Adieux de Charles X au capitaine Dumont d’Urville

ADIEUX DE CHARLES x
AU CAPITAINE
DUMONT D’URVILLE.

Quelques journaux de la capitale ayant rapporté d’une manière plus ou moins inexacte la conversation qui eut lieu entre le roi Charles x et le commandant de l’expédition, la veille du jour où le monarque détrôné devait quitter le navire qui l’avait transporté en Angleterre, M. d’Urville a bien voulu nous communiquer en entier le passage de sa relation relatif à cet entretien.


Dimanche 22 août. « Dans la soirée, le roi et le dauphin ont encore eu de longues conversations avec moi sur les affaires politiques ; mais il m’est impossible de leur faire entendre raison, ils prétendent toujours qu’une conspiration générale était ourdie contre le trône. Le seul parti qu’ils pussent tenter pour résister au torrent, était celui des ordonnances. Le malheur a voulu qu’ils n’aient point réussi, mais c’est encore une épreuve que la Providence leur impose… car le parti de la justice et de l’honneur finira toujours par triompher, et la couronne reviendra tôt ou tard à son maître légitime, le jeune duc de Bordeaux. Telles sont les illusions dont ces pauvres princes se repaissent.

» Vers huit heures et demie du soir, au moment de se retirer, Charles x m’a aussi confié que son dessein n’était point de rester en Angleterre, que son séjour n’y serait que temporaire. Aussitôt que les affaires de l’Europe seraient un peu calmées, son projet était de se fixer dans le midi de l’Europe, du côté de Venise ou de Milan.

» Ensuite il me dit avec effusion de cœur, et en me serrant les deux mains : « Mon cher capitaine, avant de vous quitter (il devait débarquer le jour suivant au matin), il m’est agréable de vous témoigner de nouveau toute ma gratitude, et de vous remercier de toutes les attentions, de toutes les complaisances que vous avez eues pour moi et pour toutes les personnes de ma famille dans cette circonstance. — Sire, tout ce que j’ai fait n’était pour moi qu’un devoir ; d’ailleurs il suffisait que vous fussiez dans l’infortune, pour que vous et toutes les personnes de votre famille fussent devenues des objets sacrés à mes yeux. — Oui, mon cher, il est impossible d’avoir rempli votre mission avec plus d’honneur et de délicatesse ; je suis ravi d’avoir fait votre connaissance, et j’espère bien que je ne vous vois pas pour la dernière fois, nous nous reverrons un jour sous de meilleurs auspices. — Je ne sais ce que vous voulez me faire entendre par ce souhait ; si vous supposez que ma carrière aventureuse pourra me conduire un jour aux lieux que vous habiterez, sans aucun doute ce sera avec un vrai plaisir que j’aurai l’honneur de vous revoir ; je n’ai eu qu’à me louer de mes rapports particuliers avec vous, et vous y avez apporté une simplicité, une aménité que j’étais loin d’attendre, et qui vous ont valu toute mon estime. Hormis ce cas, j’ignore comment nous pourrions désormais nous retrouver. — Mais, mon cher, la France ne peut rester dans l’état où elle est ; un jour elle ouvrira les yeux, et le petit Bordeaux sera son souverain légitime ; alors il faudra bien que vous soyez des nôtres. — Certainement, ce que vous dites là n’est point impossible ; mais pour y arriver, il faudrait de grands malheurs. Si le duc d’Orléans, sourd aux vœux actuels des Français, et méconnaissant la source de son pouvoir, ne sait point marcher avec l’opinion ; s’il s’abandonne aux conseils d’individus aveuglés par leur ambition personnelle et une honteuse cupidité ; si ce prince, dis-je, au lieu de détruire complétement et radicalement tous les abus de l’administration actuelle, veut se traîner dans les voies funestes suivies depuis vingt-cinq ou trente ans, il perdra peu à peu l’estime et la confiance des véritables Français : on se repentira de lui avoir confié les destinées du pays ; et les partisans de la république, qui sont déjà nombreux, pourront profiter des fautes du nouveau monarque pour renverser son trône, et lui substituer leur système. Bien que les Français, plus éclairés aujourd’hui, ne soient plus, à ce que j’imagine, exposés aux horreurs de 1793, je doute cependant que la république puisse long-temps subsister chez un peuple aussi léger, aussi versatile dans ses goûts et dans ses opinions. Nous pourrions en revenir à l’anarchie et aux guerres civiles. Alors nul doute que votre petit-fils, porté par un parti dans l’intérieur même de la France, et soutenu par un million de baïonnettes étrangères, ne puisse s’asseoir un jour sur le trône auquel vous avez dû renoncer. Mais je vous assure que, pour ma part, j’éloigne un pareil avenir de tous les vœux de mon cœur. Si nous sommes réservés à un aussi triste sort, il faudra bien l’accepter comme un fait, mais comme le fait le plus funeste à nos libertés. — Ah ! mon cher, vous parlez toujours en libéral ; mais un jour vous reviendrez de ces idées. Du reste (en me serrant les mains), soyez persuadé que mon petit-fils ne reviendra jamais en France par le moyen des baïonnettes étrangères, il sera rappelé par les Français eux-mêmes, sinon il restera dans l’exil ; c’est une chose que je peux vous protester dans toute la sincérité de mon âme. — Puisse votre déclaration être vraiment sincère, et puissiez-vous toujours persister dans d’aussi honorables dispositions ! c’est tout ce que je souhaite pour mon pays…

» Charles x me renouvela encore ses remerciemens de la manière la plus affectueuse ; puis il se retira chez lui… »

Afin de prévenir toute espèce de supposition malveillante, nous devons rappeler à nos lecteurs que la mission difficile dont M. d’Urville fut chargé, ne lui a pas valu la moindre marque de souvenir ni de la part de Charles x, ni de celle de Louis-Philippe. Mais il a fait son devoir de véritable Français, et cette conviction lui suffit.

Nous avons lu la relation de M. d’Urville, elle contient des faits si curieux sur les hommes qui nous ont gouvernés, et ceux qui sont encore à la tête de l’État, M. d’Urville y développe des vues si élevées sur quelques branches de l’administration, que nous n’hésitons pas à dire que ce serait rendre un véritable service au pays que de la publier. Nous espérons incessamment faire jouir nos lecteurs, sinon de la totalité, du moins de longs fragmens.