions, et jamais juge criminel n’a torturé de la sorte un témoin. Que pouvais-je lui répondre ? Monsieur eût bien mieux fait de me dire son secret. J’aurais pu présenter la vérité dans son meilleur jour.

— Quel secret, Toinette ? dit Adriani impatienté. De ce que je voyage sous mon nom de famille pour éviter les importunités qui accablent un artiste dont le pseudonyme est connu de tous les amateurs, et dont heureusement la figure est moins connue que les ouvrages, doit-on conclure que je rougis de ma profession ? Est-ce là l’opinion de la marquise ? Prend-elle l’espèce de modestie, qui est le refuge de mon indépendance de promeneur, pour une lâcheté d’imbécile ?

— Je ne saurais vous dire ce qu’elle pense ; mais votre nom d’Adriani l’a intriguée. Elle a une mémoire désolante. Elle m’a demandé brusquement si vous chantiez. J’ai répondu que c’est par la musique que vous aviez fait connaissance avec nous. J’ai cru tout arranger en racontant la vérité, moi ! Elle s’est écriée : C’est cela ! Et, après m’avoir traitée comme une intrigante, avec ses petites paroles pincées qui vous figent le sang, elle m’a ordonné d’appeler madame.

— J’y vais, dit Laure tranquillement. Tu as bien fait d’être sincère, Toinette. — Et vous, mon ami, ne soyez pas inquiet pour moi. J’ai peut-être plus d’énergie qu’on ne m’en supposerait.

Laure trouva sa belle-mère à genoux sur un prie-Dieu. La chambre petite et sombre qu’elle occupait au château de Larnac était pauvre, nue et propre comme celle d’une religieuse. Jamais Laure n’avait pu la faire consentir à prendre sa part dans le bien-être qu’elle avait apporté dans la famille. Hautaine et stoïque, la noble dame couchait sur la dure, et, autant par orgueil que par humilité, elle ne souffrait pas le velours d’un coussin entre ses genoux et le bois de chêne de son prie-Dieu.

Elle ne s’était pourtant pas mise en prières dans ce moment par ostentation ni par hypocrisie. Elle s’était sentie indignée, et elle demandait à Dieu de n’en rien faire paraître. Sincère, mais complètement inintelligente des délicatesses du cœur, elle croyait avoir remporté une victoire décisive sur elle-même, quand, sans élever la voix, ni ressentir la moindre accélération de son sang, elle avait réussi à blesser avec préméditation la dignité ou la sensibilité d’autrui.

— Ma fille, dit-elle en se relevant, asseyez-vous, et veuillez m’écouter avec sagesse. Vous avez apparemment, sur l’importance des distinctions sociales, des idées qui diffèrent entièrement des miennes ?

— Je crois que oui, en effet, chère maman, répondit Laure.

— Je m’en étais doutée quelquefois, reprit la marquise, surtout dans ces derniers temps ; mais l’éloignement que nous avons l’une et l’autre pour toute espèce de discussion oiseuse nous a empêchées de nous bien connaître jusqu’à ce jour, et je le regrette. J’aurais pu combattre en vous des tendances dangereuses aux idées révolutionnaires de ce malheureux siècle. J’aime à croire pourtant que ces tendances sont combattues en vous-même par le sentiment de votre propre dignité, et qu’en ajournant les espérances blessantes de M. Adriani, vous vous rappelez ce qu’il est et qui vous êtes.

Elle fit une pause pour attendre la réponse de son interlocutrice, qui avait pris, dès l’enfance, l’habitude de ne jamais l’interrompre. Laure répondit en résumant, en quelques mots, sans réflexion aucune, l’histoire qu’Adriani venait de lui raconter. Puis elle attendit à son tour le jugement que porterait la marquise.

— D’après ce que vous me dites, répondit celle-ci, et je veux supposer que M. d’Argères vous a bien dit la vérité, je vois qu’il mérite de l’estime et des égards. Sa naissance, quoique sortable, à ce que je crois, ne me paraît pas à la hauteur de la vôtre ; sa fortune, si elle est bien réelle, est supérieure à celle que vous possédez ; mais je vous estime assez pour croire que ce ne serait pas à vos yeux une compensation suffisante. Cependant, j’admets les inclinations de cœur qui font accepter sans rougir la richesse, bien que mon fils n’eût jamais obtenu mon consentement pour vous épouser, si votre origine eût été au-dessous de la sienne. Ce sont là, ma fille, des scrupules et des convictions personnels que je ne prétendrais pas vous imposer, s’il n’y avait pas d’autre obstacle entre vous et les projets inouïs de d’Argères ; mais il en existe un si réel, que je ne puis me dispenser de vous en retracer l’importance. Vous savez, ma fille, que je n’ai pas la sottise de mépriser les artistes, pas plus que je ne méprise aucune condition honnête. J’ai connu, par rapport à vous, et je vous ai fait connaître des musiciens renommés, entre autres M. Habeneck, qui était un homme très-bien élevé, et qui, en vous donnant quelques leçons d’accompagnement pour faire plaisir à votre maître de piano, n’a rien voulu recevoir pour prix de sa peine. Cela m’a forcée à l’inviter à dîner, et je ne l’ai pas regretté, en voyant qu’il ne buvait pas comme font la plupart des musiciens, et pouvait parler sur son art d’une manière intéressante. Vous avez désiré qu’on fît de la musique chez nous. J’y répugnais, parce que votre fortune, suffisante ailleurs, ne nous permettait pas d’exercer à Paris une hospitalité bien convenable, et que je craignais un air d’intimité de notre part avec des artistes. J’ai cédé pourtant, et j’ai consenti à de petites réunions où des musiciens choisis, s’attirant les uns les autres, sont venus procurer aux personnes de votre société des moments agréables. J’ai eu tort certainement, si vous avez pu conclure de là que ces artistes étaient vos égaux. Je suis répréhensible de n’avoir pas prévu que cette idée germerait tôt ou tard dans une tête que je ne savais pas aussi exaltée qu’elle l’était, ou qu’elle l’est devenue. Mon but était, d’abord, de satisfaire vos goûts et d’y employer des revenus qui étaient vôtres ; ensuite, de vous faire briller dans un monde d’élite, où vos talents et votre beauté pouvaient vous mettre à même de vous établir plus avantageusement, pécuniairement parlant, que vous n’avez voulu le faire. J’étais, je suis toujours une provinciale, moi ; je n’en rougis pas, bien au contraire ! Mais je voulais faire de vous une Parisienne, afin de n’avoir pas à me reprocher de vous avoir tenue dans un milieu où l’amour de mon fils vous devînt une sorte de nécessité. Eh bien, ma chère Laure, toutes mes précautions ont été déjouées par vous. D’abord, vous avez épousé mon fils ; ensuite, vous avec cru qu’il vous était possible de vous remarier avec un artiste. Voyons, n’est-ce pas là votre pensée dans ces derniers temps ?

— Je sais, maman, répondit Laure, que je voudrais en vain modifier vos idées sur l’inégalité des conditions. Je ne l’entreprendrai pas. Incapable de modifier les miennes, mon respect pour vous m’ordonne de me taire quand vous avez prononcé.

— Alors, vous pensez vous retrancher peut-être sur ce que M. d’Argères n’est pas ce qu’on appelle un artiste ? Vous l’essayeriez en vain, ma très-chère. Des malheurs que je ne suis pas très-disposée à plaindre, puisqu’il avoue avoir perdu sa fortune en dissipations de jeune homme, l’ont réduit volontairement à subir cette dégradation. Je dis volontairement, parce que vous prétendez que sa famille lui a offert une pension pour l’y faire renoncer. J’ai une médiocre opinion, je vous le confesse, d’un homme qui blesse ouvertement celle de ses parents, et je préférerais beaucoup pour vous M. d’Argères ruiné, mais fidèle aux convenances de sa caste, que M. Adriani enrichi par le hasard et illustré par son savoir faire. Je sais que nous avons eu, dans l’émigration, de très-grands seigneurs réduits à faire usage de leurs talents d’agrément en pays étranger. C’est par nécessité qu’ils ont pris ce parti, et ils sont bien excusés par la persécution révolutionnaire ; mais, dans le cas de votre M. d’Argères, il n’en est point ainsi. C’est son goût qui l’a poussé au travail, et le travail ne dégrade pas l’homme, mais il le déplace à jamais. M. d’Argères a cessé d’exister pour ses pairs le jour où il a laissé imprimer, sur une affiche de concert ou de spectacle, le nom d’Adriani, et à paraître de sa personne devant des spectateurs payants. Vous pensez qu’il n’a jamais monté sur les tréteaux ? Vous vous trompez, et sa mémoire le trompe lui-même. Je me suis parfaitement rappelé tout à l’heure la manière dont notre grand-cousin, M. de Montesclat, nous parla de lui, il y a environ trois ans, à son retour de Paris. Lui aussi se pique de flonflons, et il nous dit qu’il n’avait rien entendu de plus parfait dans son voyage qu’un certain Adriani qui avait chanté, je ne sais plus sur quel théâtre, au bénéfice de je ne sais plus quoi… Attendez ! c’était au bénéfice des réfugiés italiens. Oui, c’est cela. Triste prétexte ou triste motif, ma fille, qui prouverait que ce monsieur a des opinions fort contraires à celles de votre monde !

La marquise parla encore longtemps sur ce ton et démontra par a plus b qu’un homme, livré à la critique, l’était à l’insulte : en quoi elle ne se trompait pas beaucoup ; mais, comptant pour rien, ignorant même tout à fait ce que les vocations vraies ordonnent aux artistes de savoir souffrir, elle fit de subtiles distinctions entre l’honneur du gentilhomme, qui peut demander raison à un malotru, et celui de l’artiste, qui ne peut faire tirer l’épée à toute une salle, et qui, pour recevoir l’aumône des applaudissements, s’expose de gaieté de cœur à l’outrage des sifflets. Enfin, elle fut logique à son point de vue, diserte à sa manière, et conclut en suppliant sa belle-fille de lui faire un serment sur l’Évangile : c’est qu’elle renverrait l’artiste le lendemain, après lui avoir ôté radicalement la prétention d’être son mari.