Actes et Paroles volume1 Pour la liberté de la presse et contre l’état de siège




Assemblée Constituante 1848



V

POUR LA LIBERTÉ DE LA PRESSE

ET
CONTRE L’ÉTAT DE SIÉGE[1]
11 octobre 1848.

Si je monte à la tribune, malgré l’heure avancée, malgré les signes d’impatience d’une partie de l’assemblée (Non ! non ! Parlez !), c’est que je ne puis croire que, dans l’opinion de l’assemblée, la question soit jugée. (Non ! elle ne l’est pas !) En outre, l’assemblée considérera le petit nombre d’orateurs qui soutiennent en ce moment la liberté de la presse, et je ne doute pas que ces orateurs ne soient protégés, dans cette discussion, par ce double respect que ne peuvent manquer d’éveiller, dans une assemblée généreuse, un principe si grand et une minorité si faible. (Très bien !)

Je rappellerai à l’honorable ministre de la justice que le comité de législation avait émis le vœu que l’état de siège fût levé, afin que la presse fût ce que j’appelle mise en liberté.

M. Abbatucci. — Le comité n’a pas dit cela.

M. Victor Hugo. — Je n’irai pas aussi loin que votre comité de législation, et je dirai à M. le ministre de la justice qu’il serait, à mon sens, d’une bonne politique d’alléger peu à peu l’état de siége, et de le rendre de jour en jour moins pesant, afin de préparer la transition, et d’amener par degrés insensibles l’heure où l’état de siége pourrait être levé sans danger. (Adhésion sur plusieurs bancs.)

Maintenant, j’entre dans la question de la liberté de la presse, et je dirai à M. le ministre de la justice que, depuis la dernière discussion, cette question a pris des aspects nouveaux. Pour ma part, plus nous avançons dans l’œuvre de la constitution, plus je suis frappé de l’inconvénient de discuter la constitution en l’absence de la liberté de la presse. (Bruit et interruptions diverses.)

Je dis dans l’absence de la liberté de la presse, et je ne puis caractériser autrement une situation dans laquelle les journaux ne sont point placés et maintenus sous la surveillance et la sauvegarde des lois, mais laissés à la discrétion du pouvoir exécutif. (C’est vrai !)

Eh bien, messieurs, je crains que, dans l’avenir, la constitution que vous discutez ne soit moralement amoindrie. (Dénégation. Adhésion sur plusieurs bancs.)

M. Dupin (de la Nièvre). — Ce ne sera pas faute d’amendements et de critiques.

M. Victor Hugo. — Vous avez pris, messieurs, deux résolutions graves dans ces derniers temps ; par l’une, à laquelle je ne me suis point associé, vous avez soumis la république à cette périlleuse épreuve d’une assemblée unique ; par l’autre, à laquelle je m’honore d’avoir concouru, vous avez consacré la plénitude de la souveraineté du peuple, et vous avez laissé au pays le droit et le soin de choisir l’homme qui doit diriger le gouvernement du pays. (Rumeurs.) Eh bien, messieurs, il importait dans ces deux occasions que l’opinion publique, que l’opinion du dehors pût prendre la parole, la prendre hautement et librement, car c’étaient là, à coup sûr, des questions qui lui appartenaient. (Très bien !) L’avenir, l’avenir immédiat de votre constitution amène d’autres questions graves. Il serait malheureux qu’on pût dire que, tandis que tous les intérêts du pays élèvent la voix pour réclamer ou pour se plaindre, la presse est bâillonnée. (Agitation.)

Messieurs, je dis que la liberté de la presse importe à la bonne discussion de votre constitution. Je vais plus loin (Écoutez ! écoutez !), je dis que la liberté de la presse importe à la liberté même de l’assemblée. (Très bien !) C’est là une vérité… (Interruption.)

Le président. — Écoutez, messieurs, la question est des plus graves.

M. Victor Hugo. — Il me semble que, lorsque je cherche à démontrer à l’assemblée que sa liberté, que sa dignité même sont intéressées à la plénitude de la liberté de la presse, les interrupteurs pourraient faire silence. (Très bien !)

Je dis que la liberté de la presse importe à la liberté de cette assemblée, et je vous demande la permission d’affirmer cette vérité comme on affirme une vérité politique, en la généralisant.

Messieurs, la liberté de la presse est la garantie de la liberté des assemblées. (Oui ! oui !)

Les minorités trouvent dans la presse libre l’appui qui leur est souvent refusé dans les délibérations intérieures. Pour prouver ce que j’avance, les raisonnements abondent, les faits abondent également. (Bruit.)

Voix à gauche. — Attendez le silence ! C’est un parti pris !

M. Victor Hugo. — Je dis que les minorités trouvent dans la presse libre… — et, messieurs, permettez-moi de vous rappeler que toute majorité peut devenir minorité, ainsi respectons les minorités (vive adhésion) ; les minorités trouvent dans la presse libre l’appui qui leur manque souvent dans les délibérations intérieures. Et voulez-vous un fait ? Je vais vous en citer un qui est certainement dans la mémoire de beaucoup d’entre vous.

Sous la restauration, un jour, un orateur énergique de la gauche, Casimir Perier, osa jeter à la chambre des députés cette parole hardie : Nous sommes six dans cette enceinte et trente millions au dehors. (Mouvement.)

Messieurs, ces paroles mémorables, ces paroles qui contenaient l’avenir, furent couvertes, au moment où l’orateur les prononça, par les murmures de la chambre entière, et le lendemain par les acclamations de la presse unanime. (Très bien ! très bien ! Mouvement prolongé.)

Eh bien, voulez-vous savoir ce que la presse libre a fait pour l’orateur libre ? (Écoutez !) Ouvrez les lettres politiques de Benjamin Constant, vous y trouverez ce passage remarquable :

« En revenant à son banc, le lendemain du jour où il avait parlé ainsi, Casimir Perier me dit : « Si l’unanimité de la presse n’avait pas fait contre-poids à l’unanimité de la chambre, j’aurais peut-être été découragé. »

Voilà ce que peut la liberté de la presse, voilà l’appui qu’elle peut donner ! c’est peut-être à la liberté de la presse que vous avez dû cet homme courageux qui, le jour où il le fallut, sut être bon serviteur de l’ordre parce qu’il avait été bon serviteur de la liberté.

Ne souffrez pas les empiétements du pouvoir ; ne laissez pas se faire autour de vous cette espèce de calme faux qui n’est pas le calme, que vous prenez pour l’ordre et qui n’est pas l’ordre ; faites attention à cette vérité que Cromwell n’ignorait pas, et que Bonaparte savait aussi : Le silence autour des assemblées, c’est bientôt le silence dans les assemblées. (Mouvement.)

Encore un mot.

Quelle était la situation de la presse à l’époque de la terreur ?… (Interruption.)

Il faut bien que je vous rappelle des analogies, non dans les époques, mais dans la situation de la presse. La presse alors était, comme aujourd’hui, libre de droit, esclave de fait. Alors, pour faire taire la presse, on menaçait de mort les journalistes ; aujourd’hui on menace de mort les journaux. (Mouvement.) Le moyen est moins terrible, mais il n’est pas moins efficace.

Qu’est-ce que c’est que cette situation ? c’est la censure. (Agitation.) C’est la censure, c’est la pire, c’est la plus misérable de toutes les censures ; c’est celle qui attaque l’écrivain dans ce qu’il a de plus précieux au monde, dans sa dignité même ; celle qui livre l’écrivain aux tâtonnements, sans le mettre à l’abri des coups d’état. (Agitation croissante.) Voilà la situation dans laquelle vous placez la presse aujourd’hui.

M. Flocon. — Je demande la parole.

M. Victor Hugo. — Eh quoi ! messieurs, vous raturez la censure dans votre constitution et vous la maintenez dans votre gouvernement ! À une époque comme celle où nous sommes, où il y a tant d’indécision dans les esprits… (Bruit.)

Le président. — Il s’agit d’une des libertés les plus chères au pays ; je réclame pour l’orateur le silence et l’attention de l’assemblée. (Très bien ! très bien !)

M. Victor Hugo. — Je fais remarquer aux honorables membres qui m’interrompent en ce moment qu’ils outragent deux libertés à la fois, la liberté de la presse, que je défends, et la liberté de la tribune, que j’invoque.

Comment ! il n’est pas permis de vous faire remarquer qu’au moment où vous venez de déclarer que la censure était abolie, vous la maintenez ! (Bruit. Parlez ! parlez !) Il n’est pas permis de vous faire remarquer qu’au moment où le peuple attend des solutions, vous lui donnez des contradictions ! Savez-vous ce que c’est que les contradictions en politique ? Les contradictions sont la source des malentendus, et les malentendus sont la source des catastrophes. (Mouvement.)

Ce qu’il faut en ce moment aux esprits divisés, incertains de tout, inquiets de tout, ce ne sont pas des hypocrisies, des mensonges, de faux semblants politiques, la liberté dans les théories, la censure dans la pratique ; non, ce qu’il faut à tous dans ce doute et dans cette ombre où sont les consciences, c’est un grand exemple en haut, c’est dans le gouvernement, dans l’assemblée nationale, la grande et fière pratique de la justice et de la vérité ! (Agitation prolongée.)

M. le ministre de la justice invoquait tout à l’heure la nécessité. Je prends la liberté de lui faire observer que la nécessité est l’argument des mauvaises politiques ; que, dans tous les temps, sous tous les régimes, les hommes d’état, condamnés par une insuffisance, qui ne venait pas d’eux quelquefois, qui venait des circonstances mêmes, se sont appuyés sur cet argument de la nécessité. Nous avons vu déjà, et souvent, sous le régime antérieur, les gouvernants recourir à l’arbitraire, au despotisme, aux suspensions de journaux, aux incarcérations d’écrivains. Messieurs, prenez garde ! vous faites respirer à la république le même air qu’à la monarchie. Souvenez-vous que la monarchie en est morte. (Mouvement.)

Messieurs, je ne dirai plus qu’un mot… (Interruption.)

L’assemblée me rendra cette justice que des interruptions systématiques ne m’ont pas empêché de protester jusqu’au bout en faveur de la liberté de la presse.

Messieurs, des temps inconnus s’approchent ; préparons-nous à les recevoir avec toutes les ressources réunies de l’état, du peuple, de l’intelligence, de la civilisation française, et de la bonne conscience des gouvernants. Toutes les libertés sont des forces ; ne nous laissons pas plus dépouiller de nos libertés que nous ne nous laisserions dépouiller de nos armes la veille du combat.

Prenons garde aux exemples que nous donnons ! Les exemples que nous donnons sont inévitablement, plus tard, nos ennemis ou nos auxiliaires ; au jour du danger, ils se lèvent et ils combattent pour nous ou contre nous.

Quant à moi, si le secret de mes votes valait la peine d’être expliqué, je vous dirais : J’ai voté l’autre jour contre la peine de mort ; je vote aujourd’hui pour la liberté.

Pourquoi ? C’est que je ne veux pas revoir 93 ! c’est qu’en 93 il y avait l’échafaud, et il n’y avait pas la liberté.

J’ai toujours été, sous tous les régimes, pour la liberté, contre la compression. Pourquoi ? C’est que la liberté réglée par la loi produit l’ordre, et que la compression produit l’explosion. Voilà pourquoi je ne veux pas de la compression et je veux de la liberté. (Mouvement. Longue agitation).

  1. L’état de siège fut levé le lendemain de ce discours.