Adieu Cayenne !/C’est le moment

Les Éditions de France (p. 204-214).

XXI

C’EST À CE MOMENT…


C’est à ce moment où Dieudonné retrouvait la vie, que, moi, je retrouvais Dieudonné.

— Est-ce vrai, vous venez me chercher ? Je vais voir la France ?

Justement, nous passions devant la compagnie des Chargeurs Réunis. Alors, naïvement, comme si nous allions repartir sur-le-champ :

— Tenez, c’est là. Débarquerons-nous au Havre ou à Marseille ?

— Vous avez attendu quinze ans ; peut-être patienterez-vous encore quelques jours ! Écoutez d’abord ce que j’ai à vous dire. Votre grâce est décidée, paraît-il, mais elle n’est pas signée ; toutefois, Moro-Giafferri a reçu du Gouvernement les assurances les plus nettes à ce sujet. De plus, l’opinion publique étant avertie, je crois pouvoir prendre sur moi d’organiser votre retour. Sommes-nous d’accord ?

— Savez-vous ce que je ne voudrais pas ? Débarquer en France entre deux gendarmes. Mon fils ne m’a jamais vu à l’état de prisonnier. Il est venu dans ma prison, mais il était petit et ne comprenait pas. Il me disait : « Pourquoi ne rentres-tu pas avec nous à la maison ? C’est-y que tu es malade ? »

— Mon ami, lui dis-je, on va tenter la chance.



Au début, notre affaire se présenta bien. Le consulat français m’avait promis de délivrer un passeport à mon client.

Nous étions tranquilles et même joyeux. Nous allions déjeuner avec appétit. Nous visitions le jardin botanique, nous gravissions le Corcovado. On nous vit plusieurs fois à Tijuca. Comme si cela ne coûtait rien, nous nous offrîmes une belle petite promenade jusqu’à Petropolis. Ne nous doutant pas du changement de temps qui se préparait au-dessus de nos têtes, nous prenions la vie par ses meilleurs côtés. Un homme, après quinze ans de bagne, a besoin de ressusciter ; j’aidais à ce miracle.

Une après-midi, vers trois heures, il commença de pleuvoir sur notre bonne humeur. Nous avions gravi l’échelle, je veux dire l’escalier qui conduit au consulat de France. L’heure était venue de retirer le passeport. J’apprêtais mon plus beau sourire en l’honneur du consul, quand l’éminent fonctionnaire, m’ayant fait entrer dans son bureau, me déclara ne plus pouvoir délivrer de passeport à Dieudonné. Dieudonné attendait dans l’antichambre. Je fis remarquer que c’était revenir sur une décision. Le consul me dit que, réflexion faite, il ne pouvait se charger de pareille responsabilité.

Cependant, il ajouta que, pour me faire plaisir, il allait me proposer une solution. Je m’assis donc. Il ne donnerait pas de passeport, mais un sauf-conduit. L’homme signerait une formule où il reconnaîtrait se remettre entre les mains de la justice française. Alors, le consul le ferait monter à bord comme passager signalé. De plus, il télégraphierait à la police du port de débarquement pour qu’elle vînt chercher mon forçat à l’arrivée.

Il était indispensable de faire à ce moment deux déclarations. La première, c’était que, n’ayant jamais eu l’idée de ramener Dieudonné clandestinement, la surveillance ne me gênait pas. La deuxième fut pour remarquer qu’en toute saine justice le moyen proposé ne convenait pas à l’homme à qui le gouvernement désirait remettre une peine appliquée quinze années auparavant, par erreur.

Cela posé, je priai le consul d’appeler Dieudonné. Dieudonné entra. Je lui dis que notre hôte refusait de lui délivrer un passeport.

« Ah ! » fit-il.

Et sa figure se figea.

J’ajoutai qu’il nous proposait une combinaison. Quand Dieudonné eut écouté l’offre :

« J’accepte, dit-il ; je n’ai jamais fui la justice française, je suis prêt à tout ce que vous voudrez. »

Il était préférable de ne pas traiter à chaud ; j’emmenai mon évadé.

Pourquoi les autorités françaises du Brésil avaient-elles changé d’avis ? À cause du bruit que cette affaire faisait à Rio. Les préfets de police des divers États continuaient d’expédier à Dieudonné des lettres amicales et protectrices, et les journaux, prenant acte du geste du Petit Parisien de ramener Dieudonné, écrivaient : « C’est un homme libre que la presse brésilienne remet aux mains de la presse française », et ils invoquaient l’esprit de justice de « la France immortelle ». Ils parlaient de la Révolution de 89. Ils rappelaient l’affaire Dreyfus. C’était un beau tapage ! Une ambassade, un consulat n’osaient plus décider par eux-mêmes. Ils avaient demandé des ordres au Quai-d’Orsay ; les ordres n’arrivaient pas.



— Nous allons nous passer du consul, dis-je, et revenir par Hambourg sur un bateau allemand.

— Par Hambourg ? Jamais de la vie !

— Alors, voulez-vous par Gênes ?

— Ni par Gênes. Je ne veux pas me cacher. Je veux débarquer en France, et rien que là !

— Mais, mon cher, avec le papier du consul et le vapeur français, si nous tombons sur un commandant timide, il vous boucle pendant toute la traversée.

— Eh ! cela n’empêchera pas que je sois innocent !



Alors, nous nous promenâmes dans Rio de Janeiro… assez longtemps.

Un soir, il m’arrêta place Floriano, parce qu’au quatrième étage une bande lumineuse déroulait les nouvelles du vaste monde.

— Continuons notre chemin, cela n’est pas passionnant.

Il restait immobile, le nez en l’air.

— Qu’attendez-vous ? L’annonce de votre grâce ?

— Pas même, mais il faut voir les dépêches de Paris, il y en a.

Les dépêches de Paris vinrent à leur tour. Elles ne valaient pas que l’on s’arrêtât. Je le lui dis.

— Pour vous, c’est possible, mais c’est un plaisir pour moi. Rien que de lire le mot Paris et le mot, Havas, je me sens transporté au pays ; c’est comme ça pour nous autres !



Enfin, le Quai-d’Orsay répondit. Il donnait l’ordre au consulat de délivrer un passeport à Dieudonné.

— Cette fois, nous partons.

— Cela vaut mieux. Tant pis si l’on m’enferme à bord.

— Mais non. Nous partons bras dessus bras dessous. Le ministère a répondu. Vous avez le passeport.

Il pleura.

Le lendemain, à neuf heures du matin, on frappa chez moi.

— C’est Eugène ! entendis-je.

J’ouvris. Il portait une valise. Un homme qui possède un passeport doit avoir une valise.

— Je l’ai payée trente-cinq milreis.

Il ajouta :

— Une valise, on dirait que c’est la liberté qu’on a dans la main.

J’examinai l’objet.

— C’est une saleté. Elle ne supportera qu’un voyage, encore tout juste.

— Une saleté ? Une valise d’homme libre ? Voilà quinze ans que je rêve à cet objet. Une saleté ?



Mais c’est l’après-midi qu’eut lieu une séance solennelle. Nous avons d’abord gravi les marches du consulat, comme deux personnes désormais en règle avec les lois de la société. Puis, après avoir salué la blonde jeune fille qui se tient derrière le guichet, nous avons dit :

— Nous venons faire établir le passeport.

Ayant remis deux photos, la demoiselle en colla une sur la pièce désirée ; ensuite, elle écrivit : « Cheveux bruns, nez moyen », etc.

— Quel âge ?

— Quarante-trois ans.

— La profession ?

— Ébéniste.

— Où vous rendez-vous ?

— Eh ! comme si vous ne le saviez pas… En France, pardi !

Nous passâmes dans le bureau consulaire. Le consul présenta son propre porte-plume à Dieudonné. Dieudonné se plaça bien en face du fameux document, releva sa manche droite et, hardi ! il griffa sa photo d’un paraphe nerveux.

— Maintenant, filons, lui dis-je.

Dans la rue, il me demanda de lui montrer mon passeport. Il le compara au sien.

— Ils sont tout à fait les mêmes, dit-il ingénument.

— Le vôtre est plus beau. Il a d’abord été établi sans frais. Puis regardez cela : « Délivré par autorisation télégraphique du ministère des Affaires étrangères. »

— Alors, c’est la grâce ?

— Je le crois.

Le soir, il était minuit quand l’ex-forçat me quitta pour regagner le quartier de la Lappe. De ma fenêtre de Santa Théréza, je le regardais descendre la rue Candido-Mendès. Il s’arrêta auprès d’un bec de gaz, tira un carnet de sa poche ; il se mit à le lire, à le tourner en tous sens, puis il le contempla : c’était son passeport !

FIN