Actes et paroles/Depuis l’exil/1884




Depuis l’exil 1876-1885
1884



I

LE DÉJEUNER DES ENFANTS DE VEULES

— 25 septembre. —

Chaque automne, depuis trois ans, Victor Hugo veut bien accepter l’hospitalité chez Paul Meurice, à Veules, près Saint-Valery-en-Caux, tout au bord de la mer. Dans le village il est connu, vénéré, aimé ; aimé des enfants surtout, qu’il a gagnés par son sourire.

En 1884, il veut faire pour les enfants de Veules ce qu’il faisait pour les enfants de Guernesey. Avant de partir, il donnera un banquet aux cent petits les plus pauvres de la commune. Ceux qui n’ont pas trois ans n’en participeront pas moins à la fête ; il auront un billet pour la tombola de cinq cents francs qui suivra le repas. Tous les billets gagneront ; les moins heureux auront une pièce de vingt sous toute neuve ; les autres 2 francs, 5 francs, 10 francs, 20 francs. Il y aura un gros lot de cent francs.

Le 25 septembre, pendant que la musique de Veules exécute la Marseillaise, Victor Hugo fait son entrée à l’hôtel Pelletier. Deux tables ont été dressées parallèlement dans la grande salle, et les murs disparaissent sous les guirlandes et les drapeaux. M. Bellemère, le maire de Veules, adresse au poëte, en quelques phrases simples et émues, le remerciement qui est dans tous les cœurs. L’instituteur M. Deschamps, s’avance vers Victor Hugo, à la tête de ses élèves, et lui dit :

J’apporte à votre cœur, interprète soumis,
Doux et vénéré maître à qui l’enfance est chère,
Les hommages, les vœux de vos jeunes amis,
Et je viens présenter les enfants au grand-père.

Tous un jour ils diront : Je l’ai vu ! De vos yeux
À leurs fronts peut jaillir une secrète flamme
Et pour eux votre vue être un éveil des cieux.
Je leur apprends les mots, vous leur enseignez l’âme.

Victor Hugo serre la main de l’excellent maître d’école et dit à son tour :

Mes chers enfants,

À Veules, je suis chez vous ; accueillez-moi donc comme m’accueillent chez moi mes petits-enfants Georges et Jeanne. Vous aussi, vous êtes des petits-enfants, et, au milieu de vous, qu’est-ce que je veux être et qu’est-ce que je suis ? Le grand-père.

Vous êtes petits, vous êtes gais, vous riez, vous jouez, c’est l’âge heureux. Eh bien, voulez-vous — je ne dis pas être toujours heureux, vous verrez plus tard que ce n’est pas facile — mais voulez-vous n’être jamais tout à fait malheureux ? Il ne faut pour ça que deux choses, deux choses très simples : aimer et travailler.

Aimez bien qui vous aime ; aimez aujourd’hui vos parents, aimez votre mère ; ce qui vous apprendra doucement à aimer votre patrie, à aimer la France, notre mère à tous.

Et puis travaillez. Pour le présent, vous travaillez à vous instruire, à devenir des hommes, et, quand vous avez bien travaillé et que vous avez contenté vos maîtres, est-ce que vous n’êtes pas plus légers, plus dispos ? est-ce que vous ne jouez pas avec plus d’entrain ? C’est toujours ainsi ; travaillez, et vous aurez la conscience satisfaite.

Et quand la conscience est satisfaite, et que le cœur est content, on ne peut pas être entièrement malheureux.

Pour le moment, mes chers petits convives, ne pensons qu’à nous réjouir d’être ensemble, et faites, je vous prie, honneur à mon déjeuner de tout votre appétit. Je désire que vous soyez seulement aussi contents d’être avec moi que je suis heureux d’être avec vous.

Toutes les petites mains battent joyeusement. Victor Hugo s’assied, seule « grande personne », au milieu de ses soixante-quatorze jeunes convives, garçons et petites filles, qui sont servis par Mlles Pelletier et par les trois filles de Paul Meurice.

Après le repas, la loterie. Le sort a été intelligent ; le gros lot est gagné par une pauvre femme restée veuve avec quatre enfants, qui vient en pleurant de joie recevoir le lot de sa petite fille endormie dans ses bras.

II

VISITE À LA STATUE DE LA LIBERTÉ

— 29 novembre 1884. —

Extrait du Temps :

Victor Hugo est allé visiter les ateliers de la rue de Chazelles où se dresse, achevée maintenant et prête à partir, en mai, sur le bateau l’Isère, la gigantesque statue de Bartholdi destinée à la rade de New-York. Quelques amis étaient seuls présents à cette visite de l’illustre poète, mais le sculpteur, prévenu depuis la veille, avait fait placer dans un écrin et graver un fragment du cuivre de la statue, et les ouvriers de l’usine Gaget-Gauthier attendaient, fort émus, l’arrivée de Victor Hugo.

Il est venu accompagné de Mme Édouard Lockroy et de sa petite-fille, Mlle Jeanne Hugo. Bartholdi l’a reçu à la porte de l’usine et l’a conduit dans une pièce du rez-de-chaussée pavoisée, pour la circonstance, de drapeaux français mariés aux couleurs américaines.

Là, le sculpteur lui a présenté Mme Bartholdi, sa mère, plus âgée d’une année que Victor Hugo, et, avec cette politesse d’autrefois qui le caractérise, le poète a porté à ses lèvres la main tremblante de l’octogénaire, son aînée, toute fière de cette visite solennelle à l’œuvre de son fils. Mme Bartholdi jeune, M. le comte de Latour, chargé d’affaires d’Amérique, puis le secrétaire du comité de l’Union franco-américaine ont été présentés à Victor Hugo, qui a trouvé pour tous un mot aimable et cordial. Et, tête nue devant tout ce monde, malgré le temps aigre, Victor Hugo a passé devant les ouvriers massés là et le saluant avec un touchant respect.

Devant la gigantesque statue de la Liberté, deux écussons aux étendards de France et d’Amérique portaient les noms de La Fayette et de Rochambeau. Victor Hugo regarde, contemple cette géante de cuivre et de fer, dit : C’est superbe ! et entre dans les ateliers. M. Bartholdi, sur les fragments demeurés là, lui explique la façon dont le cuivre a été battu, estampé, dans la seule usine qui pût mener à bien un tel travail.

Victor Hugo regarde le lumineux diorama de Lavastre, qui montre la Liberté éclairant le monde telle qu’elle sera dressée sur son piédestal, en face de Long-Island. Le spectateur est placé sur le pont d’un steamer, et, devant lui, a le panorama de New-York, de Brooklyn, de l’Hudson. C’est un petit chef-d’œuvre.

Au moment de quitter l’atelier, Bartholdi demande à Victor Hugo la permission de lui présenter « son vieux collaborateur », Simon.

Timidement perdu dans la foule, M. Simon, que son maître Bartholdi appelle, s’avance, très ému, devant Victor Hugo, qui lui tend la main :

— Ah ! monsieur Victor Hugo, je ne vous avais pas vu depuis l’atelier de David !

Victor Hugo sourit :

— Ah ! vous étiez de l’atelier de David ?

— Oui, monsieur, et je vous vois encore venir poser pour votre buste !

— David !… Un beau souvenir !

Derrière moi, le docteur Maximin Legrand raconte qu’il n’a pas vu, lui, Victor Hugo depuis l’enterrement de Chateaubriand.

Hugo est pour nous comme de l’histoire vivante.

Et voici Henri Cernuschi qui, lui, — chose incroyable ; — n’a jamais parlé à Victor Hugo. Bartholdi le nomme au poète, charmé.

Cernuschi, montrant la statue géante de la Liberté, dit à Victor Hugo de sa voix mâle :

— Je vois deux colosses qui s’entre-regardent.

Ce qui a surtout frappé Victor Hugo et ce qui frappera tout le monde, c’est l’intérieur de cette figure de quarante-six mètres de hauteur ; c’est en la regardant intérieurement qu’on se rend compte de sa taille, qui ne paraît pas écrasante parce que la statue est harmonieuse. — Victor Hugo a gravi lestement deux des étages intérieurs de la statue.

— Je peux bien monter les dix ! fait-il en riant.

C’est Mme Lockroy qui l’en empêche : — Non, dit-elle avec sa bonne grâce charmante, je serais fatiguée.

— Claude Frollo, disons-nous à Victor Hugo, se tuerait tout aussi bien en tombant de là-haut que précipité des tours de Notre-Dame.

Avant de partir, debout devant cette gigantesque image de la Liberté, le poète reste un moment comme en contemplation, voyant devant lui se dresser un gage immense de ce qu’il a toujours rêvé : l’union.

Il est là, silencieux, les mains dans ses poches, comme s’il était seul. Puis, d’une voix forte, lentement, il dit en regardant la statue colosse, — ces deux cent mille kilos de métal qui feront face à la France, là-bas :

La mer, cette grande agitée, constate l’union des deux grandes terres, apaisées.

Et comme quelqu’un le prie de dicter ces mots lapidaires, qu’on veut garder, il ajoute doucement, vraiment ému devant cette image de fer et de cuivre de la concorde :

— Oui, cette belle œuvre tend à ce que j’ai toujours aimé, appelé : la paix. Entre l’Amérique et la France — la France qui est l’Europe — ce gage de paix demeurera permanent. Il était bon que cela fût fait.

Ensuite, saluant, salué, appuyé au bras de Mme Lockroy et suivi de sa petite-fille, Victor Hugo regagne sa voiture, emportant le fragment de la statue, sur lequel M. Bartholdi a fait graver en hâte la date de cette journée, le souvenir de cette glorieuse visite, avec cette inscription :

à victor hugo
Les Travailleurs de l’Union franco-américaine
Fragment de la statue colossale de la Liberté
présenté à l’illustre apôtre
de la Paix, de la Liberté, du Progrès
victor hugo
le jour où il a honoré de sa visite
l’œuvre de l’Union franco-américaine.
29 novembre 1884

Au moment où Victor Hugo montait en voiture, tous les fronts se sont découverts et toutes les voix ont crié : Vive Victor Hugo !

Une Américaine a crié avec un accent saxon, entrecoupé par l’émotion :

— Vive Victor Hugo ! le plus grand poète de la France !

— Vous pourriez dire du monde, a ajouté le sculpteur.

Tout cela s’est passé sans fracas, dans l’intimité touchante d’une réception familière, et cependant — les Américains ne s’y tromperont pas — cela est une date, une date désormais historique.

Voltaire, un jour, baptisa le petit-fils de Franklin. Victor Hugo a fait mieux : il a salué la statue qui, pendant des siècles, éclairera les navires abordant dans la grande cité des petits-neveux de Benjamin Franklin. — Jules Claretie.