Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
É. Dentu — H. Georg (tome IIp. 234-242).

CHAPITRE XLIII

le verdict

L’endroit choisi pour cour de justice ce jour-là était une vaste et antique salle, détruite depuis par un incendie. La lumière qui tombait sur ce pavé humain de têtes serrées, arrivait par une rangée de fenêtres en ogives, et les vieux vitraux colorés la mélangeaient de teintes chaudes et douces. De terribles armures couvertes de poussière se détachaient en haut relief devant la sombre galerie de chêne placée à l’extrémité de la salle ; et sous la large arcade de la grande fenêtre en face, s’étendait un rideau d’antique tapisserie, couvert de mélancoliques figures à moitié effacées, comme un rêve confus des temps passés. C’est là que pendant tout le reste de l’année vivaient les pâles souvenirs d’anciens rois et reines malheureux, détrônés, emprisonnés ; mais aujourd’hui leurs ombres avaient fui, et pas une âme dans cette vaste enceinte ne pensait à autre chose qu’à un malheur actuel faisant battre des cœurs vivants.

Mais ce malheur semblait s’être fait à peine comprendre jusqu’au moment où parut tout d’un coup la figure élevée d’Adam Bede, introduit à côté de la prisonnière. À la vive lumière de cette grande salle, au milieu des visages bien rasés des autres hommes, le sien offrait des marques de souffrance qui frappèrent même M. Irwine, quoiqu’il l’eût vu peu de temps auparavant, mais à la clarté voilée de sa petite chambre. Les gens d’Hayslope qui le virent alors, n’oubliaient jamais, en racontant l’histoire d’Hetty Sorrel, au coin du feu, dans leur vieillesse, de dire leur émotion lorsque Adam Bede parut ; ce pauvre garçon, plus grand de la tête que presque tous ceux qui l’entouraient, et qu’ils le virent prendre place à côté d’elle.

Mais Hetty ne le vit pas. Elle se tenait dans la même position que Bartle Massey avait décrite, les mains croisées l’une sur l’autre et les yeux fixés dessus. Adam n’avait point osé la regarder au premier moment, mais enfin, lorsque l’attention de la cour fut occupée par la procédure, il tourna le visage vers elle bien résolu à ne pas reculer.

Pourquoi disait-on qu’elle était si changée ? Dans la personne que nous aimons, c’est la ressemblance des traits, que nous voyons, ressemblance qui se fait d’autant plus vivement sentir qu’il y avait quelque chose d’autre qui n’est plus. Il retrouvait encore ce doux visage, ce cou moelleux, ces boucles de cheveux noirs, ces longs cils et ces lèvres gracieuses ; elle était pâle et maigre, oui, mais ressemblant à Hetty, et seulement à elle seule. D’autres pensaient, en la voyant, que quelque démon avait jeté sur elle un regard pernicieux, l’avait dépouillée de son âme de femme, et ne lui avait laissé qu’une opiniâtreté désespérée. Mais comme l’attachement de la mère, ce type le plus complet d’une vie fondue en une autre vie, ce qui est l’essence du véritable amour humain, retrouve l’enfant chéri même dans l’homme avili et dégradé, de même pour Adam, cette pâle coupable, à l’air endurci, était la jeune fille qui lui avait souri sous le pommier du jardin ; c’était cette Hetty, qu’il avait d’abord tremblé de voir, et dont il ne pouvait plus maintenant détourner les yeux.

Mais bientôt il entendit quelque chose qui le força à écouter et lui rendit le sens de la vue moins absorbant. Il y avait au banc des témoins une femme d’âge mûr, qui parlait d’une voix ferme et distincte. Elle disait :

« Mon nom est Sarah Stone. Je suis veuve et je tiens une petite boutique autorisée de thé, de tabac à fumer et à priser, dans la Ruelle de l’Église à Stoniton. La prisonnière qui est là est la même jeune femme qui vint, l’air malade et fatigué, un panier à son bras, me demander de la loger chez moi samedi soir, le 27 février. Elle avait pris la maison pour une auberge, parce qu’il y a une enseigne à la porte. Et quand je lui dis que je ne recevais pas de gens en logement, elle pleura et dit qu’elle était trop fatiguée pour se rendre ailleurs, qu’elle ne désirait un lit que pour une nuit. Sa jolie figure, sa position et quelque chose de respectable dans son costume et ses regards, le chagrin qu’elle paraissait ressentir, firent que je ne pus avoir le cœur de la renvoyer tout de suite. Je la fis asseoir, je lui donnai du thé et lui demandai où elle allait et où se trouvaient ses amis. Elle me dit qu’elle allait chez elle vers ses parents ; que c’étaient des fermiers demeurant loin d’ici, qu’elle avait fait un long voyage qui lui avait coûté plus d’argent qu’elle ne s’y était attendue, en sorte qu’il ne lui en restait presque plus ; elle avait peur d’aller là où on lui en demanderait beaucoup. Elle avait été obligée de vendre la plupart des objets que renfermait son panier ; mais elle donnerait avec reconnaissance un schelling pour sa couchée. Je ne vis aucune raison de ne pas recevoir cette jeune femme pour la nuit. Je n’ai qu’une chambre, mais il y a deux lits, et je lui dis qu’elle pouvait rester avec moi. Je pensais qu’elle avait été entraînée à une faute et se trouvait dans l’embarras, mais que puisqu’elle allait vers ses amis, ce serait une bonne œuvre de la préserver d’un plus grand malheur. »

Le témoin raconta ensuite qu’un enfant était né dans la nuit, et elle reconnut les linges de l’enfant qu’on lui montrait pour être ceux dont elle l’avait elle-même enveloppé.

« Ce sont bien les mêmes. Je les ai faits moi-même, et je les ai conservés depuis la naissance de mon dernier garçon. Je m’occupai beaucoup de la mère et de l’enfant. Je ne pouvais m’empêcher de m’intéresser à ce pauvre petit et d’en être inquiète. Je n’envoyai pas chercher de docteur, parce que cela ne paraissait pas nécessaire. Je dis à la mère, quand il fit jour, qu’il fallait me dire le nom de ses amis, leur demeure et me laisser leur écrire. Elle répondit que bientôt elle leur écrirait, mais pas ce jour-là. Malgré tout ce que je pus lui objecter pour l’en empêcher elle voulut se lever et s’habiller. Elle se disait tout à fait assez forte et elle montrait un courage étonnant. Je ne savais trop ce que je devais faire à son égard, et vers le soir je me décidai à aller, lorsque le service religieux serait terminé, en parler au ministre. Je quittai la maison à huit heures et demie à peu près. Je ne sortis pas par la porte de la boutique, mais par une porte de derrière qui ouvre sur une allée étroite. Je n’ai que le rez-de-chaussée de la maison, et la cuisine et la chambre à coucher donnent toutes deux sur cette allée. Je laissai l’accusée assise devant le feu de la cuisine avec l’enfant sur ses genoux. Elle n’avait point pleuré ni paru abattue dans la journée comme dans la nuit. Je trouvai une singulière expression à ses yeux et elle était assez colorée vers le soir. J’eus peur de la fièvre, et je pensai à aller demander à une personne de ma connaissance, femme expérimentée, de venir avec moi quand je rentrerais. La nuit était très-obscure. Je ne fermai pas la porte à clef après moi ; il n’y a pas de serrure : seulement un loquet et un verrou en dedans, et lorsqu’il n’y a personne à la maison je sors toujours par la porte de la boutique. Mais je pensai qu’il n’y avait point de danger à la laisser sans verrou pour ce peu de temps. Je fus plus longtemps absente que je ne l’avais pensé, car je dus attendre que la femme pût venir avec moi. Il se passa une heure et demie avant notre retour, et quand nous entrâmes, la chandelle brûlait à la place où je l’avais laissée, mais la prisonnière et l’enfant n’y étaient plus. Elle avait pris son manteau et son chapeau, et elle avait laissé le panier et ce qui était dedans… Je fus horriblement effrayée, et fâchée de ce qu’elle était partie. Je n’allai pas à la police, parce que je ne pensais pas qu’elle eût de mauvaises intentions, et que je savais qu’elle avait de l’argent pour se nourrir et se loger. Je ne voulais mettre personne à sa poursuite, parce qu’elle avait le droit de me quitter si ça lui convenait. »

L’effet de ce témoignage sur Adam fut électrique, et lui donna une force nouvelle. Hetty ne pouvait pas être coupable du crime, — son cœur devait s’être attaché à son enfant, — autrement pourquoi l’aurait-elle pris avec elle ? Elle aurait pu le laisser. Ce petit être était mort naturellement, et elle l’avait caché ; les enfants sont si sujets à la mort ! — et il pouvait y avoir les plus forts soupçons sans aucune preuve de crime. Son esprit était si occupé d’arguments imaginaires pour la disculper, qu’il ne fit pas attention aux questions minutieuses de l’avocat d’Hetty, qui essaya, sans succès, de prouver que l’accusée avait montré quelques mouvements d’affection maternelle pour l’enfant. Pendant tout le temps qu’avait duré l’interrogatoire de ce témoin, Hetty était restée aussi immobile qu’avant ; son oreille ne paraissait saisir aucun son. Mais la voix du témoin suivant toucha une corde qui était encore sensible ; elle tressaillit et lui jeta un regard d’épouvante, puis détourna aussitôt la tête et baissa les yeux sur ses mains comme avant. Ce témoin était un homme, un rude paysan. Il dit :

« Mon nom est John Olding. Je suis laboureur et demeure à Tedd’ Hole, à deux milles de Stoniton. Il y a eu lundi passé huit jours, que, vers une heure de l’après-midi, comme j’allais au taillis d’Hetton, je vis, à environ un quart de mille du taillis, la prisonnière, avec un manteau rouge, assise vers une meule de foin non loin de la barrière. Elle se leva quand elle m’aperçut et marcha d’un autre côté. C’était un chemin régulier à travers les champs, et il n’y avait rien d’étonnant à y voir une jeune femme, mais je la remarquai parce qu’elle paraissait pâle et effrayée. Je l’aurais prise pour une mendiante sans ses bons vêtements. Je lui trouvais l’air égaré, mais ce n’était pas mon affaire. Je m’arrêtai et me retournai pour la regarder encore, mais elle alla droit devant elle tant qu’elle fut en vue. Je me rendais de l’autre côté du taillis pour chercher quelques perches. Il y a un chemin qui le traverse avec quelques petites clairières çà et là, où les arbres ont été abattus, et quelques-uns n’ont pas encore été enlevés. Mais je ne suivis pas le chemin du bois et pris une direction plus courte pour l’endroit où j’allais. Je n’étais pas bien loin de la route, dans une des éclaircies, quand j’entendis un singulier bruit. Je pensai que c’était quelque animal que je ne connaissais pas, et je ne tenais pas à m’arrêter pour le voir dans ce moment. Mais ce cri continua et me parut si étrange dans cet endroit, que je ne pus m’empêcher d’écouter. Je pensais, si c’était un animal rare, que je pourrais en tirer de l’argent. J’eus beaucoup de peine à comprendre d’où ce cri venait, et pendant longtemps je regardai aux branches. Puis ensuite je crus que cela venait d’en bas ; il y avait là une quantité de débris de bois, des touffes d’herbe et un ou deux troncs. Je cherchai par là, mais sans rien trouver, et à la fin le cri cessa. Alors j’y renonçai et j’allai à mon affaire. Mais quand je revins par le même chemin, environ une heure après, je ne pus m’empêcher de poser mes perches pour chercher encore un peu. Et juste en me baissant je vis par terre quelque chose de surprenant, rond et blanchâtre sous une branche de noisetier à côté de moi. Je m’accroupis pour le ramasser, et je trouvai que c’était la main d’un petit enfant. »

À ces mots un frisson parcourut l’auditoire. Hetty tremblait visiblement : maintenant, pour la première fois, elle paraissait écouter ce que disait un témoin.

« Il y avait une quantité de copeaux amassés juste à l’endroit où le terrain faisait un creux sous le buisson, et la main en sortait. Mais il y avait un vide laissé à une place, et je pus voir dessous la tête de l’enfant. Je retirai à la hâte l’herbe et les copeaux, et je le sortis. Il était enveloppé de bons linges, mais le corps était froid, et je pensai qu’il était mort. Je quittai promptement le bois et le portai chez moi à ma femme. Elle me dit qu’en effet il était mort et que je ferais mieux de le déposer à la paroisse et de le dire au constable. Je lui répondis : « Je gagerais ma tête que c’est l’enfant de la jeune femme que j’ai rencontrée en allant au taillis. » Mais il semblait qu’elle se fût dérobée à la vue. Je portai ce petit corps à la paroisse d’Hetton, je racontai la chose au constable, et nous allâmes à la justice. Puis nous nous mîmes à la recherche de la jeune femme jusqu’à la nuit obscure, et nous allâmes à Stoniton donner des renseignements pour qu’on pût l’arrêter. Le lendemain matin, un autre constable vint me chercher pour aller avec lui à l’endroit où j’avais trouvé l’enfant. Quand nous y arrivâmes, nous trouvâmes la prisonnière assise vers le buisson d’où je l’avais tiré elle pleura en nous voyant, sans chercher à se sauver. Elle avait un gros morceau de pain sur ses genoux. »

Adam avait poussé un gémissement de désespoir pendant que ce témoin parlait. Il cachait sa tête sur son bras, appuyé sur la balustrade devant lui. Ce fut le moment suprême de sa souffrance. Hetty était coupable ; et il implorait silencieusement le secours de Dieu. Il n’entendit aucun témoin et ne s’aperçut ni que la procédure à charge se trouvait terminée, ni que M. Irwine était dans le banc des témoins, parlant de la réputation sans tache qu’avait Hetty dans sa propre paroisse et des habitudes vertueuses dans lesquelles elle avait été élevée. Ce témoignage ne pouvait avoir aucun effet sur la sentence, mais il le donnait comme une partie du plaidoyer que le conseiller d’Hetty aurait prononcé pour la recommander à la miséricorde des juges, s’il lui était permis de parler pour elle, — faveur que l’on n’accordait point aux criminels dans ces temps austères.

À la fin Adam releva la tête, car il y avait autour de lui un mouvement général. Le juge s’était adressé aux jurés et ils se retiraient. Le moment décisif n’était pas loin. Adam sentait un frisson d’horreur qui l’empêchait de regarder Hetty, mais elle était depuis longtemps retombée dans son indifférence obstinée. Tous les yeux se dirigeaient sur elle, mais elle était comme une statue du sombre désespoir.

Il y avait un mélange de bruissements, de chuchotements et de va-et-vient dans le tribunal pendant cet intervalle. Le désir d’écouter était suspendu, et chacun avait quelque sentiment ou opinion à exprimer à voix basse. Adam restait assis à regarder sans but devant lui, et il ne voyait rien de ce qui était en face de lui ; le conseiller et les procureurs parlaient froidement affaires, et M. Irwine était en conversation animée à voix basse avec le juge : Adam ne le vit pas se rasseoir, très-agité, et secouer tristement la tête lorsque quelqu’un vint lui parler à l’oreille.

Le travail intérieur était trop fort chez Adam pour qu’il pût prendre part à ce qui se passait au dehors, jusqu’à ce que quelque forte sensation le réveillât.

Il ne s’écoula pas beaucoup de temps, à peine plus d’un quart d’heure, avant que le coup indiquant que les jurés avaient terminé leur délibération ne donnât à chacun le signal du silence. Il est sublime ce recueillement d’une grande multitude, qui dit que tous sont émus comme une seule âme. Le silence parut devenir de plus en plus profond, comme la nuit croissante, quand les noms des jurés furent appelés, et que la prisonnière dut lever la main pendant qu’ils prononçaient leur verdict :

« Coupable ! »

C’était l’arrêt que chacun attendait, mais il y eut un soupir de bien des cœurs affligés, de ce qu’il n’était suivi d’aucune recommandation à la clémence. Cependant la sympathie de l’audience n’était pas pour la prisonnière : son crime paraissait d’autant plus dénaturé qu’il était accompagné d’un mutisme obstiné et insurmontable. Le jugement même n’avait pas paru l’émouvoir ; cependant ceux qui étaient près d’elle la virent trembler.

Le silence revint lorsque le juge se couvrit de sa toque noire et que l’on vit derrière lui le chapelain en costume. Puis il fut profond avant que l’huissier n’eût le temps de l’imposer. On n’aurait pu entendre d’autre bruit que le battement des cœurs. Le juge parla :

« Hetty Sorrel !… »

Le sang monta au visage d’Hetty, puis l’abandonna de nouveau, quand elle leva les yeux vers le juge et les tint avec épouvante fixés sur lui, comme fascinée par la peur. Adam ne s’était pas encore retourné vers elle ; une profonde horreur creusait un abîme entre eux. Mais aux mots : « Puis à être pendue par le cou jusqu’à ce que mort s’ensuive, » un cri perçant résonna dans la salle ; c’était Hetty. Adam se leva d’un bond et étendit les bras vers elle ; mais ils ne purent l’atteindre ; elle était tombée évanouie, et on l’emportait.