Paul Ollendorf, éditeur (p. 1-12).


I


Il y avait deux mois que j’avais résolu de devenir un homme. J’étais parti avec mon chien et mon fusil vers la forêt. J’avais beau­coup souffert dans les villes. Des amis m’a­vaient renié ; j’avais été spolié de mes biens ; il ne m’était resté qu’un vieux logis délabré dans cette contrée de marais et de bois. Moi-même, en ce temps je n’avais encore qu’une conscience mal éveillée. Mes malheurs étaient nés en partie de mes fautes. Je ne commen­çai à vivre et à penser avec mes propres for­ces qu’à partir du moment où je fus rendu à la pauvreté et à la nature.

Maintenant j’étais seul et nu comme la lande. Je gagnai avec Misère le cœur frais de la forêt. Mon Dieu ! c’était là un singulier nom qu’on avait donné à cette bonne bête. J’aurais pu le porter tout aussi bien que lui. Je descendis donc sous les arches vertes. Je bus à larges gorgées le vin de silence et d’oubli. Et doucement un homme nouveau entra en moi, comme aussi un homme inconnu était entré dans la forêt. Il me vint ainsi, à la place de mon âme malade, une âme vierge et saine qui regarda du côté de l’Orient. « Voilà, Misère, toi et moi à présent sommes comme deux frères. » Je caressais le chien, je lui parlais comme à moi-même. Mon rire clair montait sous les arbres J’étais le roi de la forêt, je tuais pour l’orgueil de tuer.

Or un jour Misère s’allongea, la tête entre les pattes, en gémissant : ses yeux brillaient sombrement ; je vis qu’il aspirait à l’amour des femelles. Je cessai de lui parler comme si c’eût été là une trahison. Moi aussi autrefois, j’avais beaucoup aimé une petite folle qui s’appelait Dinah. Je pensais joyeusement : Tu t’es détaché de la société, tu es devenu un homme sauvage ; tu n’as plus même une femme. Le soir, quand montait la lune, nous rentrions à la maison. Autrefois, mon père et mes oncles venaient là au temps de la chasse. Le chien couchait près de moi sur une litière de feuilles.

Au bout du second mois, je descendis vers la lisière. Une peine sourde me laissait sans pensées. Je regardai longtemps du côté des hameaux : je ne les apercevais pas, mais je savais qu’ils étaient là-bas. C’était un étrange sentiment qui me gonflait les narines. De la peine, du désir, je n’aurais pu dire. Étant demeuré un peu de temps les yeux perdus au loin, je rentrai dans le bois. J’abattis, dans l’orgueil de ma force, deux geais, un écureuil et un chat sauvage. Maintenant encore une fois le vin vert des solitudes me grisait. J’appelai : Misère, Misère ! Je pris cette bête dans mes bras comme un être humain. J’éprouvais une grande joie de penser qu’elle avait peut-être une âme comme moi. Je criais des mots tendres, sans suite. Ma voix tout à coup m’effraya comme si quelqu’un d’autre que moi avait parlé sous les arbres. Je ne croyais pas que le son de ma voix m’aurait fait mal un jour. Cordial et bon Misère ! je regardai profondément dans ses yeux ; ils étaient limpides et chauds. Mon image s’y refléta ; j’avais oublié la forme de mon visage ; et alors tendrement je pleurai. Jamais je n’avais aimé personne autant que ce chien.

Avec mon couteau, chaque matin, je rayais une branche taillée à l’arbre. Une raie était un jour, je ne connaissais plus le nom des jours. Les heures maintenant coulaient d’un flot d’éternité égal. Cependant, par une vieille habitude, je continuais à marquer le temps d’une aube à l’autre. Je sus ainsi que pendant toute une semaine je n’étais plus descendu à la lisière de la forêt. Mon cœur battait sauvagement à l’idée qu’il y avait là, à quelques heures de marche, des filles aux petits seins pointus. Je n’aurais eu qu’à traverser la lande, j’aurais marché droit devant moi jusqu’aux hameaux. Vois-tu, Misère, toi, tu es une bête : tu soupires après l’aboi des chiennes ; mais moi, je suis le maître de ma chair… Aucune femme jamais ne mettra le pied dans ma forêt. Je dépeçai le chat sauvage ; je raclai avec un silex sa peau saigneuse, et ensuite je dormis la tête dans cette fourrure, chaude encore de vie. Le poil des bêtes me coulait aux doigts une volupté cruelle, plus délicieuse que la toison féminine.

Après tout, j’étais libre et heureux. Ma carabine me procurait largement ma subsistance. Je mettais cuire aux landiers du ramier, du lapin, un fumet savoureux d’écureuil. Misère avait la moitié de la bête. Et une source fraîche coulait dans le taillis, près de la maison. C’était aussi le temps de l’airelle et des fraises sauvages. Si seulement un pauvre visage humain de temps en temps avait pu apparaître le long du bois, je n’aurais rien eu à envier à personne. Le matin il montait au soleil de petites fumées où s’évaporait la rosée nocturne. Ainsi le mal que les hommes m’avaient fait, lui aussi s’était dissipé en un nuage léger.

Le dixième jour, le chien avec moi vint vers la lisière. J’étais résolu à traverser la lande. J’avais laissé mon fusil à son clou, j’avais pris le bâton du pèlerin. Je ne sais pas ce que j’aurais dit aux laboureurs des hameaux. Peut-être je leur aurais seulement serré la main et je serais reparti. Misère, devant moi, flairait des pistes, la queue haute. Un battement apeuré parfois montait des fourrés, le pesant coup d’ailes d’un coq de bruyère ou bien un lapin détalait en martelant le sol. Non, pas aujourd’hui, Misère ! À bas ! La huche là-bas est pleine de pain vermeil qui n’a pas le goût de la mort. C’était une idée qui ne m’était pas encore venue. Il y avait une heure que le soleil était levé. Un arôme subtil de serpolet poivrait l’air. Les mouches lourdement dormaient pendues aux gommes. Une paix fraîche, un silence d’oiseaux s’attardaient ; je commençai à distinguer la lande nue dans le brouillard léger. Maintenant j’avais vraiment conscience d’être devenu un autre homme.

Un rire délicieux s’éperla vers les derniers arbres. Misère, serait-ce la fauvette grise ou le loriot, ou le linot ? Un oiseau inconnu a chanté dans les chênes, au bord de la sente. Cependant le chien n’aboyait pas ; il agitait la queue et moi je serrais de toutes mes forces mon cœur entre mes mains. Mon Dieu, il y avait si longtemps que je n’avais entendu un rire humain ! À présent des voix s’élevaient, fraîches comme le vent et l’eau. Il y en avait trois et l’une était plus claire, presque la voix d’un enfant. Il faut courir, il faut crier à pleine poitrine : « Un homme est là ! un homme vit solitaire dans ces bois ! » Tout doux, Misère ! À pas lents, de peur que le craquement des ramilles ne les effarouche ! Oui, silencieusement, cela vaut mieux ainsi. Toute la forêt battait dans mon cœur.

Elles étaient trois, assises dans les fougères, des paniers légers à leurs pieds. Avec un geste lent de la main elles égrappaient la fraise des bois, leurs lèvres se mouillaient d’un jus rose. Je m’étais avancé en étouffant le bruit de mes semelles et je les regardais avec des yeux aigus. J’étais le chasseur sauvage descendu dans la région des proies fraîches. Elles sentaient la marjolaine, l’écorce tiède, l’eau fumante d’aurore. Elles avaient l’odeur du matin dans les cheveux. Mes narines follement se tendaient vers cette chair sucrée. Un tremblement secouait mon bâton dans ma main. C’était une vision heureuse et lointaine comme un songe. Je ne voyais pas le visage de celle dont la voix avait un charme d’enfance ; je ne distinguais que la rondeur lisse de son cou et la courbe fine de ses épaules. Elle me resta ainsi dans ce moment cachée comme une destinée. Mais les deux autres avaient le regard hardi et brillant ; leurs seins levaient sous l’étoffe tendue des corsages. Celles-là, je les aurais emportées à la force des poings dans le taillis. Et toutes trois, inconscientes du mâle farouche qui les guettait, continuaient à jaser en riant, dans la paix divine du matin. Leur corps frais baignait dans l’ombre givrée d’aiguail. Un rais de soleil parfois traversait d’une épingle d’or leurs chevelures bleues et rousses.

Une force sauvage me persuada de leur apparaître avec mes yeux forcenés, avec la beauté terrible de mes bras ouverts. L’une d’elles peut-être déjà connaissait l’amour : je l’aurais caressée, je lui aurais chuchoté des paroles insidieuses. Mais mon souffle court haletait, me flambait la bouche. Les mots n’auraient pu passer à travers mes dents serrées. Et déjà le temps de la décision virile avait fui. Une langueur lâche m’amollit. Ce fut Misère qui me sauva. Avec un frétillement de la queue, il allait d’elles à moi, et moi à petits pas obliques je vins à mon tour, l’air rusé. J’avais jeté mon bâton dans les fougères. Je ne ressemblais plus à un homme qui a tué dans la forêt.

La plus hardie se mit à rire et toutes trois maintenant se tenaient là, avec une petite fraise dans leurs mains. Je pensai : celle-là sûrement est allée au bois avec d’autres hommes. Je n’aimais pas sa grosse bouche animale. Si j’avais pu choisir, c’eût été la troisième que j’aurais emmenée dans la maison. Son visage ne m’était plus inconnu ; il tournait vers moi de limpides yeux confiants. Cette onde claire de son regard doucement stilla dans mon âme nouvelle. C’était un autre regard que celui dont m’avaient regardé les femmes : il était simple et ingénu ; il sembla s’ouvrir pour la première fois à la vue de l’homme ; et moi aussi je croyais voir pour la première fois le visage d’une vierge. Le matinal crépuscule attardé de la forêt s’en alla. La fraîche matinée monta de l’orient bleuté de ses yeux. J’aurais voulu toucher sa robe chastement. Je pris une petite grappe de fraises à ses pieds ; j’en détachai le fruit humide et me mis à le sucer lentement en la regardant. Et je dis : « Il y en a de bien plus belles près de la maison. »

Alors la grande fille à la mine hardie s’écria : « Ma compagne et moi étions levées à l’aubette. Et voici, nous allons à la ville pour nous louer. C’est aujourd’hui le marché des servantes. »

Il y avait là-bas un homme jeune qui était obligé de mettre lui-même cuire aux landiers son gibier. Je ne savais comment lui demander si la troisième aussi allait offrir ses services à la ville. Elle s’aperçut que je regardais l’enfant aux yeux frais. « Oh ! celle-là, me dit-elle avec dédain, c’est une petite d’au delà de chez nous. Elle aura de la peine à se louer. À peine elle commence à travailler. L’autre année, sa mère a passé : elle n’a plus personne. » — Oh ! songeai-je avec un étrange mouvement de joie, ces petites mains-là ont déjà cousu un suaire et elle est seule dans la vie comme toi dans la forêt. Je la tenais maintenant nue en pensée, ses petits seins dressés dans le tremblement de mes mains. Pourtant, si elle et moi avions été seuls, des choses profondes me seraient montées du cœur. J’aurais couché doucement ma tête dans ses genoux comme un enfant malade.

Toutes trois achevèrent de manger leur provision de fraises ; et puis elles ramassèrent leurs paniers et se levèrent. Ma vie se déchira comme si l’heureuse vision déjà pâlissait dans le matin charmant. Je dis à la plus jeune avec des yeux tendres et rusés : « Écoute, je reviendrai ici chaque matin à la même heure pendant six jours ». Elle caressa le chien ; elle ne parut pas étonnée ; et comme ensemble elles s’étaient remises à marcher, elle se retourna vers moi et de loin me cria : « Pendant six jours ».

Non, tout de suite, toi de qui je ne sais pas même le nom. Ne t’éloigne pas, reviens sur tes pas, ô toi la jeunesse et la beauté ! Misère tristement me regardait et puis flairait ses traces. Je ne savais plus si c’était le matin ou la nuit. Cependant avec une voix découragée, je répondis : « Pendant six jours ! Penses-y bien ! »