Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
É. Dentu — H. Georg (tome IIp. 108-120).

CHAPITRE XXXI

dans la chambre à coucher d’hetty

Les jours n’étaient plus assez longs pour aller se coucher sans chandelle, même dans les habitudes peu tardives de la maison de madame Poyser, et Hetty en emporta une avec elle, quand elle monta enfin à sa chambre à coucher, bientôt après qu’Adam fut parti ; elle poussa le verrou derrière elle.

Maintenant elle allait lire sa lettre. Il devait, oui, il devait s’y trouver de la joie. Comment Adam pourrait-il connaître la vérité ? Il avait dû parler comme il l’avait fait. Elle posa la lumière et sortit la lettre. Elle avait un léger parfum de rose, qui l’impressionna comme si Arthur était près d’elle. Elle la porta à ses lèvres, et un flot de sensations ravivées vint pour quelques instants chasser toute crainte. Mais son cœur commença à s’agiter étrangement et ses mains à trembler en brisant le cachet. Elle lut lentement : ce n’était pas facile pour elle de lire l’écriture d’un gentilhomme, quoique Arthur eût pris la peine d’écrire nettement.

« Très-chère Hetty,

« Je vous ai parlé sincèrement quand je vous ai dit que je vous aimais et que je n’oublierais jamais notre amour. Je serai votre véritable ami tant que durera ma vie, et j’espère vous le prouver de bien des manières. Si je dis dans cette lettre des choses qui vous feront de la peine, ne croyez point que ce soit par manque d’amour et de tendresse à votre égard, car il n’est rien que je ne voulusse faire pour vous, si je savais que ce fût réellement pour votre bonheur. Je ne puis supporter l’idée de ma petite Hetty versant des larmes quand je ne suis pas là pour les essuyer par mes baisers ; et si je suivais ma propre inclination, je serais avec elle en ce moment, au lieu d’écrire. Il m’est bien pénible de me séparer d’elle, bien plus pénible encore de lui exprimer des choses qui peuvent lui paraître désobligeantes, quoiqu’elles partent de la plus sincère bienveillance.

« Chère, chère Hetty, quelque délicieux que votre amour ait été pour moi, quelque douceur que je pusse trouver à ce que vous m’aimassiez toujours, je sens qu’il eût bien mieux valu pour tous les deux que nous n’eussions pas eu ce bonheur, et que mon devoir est de vous demander de m’aimer et de vous occuper de moi le moins qu’il vous sera possible. Toute la faute est de mon côté, car, quoique j’aie été incapable de résister au désir d’être près de vous, j’ai senti pendant tout ce temps que votre affection pour moi pourrait vous causer du chagrin. J’aurais dû ne pas céder à mes sentiments. Je l’aurais fait, si j’avais été meilleur que je ne le suis ; mais maintenant, puisque le passé ne peut se changer, je suis déterminé à vous sauver de tout malheur que je pourrai empêcher. Et je sens que ç’en serait un grand pour vous, si votre affection continuait à se porter sur moi assez fortement pour vous empêcher de penser qu’aucun autre homme ne pût vous rendre plus heureuse par son amour que je ne l’ai jamais fait, et si vous continuiez à espérer pour l’avenir quelque chose qui ne peut avoir lieu. Car, chère Hetty, si, comme vous en avez parlé un jour, je faisais jamais de vous ma femme, ce serait, comme vous le penseriez plus tard vous-même, faire votre malheur au lieu de votre bonheur. Je sais que vous ne pourrez jamais être heureuse qu’en vous mariant à un homme de votre condition, et si je devais vous épouser à présent, ce ne serait qu’ajouter au tort que j’ai eu, et, de plus, agir contre mon devoir vis-à-vis de mes autres relations dans le monde. Vous ne savez rien, chère Hetty, de ce monde dans lequel je dois toujours vivre, et vous commenceriez bien vite à ne plus m’aimer, quand vous verriez en combien peu de choses nous sommes semblables.

« Et puisque je ne puis vous épouser, il faut nous séparer ; il faut essayer de comprendre que nous ne devons plus nous aimer. Je suis désespéré de vous le dire, mais cela ne peut être autrement. Soyez fâchée contre moi, ma douce amie, je le mérite ; mais ne croyez pas que je veuille ne plus jamais m’occuper de vous, ne plus avoir de reconnaissance pour vous, ne plus me rappeler mon Hetty ; et, s’il survenait jamais quelque malheur que nous ne prévoyons pas maintenant, fiez-vous à moi pour faire tout ce qui sera en mon pouvoir.

« Je vous ai dit où vous pouviez adresser une lettre, si vous aviez besoin d’écrire, mais je le mets ici dessous dans la crainte que vous ne l’ayez oublié. N’écrivez pas, à moins qu’il n’y ait quelque chose que je puisse effectivement faire pour vous ; car, chère Hetty, nous devons nous efforcer de penser l’un à l’autre le moins possible. Pardonnez-moi, et tâchez d’oublier tout ce qui a rapport à moi, excepté que je serai aussi longtemps que je vivrai votre ami affectionné.

« Arthur Donnithorne. »

Hetty avait lu cette lettre lentement, et, quand elle releva les yeux, le vieux miroir taché réfléchit l’image d’un visage blanc, d’un visage de marbre, avec les contours arrondis de l’enfance, mais avec quelque chose de plus pénible que la douleur d’un enfant. Hetty ne voyait pas cette image ; elle ne voyait rien ; elle sentait seulement qu’elle était froide, malade et frissonnante. La lettre remuait et bruissait dans sa main. Elle la posa. C’était une horrible sensation que ce froid et ce frisson, qui chassa même les pensées qui les produisaient ; Hetty se leva pour prendre un manteau dans son armoire, s’en enveloppa et resta assise comme si elle ne voulait que se réchauffer. Bientôt elle prit la lettre d’une main plus ferme et recommença à la lire entièrement. Les larmes vinrent cette fois ; de grosses larmes jaillissantes, qui l’aveuglaient et couvraient le papier. Elle ne sentait rien, sinon qu’Arthur était cruel, cruel d’écrire ainsi, cruel de ne pas l’épouser. Il n’existait, selon elle, aucunes raisons qui pussent l’empêcher de l’épouser. Comment aurait-elle pu croire à un malheur pouvant lui arriver par l’accomplissement même de tout ce qu’elle avait désiré et rêvé ? Elle n’avait aucune notion de ce qui pouvait donner l’idée de ce malheur.

En rejetant de nouveau la lettre, elle aperçut son visage dans le miroir ; il était rouge maintenant et baigné de larmes ; c’était presque comme une compagne à qui elle pouvait se plaindre, qui aurait pitié d’elle. Elle se pencha en avant sur ses coudes, et regarda ces yeux noirs inondés, cette bouche tremblante ; elle vit les larmes devenir de plus en plus grosses, et la bouche agitée par les sanglots.

Le brisement de tout son petit monde de rêves, le coup qui écrasait sa passion nouvellement née, affligeaient sa nature avide de plaisir d’un chagrin dominant qui annihilait toute sa force de résistance, et suspendait sa colère. Elle resta à sangloter jusqu’à ce que la lumière s’éteignît, et alors, fatiguée, la tête douloureuse et alourdie par les pleurs, elle se jeta sur son lit sans se déshabiller et s’endormit.

Une faible lueur éclairait la chambre quand Hetty se réveilla, vers quatre heures, avec le sentiment d’un profond malheur, dont la cause lui revint peu à peu à l’esprit, à mesure qu’elle commençait à distinguer les objets dans cette lumière voilée. Puis vint l’idée effrayante qu’il lui fallait cacher son chagrin, tout aussi bien que le supporter, pendant cette journée qui commençait. Elle ne put rester plus longtemps couchée ; elle se leva et s’approcha de la table ; la lettre y était posée ; elle ouvrit le tiroir de ses trésors : là étaient les boucles d’oreilles et le médaillon, témoins de tout son court bonheur, présages de la longue et effrayante tristesse qui allait lui succéder. En regardant ces petits ornements, qu’elle avait une fois considérés comme les prémices de son futur paradis d’élégance, elle se sentit revivre dans ces moments où ils avaient été donnés avec de si tendres caresses, de jolies paroles si singulières, de si brillants regards qu’ils l’avaient remplie d’une délicieuse surprise ; moments plus doux que tout ce qu’elle avait bien pu rêver ! Et cet Arthur qui lui avait parlé et l’avait regardée ainsi, qu’elle voyait, qui était présent pour elle, dont elle sentait le bras l’entourer, la joue contre la sienne, la respiration même, c’était le barbare Arthur qui avait écrit cette lettre ! cette lettre qu’elle chiffonnait et écrasait, puis ouvrait de nouveau, afin de la lire encore une fois. L’état à moitié engourdi de son cerveau, qui était l’effet des pleurs violents de la nuit, lui rendit nécessaire de regarder encore pour voir si ses déchirantes pensées étaient positivement vraies, si la lettre était en réalité aussi cruelle. Oui, elle l’était, elle l’était encore davantage. Elle la froissa de nouveau avec colère. Elle en haïssait l’auteur, elle le haïssait pour la raison même qui l’avait fait s’attacher à lui de tout son amour, de toute la passion et la vanité enfantine qui l’avaient amenée à l’aimer.

Elle n’a plus de larmes ce matin ; elle les a toutes versées pendant la nuit, et maintenant elle sent cette souffrance du réveil qui est pire que le premier choc, parce qu’elle renferme l’avenir aussi bien que le présent. Chaque matin, aussi loin qu’elle peut voir dans l’avenir, elle se lèvera avec le sentiment que le jour sera sans joie pour elle. Il n’y a point de désespoir aussi complet que celui qui accompagne le commencement d’une première grande affliction. Nous n’avons pas encore appris ce que c’est qu’avoir souffert et être guéri, avoir désespéré et retrouver confiance. Lorsque Hetty commença lentement à ôter les vêtements qu’elle avait conservés toute la nuit, afin de pouvoir se laver et peigner ses cheveux, elle eut le sentiment morbide que sa vie devrait se passer ainsi ; elle vit qu’elle serait toujours obligée de faire des choses auxquelles elle ne prendrait point de plaisir : de se lever pour accomplir sa tâche habituelle, de voir des gens qui lui étaient indifférents, d’aller à l’église, tout cela sans porter en elle aucune heureuse pensée. Car ses courtes délices empoisonnées avaient gâté pour toujours les petites joies qui faisaient naguère la douceur de sa vie, telles qu’une nouvelle robe pour la foire de Treddleston, ou la veillée de Broxton ; la perspective de sa noce qui arriverait enfin, et pour laquelle elle aurait une robe de soie et beaucoup d’autres encore. Toutes ces choses étaient sans attrait et tristes pour elle maintenant ; tout serait une fatigue ; et elle traînerait pour toujours une soif et des désirs sans espoir.

Elle s’arrêta au milieu de sa pénible et lente occupation et s’appuya contre la vieille armoire. Son cou et ses bras étaient nus, ses cheveux retombaient en boucles délicates, et ils étaient tout aussi beaux que deux mois auparavant, dans cette nuit où elle se berçait d’espérances vaniteuses de splendeur. Elle ne pensait point maintenant à son cou et à ses bras ; même sa propre beauté lui était indifférente. Ses yeux erraient tristement dans cette sombre chambre, puis se dirigeaient vaguement vers la clarté grandissante de l’aurore.

Un souvenir de Dinah vint-il traverser son esprit ? un souvenir de ces paroles d’avertissement qui l’avaient mise en colère, de cette prière affectueuse de penser à elle comme à une amie, si elle était dans la peine ? Non, l’impression avait été trop légère pour revenir. Quelque amitié ou consolation que Dinah eût pu lui offrir aurait été, ce matin, aussi indifférente à Hetty que toute autre chose, excepté sa passion froissée.

Elle pensait seulement qu’elle ne pourrait jamais rester là et continuer son ancienne manière de vivre ; elle pourrait mieux supporter quelque chose de tout à fait nouveau que retomber dans sa vieille routine de tous les jours. Elle aurait voulu s’enfuir ce matin même, et ne jamais revoir aucune de ces figures connues depuis longtemps. Mais Hetty n’était pas d’une nature à faire face aux difficultés, pour oser ainsi abandonner ce qui lui était familier et se lancer aveuglément dans l’inconnu. Elle était frivole et vaine, et non passionnée, et si elle devait jamais prendre quelque parti violent, il faudrait qu’elle y fût poussée par le désespoir de la terreur. Le cercle étroit de son imagination était trop restreint pour laisser voyager ses pensées, et elle fut bientôt fixée sur ce qu’elle ferait pour abandonner son ancien genre de vie ; elle demanderait à son oncle de la laisser partir pour devenir femme de chambre d’une lady. Celle de miss Lydia l’aiderait à trouver une place, quand elle saurait qu’Hetty avait la permission de son oncle.

Une fois qu’elle eut pris cette décision, elle releva ses cheveux, et commença sa toilette ; il lui semblait plus facile de descendre et d’essayer de se conduire comme à l’ordinaire. Elle ferait la demande à son oncle le jour même. Avec une santé aussi florissante que celle d’Hetty, il faudrait beaucoup de souffrances d’esprit pour laisser quelque trace profonde ; et lorsqu’elle fut habillée aussi nettement qu’à l’ordinaire dans son costume de travail, avec les cheveux relevés sous son petit bonnet, un observateur indifférent aurait été plus frappé du modelé de ses joues, de la couleur foncée de ses yeux et de ses sourcils que d’aucun signe de tristesse en elle. Mais lorsqu’elle prit la lettre froissée et la mit dans son tiroir, à l’abri des regards, de grosses et cuisantes larmes, n’apportant pas plus de soulagement que celles tombées la nuit, s’échappèrent de ses yeux. Elle les essuya promptement ; il ne fallait pas pleurer pendant le jour ; personne ne devait découvrir combien elle était malheureuse, personne ne devait savoir qu’elle eût du chagrin en quoi que ce soit ; et la pensée que son oncle et sa tante auraient les yeux sur elle lui donna l’empire sur soi-même qui accompagne quelquefois une forte crainte. Car Hetty redoutait, du fond de son angoisse secrète, la possibilité qu’ils sussent jamais ce qui était arrivé, comme le prisonnier malade et abattu s’effraye à la pensée du pilori. Ainsi parlait la conscience de la pauvre petite Hetty.

Elle ferma donc le tiroir et s’en alla à son travail matinal.

Dans la soirée, comme M. Poyser fumait sa pipe et que son bon naturel était en conséquence à son apogée, Hetty saisit l’occasion d’une absence de sa tante pour dire :

« Oncle, j’aimerais que vous me laissassiez aller femme de chambre chez une dame. »

M. Poyser ôta la pipe de sa bouche et regarda quelques instants Hetty avec une paisible surprise. Elle cousait, et continuait son travail avec activité.

« Comment ? qu’est-ce qui t’a mis cela dans la tête, ma fille ? dit-il enfin après avoir aspiré une bouffée de sa pipe.

— Je l’aimerais, je l’aimerais mieux que le travail de la ferme.

— Non, non : tu t’imagines cela parce que tu ne sais pas ce que c’est, ma fille. Cela ne serait pas moitié aussi bon pour la santé, et pour ton bonheur dans la vie. Je désire que tu restes avec nous jusqu’à ce que tu aies un bon mari : tu es ma propre nièce, et je ne voudrais pas que tu fusses en service, même dans une famille noble, aussi longtemps que j’ai une maison pour te loger. »

M. Poyser s’arrêta et reprit sa pipe.

« J’aime les travaux d’aiguille, dit Hetty et j’aurais de bons gages.

— Est-ce que ta tante a été un peu tranchante avec toi ? dit M. Poyser, sans faire attention à ce dernier argument d’Hetty. Il ne faut pas t’en tourmenter, ma fille ; elle le fait pour ton bien. Elle veut t’être utile, et il n’y a pas beaucoup de tantes qui, sans avoir de parenté avec toi, eussent agi comme elle l’a fait.

— Non, ce n’est pas à cause de ma tante, dit Hetty ; mais j’aimerais mieux ce travail.

— C’était très-bon pour toi d’apprendre un peu à travailler, et j’ai assez facilement donné mon consentement, dès que madame Pomfret a bien voulu t’enseigner. Car suivant ce qui pourrait arriver, il est bon de savoir mettre la main à toutes sortes de choses différentes. Mais je n’ai jamais eu l’intention que tu allasses en service, ma fille ; ceux de ma famille ont mangé leur propre pain et leur fromage depuis aussi longtemps que l’on puisse s’en souvenir, n’est-ce pas, père ? Vous n’aimeriez pas que votre petite-fille reçût des gages.

— No-on-on, dit le vieux Martin en prolongeant la particule de manière à la rendre plus décisive dans sa négation, et se penchant en avant en regardant le sol. Mais cette fille tient de sa mère que j’ai eu assez de peine à la garder à la maison ; et elle s’est mariée malgré moi à un individu qui n’avait que deux têtes de bétail quand il aurait dû en avoir dix sur sa ferme ; elle a bien pu mourir d’inflammation avant d’avoir trente ans. »

Il était rare que le vieillard fît un aussi long discours ; mais la question de son fils était tombée comme un combustible sec sur les restes d’un long ressentiment non éteint, qui avait toujours rendu le grand-père plus indifférent pour Hetty que pour les enfants de son fils. La fortune de sa mère avait été dépensée par ce bon à rien de Sorrel, et Hetty avait le sang de Sorrel dans ses veines.

« Pauvre femme, pauvre femme ! dit Martin le jeune, qui était fâché d’avoir provoqué cette dureté rétrospective. Elle a eu un mauvais sort. Mais Hetty a une aussi bonne chance de trouver un solide et raisonnable mari qu’aucune autre fille du pays. »

Après avoir jeté cet avertissement engageant, M. Poyser revint à sa pipe et resta silencieux, regardant Hetty pour voir si elle paraissait avoir renoncé à son désir malavisé. Mais au lieu de cela, Hetty, malgré elle, se prit à pleurer, moitié du dépit de ce refus, et moitié de sa tristesse comprimée tout le jour.

« Hé, hé ! dit M. Poyser désirant la réprimander légèrement, laissons là les pleurs ! Les larmes sont bonnes pour celles qui n’ont point de foyer domestique, non pour celles qui veulent s’en passer. Qu’en penses-tu ? continua-t-il en s’adressant à sa femme, qui rentrait maintenant dans la chambre commune, tricotant avec rapidité, comme si ce mouvement était une fonction nécessaire, ainsi que l’agitation des antennes d’un crabe.

— À quoi je pense ? mais je pense que notre volaille sera volée avant que nous soyons de beaucoup plus vieux, avec cette fille qui oublie de la mettre sous clef le soir. Qu’est-ce qu’il y a à présent, Hetty ? Pourquoi pleures-tu ?

— Il y a qu’elle voudrait aller comme femme de chambre de lady, dit M. Poyser, et je lui dis que nous pouvons mieux faire que ça pour elle.

— Je pensais bien qu’elle avait quelque lubie en tête, car elle a eu la bouche boutonnée tout le jour. C’est d’être allée comme ça parmi ces domestiques du Château, où nous avons été assez sots de la laisser aller. Elle pense que ce serait une vie plus élégante, plutôt que d’être avec ceux qui lui sont liés de parenté et l’ont élevée depuis qu’elle n’était pas plus grande que Marty. Elle pense qu’une femme de chambre de dame n’a rien à faire qu’à porter de plus beaux habits que ceux pour lesquels elle est née, je gage. Elle ne pense, du matin au soir, qu’au chiffon qu’elle pourra trouver à se planter sur le corps, que je lui demande souvent si elle ne voudrait pas être un mannequin des champs, car alors elle serait toute faite de chiffons, en dedans et en dehors. Je ne donnerai jamais mon consentement à ce qu’elle aille servir comme femme de chambre, tant qu’elle aura des amis pour prendre soin d’elle et qu’elle pourra se marier à quelqu’un de mieux qu’à un de ces valets, un beau sire qui n’est ni du commun, ni un monsieur, qui veut vivre de la graisse du pays, et qui très-probablement mettrait les mains sous les basques de son habit et s’attendrait à ce que sa femme travaillât pour lui.

— Eh ! eh ! dit M. Poyser, il nous faudra un meilleur mari que ça pour elle, et il y en a un sous la main. Allons, ma fille, ne pleure plus et va te coucher. Je saurai mieux faire pour toi que de te laisser aller femme de chambre. N’en parlons plus. »

Quand Hetty fut montée il dit :

« Je ne comprends pas pourquoi elle veut s’en aller, car je croyais qu’elle avait Adam Bede dans l’idée. Elle en avait l’air dernièrement.

— Eh, on ne peut savoir pour quoi elle a du goût, car les choses ne prennent pas plus sur elle que si elle était un pois sec. Je crois que cette fille Molly, qui, pour ce qui est de ça, se gâte assez, aurait plus de chagrin de nous quitter, nous et les enfants, quoique elle ne soit ici que depuis un an, vienne la Saint-Michel, que ça n’en ferait à Hetty. Mais elle a pris cette idée d’être femme de chambre en allant parmi ces domestiques ; nous aurions dû prévoir à quoi ça mènerait quand nous l’avons laissée aller pour apprendre l’ouvrage fin. Mais j’y mettrai bon ordre.

— Tu serais fâchée de la laisser partir, si ce n’était pas pour son bien ? dit M. Poyser. Elle t’est utile pour le travail.

— Fâchée ? oui ; je lui suis plus attachée qu’elle ne le mérite ; une petite drôlesse au cœur dur, qui désire nous quitter ainsi ! Je ne puis pas l’avoir eue près de moi pendant ces sept ans, je suppose, m’être occupée d’elle et lui avoir tout enseigné, sans tenir à elle ! Et voilà du lin que je fais filer, avec l’idée de lui en faire des draps et du nappage quand elle se mariera, espérant qu’elle restera dans la paroisse avec nous et ne s’en ira jamais loin de nos yeux ; sotte que je suis, de penser à elle, qui ne vaut pas mieux qu’une cerise à noyau dur.

— Non, non, il ne faut pas mettre trop d’importance à une bagatelle, dit M. Poyser pour calmer sa femme. Elle nous est attachée, j’en suis sûr ; mais elle est sans expérience et se met en tête des choses dont elle ne se rend pas bien compte. Ces jeunes pouliches veulent quelquefois s’enfuir sans savoir pourquoi. »

Les réponses de son oncle eurent sur Hetty un autre effet que celui de la contrarier et de la faire pleurer. Elle savait parfaitement bien qui il avait en vue dans ses allusions à un mariage et à un homme rangé et solide pour mari ; et quand elle se retrouva dans sa chambre à coucher, la possibilité d’épouser Adam se présenta à elle sous un nouveau jour. Dans une âme où ne se développent point de vives sympathies, où il n’existe pas de sens moral élevé sur lequel la nature fatiguée puisse s’appuyer pour calmer ses souffrances, le premier résultat du chagrin est le désir vague et désespéré de recourir à quelque acte qui changera l’état présent des choses. La prévoyance de la pauvre Hetty, qui en tout temps n’était qu’un étroit calcul fantasque de ses peines et plaisirs probables, se trouvait tout à fait anéantie par l’irritation désordonnée de sa souffrance présente, et elle était toute disposée à une de ces actions convulsives et sans motif par lesquelles hommes et femmes s’élancent d’un chagrin momentané dans un malheur de toute la vie.

Pourquoi n’épouserait-elle pas Adam ? Elle ne s’inquiétait pas de ce qu’elle ferait, pourvu que cela apportât un changement à son existence. Elle avait la persuasion qu’il était encore disposé à l’épouser, et toute pensée ultérieure sur le bonheur qu’il pourrait y trouver lui-même ne l’abordait aucunement.

« Singulier ! direz-vous peut-être, singulier élan d’impulsion que celui qui la porte à une manière d’agir qui doit le plus répugner à l’état présent de son esprit, et cela la seconde nuit seulement de sa tristesse ! »

Oui, les actions d’une petite âme vulgaire comme celle d’Hetty, luttant au milieu des réalités sérieuses et tristes de l’existence humaine, sont singulières. Tels les mouvements d’une petite nacelle sans lest, ballottée sur une mer orageuse. Comme elle était jolie, vue avec la moitié de sa voile colorée par le soleil, amarrée dans une baie tranquille !

« Qu’il en supporte la perte, celui qui l’a détachée de son amarrage ! »

Mais cela ne sauvera pas la nacelle, cette jolie création qui aurait pu être la joie de toute une vie.