Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
É. Dentu — H. Georg (tome IIp. 342-357).

CHAPITRE LIII

le souper des moissons

En retournant chez lui, le mercredi soir, vers six heures, Adam vit de loin le dernier chargement d’orge s’acheminer vers les portes de la Grand’Ferme, et entendit le chant de Moisson rentrée s’élever et s’abaisser comme une vague. De plus en plus faibles et adoucis par la distance, ces sons mourants atteignaient encore son oreille, tandis qu’il s’approchait du Nant des Saules. Le soleil descendant à l’ouest éclairait les flancs des vieilles montagnes de Binton, changeant les brebis en brillants points lumineux ; il faisait briller aussi les fenêtres de la chaumière qui scintillaient comme des pierres précieuses. C’était bien assez pour faire penser à Adam qu’il était dans un vaste temple et que ces sons éloignés étaient une musique sacrée. « C’est étonnant, se dit-il, comme ce chant va au cœur et rappelle les cloches funèbres, quoi qu’il parle du temps le plus joyeux de l’année, et de celui où la plupart des hommes sont pleins de reconnaissance. Je suppose qu’il nous est pénible de penser qu’une saison est passée et qu’une chose quelconque est retranchée de notre existence, et il y a la tristesse d’une séparation à la base de toutes nos joies. C’est comme ce que je ressens pour Dinah : je ne serais jamais arrivé à comprendre que son amour pût être la plus grande des bénédictions pour moi, si ce que je considérais comme un bonheur ne m’eût été arraché et enlevé, ne me laissant dans une si grande détresse, que pour que j’implorasse un secours meilleur et plus puissant. »

Il s’attendait à revoir Dinah dans la soirée et en obtenir la permission de l’accompagner jusqu’à Oakburn ; il lui demanderait alors de fixer l’époque où il pourrait aller à Snowfield pour apprendre s’il devait renoncer, comme à tout le reste, à la meilleure et dernière espérance qu’il avait conçue. Le travail qu’il eut à faire à la maison et son changement de costume firent qu’il ne se mit en marche qu’à sept heures pour la Grand’Ferme, et il n’était pas sûr, qu’avec son pas le plus rapide, il pût y arriver à temps, même pour le rosbif, qui venait après le plum-pudding, car pour l’heure du souper madame Poyser serait ponctuelle.

Quel cliquetis de couteaux, d’assiettes et de vases d’étain lorsque Adam entra dans la cuisine ; mais aucune voix ne se faisait entendre, car l’excellent bœuf rôti, qu’on pouvait manger gratis, était une affaire trop sérieuse à accomplir pour que ces honnêtes agriculteurs se laissassent distraire, même s’ils avaient eu quelque chose à se dire, — ce qui n’était pas le cas ; et M. Poyser, au sommet de la table, était trop occupé à découper pour prendre part à la conversation facile de Bartle Massey ou de M. Craig.

« Ici, Adam, dit madame Poyser qui s’était levée pour voir que Nancy et Molly fissent bien leur service, voici une place qui vous est réservée entre M. Massey et les garçons. C’est une triste affaire que vous n’ayez pu arriver à temps pour voir le pudding pendant qu’il était entier. »

Adam chercha des yeux avec inquiétude une quatrième figure de femme ; mais Dinah ne s’y trouvait pas. Il avait presque peur de s’informer d’elle ; de plus, son attention était réclamée par des compliments de bienvenue, et il conservait l’espérance que Dinah était à la maison, mais peu disposée à se joindre à ces réjouissances la veille de son départ.

C’était un joli coup d’œil qu’offrait cette table avec le gai et rond visage du gros Martin Poyser. Du haut bout où il était placé, il distribuait à ses domestiques du rôti savoureux, et était satisfait de voir les assiettes vides revenir à la charge. Martin Poyser, quoique ordinairement doué d’un très-bon appétit, oubliait positivement ce soir de manger selon son habitude, — il lui était si agréable de regarder, dans les moments où il cessait de découper, et de voir combien les autres jouissaient de leur souper ! N’étaient-ce pas des hommes qui, tous les jours de l’année, excepté Noël et les dimanches, mangeaient nonchalamment leur dîner froid, sous quelque haie, et buvaient leur bière au goulot de leurs bouteilles, avec plaisir certainement, mais la tête renversée en arrière, d’une manière plus commode pour les canards que pour les bipèdes humains. Martin Poyser comprenait bien quelle saveur de tels hommes devaient trouver à du rosbif chaud et à de la bière fraîchement tirée. Il pencha la tête, tordit la bouche et poussa du coude Bartle Massey en lui faisant observer le demi-idiot Tom Tholer, surnommé Tom le Simple, recevant sa seconde assiette pleine de viande. Un sourire de bonheur envahit les traits de Tom quand on la replaça devant lui, entre son couteau et sa fourchette, qu’il tenait debout comme des cierges sacrés ; mais sa jubilation était trop grande pour ne s’exprimer que par un sourire, — elle éclata l’instant d’après par un « Oh ! oh ! » longtemps prolongé. La grosse personne de Martin Poyser fut ébranlée par son rire silencieux ; il se tourna du côté de sa femme pour voir si elle aussi avait remarqué Tom, et leurs yeux se rencontrèrent avec le même regard joyeux et satisfait.

Tom le Simple était un grand favori à la Ferme, où il jouait le rôle de l’ancien bouffon, et où il compensait ses bévues pratiques par d’heureuses reparties, qui étaient comme le fléau, tombant au hasard, mais n’en écrasant pas moins un insecte de temps à autre. On le citait fréquemment au moment de la tonte des brebis et pendant les fenaisons.

Excepté à l’égard de Tom, Martin Poyser mettait quelque orgueil dans ses domestiques et ouvriers, pensant avec satisfaction que c’étaient les plus habiles et ceux qui gagnaient le mieux leur paye de tous les ouvriers du domaine. Kester Bale, par exemple, ce vieux à casquette de cuir, le visage sillonné de rides et bruni par le soleil : s’en trouvait-il un seul dans le Loamshire qui connût mieux la « nature » de tout travail agricole ? un de ces ouvriers inestimables qui peuvent non-seulement mettre la main à tout, mais qui excellent en toute chose où ils mettent la main. Je suis obligé de dire que Kester avait un sentiment très-prononcé de sa propre habileté, pour laquelle il professait un véritable respect. C’est lui qui plaçait toujours le chaume sur les meules ; car si quelque chose était son côté fort, c’était bien cela ; et il s’admirait dans cet ouvrage, qu’il revenait souvent contempler, après qu’il y avait mis la dernière main. Kester était un vieux garçon et passait pour avoir des bas remplis d’argent, au sujet desquels son maître lui lançait une plaisanterie chaque soir de paye, pas nouvelle ou intempestive, mais une bonne vieille plaisanterie qui avait souvent servi et qui se conservait bien. « Le jeune maître est un farceur, » remarquait souvent Kester ; car, ayant commencé sa carrière en faisant peur aux corbeaux sous l’avant-dernier Martin Poyser, il ne pouvait cesser de considérer le Martin actuel comme un jeune maître. Je ne crains point de remettre en mémoire le vieux Kester : vous et moi sommes redevables aux mains calleuses de tels hommes, ces mains qui se sont depuis longtemps mélangées à la terre qu’elles avaient si fidèlement cultivée, lui faisant produire le plus possible et n’en retirant eux-mêmes que peu de chose pour leur peine.

Puis, en face du fermier, au bout de la table, était Alick le berger, maître valet, à figure rouge et larges épaules, n’étant point en très-bons termes avec le vieux Kester : à la vérité leurs rapports se bornaient à quelque rebuffade accidentelle, car quoiqu’ils fussent assez d’accord en fait de haies et de chaume, et sur l’éducation des brebis, ils différaient totalement dans l’évaluation de leurs mérites respectifs. Alick n’avait en aucune façon les manières mielleuses ; sa parole tenait du grognement et son apparence épaisse avait un peu l’expression du boule-dogue. — « Laissez-moi tranquille et je vous laisserai tranquille ; » mais il était honnête, au point de diviser en deux un grain d’avoine plutôt que de prendre plus que la part qui lui revenait ; la main aussi serrée sur ce qui appartenait à son maître que si c’était à lui, il ne jetait à la volaille que de très-petites poignées d’orge gâtée, parce que de pleines poignées l’affectaient péniblement d’un sentiment de profusion. Le brave Tim, le charretier, qui aimait ses chevaux, murmurait contre Alick au sujet de l’avoine ; ils se parlaient rarement et ne se regardaient jamais, même par-dessus leur plat de pommes de terre froides ; mais toutefois, comme c’était leur manière d’être vis-à-vis de chacun, il ne faudrait point en conclure qu’ils eussent l’un pour l’autre plus que des accès passagers de mauvais vouloir. Le caractère bucolique à Hayslope, vous voyez, n’était point de cette espèce tout à fait gaie et gracieuse, observée dans la plupart des districts que visitent les artistes. Un doux rayon de sourire se voyait rarement sur la figure du laboureur, et il y avait peu de nuances intermédiaires entre la gravité bovine et le gros rire. Tous les ouvriers n’étaient point, non plus, aussi honnêtes que notre ami Alick. À cette même table, parmi les hommes de M. Poyser, il y a ce gros Ben Tholoway, ce vigoureux batteur en grange, mais qu’on a découvert plus d’une fois emportant du blé de son maître dans ses poches, action que l’on pourrait difficilement mettre sur le compte de la distraction, Ben n’étant point un savant penseur. Cependant Martin lui a pardonné et continue à l’employer, car les Tholoway vivent sur la commune depuis un temps immémorial, et ont toujours travaillé pour les Poyser. Puis, après tout, je dirai que la société ne se trouvait pas beaucoup plus mal de ce que Ben n’avait pas fait pour cela ses six mois de prison ; car ses vues en fait de déprédation étaient étroites, et la maison de correction aurait pu les élargir. À tout prendre, Ben mangeait son bœuf rôti ce soir-là avec le sentiment serein de n’avoir rien volé, depuis le dernier souper de moissons, que quelques pois et quelques fèves pour semer dans son jardin, et il se sentait en sûreté, se disant que l’œil soupçonneux d’Alick, toujours fixé sur lui, était une injure à son innocence.

Mais voici que le rôti était achevé et la nappe enlevée pour laisser le champ libre aux brillants gobelets et jarres brunes écumantes, ainsi qu’aux chandeliers de laiton poli, si agréables à voir. Voici ; la grande cérémonie de la soirée va commencer, — le chant de moisson, auquel chacun doit se joindre ; il peut chanter juste, s’il désire se singulariser, mais il ne doit pas rester les lèvres closes. La mesure était forcément à trois temps ; le reste ad libitum.

Quant à l’origine de ce chant, — je ne saurais dire s’il est sorti, dans son état actuel, de la tête d’un seul compositeur ou s’il a été peu à peu perfectionné par une succession de compilateurs. Il a un cachet d’unité et de génie individuel qui me fait pencher pour la première hypothèse, quoique je ne refuse point d’admettre que cette unité pourrait venir de l’accord des esprits, condition qui se rencontrait alors, mais qui est étrangère à notre moderne individualité.

La cérémonie à laquelle se rattachait ce chant exigeait la bière et l’ale (c’est peut-être un fait pénible, mais, vous le savez, nous ne pouvons pas réformer nos pères). Pendant le premier et le second quatrain, chantés décidément forte, on ne remplissait aucun gobelet.

À la santé de notre maître
Qui nous fait festoyer ici !

À la santé de notre maître
Et de notre maîtresse aussi !

Puisse-t-il toujours prospérer,
Quoi que ce soit qu’il entreprenne,
À le servir et l’écouter
Qu’ici chacun de nous apprenne !

Mais maintenant, avant le troisième quatrain ou chœur, chanté fortissimo, avec de vigoureux coups frappés sur la table, ce qui faisait l’effet de cymbales et de tambours, le pot à bière d’Alick fut rempli et il était tenu de le vider avant la fin du chœur.

Allons, buvez, garçons, buvez,
Sans rien laisser verser à terre.
Autrement deux fois vous boirez !
Pour ça notre maître est sévère.

Lorsque Alick eut heureusement accompli ce haut fait, ce fut le tour du vieux Kester à sa droite, et ainsi de suite, jusqu’à ce que chaque convive, stimulé par le chœur, eût bu sa pinte d’initiation. Tom le Simple, ce malin, essaya d’en répandre un peu par accident ; mais madame Poyser intervint (trop officieusement suivant lui) pour empêcher l’exécution de la peine encourue.

Une personne écoutant de l’extérieur aurait difficilement compris la nécessité de cette répétition si fréquente de « Buvez, garçons, buvez ! » mais en entrant elle aurait trouvé que toutes les figures étaient encore sobres et la plupart sérieuses. C’était une coutume régulière et respectable pour ces agriculteurs, comme pour d’élégantes dames et gentilshommes, celle de sourire agréablement en s’inclinant sur leur verre de vin. Bartle Massey, dont les oreilles étaient trop sensibles, sortit dès le commencement de la cérémonie pour voir ce que disait le temps, et ne finit pas son examen avant qu’un silence de cinq minutes ne lui eût prouvé que le « Buvez, garçons, buvez ! » ne recommencerait pas avant douze mois. Il cessa, au grand regret des petits garçons et de Totty, car ce calme leur paraissait bien plat après ce magnifique tapage sur la table, auquel Totty, assise sur le genou de son père, avait contribué de toute la force de son poing mignon.

Quand Bartle rentra, il semblait y avoir un désir général de musique solo après la musique chorale. Nancy affirma que Tim le charretier savait une chanson et qu’il chantait toujours comme une alouette dans l’écurie ; sur quoi M. Poyser dit, pour l’encourager : « Allons, Tim, mon garçon, faites-nous entendre ça. » Tim parut confus, baissa la tête et dit qu’il ne savait pas chanter ; mais cette invitation de son maître fut répétée par toute la table ; c’était une occasion de parler ; chacun pouvait dire « Allons, Tim, » excepté Alick, qui ne se permettait jamais le luxe de paroles sans nécessité. À la fin, le voisin de Tim, Ben Tholoway, commença à donner de l’éloquence à sa phrase par des coups de coude, sur quoi Tim, devenant très-farouche, lui dit : « Laissez-moi tranquille, voulez-vous ? Sinon, je vous ferai chanter un air qui ne vous plaira pas. » La patience d’un brave charretier a des bornes, et il n’était pas question de presser Tim davantage.

« Eh bien, alors, David, c’est à vous de chanter, dit Ben, désireux de montrer qu’il n’était point déconfit par cet échec. Chantez-nous « J’aime une rose sans épines. »

L’amateur David était un jeune homme à expression abstraite, grâce à un strabisme très-prononcé. Il ne fut point indifférent à l’invitation de Ben, mais il rougit, sourit et passa sa manche sur sa bouche de manière à faire croire qu’il allait céder. La compagnie attendit avec beaucoup de curiosité la chanson de David. Ce fut en vain. Le lyrisme de la soirée était, pour le moment, dans la cave et ne pouvait sortir de cette retraite.

Pendant ce temps la conversation au sommet de la table avait pris un tour politique. M. Craig ne dédaignait point de parler quelquefois politique, et se piquait de vues sages plutôt que de connaissances spéciales. Il voyait tellement au delà des faits eux-mêmes, qu’il lui était tout à fait superflu de les connaître.

« Je ne lis pas moi-même les papiers, observa-t-il en remplissant sa pipe, quoique je pusse les avoir à lire assez promptement si je voulais, car miss Liddy les reçoit et les a lus en moins de rien ; puis il y a Mills ensuite, qui occupe le coin de la cheminée et lit la gazette presque du matin au soir, et quand il arrive au bout, il est plus perplexe qu’il ne l’était au commencement. Il est plein, pour le moment, de cette paix dont on parle tant ; il a lu et relu, et croit être arrivé au fond des choses. Mais que le Seigneur vous protège, Mills, lui dis-je, vous n’en voyez pas plus là dedans que vous ne pourriez voir au milieu d’une pomme de terre. Je vais vous dire ce qu’il en est. Vous dites que ce sera une bonne affaire pour nous ; je ne m’y oppose pas, faites attention à ce que je dis ; je ne m’y oppose pas. Mais mon opinion est que ceux qui sont à la tête du pays sont nos bien plus grands ennemis que Bony (Bonaparte) et tous les monsirs qu’il a après lui, car, pour les monsirs, vous pouvez en embrocher une demi-douzaine à la fois, comme si c’étaient des grenouilles.

— Ah ! ah ! dit Martin Poyser écoutant avec un air de compréhension et d’édification, ils n’ont jamais de leur vie mangé un morceau de bœuf. De la salade, principalement, je suppose.

— Et, que je dis à Mills, continua M. Craig, voulez-vous me faire croire que des étrangers comme ceux-là puissent nous faire la moitié du mal que nous font les ministres avec leur mauvais gouvernement ? Si le roi George les renvoyait tous et gouvernait lui-même, il verrait que tout s’arrangerait. Il pourrait reprendre Billy Pitt, s’il le voulait ; mais pour moi je ne vois pas que nous ayons besoin de plus que le roi et le parlement. C’est ce nid de ministres qui fait tout le mal, c’est moi qui vous le dis.

— C’est bien dit, observa madame Poyser, assise maintenant à côté de son mari avec Totty sur ses genoux. C’est bien parlé. Il est difficile de savoir qui est le vieux Harry, quand tout le monde porte des bottes.

— Quant à la paix, dit M. Poyser penchant la tête d’un air de doute et aspirant une bouffée de sa pipe par précaution avant chaque phrase, je ne sais trop. La guerre est une belle chose pour le pays ; et comment voulez-vous, sans elle, maintenir les prix élevés ? Et ces Français sont une mauvaise espèce de gens, à ce que j’ai entendu dire ; que peut-on faire de mieux que les battre ?

— En ceci vous avez en partie raison, Poyser, dit M. Craig, mais je ne suis pas contre la paix, pour se reposer un peu. Nous pouvons la rompre quand nous voudrons, et je ne crains pas Bony, malgré tout ce qu’on dit de son habileté. C’est ce que je disais à Mills ce matin. Le Seigneur vous protège ; il n’entend rien à ce Bony !… Mais je lui en apprends plus en trois minutes qu’il n’en tire de sa gazette de toute l’année. Suis-je ou non un jardinier qui connaît son affaire, Mills ? lui dis-je. Répondez à ça. — Certainement que vous l’êtes, Craig, qu’il dit. Il n’est pas méchant, Mills, pour un sommelier, mais il est faible de tête. — Bien, lui dis-je, vous parlez de l’habileté de Bony ; me servirait-il à quelque chose d’être un jardinier de premier ordre si je n’avais qu’une fondrière à cultiver ? — Non, qu’il dit. — Bien, que je réponds ; c’est justement comme ça avec Bony. Je ne nie pas qu’il ait quelque habileté, il n’est pas né Français, je crois ; mais qu’a-t-il à sa suite que des monsirs ? »

M. Craig s’arrêta un moment, avec un regard énergique, après ce triomphant exemple d’argumentation socratique, puis ajouta, en frappant vigoureusement sur la table :

« Enfin, et c’est une chose sûre, et il y a des gens pour en rendre témoignage, dans un régiment où il manquait un homme, ils ont mis l’uniforme sur un gros singe, et il lui allait comme la coquille à la noix, et on ne pouvait distinguer le singe des monsirs !

— Voyez-vous ça ! dit M. Poyser impressionné tout à la fois par la portée politique de ce fait et par son intérêt comme anecdote d’histoire naturelle.

— Allons, Craig, dit Adam, c’est un peu trop fort. Vous ne croyez pas ça. À quoi sert de parler des Français comme étant si chétifs ? M. Irwine les a vus dans leur pays, et dit qu’il y a bon nombre de beaux gaillards parmi eux. Et quant à la science, aux commodités de la vie et aux manufactures, il y a bien des choses où ils nous laissent en arrière. C’est une triste niaiserie que de rabaisser nos ennemis. Quel mérite aurait eu Nelson et d’autres à les battre, si c’était le rebut que tant de gens prétendent ? »

M. Poyser regardait avec indécision M. Craig, frappé de cette divergence d’autorités. Le témoignage de M. Irwine ne pouvait être récusé ; mais, d’un autre côté, Craig en savait long, et ses vues étaient moins nouvelles. Martin n’avait jamais entendu dire que les Français fussent bons à grand’chose. M. Craig ne trouvait pas d’autre réponse que d’avaler une longue gorgée d’ale et de regarder fixement les proportions de sa jambe tournée un peu en dehors, lorsque Bartle Massey revint de la cheminée ; il y avait fumé sa première pipe dans le silence, et le rompit disant, tout en mettant son index sur la jarre :

« À propos, Adam, pourquoi n’étiez-vous pas à l’église dimanche ? répondez-moi, coquin. L’antienne allait clopinant sans vous. Est-ce que vous allez faire honte à votre maître d’école dans sa vieillesse ?

— Non, monsieur Massey ; M. et madame Poyser peuvent vous dire où j’étais. Je ne me trouvais point en mauvaise compagnie.

— Elle est partie, Adam, partie pour Snowfield, dit M. Poyser, se rappelant Dinah pour la première fois dans la soirée. Je pensais que vous auriez pu la mieux persuader. Rien n’a pu l’empêcher de partir hier avant midi. La maîtresse en est à peine remise. Je craignais qu’elle n’eût point d’entrain pour le souper de moisson. »

Madame Poyser avait plusieurs fois pensé à Dinah depuis qu’Adam était entré, mais n’avait pas eu le cœur de lui donner la triste nouvelle.

« Quoi ! dit Bartle d’un air de dégoût, cela concernait une femme ? Alors je vous abandonne, Adam.

— Mais c’est une femme dont vous avez dit du bien, Bartle, dit M. Poyser. Allons donc, vous ne pouvez pas reculer ; vous avez dit un jour que les femmes ne seraient pas une mauvaise invention si elles ressemblaient toutes à Dinah.

— Je parlais de sa voix, mon homme ; je parlais de sa voix, voilà tout, dit Bartle. Je puis supporter de l’entendre sans me mettre du coton dans les oreilles. Pour le reste, je suis bien sûr qu’elle est comme toutes les femmes, et qu’elle pense que deux et deux en viendront à faire cinq, si elle crie et vous ennuie assez pour cela.

— Oui, oui ! dit madame Poyser ; on croirait, à entendre quelques personnes, que les hommes sont assez habiles pour compter les grains de blé dans un sac, rien qu’en mettant le nez dessus. Ils peuvent voir à travers une porte de grange, ils le peuvent. Peut-être est-ce pour cela qu’ils ne voient pas ce qui est de leur côté. »

Martin Poyser, enchanté, se secoua en riant et fit signe de l’œil à Adam, comme pour dire que le maître d’école avait son paquet maintenant.

« Ah ! dit Bartle en ricanant, les femmes sont assez promptes, bien assez promptes. Elles savent les bons côtés d’une histoire avant de l’avoir écoutée, et peuvent vous dire les pensées d’un homme avant qu’il les ait eues.

— C’est assez probable, dit madame Poyser, car les hommes sont si lents que leurs pensées les dépassent, et qu’ils ne peuvent les raccrocher que par la queue. Je puis compter les mailles de mon bas pendant qu’un homme retourne sa langue pour parler ; et quand, enfin, sa phrase arrive, il y a peu de profit à en faire. Ce sont les poulets crevés qui sont couvés le plus longuement. Cependant je ne nie pas que les femmes ne soient des sottes ; le Dieu tout-puissant les a faites pour convenir aux hommes.

— Convenir ! oui, comme le vinaigre convient aux dents. Si un homme dit un mot, sa femme aura une contradiction toute prête ; s’il a envie de viande chaude, elle lui servira du lard froid ; s’il est en train de rire, elle le sera de se lamenter. Elle lui conviendra comme le taon convient au cheval : il a justement le venin qui doit le mieux l’irriter… le venin qui doit le mieux l’irriter.

— Oui, dit madame Poyser, je sais bien ce que les hommes aiment : une pauvre innocente qui leur sourie comme à une image du soleil, qu’ils fassent bien ou mal ; qui les remercie pour un coup de pied et qui prétende qu’elle ne savait pas s’il fallait se tenir sur la tête ou sur les pieds, avant que son mari ne le lui eût appris. Voilà ce que les hommes désirent, pour la plupart, dans une femme ; ils veulent s’assurer d’une imbécile pour qu’elle leur dise qu’ils sont des sages. Mais il s’en trouve qui peuvent se passer de cela : ils ont déjà si bonne opinion d’eux-mêmes ! C’est pourquoi il existe des vieux garçons.

— Allons, Craig, dit M. Poyser en badinant, il faut joliment vite vous marier, autrement vous serez posé comme vieux garçon ; et vous voyez ce que les femmes pensent d’eux.

— Bon, dit M. Craig, désirant se concilier madame Poyser, et mettant un haut prix à ses propres compliments. J’aime une femme adroite, une femme d’esprit, une habile ménagère.

— Vous n’y êtes pas, Craig, dit Bartle sèchement, vous n’y êtes pas. Vous jugez mieux en fait de jardinage et vous choisissez les choses pour ce qu’elles ont de vraiment bon ; vous n’estimez pas vos pois pour leurs racines, ni vos carottes pour leurs fleurs. Il en est de même des femmes. Leur esprit ne deviendra jamais grand’chose… jamais grand’chose ; mais leur niaiserie prendra toujours une plus forte saveur en mûrissant.

— Qu’as-tu à répondre à ça ? dit M. Poyser se renversant sur sa chaise et regardant gaiement sa femme.

— Ce que j’ai à dire ! dit madame Poyser les yeux brillants d’un feu dangereux ; eh bien, je dis qu’il y a des gens qui sont comme les pendules qui frappent à la précipitée, non pas pour vous dire l’heure, mais parce qu’il y a quelque chose de gâté à l’intérieur… »

Madame Poyser aurait certainement poussé plus loin sa réponse, si l’attention de chacun n’eût été attirée vers l’autre bout de la table où le lyrisme qui s’était d’abord manifesté dans l’exécution, sotto voce, par David, de l’air : « Mon amour est une rose sans épine, » avait bientôt pris un caractère complexe et assourdissant. Tim, trouvant peu de charmes à cette vocalise de David, fut entraîné à dominer ces faibles sons par un commencement animé de « Trois gais faucheurs. » Mais David ne put se laisser écraser ainsi et se montra capable d’un crescendo vigoureux qui laissait en doute si la rose l’emporterait sur les faucheurs, lorsque le vieux Kester parfaitement calme et immobile, partit tout d’un coup d’une voix de basse chevrotante, comme si c’eût été un réveil pour qui il fût temps de sonner.

La société du bout de table vers Alick prenait cette forme d’amusement musical comme chose très-naturelle, n’ayant aucun préjugé en fait de musique. Mais Bartle Massey posa sa pipe et se boucha les oreilles ; et Adam, qui était impatient de s’en aller depuis qu’il avait appris que Dinah n’était plus à la maison, se leva en disant qu’il était obligé de souhaiter le bonsoir.

« Je partirai avec vous, garçon, dit Bartle, je partirai avec vous avant que mes oreilles ne soient brisées.

— Je ferai le tour par la commune et je vous accompagnerai jusque chez vous, si vous le permettez, monsieur Massey, dit Adam.

— C’est ça ! dit Bartle ; et nous pourrons un peu causer. Je ne puis plus vous tenir à présent.

— C’est dommage que vous ne puissiez attendre la fin de leurs chants ! dit Martin Poyser. Ils vont bientôt partir, car la maîtresse ne les laisse jamais passer dix heures. »

Mais Adam était décidé ; on se dit bonne nuit et les deux amis se mirent en route au clair de lune.

« Cette pauvre sotte de Vixen est impatiente de me sentir à la maison, dit Bartle. Je ne puis jamais l’amener ici avec moi, de peur qu’elle ne soit meurtrie d’un coup d’œil de madame Poyser, et la pauvre chienne boiterait pour le reste de sa vie.

— Je n’ai jamais besoin de renvoyer Gyp, dit Adam en riant. Il tourne toujours le dos de lui-même quand il comprend que je viens ici.

— Eh ! eh ! une terrible femme faite d’aiguilles… faite d’aiguilles ! Mais je tiens à Martin… je tiens toujours à Martin. Et il aime les aiguilles, Dieu le protège ! C’est un vrai coussin fait tout exprès.

— Avec tout cela, c’est une femme d’un excellent caractère, dit Adam, et aussi sincère que la lumière du jour. Elle est un peu rude avec les chiens quand ils ont envie d’entrer dans la maison ; mais s’ils étaient à elle, elle aurait soin qu’ils fussent bien nourris. Si sa langue est tranchante, son cœur est bon. Je l’ai vu dans des moments de trouble. C’est une de ces femmes qui valent mieux que leurs paroles.

— Bien, bien, je ne dis pas que la pomme ne soit pas bonne au fond ; mais elle m’agace les dents… elle m’agace les dents.