Actes et paroles/Pendant l’exil/1869
1869
I
LA CRÈTE
Votre lettre éloquente m’a vivement touché. Oui, vous avez raison de compter sur moi. Le peu que je suis et le peu que je puis appartient à votre noble cause. La cause de la Crète est celle de la Grèce, et la cause de la Grèce est celle de l’Europe. Ces enchaînements-là échappent aux rois et sont pourtant la grande logique. La diplomatie n’est autre chose que la ruse des princes contre la logique de Dieu. Mais, dans un temps donné, Dieu a raison.
Dieu et droit sont synonymes. Je ne suis qu’une voix, opiniâtre, mais perdue dans le tumulte triomphal des iniquités régnantes. Qu’importe ? écouté ou non, je ne me lasserai pas. Vous me dites que la Crète me demande ce que l’Espagne m’a demandé. Hélas ! je ne puis que pousser un cri. Pour la Crète, je l’ai fait déjà, je le ferai encore.
Puisque vous le croyez utile, l’Europe étant sourde, je me tournerai vers l’Amérique. Espérons de ce côté-là.
Je vous serre la main.
Le sombre abandon d’un peuple au viol et à l’égorgement en pleine civilisation est une ignominie qui étonnera l’histoire. Ceux qui font de telles taches à ce grand dix-neuvième siècle sont responsables devant la conscience universelle. Les présents gouvernements mettent la rougeur au front de l’Europe.
À l’heure où nous sommes, d’un côté il y a des massacres, de l’autre une conversation de diplomates ; d’un côté on tue, on décapite, on mutile, on éventre des femmes, des vieillards et des enfants, qu’on laisse pourrir dans la neige ou au soleil, de l’autre on rédige des protocoles ; les dépêches de chancellerie, envolées de tous les points de l’horizon, s’abattent sur la table verte de la conférence, et les vautours sur Arcadion. Tel est le spectacle.
Trahir et livrer la Crète, c’est une mauvaise action, et c’est une mauvaise politique.
De deux choses l’une : ou l’insurrection candiote persistera, ou elle expirera ; ou la Crète attisera et continuera son flamboiement superbe, ou elle s’éteindra. Dans le premier cas, ce pays sera un héros ; dans le second cas, il sera un martyr. Redoutable complication future. Il faut, tôt ou tard, compter avec les héros, et plus encore avec les martyrs. Les héros triomphent par la vie, les martyrs par la mort. Voyez Baudin. Craignez les spectres. La Crète morte aura l’importunité terrible du sépulcre. Ce sera un miasme de plus dans votre politique. L’Europe aura désormais deux Polognes, l’une au nord, l’autre au midi. L’ordre régnera dans les monts Sphakia comme il règne à Varsovie, et, rois de l’Europe, vous aurez une prospérité entre deux cadavres.
Le continent en ce moment n’appartient pas aux nations, mais aux rois. Disons-le nettement, pour l’instant, la Grèce et la Crète, n’ont plus rien à attendre de l’Europe.
Tout espoir est-il donc perdu pour elles ?
Non.
Ici la question change d’aspect. Ici se déclare, incident admirable, une phase nouvelle.
L’Europe recule, l’Amérique avance.
L’Europe refuse son rôle, l’Amérique le prend.
Abdication compensée par un avénement.
Une grande chose va se faire.
Cette république d’autrefois, la Grèce, sera soutenue et protégée par la république d’aujourd’hui, les États-Unis. Thrasybule appelle à son secours Washington. Rien de plus grand.
Washington entendra et viendra. Avant peu le libre pavillon américain, n’en doutons pas, flottera entre Gibraltar et les Dardanelles.
C’est le point du jour. L’avenir blanchit l’horizon. La fraternité des peuples s’ébauche. Solidarité sublime.
Ceci est l’arrivée du nouveau monde dans le vieux monde. Nous saluons cet avénement. Ce n’est pas seulement au secours de la Grèce que viendra l’Amérique, c’est au secours de l’Europe. L’Amérique sauvera la Grèce du démembrement et l’Europe de la honte.
Pour l’Amérique, c’est la sortie de la politique locale. C’est l’entrée dans la gloire.
Au dix-huitième siècle, la France a délivré l’Amérique ; au dix-neuvième siècle, l’Amérique va délivrer la Grèce. Remboursement magnifique.
Américains, vous étiez endettés envers nous de cette grande dette, la liberté ! Délivrez la Grèce, et nous vous donnons quittance. Payer à la Grèce, c’est payer à la France.
II
AUX CINQ RÉDACTEURS-FONDATEURS
Chers amis,
Ayant été investi d’un mandat, qui est suspendu, mais non terminé, je ne pourrais reparaître, soit à la tribune, soit dans la presse politique, que pour y reprendre ce mandat au point où il a été interrompu, et pour exercer un devoir sévère, et il me faudrait pour cela la liberté comme en Amérique. Vous connaissez ma déclaration à ce sujet, et vous savez que, jusqu’à ce que l’heure soit venue, je ne puis coopérer à aucun journal, de même que je ne puis accepter aucune candidature. Je dois donc demeurer étranger au Rappel.
Du reste, pour d’autres raisons, résultant des complications de la double vie politique et littéraire qui m’est imposée, je n’ai jamais écrit dans l’Événement. L’Événement, en 1851, tirait à soixante-quatre mille exemplaires.
Ce vivant journal, vous allez le refaire sous ce titre : le Rappel.
Le Rappel. J’aime tous les sens de ce mot. Rappel des principes, par la conscience ; rappel des vérités, par la philosophie ; rappel du devoir, par le droit ; rappel des morts, par le respect ; rappel du châtiment, par la justice ; rappel du passé, par l’histoire ; rappel de l’avenir, par la logique ; rappel des faits, par le courage ; rappel de l’idéal dans l’art, par la pensée ; rappel du progrès dans la science, par l’expérience et le calcul ; rappel de Dieu dans les religions, par l’élimination des idolâtries ; rappel de la loi à l’ordre, par l’abolition de la peine de mort ; rappel du peuple à la souveraineté, par le suffrage universel renseigné ; rappel de l’égalité, par l’enseignement gratuit et obligatoire ; rappel de la liberté, par le réveil de la France ; rappel de la lumière, par le cri : Fiat jus !
Vous dites : Voilà notre tâche ; moi je dis : Voilà votre œuvre.
Cette œuvre, vous l’avez déjà faite, soit comme journalistes, soit comme poëtes, dans le pamphlet, admirable mode de combat, dans le livre, au théâtre, partout, toujours ; vous l’avez faite, d’accord et de front avec tous les grands esprits de ce grand siècle. Aujourd’hui, vous la reprenez, ce journal au poing, le Rappel. Ce sera un journal lumineux et acéré ; tantôt épée, tantôt rayon. Vous allez combattre en riant. Moi, vieux et triste, j’applaudis.
Courage donc, et en avant ! Le rire, quelle puissance ! Vous allez prendre place, comme auxiliaires de toutes les bonnes volontés, dans l’étincelante légion parisienne des journaux du rire.
Je connais vos droitures comme je connais la mienne, et j’en ai en moi le miroir ; c’est pourquoi je sais d’avance votre itinéraire. Je ne le trace pas, je le constate. Être un guide n’est pas ma prétention ; je me contente d’être un témoin. D’ailleurs, je n’en sais pas bien long, et une fois que j’ai prononcé ce mot : devoir, j’ai à peu près dit tout ce que j’avais à dire.
Avant tout, vous serez fraternels. Vous donnerez l’exemple de la concorde. Aucune division dans nos rangs ne se fera par votre faute. Vous attendrez toujours le premier coup. Quand on m’interroge sur ce que j’ai dans l’âme, je réponds par ces deux mots : conciliation et réconciliation. Le premier de ces mots est pour les idées, le second est pour les hommes.
Le combat pour le progrès veut la concentration des forces. Bien viser et frapper juste. Aucun projectile ne doit s’égarer. Pas de balle perdue dans la bataille des principes. L’ennemi a droit à tous nos coups ; lui faire tort d’un seul, c’est être injuste envers lui. Il mérite qu’on le mitraille sans cesse, et qu’on ne mitraille que lui. Pour nous, qui n’avons qu’une soif, la justice, la raison, la vérité, l’ennemi s’appelle Ténèbres.
La légion démocratique a deux aspects, elle est politique et littéraire. En politique, elle arbore 89 et 92 ; en littérature, elle arbore 1830. Ces dates à rayonnement double, illuminant d’un côté le droit, de l’autre la pensée, se résument en un mot : révolution.
Nous, issus des nouveautés révolutionnaires, fils de ces catastrophes qui sont des triomphes, nous préférons au cérémonial de la tragédie le pêle-mêle du drame, au dialogue alterné des majestés le cri profond du peuple, et à Versailles Paris. L’art, en même temps que la société, est arrivé au but que voici : omnia et omnes. Les autres siècles ont été des porte-couronnes ; chacun d’eux s’incarne pour l’histoire dans un personnage où se condense l’exception. Le quinzième siècle, c’est le pape ; le seizième, c’est l’empereur ; le dix-septième, c’est le roi ; le dix-neuvième, c’est l’homme.
L’homme, sorti, debout et libre, de ce gouffre sublime, le dix-huitième siècle.
Vénérons-le, ce dix-huitième siècle, le siècle concluant qui commence par la mort de Louis XIV et qui finit par la mort de la monarchie.
Vous accepterez son héritage. Ce fut un siècle gai et redoutable.
Être souriants et désagréables, telle est votre intention. Je l’approuve. Sourire, c’est combattre. Un sourire regardant la toute-puissance a une étrange force de paralysie. Lucien déconcertait Jupiter. Jupiter pourtant, dieu d’esprit, n’aurait pas eu recours, quoique fâché, à M. … (J’ouvre une parenthèse. Ne vous gênez pas pour remplacer ma prose par des lignes de points partout où bon vous semblera. Je ferme la parenthèse.) La raillerie des encyclopédistes a eu raison du molinisme et du papisme. Grands et charmants exemples. Ces vaillants philosophes ont révélé la force du rire. Tourner une hydre en ridicule, cela semble étrange. Eh bien, c’est excellent. D’abord beaucoup d’hydres sont en baudruche. Sur celles-là, l’épingle est plus efficace que la massue. Quant aux hydres pour de bon, le césarisme en est une, l’ironie les consterne. Surtout quand l’ironie est un appel à la lumière. Souvenez-vous du coq chantant sur le dos du tigre. Le coq, c’est l’ironie. C’est aussi la France.
Le dix-huitième siècle a mis en évidence la souveraineté de l’ironie. Confrontez la vigueur matérielle avec la vigueur spirituelle ; comptez les fléaux vaincus, les monstres terrassés et les victimes protégées ; mettez d’un côté Lerne, Némée, Érymanthe, le taureau de Crète, le dragon des Hespérides, Antée étouffé, Cerbère enchaîné, Augias nettoyé, Atlas soulagé, Hésione sauvée, Alceste délivrée, Prométhée secouru ; et, de l’autre, la superstition dénoncée, l’hypocrisie démasquée, l’inquisition tuée, la magistrature muselée, la torture déshonorée, Calas réhabilité, Labarre vengé, Sirven défendu, les mœurs adoucies, les lois assainies, la raison mise en liberté, la conscience humaine délivrée, elle aussi, du vautour, qui est le fanatisme ; faites cette évocation sacrée des grandes victoires humaines, et comparez aux douze travaux d’Hercule les douze travaux de Voltaire. Ici le géant de force, là le géant d’esprit. Qui l’emporte ? Les serpents du berceau, ce sont les préjugés. Arouet a aussi bien étouffé ceux-ci qu’Alcide ceux-là.
Vous aurez de vives polémiques. Il y a un droit qui est tranquille avec vous, et qui est sûr d’être respecté, c’est le droit de réplique. Moi qui parle, j’en ai usé, à mes risques et périls, et même abusé. Jugez-en. Un jour, — vous devez d’ailleurs vous en souvenir, — en 1851, du temps de la république, j’étais à la tribune de l’Assemblée, je parlais, je venais de dire : Le président Louis Bonaparte conspire. Un honorable républicain d’autrefois, mort sénateur, M. Vieillard, me cria, justement indigné : Vous êtes un infâme calomniateur. À quoi je répondis par ces paroles insensées : Je dénonce un complot qui a pour but le rétablissement de l’empire. Sur ce, M. Dupin me menaça d’un rappel à l’ordre, peine terrible et méritée. Je tremblais. J’ai, heureusement pour moi, la réputation d’être bête. Ceci me sauva. M. Victor Hugo ne sait ce qu’il dit ! cria un membre compatissant de la majorité. Cette parole indulgente jeta un charme, tout s’apaisa, M. Dupin garda sa foudre dans sa poche. (C’est là que volontiers il mettait son drapeau. Vaste poche. Dans l’occasion, il se fût caché dedans s’il avait pu.) Mais convenez que j’avais abusé du droit de réplique. Donc, respectons-le.
C’était du reste un temps singulier. On était en république, et vive la république était un cri séditieux. Vous, vous étiez en prison, tous, excepté Rochefort, qui était alors au collège, mais qui aujourd’hui est en Belgique.
Vous encouragerez le jeune et rayonnant groupe de poëtes qui se lève aujourd’hui avec tant d’éclat, et qui appuie de ses travaux et de ses succès toutes les grandes affirmations du siècle. Aucune générosité ne manquera à votre œuvre. Vous donnerez le mot d’ordre de l’espérance à cette admirable jeunesse d’aujourd’hui qui a sur le front la candeur loyale de l’avenir. Vous rallierez dans l’incorruptible foi commune cette studieuse et fière multitude d’intelligences toutes frémissantes de la joie d’éclore, qui, le matin peuple les écoles, et le soir les théâtres, ces autres écoles ; le matin, cherchant le vrai dans la science ; le soir, applaudissant ou réclamant le grand dans la poésie et le beau dans l’art. Ces nobles jeunes hommes d’à présent, je les connais et je les aime. Je suis dans leur secret et je les remercie de ce doux murmure que, si souvent, comme une lointaine troupe d’abeilles, ils viennent faire à mon oreille. Ils ont une volonté mystérieuse et ferme, et ils feront le bien, j’en réponds. Cette jeunesse, c’est la France en fleur, c’est la Révolution redevenue aurore. Vous communierez avec cette jeunesse. Vous éveillerez avec tous les mots magiques : devoir, honneur, raison, progrès, patrie, humanité, liberté, cette forêt d’échos qui est en elle. Répercussion profonde, prête à toutes les grandes réponses.
Mes amis, et vous, mes fils, allez ! Combattez votre vaillant combat. Combattez-le sans moi et avec moi. Sans moi, car ma vieille plume guerroyante ne sera pas parmi les vôtres ; avec moi, car mon âme y sera. Allez, faites, vivez, luttez ! Naviguez intrépidement vers votre pôle imperturbable, la liberté ; mais tournez les écueils. Il y en a. Désormais, j’aurai dans ma solitude, pour mettre de la lumière dans mes vieux songes, cette perspective, le rappel triomphant. Le rappel battu, cela peut se rêver aussi.
Je ne reprendrai plus la parole dans ce journal que j’aime, et, à partir de demain, je ne suis plus que votre lecteur. Lecteur mélancolique et attendri. Vous serez sur votre brèche, et moi sur la mienne. Du reste, je ne suis plus guère bon qu’à vivre tête à tête avec l’océan, vieux homme tranquille et inquiet, tranquille parce que je suis au fond du précipice, inquiet parce que mon pays peut y tomber. J’ai pour spectacle ce drame, l’écume insultant le rocher. Je me laisse distraire des grandeurs impériales et royales par la grandeur de la nature. Qu’importe un solitaire de plus ou de moins ! les peuples vont à leurs destinées. Pas de dénoûment qui ne soit précédé d’une gestation. Les années font leur lent travail de maturation, et tout est prêt. Quant à moi, pendant qu’à l’occasion de sa noce d’or l’église couronne le pape, j’émiette sur mon toit du pain aux petits oiseaux, ne me souciant d’aucun couronnement, pas même d’un couronnement d’édifice.
III
CONGRÈS DE LA PAIX
Permettez-moi de vous donner ce nom, car la république européenne fédérale est fondée en droit, en attendant qu’elle soit fondée en fait. Vous existez, donc elle existe. Vous la constatez par votre union qui ébauche l’unité. Vous êtes le commencement du grand avenir.
Vous me conférez la présidence honoraire de votre congrès. J’en suis profondément touché.
Votre congrès est plus qu’une assemblée d’intelligences ; c’est une sorte de comité de rédaction des futures tables de la loi. Une élite n’existe qu’à la condition de représenter la foule ; vous êtes cette élite-là. Dès à présent, vous signifiez à qui de droit que la guerre est mauvaise, que le meurtre, même glorieux, fanfaron et royal, est infâme, que le sang humain est précieux, que la vie est sacrée. Solennelle mise en demeure.
Qu’une dernière guerre soit nécessaire, hélas ! je ne suis, certes, pas de ceux qui le nient. Que sera cette guerre ? Une guerre de conquête. Quelle est la conquête à faire ? La liberté.
Le premier besoin de l’homme, son premier droit, son premier devoir, c’est la liberté.
La civilisation tend invinciblement à l’unité d’idiome, à l’unité de mètre, à l’unité de monnaie, et à la fusion des nations dans l’humanité, qui est l’unité suprême. La concorde a un synonyme, simplification ; de même que la richesse et la vie ont un synonyme, circulation. La première des servitudes, c’est la frontière.
Qui dit frontière, dit ligature. Coupez la ligature, effacez la frontière, ôtez le douanier, ôtez le soldat, en d’autres termes, soyez libres ; la paix suit.
Paix désormais profonde. Paix faite une fois pour toutes. Paix inviolable. État normal du travail, de l’échange, de l’offre et de la demande, de la production et de la consommation, du vaste effort en commun, de l’attraction des industries, du va-et-vient des idées, du flux et reflux humain.
Qui a intérêt aux frontières ? Les rois. Diviser pour régner. Une frontière implique une guérite, une guérite implique un soldat. On ne passe pas, mot de tous les privilèges, de toutes les prohibitions, de toutes les censures, de toutes les tyrannies. De cette frontière, de cette guérite, de ce soldat, sort toute la calamité humaine.
Le roi, étant l’exception, a besoin, pour se défendre, du soldat, qui à son tour a besoin du meurtre pour vivre. Il faut aux rois des armées, il faut aux armées la guerre. Autrement, leur raison d’être s’évanouit. Chose étrange, l’homme consent à tuer l’homme sans savoir pourquoi. L’art des despotes, c’est de dédoubler le peuple en armée. Une moitié opprime l’autre.
Les guerres ont toutes sortes de prétextes, mais n’ont jamais qu’une cause, l’armée. Ôtez l’armée, vous ôtez la guerre. Mais comment supprimer l’armée ? Par la suppression des despotismes.
Comme tout se tient ! abolissez les parasitismes sous toutes leurs formes, listes civiles, fainéantises payées, clergés salariés, magistratures entretenues, sinécures aristocratiques, concessions gratuites des édifices publics, armées permanentes ; faites cette rature, et vous dotez l’Europe de dix milliards par an. Voilà d’un trait de plume le problème de la misère simplifié.
Cette simplification, les trônes n’en veulent pas. De là les forêts de bayonnettes.
Les rois s’entendent sur un seul point, éterniser la guerre. On croit qu’ils se querellent ; pas du tout, ils s’entr’aident. Il faut, je le répète, que le soldat ait sa raison d’être. Éterniser l’armée, c’est éterniser le despotisme ; logique excellente, soit, et féroce. Les rois épuisent leur malade, le peuple, par le sang versé. Il y a une farouche fraternité des glaives d’où résulte l’asservissement des hommes.
Donc, allons au but, que j’ai appelé quelque part la résorption du soldat dans le citoyen. Le jour où cette reprise de possession aura eu lieu, le jour où le peuple n’aura plus hors lui l’homme de guerre, ce frère ennemi, le peuple se retrouvera un, entier, aimant, et la civilisation se nommera harmonie, et aura en elle, pour créer, d’un côté la richesse et de l’autre la lumière, cette force, le travail, et cette âme, la paix.
Des affaires de famille retenaient Victor Hugo à Bruxelles. Cependant, sur la vive insistance du Congrès, il se décida à aller à Lausanne.
Le 14 septembre, il ouvrit le Congrès. Voici ses paroles :
Les mots me manquent pour dire à quel point je suis touché de l’accueil qui m’est fait. J’offre au congrès, j’offre à ce généreux et sympathique auditoire, mon émotion profonde. Citoyens, vous avez eu raison de choisir pour lieu de réunion de vos délibérations ce noble pays des Alpes. D’abord, il est libre ; ensuite, il est sublime. Oui, c’est ici, oui, c’est en présence de cette nature magnifique qu’il sied de faire les grandes déclarations d’humanité, entre autres celles-ci : Plus de guerre !
Une question domine ce congrès.
Permettez-moi, puisque vous m’avez fait l’honneur in- signe de me choisir pour président, permettez-moi de la signaler. Je le ferai en peu de mots. Nous tous qui sommes ici, qu’est-ce que nous voulons ? La paix. Nous voulons la paix, nous la voulons ardemment. Nous la voulons absolument. Nous la voulons entre l’homme et l’homme, entre le peuple et le peuple, entre la race et la race, entre le frère et le frère, entre Abel et Caïn. Nous voulons l’immense apaisement des haines.
Mais cette paix, comment la voulons-nous ? La voulons-nous à tout prix ? La voulons-nous sans conditions ? Non ! nous ne voulons pas de la paix le dos courbé et le front baissé ; nous ne voulons pas de la paix sous le despotisme ; nous ne voulons pas de la paix sous le bâton ; nous ne voulons pas de la paix sous le sceptre !
La première condition de la paix, c’est la délivrance. Pour cette délivrance, il faudra, à coup sûr, une révolution, qui sera la suprême, et peut-être, hélas ! une guerre, qui sera la dernière. Alors tout sera accompli. La paix, étant inviolable, sera éternelle. Alors, plus d’armées, plus de rois. Évanouissement du passé. Voilà ce que nous voulons.
Nous voulons que le peuple vive, laboure, achète, vende, travaille, parle, aime et pense librement, et qu’il y ait des écoles faisant des citoyens, et qu’il n’y ait plus de princes faisant des mitrailleuses. Nous voulons la grande république continentale, nous voulons les États-Unis d’Europe, et je termine par ce mot : La liberté, c’est le but ; la paix, c’est le résultat.
Les délibérations des Amis de la paix durèrent quatre jours. Victor
Hugo fit en ces termes la clôture du Congrès :
Mon devoir est de clore ce congrès par une parole finale. Je tâcherai qu’elle soit cordiale. Aidez-moi.
Vous êtes le congrès de la paix, c’est-à-dire de la conciliation. À ce sujet, permettez-moi un souvenir.
Il y a vingt ans, en 1849, il y avait à Paris ce qu’il y a aujourd’hui à Lausanne, un congrès de la paix. C’était le 24 août, date sanglante, anniversaire de la Saint-Barthélemy. Deux prêtres, représentant les deux formes du christianisme, étaient là ; le pasteur Coquerel et l’abbé Deguerry. Le président du congrès, celui qui a l’honneur de vous parler en ce moment, évoqua le souvenir néfaste de 1572, et, s’adressant aux deux prêtres, leur dit : « Embrassez-vous ! »
En présence de cette date sinistre, aux acclamations de l’assemblée, le catholicisme et le protestantisme s’embrassèrent. (Applaudissements.)
Aujourd’hui quelques jours à peine nous séparent d’une autre date, aussi illustre que la première est infâme, nous touchons au 21 septembre. Ce jour-là, la république française a été fondée, et, de même que le 24 août 1572 le despotisme et le fanatisme avaient dit leur dernier mot : Extermination, — le 21 septembre 1792 la démocratie a jeté son premier cri : Liberté, égalité, fraternité ! (Bravo ! bravo !)
Eh bien ! en présence de cette date sublime, je me rappelle ces deux religions représentées par deux prêtres, qui se sont embrassées, et je demande un autre embrassement. Celui-là est facile et n’a rien à faire oublier. Je demande l’embrassement de la république et du socialisme. (Longs applaudissements.)
Nos ennemis disent : le socialisme, au besoin, accepterait l’empire. Cela n’est pas. Nos ennemis disent : la république ignore le socialisme. Cela n’est pas.
La haute formule définitive que je rappelais tout à l’heure, en même temps qu’elle exprime toute la république, exprime aussi tout le socialisme.
À côté de la liberté, qui implique la propriété, il y a l’égalité, qui implique le droit au travail, formule superbe de 1848 ! (applaudissements) et il y a la fraternité, qui implique la solidarité.
Donc, république et socialisme, c’est un. (Bravos répétés.)
Moi qui vous parle, citoyens, je ne suis pas ce qu’on appelait autrefois un républicain de la veille, mais je suis un socialiste de l’avant-veille. Mon socialisme date de 1828. J’ai donc le droit d’en parler.
Le socialisme est vaste et non étroit. Il s’adresse à tout le problème humain. Il embrasse la conception sociale tout entière. En même temps qu’il pose l’importante question du travail et du salaire, il proclame l’inviolabilité de la vie humaine, l’abolition du meurtre sous toutes ses formes, la résorption de la pénalité par l’éducation, merveilleux problème résolu. (Très bien !) Il proclame l’enseignement gratuit et obligatoire. Il proclame le droit de la femme, cette égale de l’homme. (Bravos !) Il proclame le droit de l’enfant, cette responsabilité de l’homme. (Très bien ! — Applaudissements.) Il proclame enfin la souveraineté de l’individu, qui est identique à la liberté.
Qu’est-ce que tout cela ? C’est le socialisme. Oui. C’est aussi la république ! (Longs applaudissements.)
Citoyens, le socialisme affirme la vie, la république affirme le droit. L’un élève l’individu à la dignité d’homme, l’autre élève l’homme à la dignité de citoyen. Est-il un plus profond accord ?
Oui, nous sommes tous d’accord, nous ne voulons pas de césar, et je défends le socialisme calomnié !
Le jour où la question se poserait entre l’esclavage avec le bien-être, panem et circenses, d’un côté, et, de l’autre, la liberté avec la pauvreté, — pas un, ni dans les rangs républicains, ni dans les rangs socialistes, pas un n’hésiterait ! et tous, je le déclare, je l’affirme, j’en réponds, tous préféreraient au pain blanc de la servitude le pain noir de la liberté. (Bravos prolongés.)
Donc, ne laissons pas poindre et germer l’antagonisme. Serrons-nous donc, mes frères socialistes, mes frères républicains, serrons-nous étroitement autour de la justice et de la vérité, et faisons front à l’ennemi. (Oui, oui ! bravo !)
Qu’est l’ennemi ?
L’ennemi, c’est plus et moins qu’un homme. (Mouvement.) C’est un ensemble de faits hideux qui pèse sur le monde et qui le dévore. C’est un monstre aux mille griffes, quoique cela n’ait qu’une tête. L’ennemi, c’est cette incarnation sinistre du vieux crime militaire et monarchique, qui nous bâillonne et nous spolie, qui met la main sur nos bouches et dans nos poches, qui a les millions, qui a les budgets, les juges, les prêtres, les valets, les palais, les listes civiles, toutes les armées, — et pas un seul peuple. L’ennemi, c’est ce qui règne, gouverne, et agonise en ce moment. (Sensation profonde.)
Citoyens, soyons les ennemis de l’ennemi, et soyons nos amis ! Soyons une seule âme pour le combattre et un seul cœur pour nous aimer. Ah ! citoyens : fraternité ! (Acclamation.)
Encore un mot et j’ai fini.
Tournons-nous vers l’avenir. Songeons au jour certain, au jour inévitable, au jour prochain peut-être, où toute l’Europe sera constituée comme ce noble peuple suisse qui nous accueille à cette heure. Il a ses grandeurs, ce petit peuple ; il a une patrie qui s’appelle la République, et il a une montagne qui s’appelle la Vierge.
Ayons comme lui la République pour citadelle, et que notre liberté, immaculée et inviolée, soit, comme la Jungfrau, une cime vierge en pleine lumière. (Acclamation prolongée.)
Je salue la révolution future.
IV
RÉPONSE À FÉLIX PYAT[2]
J’ai lu votre magnifique et cordiale lettre.
Je n’ai pas le droit, vous le comprenez, de parler au nom de nos compagnons d’exil. Je borne ma réponse à ce qui me concerne.
Avant peu, je pense, tombera la barrière d’honneur que je me suis imposée à moi-même par ce vers :
Alors je rentrerai.
Et, après avoir fait le devoir de l’exil, je ferai l’autre devoir.
J’appartiens à ma conscience et au peuple.
V
LA CRISE D’OCTOBRE 1869
L’empire déclinait. On distinguait clairement dans tous ses actes les symptômes qui annoncent les choses finissantes. En octobre 1869, Louis Bonaparte viola sa propre constitution. Il devait convoquer le 29 ce qu’il appelait ses chambres. Il ne le fit pas. Le peuple eut la bonté de s’irriter pour si peu. Il y eut menace d’émeute. On supposa que Victor Hugo était pour quelque chose dans cette colère, et l’on parut croire un moment que la situation dépendait de deux hommes, l’un, empereur, qui violait la constitution, l’autre, proscrit, qui excitait le peuple.
M. Louis Jourdan publia, le 12 octobre, dans le Siècle un article dont le retentissement fut considérable et qui commençait par ces lignes :
« En ce moment, deux hommes placés aux pôles extrêmes du monde politique encourent la plus lourde responsabilité que puisse porter une conscience humaine. L’un d’eux est assis sur le trône, c’est Napoléon III ; l’autre, c’est Victor Hugo. »
Victor Hugo, mis de la sorte en demeure, écrivit à M. Louis Jourdan :
On m’apporte le Siècle. Je lis votre article qui me touche, m’honore et m’étonne.
Puisque vous me donnez la parole, je la prends.
Je vous remercie de me fournir le moyen de faire cesser une équivoque.
Premièrement, je suis un simple lecteur du Rappel. Je croyais l’avoir assez nettement dit pour n’être pas contraint de le redire.
Deuxièmement, je n’ai conseillé et je ne conseille aucune manifestation populaire le 26 octobre.
J’ai pleinement approuvé le Rappel demandant aux représentants de la gauche un acte, auquel Paris eût pu s’associer. Une démonstration expressément pacifique et sans armes, comme les démonstrations du peuple de Londres en pareil cas, comme la démonstration des cent vingt mille fenians à Dublin il y a trois jours, c’est là ce que demandait le Rappel.
Mais, la gauche s’abstenant, le peuple doit s’abstenir.
Le point d’appui manque au peuple.
Donc pas de manifestation.
Le droit est du côté du peuple, la violence est du côté du pouvoir. Ne donnons au pouvoir aucun prétexte d’employer la violence contre le droit.
Personne, le 26 octobre, ne doit descendre dans la rue.
Ce qui sort virtuellement de la situation, c’est l’abolition du serment.
Une déclaration solennelle des représentants de la gauche se déliant du serment en face de la nation, voilà la vraie issue de la crise. Issue morale et révolutionnaire. J’associe à dessein ces deux mots.
Que le peuple s’abstienne, et le chassepot est paralysé ; que les représentants parlent, et le serment est aboli.
Tels sont mes deux conseils, et, puisque vous voulez bien me demander ma pensée, la voilà tout entière.
Un dernier mot. Le jour où je conseillerai une insurrection, j’y serai.
Mais cette fois, je ne la conseille pas.
Je vous remercie de votre éloquent appel. J’y réponds en hâte, et je vous serre la main.
VI
GEORGE PEABODY
Votre lettre me parvient aujourd’hui, 2 Décembre. Je vous remercie. Elle m’arrache à ce souvenir. J’oublie l’empire et je songe à l’Amérique. J’étais tourné vers la nuit, je me tourne vers le jour.
Vous me demandez une parole pour George Peabody. Dans votre sympathique illusion, vous me croyez ce que je ne suis pas, la voix de la France. Je ne suis, je l’ai dit déjà, que la voix de l’exil. N’importe, monsieur, un noble appel comme le vôtre veut être entendu ; si peu que je sois, j’y dois répondre et je réponds.
Oui, l’Amérique a raison d’être fière de ce grand citoyen du monde, de ce grand frère des hommes, George Peabody. Peabody a été un homme heureux qui souffrait de toutes les souffrances, un riche qui sentait le froid, la faim et la soif des pauvres. Ayant sa place près de Rothschild, il a trouvé moyen de la changer en une place près de Vincent de Paul. Comme Jésus-Christ il avait une plaie au flanc ; cette plaie était la misère des autres ; ce n’était pas du sang qui coulait de cette plaie, c’était de l’or ; or qui sortait d’un cœur.
Sur cette terre il y a les hommes de la haine et il y a les hommes de l’amour, Peabody fut un de ceux-ci. C’est sur le visage de ces hommes que nous voyons le sourire de Dieu. Quelle loi pratiquent-ils ? Une seule, la loi de fraternité — loi divine, loi humaine, qui varie les secours selon les détresses, qui ici donne des préceptes, et qui là donne des millions, qui trace à travers les siècles dans nos ténèbres une traînée de lumière, et qui va de Jésus pauvre à Peabody riche.
Que Peabody s’en retourne chez vous, béni par nous ! Notre monde l’envie au vôtre. La patrie gardera sa cendre et nos cœurs sa mémoire. Que l’immensité émue des mers vous le rapporte ! Le libre pavillon américain ne déploiera jamais assez d’étoiles au-dessus de ce cercueil.
Rapprochement que je ne puis m’empêcher de faire, il y a aujourd’hui juste dix ans, le 2 décembre 1859, j’adressais, suppliant, isolé, une prière pour le condamné d’Harper’s Ferry à l’illustre nation américaine ; aujourd’hui, c’est une glorification que je lui adresse. Depuis 1859, de grands événements se sont accomplis, la servitude a été abolie en Amérique ; espérons que la misère, cette autre servitude, sera aussi abolie un jour et dans le monde entier ; et, en attendant que le second progrès vienne compléter le premier, vénérons-en les deux apôtres, en accouplant dans une même pensée de reconnaissance et de respect John Brown, l’ami des esclaves, à George Peabody, l’ami des pauvres.
Je vous serre la main, monsieur.
président du comité américain de Londres.
VII
À CHARLES HUGO
Mon fils, te voilà frappé pour la seconde fois. La première fois, il y a dix-neuf ans, tu combattais l’échafaud ; on t’a condamné. La deuxième fois, aujourd’hui, en rappelant le soldat à la fraternité, tu combattais la guerre ; on t’a condamné. Je t’envie ces deux gloires.
En 1851, tu étais défendu par Crémieux, ce grand cœur éloquent, et par moi. En 1860, tu as été défendu par Gambetta, le puissant évocateur du spectre de Baudin, et par Jules Favre, le maître superbe de la parole, que j’ai vu si intrépide au 2 décembre.
Tout est bien. Sois content.
Tu commets le crime de préférer comme moi à la société qui tue la société qui éclaire et qui enseigne, et aux peuples s’entr’égorgeant les peuples s’entr’aidant ; tu combats ces sombres obéissances passives, le bourreau et le soldat ; tu ne veux pas pour l’ordre social de ces deux cariatides ; à une extrémité l’homme-guillotine, à l’autre extrémité l’homme-chassepot. Tu aimes mieux Guillaume Penn que Joseph de Maistre, et Jésus que César. Tu ne veux de hache qu’aux mains du pionnier dans la forêt et de glaive qu’aux mains du citoyen devant la tyrannie. Au législateur tu montres comme idéal Beccaria, et au soldat Garibaldi. Tout cela vaut bien quatre mois de prison et mille francs d’amende.
Ajoutons que tu es suspect de ne point approuver le viol des lois à main armée, et que peut-être tu es capable d’exciter à la haine des arrestations nocturnes et au mépris du faux serment.
Tout est bien, je le répète.
J’ai été enfant de troupe. À ma naissance j’ai été inscrit par mon père sur les contrôles du Royal-Corse (oui, Corse. Ce n’est pas ma faute). C’est pourquoi, puisque j’entre dans la voie des aveux, je dois convenir que j’ai une vieille sympathie pour l’armée. J’ai écrit quelque part :
À une condition pourtant. C’est que l’épée sera sans tache.
L’épée que j’aime, c’est l’épée de Washington, l’épée de John Brown, l’épée de Barbès.
Il faut bien dire une chose à l’armée d’aujourd’hui, c’est qu’elle se tromperait de croire qu’elle ressemble à l’armée d’autrefois. Je parle de cette grande armée d’il y a soixante ans, qui s’est d’abord appelée armée de la république, puis armée de l’empire, et qui était à proprement parler, à travers l’Europe, l’armée de la révolution. Je sais tout ce qu’on peut dire contre cette armée-là, mais elle avait son grand côté. Cette armée-là démolissait partout les préjugés et les bastilles. Elle avait dans son havre-sac l’Encyclopédie. Elle semait la philosophie avec le sans-gêne du corps de garde. Elle appelait le bourgeois pékin, mais elle appelait le prêtre calotin. Elle brutalisait volontiers les superstitions, et Championnet donnait une chiquenaude à saint Janvier.
Quand l’empire voulut s’établir, qui vota surtout contre lui ? l’armée. Cette armée avait eu dans ses rangs Oudet et les Philadelphes. Elle avait eu Mallet, et Guidal, et mon parrain, Victor de Lahorie, tous trois fusillés en plaine de Grenelle. Paul-Louis Courier était de cette armée. C’étaient les anciens compagnons de Hoche, de Marceau, de Kléber et de Desaix.
Cette armée-là, dans sa course à travers les capitales, vidait sur son passage toutes les geôles, encore pleines de victimes, en Allemagne les chambres de torture des Landgraves, à Rome les cachots du château Saint-Ange, en Espagne les caves de l’Inquisition. De 1792 à 1800, elle avait éventré à coups de sabre la vieille carcasse du despotisme européen.
Plus tard, hélas ! elle fit des rois ou en laissa faire, mais elle en destituait. Elle arrêtait le pape. On était loin de Mentana. En Espagne et en Italie, qui est-ce qui la combattait ? des prêtres. El pastor, el frayle, el cura, tels étaient les noms des chefs de bande ; qu’on ôte Napoléon, comme cette armée reste grande ! Au fond, elle était philosophe et citoyenne. Elle avait la vieille flamme de la république. Elle était l’esprit de la France, armé.
Je n’étais qu’un enfant alors, mais j’ai des souvenirs. En voici un.
J’étais à Madrid du temps de Joseph. C’était l’époque où les prêtres montraient aux paysans espagnols, qui voyaient la chose distinctement, la sainte vierge tenant Ferdinand VII par la main dans la comète de 1811. Nous étions, mes deux frères et moi, au séminaire des Nobles, collége San Isidro. Nous avions pour maîtres deux jésuites, un doux et un dur, don Manuel et don Basilio. Un jour, nos jésuites, par ordre sans doute, nous menèrent sur un balcon pour voir arriver quatre régiments français qui faisaient leur entrée dans Madrid. Ces régiments avaient fait les guerres d’Italie et d’Allemagne, et revenaient de Portugal. La foule, bordant les rues sur le passage des soldats, regardait avec anxiété ces hommes qui apportaient dans la nuit catholique l’esprit français, qui avaient fait subir à l’église la voie de fait révolutionnaire, qui avaient ouvert les couvents, défoncé les grilles, arraché les voiles, aéré les sacristies, et tué le saint-office. Pendant qu’ils défilaient sous notre balcon, don Manuel se pencha à l’oreille de don Basilio et lui dit : Voilà Voltaire qui passe.
Que l’armée actuelle y songe, ces hommes-là eussent désobéi, si on leur eût dit de tirer sur des femmes et des enfants. On n’arrive pas d’Arcole et de Friedland pour aller à Ricamarie.
J’y insiste, je n’ignore pas tout ce qu’on peut dire contre cette grande armée morte, mais je lui sais gré de la trouée révolutionnaire qu’elle a faite dans la vieille Europe théocratique. La fumée dissipée, cette armée a laissé une traînée de lumière.
Son malheur, qui se confond avec sa gloire, c’est d’avoir été proportionnée au premier empire. Que l’armée actuelle craigne d’être proportionnée au second !
Le dix-neuvième siècle prend son bien partout où il le trouve, et son bien c’est le progrès. Il constate la quantité de recul, comme la quantité de progrès, faite par une armée. Il n’accepte le soldat qu’à la condition d’y retrouver le citoyen. Le soldat est destiné à s’évanouir, et le citoyen à survivre.
C’est parce que tu as cru cela vrai que tu as été condamné par cette magistrature française qui, soit dit en passant, a du malheur quelquefois, et à qui il arrive de ne pouvoir plus retrouver des prévenus de haute trahison. Il paraît que le trône cache bien.
Persistons. Soyons de plus en plus fidèles à l’esprit de ce grand siècle. Ayons l’impartialité d’aimer toute la lumière. Ne la chicanons pas sur le point de l’horizon où elle se lève. Moi qui parle ici, à la fois solitaire et isolé, comme je l’ai dit déjà ; solitaire par le lieu que j’habite, isolé par les escarpements qui se sont faits autour de ma conscience, je suis profondément étranger à des polémiques qui ne m’arrivent souvent que longtemps après leur date ; je n’écris et je n’inspire rien de ce qui agite Paris, mais j’aime cette agitation. J’y mêle de loin mon âme. Je suis de ceux qui saluent l’esprit de la révolution partout où ils le rencontrent, j’applaudis quiconque l’a en lui, qu’il se nomme Jules Favre ou Louis Blanc, Gambetta ou Barbès, Bancel ou Félix Pyat, et je sens ce souffle puissant dans la robuste éloquence de Pelletan comme dans l’éclatant sarcasme de Rochefort.
Voilà ce que j’avais à te dire, mon fils.
Mon dix-neuvième hiver d’exil commence. Je ne m’en plains pas. À Guernesey, l’hiver n’est qu’une longue tourmente. Pour une âme indignée et calme, c’est un bon voisinage que cet océan en plein équilibre quoique en pleine tempête, et rien n’est fortifiant comme ce spectacle de la colère majestueuse.
VIII
LES ENFANTS PAUVRES
Victor Hugo, selon son habitude, ferma cette année 1869 par la fête des enfants pauvres. Cette année 1869 était l’avant-dernière année de l’exil. Les journaux anglais publièrent les paroles de Victor Hugo à ce Christmas de Hauteville-House. Nous les reproduisons.
Je ne veux pas faire languir ces enfants qui attendent des jouets, et je tâcherai de dire peu de paroles. Je l’ai déjà dit, et je dois le répéter, cette petite œuvre de fraternité pratique, limitée ici à quarante enfants seulement, est bien peu de chose par elle-même, et ne vaudrait pas la peine d’en parler, si elle n’avait pris au dehors, comme la presse anglaise et américaine le constate d’année en année, une extension magnifique, et si le Dîner des Enfants pauvres, fondé il y a huit ans par moi dans ma maison, mais sur une très petite échelle, n’était devenu, grâce à de bons et grands cœurs qui s’y sont dévoués, une véritable institution, considérable par le chiffre énorme des enfants secourus. En Angleterre et en Amérique, ce chiffre s’accroît sans cesse. C’est par centaines de mille qu’il faut compter les dîners de viande et de vin donnés aux enfants pauvres. Vous connaissez les admirables résultats obtenus par l’honorable lady Kate Thompson et par le révérend Wood. L’Illustrated London News a publié des estampes représentant les vastes et belles salles où se fait à Londres le Dîner des Enfants pauvres. Dans tout cela, Hauteville-House n’est rien, que le point de départ. Il ne lui revient que l’humble honneur d’avoir commencé.
Grâce à la presse, la propagande se fait en tout pays ; partout se multiplient d’autres efforts, meilleurs que les miens ; partout l’institution d’assistance aux enfants se greffe avec succès. J’ai à remercier de leur chaude adhésion plusieurs loges de la franc-maçonnerie, et cette utile société des instituteurs de la Suisse romande qui a pour devise : Dieu, Humanité, Patrie. De toutes parts, je reçois des lettres qui m’annoncent les essais tentés. Deux de ces lettres m’ont particulièrement ému ; l’une vient d’Haïti, l’autre de Cuba.
Permettez-moi, puisque l’occasion s’en présente, d’envoyer une parole de sympathie à ces nobles terres qui, toutes deux, ont poussé un cri de liberté. Cuba se délivrera de l’Espagne comme Haïti s’est délivré de la France. Haïti, dès 1792, en affranchissant les noirs, a fait triompher ce principe qu’un homme n’a pas le droit de posséder un autre homme. Cuba fera triompher cet autre principe, non moins grand, qu’un peuple n’a pas le droit de posséder un autre peuple.
Je reviens à nos enfants. C’est faire aussi un acte de délivrance que d’assister l’enfance. Dans l’assainissement et dans l’éducation, il y a de la libération. Fortifions ce pauvre petit corps souffrant ; développons cette douce intelligence naissante ; que faisons-nous ? Nous affranchissons de la maladie le corps et de l’ignorance l’esprit. L’idée du Dîner des Enfants pauvres a été partout bien accueillie. L’accord s’est fait tout de suite sur cette institution de fraternité. Pourquoi ? c’est qu’elle est conforme, pour les chrétiens, à l’esprit de l’évangile, et, pour les démocrates, à l’esprit de la révolution.
En attendant mieux. Car secourir les pauvres par l’assistance, ce n’est qu’un palliatif. Le vrai secours aux misérables, c’est l’abolition de la misère.
Nous y arriverons.
Aidons le progrès par l’assistance à l’enfance. Assistons l’enfant par tous les moyens, par la bonne nourriture et par le bon enseignement. L’assistance à l’enfance doit être, dans nos temps troublés, une de nos principales préoccupations. L’enfant doit être notre souci. Et savez-vous pourquoi ? Savez-vous son vrai nom ? L’enfant s’appelle l’avenir.
Exerçons la sainte paternité du présent sur l’avenir. Ce que nous aurons fait pour l’enfance, l’avenir le rendra au centuple. Ce jeune esprit, l’enfant, est le champ de la moisson future. Il contient la société nouvelle. Ensemençons cet esprit, mettons-y la justice ; mettons-y la joie.
En élevant l’enfant, nous élevons l’avenir. Élever, mot profond ! En améliorant cette petite âme, nous faisons l’éducation de l’inconnu. Si l’enfant a la santé, l’avenir se portera bien ; si l’enfant est honnête, l’avenir sera bon. Éclairons et enseignons cette enfance qui est là sous nos yeux, le vingtième siècle rayonnera. Le flambeau dans l’enfant, c’est le soleil dans l’avenir.