Actes et paroles/Depuis l’exil/1881




Depuis l’exil - 1876-1885
1881


I

LA FÊTE

du
27 février 1881

Le 12 février 1881, un nombre de jeunes gens, écrivains et artistes, se réunissaient au Grand-Orient, sur la convocation de MM. Edmond Bazire et Louis Jeannin. Louis Blanc et Anatole de la Forge présidaient. Il s’agissait de convoquer Paris, les écoles, les associations ouvrières, pour célébrer, par une grande manifestation populaire, l’entrée de Victor Hugo dans sa quatrevingtième année.

La date de la manifestation serait fixée au dimanche 27 février. On partirait de l’Arc de Triomphe et on irait, par rangs de douze ou quinze, défiler devant les fenêtres de Victor Hugo. Ce serait comme une immense revue que passerait de tout le peuple de Paris le grand poëte de la France.

En même temps, une fête littéraire serait donnée dans la salle du Trocadéro, où des vers de Victor Hugo seraient dits par les acteurs de la Comédie-Française[1].

Un comité d’organisation fut élu. Il se composait de MM. Edmond Bazire, Alfred Barbou, Émile Blémont, Delarue, Alfred Étiévant, Flor O’Squarr, Paul Foucher, Alfred Gassier, Ernest d’Hervilly, Louis Jeannin, Lemarquand, Eugène Mayer, Catulle Mendès, Bertrand Millanvoye, Joseph Montet, Adolphe Pelleport, Félix Régamey, Gustave Rivet, A. Simon, Spoll, Paul Strauss, Maurice Talmeyr et Troimaux.

Le projet de la manifestation pouvait paraître risqué ; la saison était froide et brumeuse, la neige ou la pluie allait tout empêcher peut-être. La généreuse initiative de ces jeunes gens ne s’arrêta à aucune objection. Leur idée prit comme une traînée de poudre. De toutes parts les adhésions arrivaient, les adresses pleuvaient, les délégations se formaient. Le comité d’organisation, heureux d’être ainsi débordé, annonçait qu’il s’était borné à proposer un programme, mais qu’il n’entendait en aucune façon se substituer à l’initiative de la population parisienne.


Le 25 février, au soir, M. Jules Ferry, président du conseil, se présentait chez Victor Hugo, lui apportant, au nom du gouvernement, un magnifique vase de Sèvres peint par Fragonard. « — Les manufactures nationales, lui disait-il, ont été instituées à l’origine pour offrir des présents aux souverains. La République offre aujourd’hui ce vase à un souverain de l’esprit. »

Le 26, le conseil municipal de Paris, le conseil général de la Seine délèguent leurs bureaux pour les représenter à la fête du lendemain. Les cercles, les lycées, les associations, les orphéons, les loges maçonniques prennent leurs rendez-vous.

La Ville fait dresser, à l’entrée de l’avenue d’Eylau, deux mâts vénitiens de vingt mètres de hauteur, exécutés sur les dessins de M. Alphand, et qui sont d’un caractère charmant et superbe. Au sommet, les initiales R. F. Quatre écussons étagés sur chaque face portent les titres des ouvrages du poète. Chaque mât est orné de faisceaux de drapeaux et de lances dorées, avec bannières bleues et roses. Les mâts sont reliés par une grande draperie rose frangée d’or, où se lit en grands caractères cette inscription :

VICTOR HUGO
né le 26 février 1802
1881

Des palmes, des guirlandes de feuilles de chêne, de sapin et de buis, des arbustes, des plantes et des fleurs s’entremêlent dans cette élégante décoration.

Dans cette soirée du 26, inauguration, au théâtre de la Gaîté, de la nouvelle direction Larochelle-Debruyère par une éclatante reprise de Lucrèce Borgia, avec Mme Favart et M. Dumaine.

Tout est prêt pour le lendemain.

Il faut donner l’impression de cette grande journée dans les récits, pris sur le vif, de Jules Claretie et de Gustave Rivet, dans le Rappel et dans le Temps.


Extrait du Temps :

C’est aujourd’hui une journée historique.

Paris, — et, avec Paris, la nation entière, les députations de l’étranger, la jeunesse, cette France en fleur, a dit Victor Hugo lui-même, — tout un peuple fêtant l’entrée de Victor Hugo dans ses quatrevingts ans, un tel spectacle est de ceux qui se gravent pour l’avenir dans la mémoire des hommes, et en couronnant l’œuvre et la vie de son grand poète, la France aura ajouté une admirable page à son histoire.

Il semble que, sur les bannières qui ont flotté aujourd’hui devant les fenêtres de l’avenue d’Eylau, on eût pu écrire : La Patrie à Victor Hugo. C’est la patrie, en effet, qui a célébré le poète patriote ; ce sont les générations reconnaissantes envers cet homme de toutes les émotions, de toutes les joies qu’il leur a données, de toutes les nobles pensées qu’il a fait éclore en elles, de toute la gloire que sa gloire personnelle a fait rejaillir sur le pays.

Le peuple, pendant toute une journée, a défilé devant la maison de Victor Hugo en acclamant son nom. Et quand je dis peuple, toutes les classes, tous les rangs, tous les âges étaient confondus dans ce flot humain qui se déroulait des Tuileries à l’Arc de Triomphe et de l’Arc de Triomphe à l’avenue d’Eylau.

N’y a-t-il pas dans la destinée du poète quelque chose de prédestiné ? N’était-ce pas de l’Arc de Triomphe, qu’il a si souvent et si magnifiquement chanté, que devait nécessairement partir l’immense cortège qui a passé en saluant devant les fenêtres de Victor Hugo ? C’est aujourd’hui surtout qu’il pourrait crier au « monument sublime » :

Entre tes quatre pieds toute la ville abonde,
Comme une fourmilière aux pieds d’un éléphant !

Que de monde ! Et qu’est-ce, à côté d’un tel concours de population, que le triomphe théâtral de Pétrarque, le front encadré d’un camail rouge, porté sur son char triomphal avec les Muses et les Grâces, escorté par les écuyers, les pages, les seigneurs blasonnés et les cardinaux ?

Qu’est-ce que le triomphe de Voltaire, acclamé par une foule où, déguisée, le cœur battant bien fort, Marie-Antoinette se cachait, curieuse de voir passer l’auteur de Candide, — la jeune reine saluant le vieillard-roi ?

La fête de Victor Hugo, c’est l’acclamation qui saluait Voltaire centuplée par le télégraphe, le téléphone, le fil électrique qui envoie au poëte le salut de l’Amérique ; c’est le peuple courant à son poëte, comme la reine au philosophe ; c’est le triomphe de Voltaire multiplié par les forces du dix-neuvième siècle. — Jules Claretie.


Extrait du Rappel :

Dès le matin, toute l’avenue d’Eylau était déjà pleine d’une foule animée ; on pavoisait les fenêtres, on établissait des estrades, on se massait devant la maison du poëte, décorée avec un goût exquis par les soins du comité et de la Ville de Paris. M. Alphand avait envoyé ses plus belles fleurs.

Devant la porte, sur un piédestal aux couleurs bleues et roses frangées d’or, un grand laurier d’or dont la pointe touche au premier étage.

Aux deux côtés de la maison, de grandes estrades couvertes de fleurs et de plantes vertes font un décor de printemps ; des palmes sont attachées aux arbres ; et, devant la maison, aux pointes de fer de la marquise, aux fenêtres, devant la porte, sont accrochées des couronnes, sont amoncelés des palmes et des lauriers envoyés par les villes des départements.

Il nous a été impossible de noter les inscriptions de toutes les couronnes ; citons au hasard : de Marseille, la couronne de l’Athénée méridional, avec cette inscription : Au poëte, au philosophe, au grand justicier de la cause des peuples ; le Cercle de la Fédération a envoyé une grande couronne d’or et d’argent ; le Cercle de l’Aurore, une superbe palme d’or et d’argent ; la société le Réveil social, une palme d’or.

À chaque instant, une délégation des départements vient apporter des fleurs ; des bouquets merveilleux arrivent du Midi, de Nice, de Toulon ; l’un d’eux, tout entier de myosotis, avec ces mots en fleurs rouges : À Victor Hugo. Un autre, énorme, fait de superbes violettes, avec les initiales du poète tracées en fleurs de jasmin blanc.

L’intérieur de la maison est aussi tout fleuri ; depuis la veille, chaque heure apporte une foule de bouquets qui décorent le salon, la salle à manger, la véranda. Partout, partout de la verdure et des fleurs. Une couronne immense a été envoyée par la Comédie-Française, faite de roses blanches et roses, avec les titres, brodés sur des drapelets de soie rouge, des drames du poète représentés au Théâtre-français : Hernani, Le Roi s’amuse, Angelo, Les Burgraves, Marion de Lorme, Ruy Blas.


À dix heures et demie, dans une maison qui fait face à celle du poète, s’organise le cortège de petits enfants qui doivent dire un compliment au Maître. Une bannière bleue et rose, avec cette inscription : L’Art d’être grand-père, est tenue par une petite fille, ayant à ses côtés des enfants qui portent des bouquets et tiennent les rubans de la bannière.

Au dehors, s’est organisé le défilé des enfants des écoles, qu’on a amenés à cette heure pour qu’ils ne courent aucun danger dans la foule ; les petites filles bleues et roses prennent la tête du cortège, accompagnées des membres du comité.

La députation est introduite dans le salon, et Victor Hugo embrasse d’abord la plus petite, en disant : — Je vous embrasse tous en elle, mes chers enfants. — Comme ils sont charmants ! ajoute le poète ; et il dit : Je veux embrasser aussi la porte-bannière.

L’enfant, qui est la fille de notre confrère Étiévant, récite avec une grâce émue ces jolies strophes de Catulle Mendès :

Nous sommes les petits pinsons,
Les fauvettes au vol espiègle
Qui viennent chanter des chansons
À l’Aigle.

Il est terrible ! mais très doux,
Et sans que son courroux s’allume
On peut fourrer sa tête sous
Sa Plume.

Nous sommes, en bouton encor,
Les fleurs de l’aurore prochaine,
Qui parfument les mousses d’or
Du Chêne.

… Nous sommes les petits enfants
Qui viennent gais, vifs, heureux d’être,
Fêter de rires triomphants
L’Ancêtre.

Si Jeanne et George sont jaloux,
Tant pis pour eux ! c’est leur affaire…
Et maintenant embrassez-nous,
Grand-Père !

On applaudit, Victor Hugo serre la main à ses amis et reçoit les bouquets que lui offrent les enfants.

« Je les accepte pour vous les offrir », dit le poëte à Mmes Léon Cladel et Gustave Rivet, qui reçoivent avec émotion ces souvenirs précieux.

Arrive M. Hérold, préfet de la Seine. Il présente au poëte ses enfants qui portent un bouquet. Victor Hugo offre à Mme Édouard Lockroy le bouquet de M. Hérold.

La députation sort de la maison, et au dehors tous les enfants des écoles demandent à voir Victor Hugo. Il paraît à sa fenêtre ; une immense acclamation retentit de toutes ces jeunes voix et de celles de la foule massée sur les trottoirs. Vive Victor Hugo ! vive Victor Hugo ! crient les enfants, en envoyant des baisers au poëte.

Les écoles défilent et s’éloignent.

Victor Hugo déjeune alors avec ses petits-enfants et M. et Mme Lockroy. Déjeuner de famille. Aucun invité.

La foule grossit toujours autour du logis. Lui n’a rien changé à ses habitudes ; il a dû travailler ce matin comme chaque jour, et son déjeuner a lieu sans aucun apparat.

Une nouvelle députation des écoles arrive. Victor Hugo se montre à la fenêtre du petit salon de gauche, et salue les enfants de la main avec son paternel sourire.


À ce moment, apparaît la députation du conseil municipal de Paris, précédée par deux huissiers.

En tête, MM. Thorel, Sigismond Lacroix, Murat. Tous s’arrêtent, tête nue, sous la fenêtre de Victor Hugo. Il se fait un grand silence.

Victor Hugo prononce le discours suivant, interrompu à chaque phrase par les applaudissements et les cris de : Vive Victor Hugo !

Je salue Paris.

Je salue la ville immense.

Je la salue, non en mon nom, car je ne suis rien ; mais au nom de tout ce qui vit, raisonne, pense, aime et espère ici-bas.

Les villes sont des lieux bénis ; elles sont les ateliers du travail divin. Le travail divin, c’est le travail humain. Il reste humain tant qu’il est individuel ; dès qu’il est collectif, dès que son but est plus grand que son travailleur, il devient divin ; le travail des champs est humain, le travail des villes est divin.

De temps en temps, l’histoire met un signe sur une cité. Ce signe est unique. L’histoire, en quatre mille ans, marque ainsi trois cités qui résument tout l’effort de la civilisation. Ce qu’Athènes a été pour l’antiquité grecque, ce que Rome a été pour l’antiquité romaine, Paris l’est aujourd’hui pour l’Europe, pour l’Amérique, pour l’univers civilisé. C’est la ville et c’est le monde. Qui adresse la parole à Paris adresse la parole au monde entier. Urbi et orbi.

Donc, moi, l’humble passant qui n’ai que ma part de votre droit à tous, au nom des villes, de toutes les villes, des villes d’Europe et d’Amérique et du monde civilisé, depuis Athènes jusqu’à New-York, depuis Londres jusqu’à Moscou, en ton nom, Madrid, en ton nom, Rome, je glorifie avec amour et je salue la ville sacrée, Paris.

Le discours achevé, les chapeaux s’agitent, on crie : bravo ! et le conseil municipal s’éloigne. Quelques flocons de neige tombent, mais les têtes de la foule sont toujours nues.


À onze heures et demie, on place devant la maison le buste doré de la République, que le sculpteur Francia vient d’envoyer à Victor Hugo, et la foule, qui grossit de plus en plus, crie : Vive Victor Hugo ! vive la république !

On commence à apercevoir au loin, du côté de l’Arc de Triomphe, des masses noires que dominent des bannières.

Les membres du comité d’organisation, avec les commissaires de la fête, sont à leur poste, Ils ont fait tendre devant la maison des rubans bleus et roses en guise de barrières, et ils contiennent sur les trottoirs la foule qui s’y est massée, attendant le défilé.

Pas un sergent de ville dans l’avenue, les commissaires de la fête font eux-mêmes garder l’avenue libre, et tout se prépare dans le plus grand ordre.

Le temps est gris, mais un grand souffle de joie et de fête passe sur tous les fronts.

Les amis, connus et inconnus, de Victor Hugo viennent apporter leurs cartes, qu’on entasse dans des corbeilles, à côté des fleurs et des couronnes.

Deux Chinois, en robe bleue, leur parapluie à la main, viennent se mêler à la foule, plus civilisés certes que ne pouvaient être des Hurons apportant leur hommage à Voltaire.

Un photographe arrive et installe son objectif devant la maison même, tandis que les dessinateurs des journaux illustrés prennent des croquis. Un peintre, M. H. Scott fait, au fond de la boite, comme on dit, debout, le pinceau à la main, malgré le froid, une étude peinte de l’entassement des fleurs et des couronnes au seuil du logis.


Cependant le cortège en marche s’est approché ; la Marseillaise retentit.

Il est midi. Le défilé commence.

Victor Hugo est à sa fenêtre, au premier étage. À ses côtés, personne autre que Georges et Jeanne.

Et alors c’est un spectacle merveilleux, inouï, unique, et tel qu’on n’en vit jamais : de midi à la nuit, sans relâche, comme une mer toujours montante, le flot de la population n’a pas cessé de défiler devant la maison, en criant : Vive Victor Hugo !

Et tout était mêlé dans cette grande foule, les habits noirs, les blouses, les casquettes, les chapeaux ; des soldats de toutes les armes, les vieux en uniformes d’invalides ; des vieillards, des jeunes filles ; des mères en passant élevaient leurs enfants vers Victor Hugo, et les enfants lui envoyaient des baisers. Bien des yeux pleuraient ; et c’était le plus beau et le plus attendrissant des spectacles que celui de ce peuple les mains levées vers ce génie ; on sentait toutes les âmes confondues dans une seule et même pensée.

Plusieurs groupes, en passant devant la maison, après avoir acclamé et salué le poète, déposent à son seuil leurs couronnes ou leurs souvenirs.

La chambre où se tient le poète est bientôt remplie d’adresses et d’écrins ; nous y voyons une magnifique plume d’or ciselée, avec cette dédicace : « À Victor Hugo. Ses admirateurs de Saint-Quentin ». Puis une couronne de chêne en bronze vert, nouée par un ruban d’or massif, venant du Cercle de la même ville.

Les sociétés de gymnase de la Seine, qui ont pu traverser cette foule formidable, ont fait remettre une superbe médaille frappée pour cette circonstance solennelle ; elle est soutenue par une large palme d’argent finement ciselée.

Une admirable couronne porte cette mention : Les Français de Californie à Victor Hugo ; une autre : l’Alliance latine à Victor Hugo.

Une médaille est offerte par la Société des anciens élèves des Écoles nationales des arts et métiers.

Un livre richement relié porte ce titre : Basni Vicktora Huga. C’est un volume de la traduction des œuvres du poète en langue tchèque, celui de la Légende des Siècles.

Dans un buvard riche, à cadre de bronze ciselé, avec coins d’émail incrusté d’or et d’argent, se trouve une adresse écrite sur parchemin ; c’est celle de la Société des hommes de lettres viennois, la Concordia.

Les sociétés chantantes viennent rendre leur hommage gaulois au plus grand des Français. Parmi elles nous lisons sur leurs bannières les noms des Gais parisiens, la société des Épicuriens, et, arborant sans crainte de leurs femmes leur drapeau, la société des Amis du divorce.

Un drapeau est particulièrement acclamé au passage, après qu’il s’est incliné devant Victor Hugo, c’est un vieux drapeau fané portant le faisceau coiffé du bonnet phrygien et l’inscription : Garde nationale de Thionville, 1792.

Il nous est impossible d’énumérer les bannières des corporations, des chambres syndicales, des sociétés, des orphéons, des fanfares, qui durant tout le jour ont défilé.

La Société des gens de lettres ouvrait la marche ; puis les élèves de l’École normale supérieure, apportant une énorme couronne de lauriers, aux rubans violets, couleur de l’Université.

Une société de jeunes gens, la Lecture, apporte une table couverte de lilas blancs et de roses.

Les élèves des lycées, rangés en compagnies, passent martialement, marchant au pas dans un ordre admirable ; ils sont acclamés. Ils déposent des couronnes devant la maison ; l’une d’elles, de lauriers, de roses et de bleuets, porte cette inscription : Au Père ! Ses fils du Lycée Fontanes.

Les élèves de Louis-le-Grand, de Saint-Louis, de Sainte-Barbe, de Henri IV. Ceux du lycée de Versailles, apportent un immense bouquet. Du lycée de Valenciennes, une couronne. Tout le défilé de cette jeunesse est saisissant ; l’émotion étrangle les cris. C’est la France de demain qui passe.

Ensuite défilent les anciens élèves des Arts et Métiers, avec un immense bouquet envoyé de Nice. La députation du cercle républicain de Saint-Quentin apporte une magnifique couronne d’or sur un coussin de velours rouge. Le journal la Lanterne envoie un superbe trophée de lilas blanc et de camélias rouges, où s’enroulent des rubans qui portent le nom des œuvres du maître.

La société Chevé passe en chantant la Marseillaise. — Vive la république !

Des artilleurs en rang saluent militairement.

Parfois, respectueusement, la foule salue sans rien dire. Des jeunes gens des clubs élégants passent et ôtent leurs chapeaux correctement.

Et ce n’était pas seulement Paris, c’étaient la France et le monde entier qui étaient représentés.

L’Association littéraire internationale dépose ses cartes. Elle a remis à Victor Hugo quatre volumes reliés des adhésions qu’elle a reçues de tous pays.

L’Union française de la jeunesse, au nombre de 500, avec ses élèves, ses professeurs, les directeurs de sections, apporte une longue et éloquente adresse.

Nous n’avons pu lire toutes les inscriptions des bannières des corporations, des orphéons, des fanfares.

C’est la fanfare d’Ivry, de Levallois-Perret, l’harmonie d’Arcueil-Cachan, la chambre syndicale des ouvriers boulangers, des horlogers de Paris, des tourneurs en cuivre, des serruriers, des gantiers.

Le choral de Belleville chante à Victor Hugo un hymne, imprimé sur papier tricolore ; la foule applaudit, crie : Bis ! et le chœur répète :

Nous donnerons tout le sang de la France
Pour la patrie et pour la liberté !

Une société de récitation, conduite par M. Léon Ricquier, apporte une magnifique corbeille de fleurs naturelles. On met à côté un bouquet de deux sous que vient offrir un enfant.

Le choral de la Villette passe en chantant un chœur : En avant !

Puis des collégiens encore, et toute une école d’enfants, l’avenir.

Victor Hugo essuie une larme, salue de la main. Les cris de vive Victor Hugo se font entendre et la foule continue sa marche, respectueuse, presque recueillie. Puis une fanfare éclate, et les cris renaissent.

Il est impossible de décrire l’aspect de l’avenue vers deux heures ; les trottoirs sont couverts d’une foule énorme ; les maisons sont pavoisées ; les balcons sont couverts de monde, il y en a jusque sur les toits ; on s’entasse sur des estrades établies dans les jardins, sur les murs, sur les grilles ; des enfants sont perchés dans tous les arbres.

Et le défilé ne cesse pas.

Un instant la foule est tellement compacte qu’un arrêt se produit, les commissaires se multiplient pour faire avancer et circuler cette foule qui se succède sans relâche, qui arrive en masses profondes, occupant toute la largeur de l’avenue, et l’ordre n’est pas troublé un seul moment ; point de tumulte dans ce défilé de toute une ville.

Une jeune femme s’évanouit, on lui apporte une chaise de chez Mme Lockroy. On la soigne. Elle revient à elle.

Autant qu’il est permis d’évaluer la foule, on peut dire que cent mille personnes par heure ont passé sous les fenêtres de Victor Hugo, de midi à six heures du soir.

Le temps froid et neigeux du matin est devenu plus doux. Le poëte, toujours debout à sa fenêtre, contemple silencieusement la foule, sourit à ces sourires et rend le salut à ces saluts.

Voici la bannière bleue des Félibres ; les poëtes du Midi acclament Victor Hugo, la bannière s’incline ; Victor Hugo salue. Une délégation de Rodez remet une couronne avec cette inscription : Au poëte, au citoyen ! Passent sous leur bannière, les ouvriers galochiers, les emballeurs, les tonneliers ; le cercle de l’Aurore de Marseille envoie une superbe couronne ; voici la fanfare du Xe arrondissement, la fanfare de Bagneux, le Choral-Français, la fanfare de l’Industrie, le Choral des Amis de la Seine ; tous chantent et jouent aux applaudissements de la foule. À ce moment on apporte un magnifique coussin brodé d’or, avec cette inscription : « Au poëte, de la part du prince de Lusignan. »

Le choral d’Alsace-Lorraine, avec sa bannière noire, sur laquelle est brodée une couronne d’argent surmontant l’écusson des deux provinces, s’arrête et chante un air patriotique. Les bravos éclatent, des larmes coulent de bien des yeux.

Puis c’est la fanfare de Montmartre, le choral de Plaisance ; et entre chacune de ces sociétés un immense flot de peuple continue sans intervalles à défiler.

Un grand drapeau avec cette inscription « Les étudiants de Paris à Victor Hugo » est accroché devant la porte. Voici la fanfare de Saint-Denis, les Enfants de Saint-Denis, l’Union musicale de Paris, les Enfants de Lutèce, le Choral de la rive gauche, une députation du département du Nord avec sa couronne, l’Union chorale de Somain avec sa couronne, le Choral parisien, le Choral de la plaine Saint-Denis.

De la maison du poëte c’est, à droite et à gauche dans l’avenue, à perte de vue, un océan de têtes humaines, au-dessus desquelles flottent drapeaux et bannières ; c’est la fanfare Saint-Gervais, la fanfare des Quatre-Chemins, la société chorale Alsacienne. Ce n’est pas tout encore.

Le Progrès de Montreuil envoie une couronne d’or traversée d’une large plume d’argent. Puis les fanfares des divers arrondissements, du dix-huitième, du douzième, la fanfare du commerce de Saint-Ouen, le choral l’Avenir, la Société de prévoyance des Francs-Comtois, l’harmonie de Clichy ; les ouvriers tôliers, les selliers, les bottiers, les sculpteurs praticiens, les jardiniers, les plombiers, les charpentiers, les dégraisseurs, les teinturiers, les scieurs de long, portant sur leur bannière verte cette inscription : Conciliation, Union, Vertu, les décolteurs, les potiers d’étain, les chauffeurs-conducteurs-mécaniciens ; les chapeliers, qui offrent à Victor Hugo un superbe bouquet porté par deux jeunes ouvriers ; les fondeurs-typographes.

Le Choral savoisien, l’Union musicale des Batignolles, la fanfare la Sirène, la Lyre de Belleville ; la Société des États-Unis d’Europe portant une bannière aux couleurs de l’arc-en-ciel ; la fanfare de Courbevoie, les Enfants de Belgique.

Le comité du monument de Garibaldi, à Nice, fait apporter par MM. Récipon et Chiris, députés, un bouquet merveilleux d’un mètre de diamètre.

On crie : Vive la France ! vive Victor Hugo !

Une députation de la presse républicaine de Nice apporte une couronne.

Viennent ensuite les loges maçonniques, qui ont presque toutes envoyé des délégués. Les francs-maçons, revêtus de leurs insignes, sont rangés par quatre et défilent dans le plus grand calme.

Après eux, viennent vingt sociétés de gymnastique, qui sont toutes réunies sous le même commandement. Chaque société avec ses costumes, gris, bleus, rouges, blancs, fait un effet très pittoresque. Elles offrent à Victor Hugo un charmant bouquet.

Les tireurs de France et d’Algérie sont représentés par la section du 20e arrondissement.

Les employés du Commerce et de l’Industrie, venus en très grand nombre, précédés de la bannière bleu et rouge des drapiers du XIVe siècle, offrent une magnifique couronne en feuilles de chêne dorées. Les tourneurs sur bois, les menuisiers offrent une palme dorée.

Et tant d’autres dont nous n’avons pu lire les bannières, et à qui nous demandons pardon de les omettre.

Quant aux compositeurs typographes, ils formaient les groupes les plus nombreux.

L’un de ces groupes avait pavoisé un grand char, orné d’écussons portant les noms des œuvres de Victor Hugo et, souvenir précieux et touchant, sur ce char ils avaient établi, entre autres outils d’imprimerie, tels que rouleaux, clichés et papiers, une vieille presse à bras, sur laquelle les premiers vers du poëte ont été tirés. Cette presse appartient maintenant à l’imprimerie Kugelmann.

Il faut finir cependant le récit de ce défilé splendide, où tout un peuple est venu apporter son hommage au génie. Ces cris, ces saluts, ces bouquets, ces palmes, ces lauriers, ces chants et ces fanfares, ces centaines de milliers d’hommes, ont fait la plus belle manifestation pacifique que puisse rêver la pensée humaine.

Il semblait que ce fût l’aurore d’une époque nouvelle, du règne de l’intelligence, de la souveraineté de l’esprit.

Victor Hugo salué, acclamé par les enfants, par les hommes, par les vieillards, souriant à leurs sourires, c’est un des spectacles les plus touchants, les plus nobles, que la France nous ait encore donnés, et, si c’est une date mémorable dans la vie du poëte, c’est une date à jamais illustre dans notre histoire nationale. — Gustave Rivet.


Ce qui a été extraordinaire, intraduisible, c’est le dernier moment de cette inoubliable journée. Lorsque la dernière délégation a eu défilé, — précédée par deux toutes petites filles en robes blanches traversées d’écharpes tricolores, — la foule, jusqu’alors entassée dans les rues avoisinantes et sur les trottoirs de l’avenue, dans un prodigieux mouvement de houle qui ressemblait à l’arrivée d’un flot colossal, toute cette mer humaine est arrivée sous la fenêtre du poète, et là, électriquement, dans un même élan, dans un même cri, a poussé de ses milliers de poitrines, cette acclamation immense :

— Vive Victor Hugo !

Le spectacle était stupéfiant. Sur cet entassement de têtes nues, un crépuscule de ciel gris, neigeux, tombait, çà et là piqué des lueurs claires des becs de gaz que les allumeurs avaient trouvé moyen de faire flamber jusqu’en cette foule ; — on n’apercevait plus, à travers les branches des arbres, qu’une fourmilière indistincte, des milliers de points blafards, — faces humaines tournées vers le poëte, — et la lumière argentée du soir emplissait l’avenue : une multitude à la Delacroix dans un paysage de Corot. — Jules Claretie.


Séance du 4 mars 1881 au sénat.

La fête du 27 février a eu, le 4 mars, son écho dans la séance du sénat.

On discutait le tarif des douanes. Tout à coup un mouvement se produit dans la salle. Victor Hugo, qui n’était pas venu au sénat de la semaine, entrait en causant avec M. Peyrat. Au moment où il monte à son fauteuil, l’assemblée se lève et le salue par une triple salve d’applaudissements. Beaucoup de sénateurs s’empressent autour de lui et lui serrent la main.

Victor Hugo, très ému, dit alors :

Ce mouvement du sénat est tout à fait inattendu pour moi. Je ne saurais dire à quel point il m’a touché.

Mon trouble inexprimable est un remerciement. (Applaudissements.) Je l’offre au sénat, et je remercie tous ses membres de cette marque d’estime et d’affection.

Jamais, jusqu’au dernier jour de ma vie, je n’oublierai l’honneur qui vient de m’être fait. Je m’assieds profondément ému. (Applaudissements répétés.)

M. Léon Say, président. — Le génie a pris séance, et le sénat l’a salué de ses applaudissements. Le sénat reprend sa délibération. (Nouveaux applaudissements.)

OBSÈQUES DE PAUL DE SAINT-VICTOR

— 12 juillet 1881 —

M. Paul Dalloz a lu, au seuil de l’église Saint-Germain-des-Prés, les paroles suivantes, envoyées par Victor Hugo :

Je suis accablé. Je pleure. J’aimais Saint-Victor.

Je vais le revoir. Il était de ma famille dans le monde des esprits, dans ce monde où nous irons tous. Ce n’était pas un esprit ni un cœur qui peuvent se perdre ; la mort de telles âmes est un grandissement de fonction.

Quel homme c’était, vous le savez. Vous vous rappelez cette rudesse, généreux défaut d’une nature franche, que recouvrait une grâce charmante. Pas de délicatesse plus exquise que celle de ce noble esprit. Combinez la science d’un mage assyrien avec la courtoisie d’un chevalier français, vous aurez Saint-Victor.

Qu’il aille où sa place est marquée, parmi les français glorieux. Qu’il soit une étoile de la patrie. Son œuvre est une des œuvres de ce grand siècle. Elle occupe les sommets suprêmes de l’art.

Parmi d’autres gloires, il a celle-ci, ne l’oublions pas : il a été fidèle à l’exil. Pendant les plus sombres années de l’empire, l’exil a entendu cette voix amie, cette voix persistante, cette voix intrépide. Il a soutenu les combattants, il a couronné les vaincus, il a montré à tous combien est calme et fière cette habitude des hautes régions.

Que toute cette gloire lui revienne aujourd’hui ; qu’il entre dans la sérénité souveraine, et qu’il aille s’asseoir parmi ces hommes rares qui ont eu ce double don, la profondeur du grand artiste et la splendeur du grand écrivain.

  1. Voir aux Notes.