Actes et Paroles volume1 Réunion des auteurs dramatiques




Réunions Électorales 1848-1849



III

RÉUNION DES AUTEURS DRAMATIQUES

Je suis profondément touché des sympathies qui m’environnent. Des voix aimées, des confrères célèbres m’ont glorifié bien au delà du peu que je vaux. Permettez-moi de les remercier de cette cordiale éloquence à laquelle je dois les applaudissements qui ont accueilli mon nom ; permettez-moi, en même temps, de m’abstenir de tout ce qui pourrait ressembler à une sollicitation de suffrages. Puisque la nation est en train de chercher son idéal, voici quel serait le mien en fait d’élections. Je voudrais les élections libres et pures ; libres, en ce qui touche les électeurs ; pures, en ce qui touche les candidats.

Personnellement, je ne me présente pas. Mes raisons, vous les connaissez, je les ai publiées ; elles sont toutes puisées dans mon respect pour la liberté électorale. Je dis aux électeurs : Choisissez qui vous voudrez et comme vous voudrez ; quant à moi, j’attends, et j’applaudirai au résultat quel qu’il soit. Je serai fier d’être choisi, satisfait d’être oublié. (Approbation.)

Ce n’est pas que je n’aie aussi, moi, mes ambitions. J’ai une ambition pour mon pays, — c’est qu’il soit puissant, heureux, riche, prospère, glorieux, sous cette simple formule : Liberté, égalité, fraternité ; c’est qu’il soit le plus grand dans la paix, comme il a été le plus grand dans la guerre. (Bravo ! bravo !) Et puis, j’ai une ambition pour moi, — c’est de rester écrivain libre et simple citoyen.

Maintenant, s’il arrive que mon pays, connaissant ma pensée et ma conscience qui sont publiques depuis vingt-cinq ans, m’appelle, dans sa confiance, à l’assemblée nationale et m’assigne un poste où il faudra veiller et peut-être combattre, j’accepterai son vote comme un ordre et j’irai où il m’enverra. Je suis à la disposition de mes concitoyens. Je suis candidat à l’assemblée nationale comme tout soldat est candidat au champ de bataille. (Acclamations.)

Le mandat de représentant du peuple sera à la fois un honneur et un danger ; il suffit que ce soit un honneur pour que je ne le sollicite pas, il suffit que ce soit un danger pour que je ne le refuse pas. (Longues acclamations.)

Vous m’avez compris. Maintenant je vais vous parler de vous.

Il y a, en ce moment, en France, à Paris, deux classes d’ouvriers qui, toutes deux, ont droit à être représentées dans l’assemblée nationale. L’une… à Dieu ne plaise que je parle autrement qu’avec la plus cordiale effusion de ces braves ouvriers qui ont fait de si grandes choses et qui en feront de plus grandes encore. Je ne suis pas de ceux qui les flattent, mais je suis de ceux qui les aiment. Ils sauront compléter la haute idée qu’ils ont donnée au monde de leur bon sens et de leur vertu. Ils ont montré le courage pendant le combat, ils montreront la patience après la victoire. Cette classe d’ouvriers, dis-je, a fait de grandes choses, elle sera noblement et largement représentée à l’assemblée constituante, et, pour ma part, je réserve aux ouvriers de Paris dix places sur mon bulletin.

Mais je veux, je veux pour l’honneur de la France, que l’autre classe d’ouvriers, les ouvriers de l’intelligence, soit aussi noblement et largement représentée. Le jour où l’on pourrait dire : Les écrivains, les poëtes, les artistes, les hommes de la pensée, sont absents de la représentation nationale, ce serait une sombre et fatale éclipse, et l’on verrait diminuer la lumière de la France ! (Bravo !)

Il faut que tous les ouvriers aient leurs représentants à l’assemblée nationale, ceux qui font la richesse du pays et ceux qui font sa grandeur ; ceux qui remuent les pavés et ceux qui remuent les esprits ! (Acclamations.)

Certes, c’est quelque chose que d’avoir construit les barricades de février sous la mousqueterie et la fusillade, mais c’est quelque chose aussi que d’être sans cesse, sans trêve, sans relâche, debout sur les barricades de la pensée, exposé aux haines du pouvoir et à la mitraille des partis. (Applaudissements.) Les ouvriers, nos frères, ont lutté trois jours ; nous, travailleurs de l’intelligence, nous avons lutté vingt ans.

Avisez donc à ce grand intérêt. Que l’un de vous parle pour vous, que votre drapeau, qui est le drapeau même de la civilisation, soit tenu au milieu de la mêlée par une main ferme et illustre. Faites prévaloir les idées ! Montrez que la gloire est une force ! (Bravo !) Même quand les révolutions ont tout renversé, il y a une puissance qui reste debout, la pensée. Les révolutions brisent les couronnes, mais n’éteignent pas les auréoles. (Longs applaudissements.)

Un des auteurs présents ayant demandé à M. Victor Hugo ce qu’il ferait si un club marchait sur l’assemblée constituante, M. Victor Hugo réplique :

Je prie M. Théodore Muret de ne point oublier que je ne me présente pas ; je vais lui répondre cependant, mais je lui répondrai comme électeur et non comme candidat. (Mouvement d’attention.) Dans un moment où le système électoral le plus large et le plus libéral que les hommes aient jamais pu, je ne dis pas réaliser, mais rêver, appelle tous les citoyens à déposer leur vote, tous, depuis le premier jusqu’au dernier, — je me trompe, il n’y a plus maintenant ni premier, ni dernier, — tous, veux-je dire, depuis ce qu’on appelait autrefois le premier jusqu’à ce qu’on appelait autrefois le dernier ; dans un moment où de tous ces votes réunis va sortir l’assemblée définitive, l’assemblée suprême qui sera, pour ainsi dire, la majesté visible de la France, s’il était possible qu’à l’heure où ce sénat prendra possession de la plénitude légitime de son autorité souveraine, il existât dans un coin quelconque de Paris une fraction, une coterie, un groupe d’hommes, je ne dirai pas assez coupables, mais assez insensés, pour oser, dans un paroxysme d’orgueil, mettre leur petite volonté face à face et de front avec la volonté auguste de cette assemblée qui sera le pays même, je me précipiterais au-devant d’eux, et je leur crierais : Malheureux ! arrêtez-vous, vous allez devenir de mauvais citoyens ! (Bravo ! bravo !) Et s’il ne m’était pas donné de les retenir, s’ils persistaient dans leur tentative d’usurpation impie, oh ! alors je donnerais, s’il le fallait, tout le sang que j’ai dans les veines, et je n’aurais pas assez d’imprécations dans la voix, pas assez d’indignation dans l’âme, pas assez de colère dans le cœur, pour écraser l’insolence des dictatures sous la souveraineté de la nation ! (Immenses acclamations.)