Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
É. Dentu — H. Georg (tome IIp. 315-330).

CHAPITRE LI

dimanche matin

L’attaque de rhumatisme de Lisbeth ne pouvait être assez sérieuse pour retenir Dinah une seconde nuit loin de la Grand’Ferme, puisqu’elle était décidée à quitter sa tante dans si peu de temps, et vers le soir les amis devaient se séparer. « Pour longtemps ! » avait dit Dinah, car elle avait fait part à Lisbeth de sa résolution.

« Alors ce sera pour toute ma vie, et je ne te reverrai plus, dit Lisbeth. Pour longtemps ! Je n’ai pas à vivre pour longtemps. Et je me trouverai mal, je serai malade, que tu ne pourras point venir vers moi, et je mourrai en te désirant. »

Cela avait été la note fondamentale de ses doléances de toute la journée, car Adam n’était pas à la maison, et elle n’avait mis aucunes bornes à ses lamentations. Elle avait tourmenté la pauvre Dinah en répétant et revenant toujours à la même question ; pourquoi fallait-il qu’elle partît ? et en refusant d’accepter des raisons qui ne lui paraissaient que des caprices et de la « contrariété ; » et, bien plus, « qu’elle ne voulût pas prendre un des garçons » et devenir sa fille.

« Tu n’as pas pu t’arranger avec Seth, dit-elle ; il n’est pas assez habile pour toi peut-être, mais il aurait été très-bon ; il est aussi adroit que possible à faire les choses pour moi quand je ne suis pas bien, et il aime autant la Bible et les chapelles que tu les aimes toi-même. Mais peut-être aimerais-tu mieux un mari qui ne fût pas de la même façon que toi ; le ruisseau rempli n’a pas soif de la pluie. Adam aurait fait ton affaire, j’en suis sûre, et il en viendrait à t’aimer bien assez, si tu voulais rester. Mais il est aussi roide qu’une barre de fer ; on ne peut le plier autrement que comme il l’entend. Ce serait un fameux mari pour laquelle que ce fût, si estimé et si habile qu’il est. Et il y en a peu qui aimeraient comme lui ; cela me fait du bien rien que de regarder les yeux de ce garçon, quand il est gracieux pour moi. »

Dinah essayait d’échapper aux regards rapprochés et aux questions de Lisbeth, en trouvant quelque petit travail de ménage qui la tînt en mouvement, et aussitôt que Seth arriva le soir, elle mit son chapeau pour s’en aller. Dinah fut très-émue en disant ce dernier adieu, et encore plus lorsqu’elle se retourna pendant sa route à travers les prés, et qu’elle vit la vieille femme arrêtée à la porte et la suivant du regard jusqu’à ce qu’elle ne fût plus qu’un point pour sa vue, voilée par les années. « Que le Dieu d’amour et de paix soit avec eux ! » fut la prière de Dinah, lorsqu’elle se retourna à la dernière barrière pour jeter encore un regard. « Donne-leur des joies proportionnées aux jours où tu les as affligés et aux années où ils ont connu le malheur. C’est ta volonté que je me sépare d’eux : que ma volonté soit toujours soumise à la tienne ! »

Lisbeth rentra enfin dans la maison et s’assit dans l’atelier à côté de Seth, occupé à assembler quelques petits morceaux de bois tournés, qu’il avait apportés du village, pour en faire une boîte à ouvrage, destinée à Dinah, qu’il voulait lui offrir avant son départ.

« Tu la reverras dimanche avant qu’elle s’en aille, furent ses premiers mots. Si tu étais bon à quelque chose, tu la ramènerais dimanche soir avec toi, pour que je la voie encore.

— Non, mère ; Dinah reviendrait bien certainement, si elle le jugeait convenable. Je n’aurais pas besoin de l’y engager. Elle pense que ce serait te déranger inutilement de venir seulement pour te redire adieu.

— Elle ne s’éloignerait jamais, je sais, si Adam pouvait l’aimer et l’épouser ; mais tout va à contre-sens, » dit Lisbeth dans un mouvement d’impatiente vexation.

Seth s’arrêta un moment et leva les yeux sur la figure de sa mère en rougissant légèrement. « Comment ! t’a-t-elle dit quelque chose de ce genre, mère ? demanda-t-il en baissant la voix.

— Dit ? non, elle n’a rien dit. Il n’y a que les hommes qui doivent attendre que les gens disent les choses pour les découvrir.

— Bien, mais qu’est-ce qui te le fait penser, mère ? Qu’est-ce qui t’a mis ça dans la tête ?

— Il ne s’agit pas de ce qui s’est mis dans ma tête ; ma tête n’est pas si vide pour que ça y pût entrer, si cela n’était pas. Je sais qu’elle l’aime, comme je sais que le vent vient par cette porte, et c’est assez. Et il pourrait vouloir l’épouser, s’il savait qu’elle l’aime, mais il n’y pensera jamais, si quelqu’un ne l’aide. »

La supposition de sa mère, au sujet des sentiments de Dinah à l’égard d’Adam, n’était pas une idée tout à fait nouvelle pour Seth ; mais ses derniers mots l’alarmèrent, dans la crainte qu’elle ne voulût elle-même ouvrir les yeux d’Adam. Il n’était pas sûr des sentiments de Dinah, et il croyait l’être de ceux d’Adam.

« Non, mère, non, dit-il avec instance, tu ne dois pas penser à parler de cela à Adam. Tu n’as pas le droit de juger de ce que sent Dinah, si elle ne te l’a pas dit, et cela ne ferait que du mal de raconter cela à Adam. Il a beaucoup de reconnaissance et d’affection pour elle ; mais il n’a aucune pensée à son égard qui l’engageât à en faire sa femme, et je ne crois pas que Dinah voulût l’épouser non plus. Je ne suppose pas qu’elle veuille se marier du tout.

— Eh ! fit Lisbeth avec impatience, tu penses ainsi, parce qu’elle n’a pas voulu de toi. Elle ne t’épousera jamais ; tu ferais aussi bien de désirer qu’elle prît ton frère. »

Seth fut blessé. « Mère, dit-il d’un ton de reproche, ne juge pas ainsi de moi. Je serais aussi reconnaissant de l’avoir pour sœur que toi de l’avoir pour fille. Je ne songe plus à moi dans cette affaire, et je le prendrai mal, si tu le redis encore.

— Bien, bien ; alors tu ne dois pas me contrarier en disant que les choses ne sont pas, quand elles sont.

— Mais, mère, tu ferais tort à Dinah en disant à Adam ce que tu penses d’elle. Ça ne ferait que du mal, car ça mettrait Adam mal à l’aise, s’il n’a pas le même sentiment pour elle. Et je suis joliment sûr qu’il ne sent rien de ce genre.

— Eh ! ne me dis pas ce dont tu es sûr ; tu ne connais rien à cela. Pourquoi va-t-il constamment chez les Poyser, s’il ne désire pas la voir ? Il y va deux fois quand il avait l’habitude d’y aller une. Peut-être ne sait-il pas qu’il a besoin de la voir ; il ne sait pas que je mets du sel dans sa soupe ; mais il s’apercevrait bien vite s’il n’y en avait pas. Il ne pensera jamais à se marier, si on ne lui en donne l’idée, et, si tu avais quelque amitié pour ta mère, tu le mettrais au fait, et tu ne laisserais pas Dinah s’éloigner de mes yeux, quand je pourrais l’avoir pour qu’elle me donne un peu de consolation avant que j’aille reposer près de mon vieux homme, sous l’épine blanche.

— Non, mère, non, ce n’est pas manque de tendresse pour toi ; mais j’agirais contre ma conscience, si je prenais sur moi de dire ce que peut penser Dinah. Et, de plus, je crois que ce serait faire offense à Adam que de lui parler de mariage, et je te conseille de ne pas le faire. Tu peux te tromper tout à fait au sujet de Dinah ; elle-même, j’en suis assez sûr, d’après ce qu’elle m’a dit au sabbat dernier, n’a aucune intention de se marier.

— Eh ! tu es aussi contrariant que tout le reste. Si c’était quelque chose que je ne voulusse pas, ça serait bientôt fait. »

Lisbeth se leva du banc sur ces paroles et sortit de l’atelier, laissant Seth très-inquiet qu’elle n’allât troubler l’esprit d’Adam au sujet de Dinah. Il se consola bientôt en réfléchissant que, depuis le chagrin d’Adam, Lisbeth avait été trop timide vis-à-vis de lui pour lui parler sur des matières de sentiment, et qu’elle n’oserait guère approcher de ce sujet, le plus délicat de tous. Mais si cela était, il espérait qu’Adam ne ferait pas grande attention à ce qu’elle dirait.

Seth avait raison de croire que Lisbeth serait retenue par sa crainte ; et pendant les trois jours suivants, les moments où elle eut l’occasion de parler à Adam furent trop rares et trop courts pour qu’elle en eût la tentation. Mais dans ses longues heures de solitude elle ruminait ses pensées de regret au sujet de Dinah, jusqu’à ce qu’elles atteignissent presque ce point de force indomptable où elles sont prêtes à s’élancer brusquement de leur retraite cachée. Et le dimanche matin, quand Seth fut parti pour la chapelle de Treddleston, une dangereuse occasion vint se présenter.

Le dimanche matin était le temps le plus heureux de toute la semaine pour Lisbeth ; comme il n’y avait de service à l’église d’Hayslope que l’après-midi, Adam restait toujours à la maison, ne faisant pas autre chose qu’une lecture, occupation de laquelle elle osait se hasarder à l’interrompre. De plus, elle préparait toujours un meilleur dîner qu’à l’ordinaire pour ses fils, très-fréquemment pour Adam seul avec elle, Seth étant souvent absent tout le jour. L’odeur du rôti devant un feu clair dans la cuisine bien propre, son Adam chéri, assis près d’elle dans ses meilleurs habits, ne faisant rien de très-important, en sorte qu’elle pouvait lui passer la main dans les cheveux si ça lui plaisait, et le voir la regarder et lui sourire, tandis que Gyp, presque jaloux, plantait son museau entre eux deux, tout cela faisait le paradis terrestre de la pauvre Lisbeth.

Le livre qu’Adam lisait le plus souvent le dimanche matin était sa grosse Bible à images, et ce matin-là elle était ouverte devant lui sur la table de sapin blanc dans la cuisine, car il y restait, malgré le feu, parce qu’il savait que sa mère aimait à l’avoir avec elle, et que c’était le seul jour de la semaine où il pût satisfaire ce désir. Vous auriez eu du plaisir à voir Adam lisant sa Bible. Il ne l’ouvrait jamais les jours de travail, mais il y venait comme à un livre qui donne du repos, lui servant d’histoire, de biographie et de poésie. Il avait une main passée entre les boutons de son gilet, et l’autre prête à tourner les feuillets. Dans le cours d’une matinée vous auriez vu bien des changements sur sa figure. Quelquefois ses lèvres remuaient comme pour articuler : c’était quand il arrivait à un discours qu’il pouvait s’imaginer proférer lui-même, tel que le discours au peuple, de Samuel mourant. D’autres fois ses sourcils se relevaient, et les coins de sa bouche tremblaient un peu de quelque triste sympathie ; quelque chose, peut-être, comme la rencontre du vieil Isaac avec son fils, le touchait vivement. Quelquefois, en lisant le Nouveau Testament, un air très-solennel se peignait sur son visage, et de temps en temps il remuait la tête en sérieux assentiment, ou levait la main et la laissait retomber. Quelque autre matin, quand il lisait les livres apocryphes, qu’il aimait beaucoup, les paroles bien tranchées du fils de Sirach amenaient un sourire de plaisir, quoiqu’il se donnât parfois la jouissance de différer d’opinion avec l’écrivain apocryphe, car Adam connaissait parfaitement les articles de foi, comme cela convient à un fidèle de l’Église établie.

Lisbeth, dans les moments où son dîner ne requérait pas ses soins, s’asseyait toujours en face de lui et le regardait, jusqu’à ce qu’elle ne pût résister plus longtemps à s’approcher et lui faire une caresse pour attirer son attention. Ce matin, il lisait l’Évangile selon saint Matthieu, et sa mère était restée quelques minutes debout près de lui, caressant ses cheveux qui étaient plus unis qu’à l’ordinaire, et regardant les grandes pages, silencieusement intriguée du mystère des lettres. Elle était encouragée à continuer cette caresse, parce que, lorsqu’elle s’était approchée de lui, il s’était renversé sur le dossier de sa chaise en la regardant avec affection et en lui disant : « Vraiment, mère, tu as l’air singulièrement contente ce matin. Eh ! Gyp veut que je le regarde ; il ne peut souffrir de penser que c’est toi que j’aime le mieux. » Lisbeth ne dit rien, parce qu’elle avait trop de choses à dire. Puis vint un nouveau feuillet à tourner, et il y avait une image, celle de l’ange assis sur la grande pierre qui avait été roulée loin du sépulcre. Cette image occupait une grande place dans la mémoire de Lisbeth, car elle y avait pensé en voyant Dinah pour la première fois ; et Adam n’eut pas plutôt tourné la page et relevé le livre de côté pour qu’ils pussent voir l’ange, qu’elle dit : « La voilà ! c’est Dinah. »

Adam sourit, et, regardant plus attentivement le visage de l’ange, dit :

« Ça lui ressemble un peu ; mais Dinah est plus jolie, je trouve.

— Eh bien, alors, si tu la trouves si jolie, pourquoi ne l’aimes-tu pas ? »

Adam la regarda avec surprise.

« Pourquoi, mère, penses-tu que je ne fasse pas le plus grand cas de Dinah ?

— Mais, dit Lisbeth effrayée de son propre courage et sentant pourtant qu’elle avait rompu la glace et que l’eau devait couler quoi qu’il arrivât, à quoi sert de faire cas des choses qui sont à trente milles de distance ? Si tu l’aimais, tu ne la laisserais pas partir.

— Mais je n’ai aucun droit de l’en empêcher, si elle le trouve bon, dit Adam en regardant son livre comme s’il désirait continuer sa lecture. Il prévoyait une série de lamentations n’aboutissant à rien. Lisbeth se rassit sur la chaise en face de lui, en disant :

— Mais elle ne le trouverait pas bon si tu n’étais pas si contrariant. Lisbeth n’osait pas encore se hasarder au delà d’une phrase vague.

— Contrariant ? mère, dit Adam en la regardant avec quelque anxiété. Qu’ai-je fait ? Que veux-tu dire ?

— C’est que tu ne veux jamais regarder à rien, ni penser à rien, qu’à tes chiffres et à tes livres, dit Lisbeth presqu’en pleurant. Et crois-tu que tu puisses continuer comme ça toute ta vie, comme si tu étais un homme de bois ? Et que feras-tu quand ta mère ne sera plus là et qu’il n’y aura personne pour avoir soin que tu trouves un peu de bonne nourriture le matin ?

— Mais qu’as-tu dans l’esprit ? mère, dit Adam ennuyé de ces lamentations. Je ne puis comprendre ce que tu as en vue. Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour toi et que je ne fasse pas ?

— Eh ! oui, il y a quelque chose. Tu pourrais faire que j’eusse quelqu’un pour me soulager un peu, m’aider quand je suis malade, et avoir de la bonté pour moi.

— Eh bien, mère, de qui est-ce la faute s’il n’y a pas une servante dans la maison pour te soulager ? Ce n’est pas par ma volonté que tu as trop d’ouvrage à faire. Nous pouvons supporter cette dépense, je te l’ai dit assez souvent. Ce serait beaucoup mieux pour nous.

— Eh ! à quoi sert de parler de servante quand tu penses à quelque fille venant du village ou de Treddleston, que je n’ai jamais vue de ma vie ? J’aimerais mieux m’étendre moi-même dans mon cercueil avant ma mort que d’avoir de ces gens-là pour m’y mettre. »

Adam se tut et essaya de continuer sa lecture. C’était la plus grande sévérité qu’il pût montrer à sa mère un dimanche matin. Mais Lisbeth était allée trop loin maintenant pour s’arrêter, et, après une minute à peine de tranquillité, elle recommença.

« Tu pourrais bien facilement savoir qui je voudrais avoir près de moi. Il n’y a pas beaucoup de gens que j’envoie chercher pour venir me voir, je pense. Et tu as assez souvent été la chercher.

— Je sais que tu penses à Dinah, mère. Mais il ne sert de rien de te mettre dans l’esprit ce qui ne peut pas arriver. Si Dinah désirait rester à Hayslope, il n’est pas probable qu’elle quittât la maison de sa tante où on la regarde comme une fille, et où elle a, pour la retenir, plus d’attachements que chez nous. Si elle avait pu épouser Seth, c’eût été une grande bénédiction ; mais les choses ne peuvent pas s’arranger comme nous le voudrions dans cette vie. Il faut te faire à l’idée que tu dois te passer d’elle.

— Non, je ne puis arranger mon esprit à ça, quand je vois qu’elle est justement faite pour toi ; et rien ne me fera croire que Dieu ne l’a pas faite et envoyée ici exprès pour toi. Qu’est-ce que ça fait qu’elle soit méthodiste ? Cela passera peut-être avec le mariage. »

Adam se renversa sur sa chaise et regarda sa mère. Il comprit maintenant à quoi elle avait voulu en venir dès le commencement de la conversation. C’était un désir déraisonnable, impraticable, comme elle n’en avait jamais témoigné ; mais il ne put s’empêcher d’être ému par une idée si entièrement nouvelle. Le point principal, toutefois, était de chasser cette idée de l’esprit de sa mère aussi promptement que possible.

« Mère, dit-il avec gravité, tu as parlé follement. Ne me fais plus entendre de telles choses. Il n’est pas bien de jaser de ce qui ne peut être. Dinah ne veut pas se marier : elle a mis son cœur à un genre de vie différent.

— C’est probable, dit Lisbeth avec impatience ; c’est probable qu’elle ne veut pas se marier quand ceux qu’elle voudrait bien épouser ne veulent pas la demander. Je ne me serais pas mariée non plus si ton père ne m’avait jamais demandée ; et elle t’aime tout autant que j’ai jamais aimé Thias, mon pauvre homme. »

Le sang envahit le visage d’Adam, et pour quelques instants il ne sut pas bien où il se trouvait ; sa mère et la cuisine avaient disparu, et il ne voyait que la figure de Dinah tournée de son côté. C’était comme une résurrection de ses joies éteintes. Mais il se réveilla bientôt de ce rêve par un triste frisson, car c’eût été absurde à lui de croire ce que disait sa mère : il ne pouvait y avoir aucun motif à ses paroles. Il était fortement porté à lui exprimer ses doutes, peut-être pour faire ressortir des preuves, si elle en avait à lui présenter.

« Pourquoi dis-tu de telles choses, mère, quand tu n’as aucun fondement pour les soutenir ? Tu ne sais rien qui te donne le droit de parler ainsi.

— Il n’y a rien non plus qui me donne le droit de dire que la saison change, quoique ce soit la première chose que je sente en me levant le matin. Dinah n’a pas d’amour pour Seth, je suppose, n’est-ce pas ? Elle ne veut pas l’épouser, lui ? Mais je sais bien voir qu’elle ne se conduit pas avec toi comme avec Seth. Elle n’éprouve rien de plus quand Seth s’approche d’elle que si c’était Gyp ; mais elle est toute tremblante quand tu t’assieds à côté d’elle à déjeuner et que tu la regardes. Tu crois que ta mère ne sait rien ; mais elle était au monde avant que tu fusses né.

— Mais comment peux-tu être sûre que ce tremblement annonce de l’amour ? dit Adam avec inquiétude.

— Eh ! qu’est-ce que cela annoncerait d’autre ? Tu es bien fait pour être aimé, car, où trouverait-on un homme plus franc, plus habile que toi ? Et qu’est-ce que cela fait, qu’elle soit méthodiste ? Ce n’est qu’un peu de souci dans la soupe. »

Adam avait enfoncé les mains dans ses poches et regardait le livre qui était sur la table, sans en voir une seule lettre. Il tremblait comme un chercheur d’or qui voit de puissants indices, mais qui aperçoit au même moment des chances décevantes. Il ne pouvait se fier aux suppositions de sa mère ; elle avait vu ce qu’elle désirait voir. Et cependant, cependant… aujourd’hui qu’on lui suggérait cette pensée, il se rappelait une quantité de choses, petites, de peu de valeur, légères comme les rides que crée sur l’eau une brise imperceptible, et qui toutes lui paraissaient confirmer les paroles de sa mère.

Lisbeth remarqua qu’il était ému. Elle continua :

« Et tu verras comme tu seras malheureux quand elle sera partie. Tu l’aimes plus que tu ne penses. Tes yeux la suivent partout, comme ceux de Gyp te suivent. »

Adam ne put rester tranquille plus longtemps. Il se leva, prit son chapeau et sortit.

Le soleil brillait, ce soleil du commencement de l’automne, que nous sentirions n’être pas celui de l’été, lors même que nous ne verrions pas de teintes jaunes sur le tilleul et le châtaignier ; ce soleil du dimanche, qui représente mieux le repos à l’homme qui travaille ; ce soleil du matin, qui laisse encore la rosée cristalline sur les fils délicats de la Vierge à l’ombre des haies touffues.

Adam avait besoin de cette calme influence ; il était étonné de la manière impérieuse dont cette pensée nouvelle de l’amour de Dinah s’était emparée de lui, tellement qu’il faisait céder tout autre sentiment devant le désir ardent de savoir si cette supposition était fondée. Il lui paraissait singulier que, jusqu’à ce moment, la possibilité qu’ils pussent s’aimer n’eût jamais traversé son esprit, et que maintenant tous ses souhaits se portassent avec ardeur vers cette espérance ; il n’avait pas plus de doutes ou d’hésitation sur ce qu’il désirait que l’oiseau qui dirige son vol vers le point d’où vient la lumière du jour. Ce soleil du dimanche d’automne le calma, non pas en le préparant à accepter une déception, si sa mère ou lui-même s’étaient mépris à l’égard des sentiments de Dinah, mais par un doux encouragement à espérer. L’amour de Dinah était si semblable à cette paisible lumière, qu’il les confondait ensemble et croyait à l’un comme à l’autre. Sa première passion, loin d’être affaiblie par les souvenirs qui la rattachaient à Dinah, en était plutôt sanctifiée. Bien plus, son amour pour elle était né de ce passé : c’était le midi de son matin.

Mais Seth, serait-il peiné ? Bien peu ; car il avait l’air entièrement satisfait depuis quelque temps, et il n’y avait point en lui de penchant à la jalousie égoïste ; il n’en avait jamais éprouvé de la préférence de sa mère pour Adam. Mais soupçonnait-il quelque chose de ce dont parlait sa mère ? Adam était impatient de le savoir, car il pensait pouvoir mieux se fier à l’observation de Seth qu’à celle de Lisbeth. Il fallait qu’il pût le voir avant de rencontrer Dinah ; et dans cette pensée il retourna à la chaumière et dit à sa mère :

« Est-ce que Seth t’a dit quand il rentrerait à la maison ? Reviendra-t-il pour dîner ?

— Oui, mon fils ; il reviendra, par extraordinaire. Il n’est pas allé à Treddleston. Il est allé à quelque autre endroit de prêche et de prière.

— Tu n’as aucune idée du côté où il est allé ?

— Non ; mais il va souvent à la commune. Tu sais mieux ce qu’il fait que moi. »

Adam aurait désiré aller à la rencontre de Seth ; mais il dut attendre, se promener dans les champs les plus près et tâcher de l’apercevoir le plus tôt possible. Ce ne serait pas avant une heure, car Seth n’arriverait à la maison que peu de temps avant le dîner. Adam ne pouvait se remettre à sa lecture, et il marcha lentement le long du ruisseau, ayant l’air préoccupé de visions qui n’étaient ni le ruisseau ou les saules, ni les champs ou les nuages. De temps en temps il en était distrait par la surprise que lui causaient la force et la douceur de ce nouvel amour, à peu près comme celle qu’on éprouve à la certitude d’avoir acquis une puissance nouvelle dans un art laissé de côté pendant un certain temps. Comment se fait-il que les poètes aient dit tant de belles choses sur notre premier amour et si peu sur celui qui vient plus tard ? Leurs premiers poèmes sont-ils les meilleurs ? ou ne sont-ce pas plutôt ceux qui naissent de pensées plus mûres, d’une plus grande expérience et d’affections plus profondes ? La voix argentine de l’enfant a son charme printanier, mais un homme doit donner des notes plus riches et plus puissantes.

Enfin Seth parut à une barrière éloignée et son frère se hâta d’aller à sa rencontre. Il fut surpris, et pensa qu’il était arrivé quelque chose d’extraordinaire ; mais l’expression d’Adam, quand il fut près de lui, disait assez qu’il n’y avait rien d’alarmant.

« Où es-tu été ? dit Adam.

— Je suis allé à la commune, dit Seth. Dinah a prêché la parole à une petite réunion d’auditeurs chez Pierre-à-Soufre, comme on l’appelle. Ces gens de la commune ne vont presque jamais à l’église ; mais ils veulent bien aller écouter Dinah. Elle a parlé ce matin avec beaucoup de force sur le texte. « Je ne suis pas venu pour appeler les justes, mais pour inviter les pécheurs à la repentance. » Et il y a eu une petite scène intéressante. Les femmes pour la plupart y apportent leurs enfants ; mais aujourd’hui il y avait un robuste petit garçon de trois ou quatre ans, à tête frisée, que je n’avais jamais vu avant. Il était aussi sot que possible au commencement pendant que je faisais la prière et lors du chant ; mais quand nous nous sommes tous assis et que Dinah a commencé de parler, ce petit être est resté subitement immobile comme une borne, la regardant bouche béante : tout d’un coup il échappe à sa mère et court vers Dinah, dont il tire la robe comme un petit chien pour qu’elle fasse attention à lui. Alors Dinah l’a pris sur ses genoux et a continué de parler ; il a été aussi sage que possible, puis s’est endormi, et sa mère pleurait en le voyant.

— C’est dommage qu’elle ne devienne pas mère de famille elle-même, dit Adam, avec l’amour qu’elle a pour les enfants. Crois-tu qu’elle soit décidée à ne pas se marier, Seth ? Crois-tu que rien ne puisse changer sa résolution ? »

Il y avait quelque chose de particulier dans le ton de son frère qui fit que Seth lui jeta un regard à la dérobée avant de répondre.

« Il me siérait mal de dire que rien ne pourrait la changer. Mais si tu penses à moi, j’ai abandonné toute idée qu’elle pût jamais être ma femme. Elle m’appelle son frère et cela me suffit.

— Mais penses-tu qu’elle pût jamais aimer assez quelqu’un pour consentir à l’épouser ? dit Adam presque avec timidité.

— Eh bien, dit Seth après quelque hésitation, cette idée m’a souvent traversé l’esprit ces jours derniers ; mais Dinah ne se laissera jamais entraîner par l’amour de la créature en dehors du sentier qu’elle croit que Dieu lui a tracé. Si elle ne pense pas être en cela dirigée par lui, ce n’est pas une femme à se laisser dominer par une affection. Et elle a toujours paru convaincue d’être clairement appelée à travailler pour prendre soin des autres, sans se faire à elle-même une demeure terrestre.

— Mais à supposer, dit Adam sérieusement, à supposer qu’il se trouvât un homme qui la laissât libre d’agir de même sans la gêner en rien, elle pourrait faire tout ce qu’elle fait maintenant aussi bien étant mariée qu’en étant isolée. D’autres femmes de son espèce se sont mariées, c’est-à-dire, pas tout à fait de son espèce, mais des femmes qui prêchaient et secouraient les malades et les affligés. Par exemple, madame Fletcher dont elle a parlé. »

Une nouvelle lumière avait éclairé Seth. Il se retourna, et posant la main sur l’épaule d’Adam, lui dit : « Voudrais-tu l’épouser, toi, frère ? »

Adam eut l’air indécis sous le regard interrogateur de Seth et dit : « Cela te ferait-il de la peine s’il arrivait qu’elle me fût plus attachée qu’à toi ?

— Pas du tout, dit Seth avec chaleur ; comment pourrais-tu le croire ? Ai-je si peu partagé tes chagrins que je ne pusse partager tes joies ? »

Il y eut un silence de quelques moments tandis qu’ils marchaient, puis Seth dit :

« Je n’avais aucune idée que tu eusses jamais pensé à l’avoir pour femme.

— Mais, puis-je y penser ? dit Adam ; que crois-tu ? La mère est cause que je sais à peine où je suis avec ce qu’elle m’a dit ce matin. Elle prétend être sûre que Dinah a pour moi des sentiments plus qu’ordinaires, et consentirait à m’accepter. Mais j’ai peur qu’elle ne parle sans fondement. Je désirerais savoir si tu as observé quelque chose.

— C’est un point délicat, dit Seth, et j’ai peur de me tromper : outre cela, je n’ai aucun droit de me mêler de ce que les autres sentent s’ils ne veulent pas le dire eux-mêmes. » Seth s’arrêta.

« Mais tu pourrais le lui demander, dit-il après. Elle n’a point été offensée de ma demande ; et tu as plus de droit que je n’en avais, si ce n’est que tu ne fais pas partie de la société. Mais Dinah n’est pas de l’avis de ceux qui la ferment strictement à d’autres qu’aux membres. Elle ne craint pas d’y faire entrer ceux qui sont dignes d’être admis dans le royaume de Dieu. Quelques-uns des frères de Treddleston sont mécontents d’elle à cause de cela ?

— Où sera-t-elle le reste du jour ? dit Adam.

— Elle m’a dit qu’elle ne quitterait pas la Ferme aujourd’hui, parce que c’est le dernier sabbat qu’elle y passe, et qu’elle veut lire dans la grosse Bible avec les enfants. »

Adam pensa, mais sans le dire : « Alors j’irai cette après-midi : car si je vais à l’église, mes pensées seront avec Dinah pendant tout le service. On chantera l’antienne sans moi aujourd’hui. »