Actes et Paroles volume1 Notes L’état de siège




CONSEILS DE GUERRE


NOTE 8

28 septembre 1848.

Tant que dura l’état de siége, et à quelque époque que ce fût, M. Victor Hugo regarda comme de son devoir de lui résister sous quelque forme qu’il se présentât. Un jour, le 28 septembre 1848, il reçut en pleine séance de l’assemblée constituante un ordre de comparution comme témoin devant un conseil de guerre, conçu en ces termes :

« Cédule.

« La présente devra être apportée en venant déposer.

« République Française.
« Liberté, Égalité, Fraternité.
« Greffe du 2e conseil de guerre permanent de la 1re division militaire, séant à Paris, 37, rue du Cherche-Midi.

« Nous, de Beurmann, capitaine-rapporteur près le 2e conseil de guerre de la 1re division militaire, requérons le sieur Hugo, Victor, représentant du peuple, rue d’Isly, 5, à Paris, de comparaître à l’audience du 2e conseil de guerre permanent, le 28 du courant 1848, à midi, pour y déposer en personne sur les faits relatifs aux nommés Turmel et Long, insurgés. Le témoin est prévenu que, faute par lui de se conformer à la présente assignation, il y sera contraint par les voies de droit.

« Donné à Paris, le 20 du mois de septembre, an 1848.

« Le rapporteur,
« DE BEURMANN. »

La forme impérative de cette réquisition et les dernières lignes contenant la menace d’une contrainte par les voies de droit, adressée à un représentant inviolable, dictaient à M. Victor Hugo son devoir. C’était, comme il le dit quelques jours après au ministre de la guerre en lui reprochant le fait, l’état de siége pénétrant jusque dans l’assemblée. M. Victor Hugo refusa d’obéir à ce qu’il appela, le lendemain même, en présence du conseil, cette étrange intimation. Il savait, en outre, que sa déposition ne pouvait malheureusement être d’aucune utilité aux accusés. Deux heures plus tard, nouvelle injonction de comparaître apportée par un gendarme dans l’enceinte même de l’assemblée. Nouveau refus de M. Victor Hugo. Dans la soirée, une prière de venir déposer comme témoin lui est transmise de la part des accusés eux-mêmes. Après avoir constaté son refus au tribunal militaire, M. Victor Hugo se rendit au désir des accusés, et comparut, le lendemain, devant le conseil ; mais il commença par protester contre l’empiétement que l’état de siége s’était permis sur l’inviolabilité du représentant.

Voici en quels termes la Gazette des Tribunaux rend compte de cette audience :

2e CONSEIL DE GUERRE DE PARIS
Présidence de M. Destaing, colonel du 61e régiment de ligne.
Audience du 29 septembre.
insurrection de juin. — affaire du capitaine turmel et du lieutenant long, de la 7e légion. — déposition de m. victor hugo. — incident.

Un public plus nombreux qu’hier attend l’ouverture de la salle d’audience, appelé non-seulement par l’intérêt qu’inspire l’affaire soumise au conseil, mais plus encore par l’incident soulevé à la fin de la dernière audience au sujet de la déposition de M. Victor Hugo, qui doit comparaître aujourd’hui comme témoin.

L’audience a été ouverte à onze heures et quelques minutes. Après avoir ordonné l’introduction des deux accusés Turmel et Long, M. le président demande à l’huissier d’appeler M. Victor Hugo, représentant du peuple. L’huissier annonce que M. Victor Hugo ne s’est pas encore présenté.

M. Le président. — M. Victor Hugo m’a fait prévenir qu’il se présenterait à l’ouverture de l’audience ; il viendra vraisemblablement. En attendant, monsieur le commissaire du gouvernement, vous avez la parole.

M. d’Hennezel, substitut du commissaire du gouvernement, expose les faits qui résultent des débats ; et à peine a-t-il prononcé quelques phrases que l’huissier annonce l’arrivée de M. Victor Hugo. M. Hugo s’approche.

M. Le président. — Veuillez nous dire vos nom, prénoms, profession et domicile.

M. Victor Hugo (Marques d’attention). — Avant de vous répondre, monsieur le président, j’ai à dire un mot. En venant déposer devant le conseil, je suis convenu avec M. le président de l’assemblée nationale que j’expliquerais sous quelles réserves je me présente. Je dois cette explication à l’assemblée nationale, dont j’ai l’honneur d’être membre, et au mandat de représentant, dont le respect doit être imposé aux autorités constituées plus encore, s’il est possible, qu’aux simples citoyens. Que le conseil, du reste, ne voie pas dans mes paroles autre chose que l’accomplissement d’un devoir. Personne plus que moi n’honore la glorieuse épaulette que vous portez, et je ne cherche pas, certes, à vous rendre plus difficile la pénible mission que vous accomplissez.

Hier, en pleine séance, au milieu de l’assemblée, au moment d’un scrutin, j’ai reçu par estafette l’injonction de me rendre immédiatement devant le conseil. Je n’ai tenu aucun compte de cette étrange intimation. Je ne devais pas le faire, car il va sans dire que personne n’a le droit d’enlever le représentant du peuple à ses travaux. L’exercice des fonctions de représentant est sacré ; il constitue comme il impose un droit, un devoir inviolable. Je n’ai donc pas tenu compte de l’injonction qui m’était faite.

Vers la fin de la séance de l’assemblée, qui s’était prolongée au delà de celle du conseil de guerre, j’ai reçu, toujours dans l’assemblée, une nouvelle sommation non moins irrégulière que la première. Je pouvais n’y pas répondre, car, au moment même où je parle, les comités de l’assemblée nationale sont réunis, et c’est là qu’est ma place, et non ici.

Je me présente cependant, parce que la prière m’en a été faite. Je dis la prière, en ce qui concerne les défenseurs, dont l’intervention m’a décidé, parce que jamais je ne ferai défaut à la prière que l’on m’adressera au nom de malheureux accusés. Je dois le dire, cependant, je ne sais pas pourquoi la défense insiste pour mon audition. Ma déposition est absolument sans importance, et ne peut pas plus être utile à la défense qu’à l’accusation.

M. le commissaire du gouvernement. — C’est le ministère public aussi, qui, comme la défense, a insisté ; le ministère public, qui demandera à M. le président la permission de vous répondre.

M. Victor Hugo. — Rien n’était plus facile que de concilier les droits de la représentation nationale et les exigences de la justice, c’était de demander l’autorisation de M. le président de l’assemblée, et de s’entendre sur l’heure.

M. le commissaire du gouvernement. — Permettez-moi de dire un mot au nom de la loi dont je suis l’organe et au-dessus de laquelle personne ne peut se placer. L’article 80 du code d’instruction criminelle est formel, absolu, personne ne peut s’y soustraire, et tout individu cité régulièrement est obligé de se présenter, sous peine d’amende et même de contrainte par corps. L’assemblée, qui fait des lois, doit assurément obéissance aux lois existantes. M. Galy-Cazalat, qui avait des devoirs à remplir non moins importants que ceux de l’illustre poëte que nous citions comme témoin, s’est rendu ici sans arguer d’empêchements. Nous le répétons donc, la loi est une ; elle doit être égale pour tout le monde dans ses exigences, comme elle l’est dans sa protection.

M. Victor Hugo. — Les paroles de M. le commissaire du gouvernement m’obligent à une courte réponse. La loi, si elle a des exigences, a aussi des exceptions. Sur beaucoup de points, le représentant du peuple se trouve protégé par des exceptions nombreuses, et cela dans l’unique intérêt du peuple dont il résume la souveraineté. Je maintiens donc qu’aucun pouvoir ne peut arracher le représentant de son siège au moment où il délibère et où le sort du pays peut dépendre du vote qu’il va déposer dans l’urne.

Le défenseur des prévenus. — Puisque c’est moi qui, en insistant hier pour que le témoin fût appelé devant vous, ai provoqué l’incident qu’il plaît à M. Victor Hugo de prolonger, je demande, à mon tour, au conseil, à dire quelques mots pour revendiquer la responsabilité de ce qui a été fait à ma prière par le ministère public, et rappeler les véritables droits de chacun ici.

M. Victor Hugo proteste, en son nom et au nom de l’assemblée nationale, contre cet appel de votre justice, qu’il considère comme une violation de son droit de représentant.

La question, dit-il, a été déjà jugée. C’est une erreur ; elle ne l’a jamais été, parce que dans des circonstances pareilles elle n’a jamais été soulevée. Ce qui a été jugé, le voici : c’est que lorsqu’un représentant ou un député est appelé pendant le cours de la session d’une assemblée législative à remplir d’autres fonctions qui, pendant un long temps, l’enlèveraient à ses devoirs de législateur, il doit être dispensé de ces fonctions. Ainsi pour le jury, ainsi pour les devoirs d’un magistrat qui est appelé à choisir entre la chambre et le palais. Mais lorsqu’un accusé réclame un témoignage d’où dépend sa liberté, ou son honneur peut-être ; lorsque ce témoignage peut être donné dans l’intervalle qui sépare le commencement d’un scrutin de sa fin ; lorsque, au pire, il retardera d’une heure un discours, important sans doute, mais qui peut attendre, que, de par la qualité de représentant, en opposant pour tout titre quatre lignes de M. le président de l’assemblée nationale, on puisse refuser ce témoignage, c’est ce que personne n’aurait soutenu, c’est ce que je m’étonne que M. Victor Hugo ait soutenu le premier.

M. Victor Hugo, continue l’honorable défenseur, proteste, au nom de l’assemblée nationale ; moi, comme défenseur contribuant à l’administration de la justice, je proteste au nom de la justice même. Jamais je n’admettrai qu’en venant ici M. le représentant Victor Hugo fasse un acte de complaisance. Nous n’acceptons pas l’aumône de son témoignage, la justice commande et ne sollicite pas.

M. Victor Hugo. — Je ne refuse point de venir ici, mais je soutiens que personne n’a le droit d’arracher un représentant à ses fonctions législatives ; je n’admets point que l’on puisse violer ainsi la souveraineté du peuple. Je n’entends point engager ici une discussion sur cette grave question, elle trouvera sa place dans une autre enceinte. Je suis le premier à reconnaître l’élévation des sentiments du défenseur, mais ce que je veux maintenant, c’est mon droit de représentant. Pour le moment, ce n’est pas un refus, ce n’est qu’une question d’heure choisie. Je suis prêt, monsieur le président, à répondre à vos questions.

Le défenseur. — M. Victor Hugo a écrit sur les derniers jours d’un condamné à mort des pages qui resteront comme l’une des œuvres les plus belles qui soient sorties de l’esprit humain. Les angoisses des accusés Turmel et Long ne sont pas aussi terribles que celles du condamné, mais elles demandent aussi à n’être pas prolongées. Eh bien ! si M. Victor Hugo, qui le pouvait comme M. Galy-Cazalat, était venu hier ici, les accusés auraient été jugés hier, et votre tribunal n’eût pas été dans la nécessité de s’assembler une seconde fois. Les accusés n’auraient pas passé une nuit cruelle sous le poids d’une accusation qui peut entraîner la peine des travaux forcés.

M. Victor Hugo. — J’ai dit en commençant, et je regrette que le défenseur paraisse l’oublier, que jamais un accusé ne me trouverait sourd à son appel. Je devais maintenir, vis-à-vis de quelque autorité que ce soit, l’inviolabilité des délibérations de l’assemblée, qui tient en ses mains les destinées de la France. Maintenant, j’ajoute que, si j’avais pu penser que ma déposition servît la cause des malheureux accusés, je n’aurais pas attendu la citation, j’aurais demandé moi-même, et comme un droit alors, que le conseil m’entendît. Mais ma déposition n’est d’aucune importance, comme ont pu en juger les défenseurs eux-mêmes, qui ont lu ma déclaration écrite. Je n’avais donc point à hésiter. Je devais préférer à une comparution absolument inutile à l’accusé l’accomplissement du plus sérieux de tous les devoirs dans la plus grave de toutes les conjonctures ; je devais en outre résister à l’acte inqualifiable qu’avait osé, vis-à-vis d’un représentant, se permettre la justice d’exception sous laquelle Paris est placé en ce moment.

M. le président. — Permettez-moi de vous adresser la question : Quels sont vos nom et prénoms ?

M. Victor Hugo. — Victor Hugo.

M. le président. — Votre profession ?

M. Victor Hugo. — Homme de lettres et représentant du peuple.

M. le président. — Votre lieu de naissance ?

M. Victor Hugo. — Besançon.

M. le président. — Votre domicile actuel ?

M. Victor Hugo. — Rue d’Isly, 5.

M. le président. — Votre domicile précédent ?

M. Victor Hugo. — Place Royale, 6.

M. le président. — Que savez-vous sur l’accusé Turmel ?

M. Victor Hugo. — Je pourrais dire que je ne sais rien. Ma déposition devant M. le juge d’instruction a été faite dans un moment où mes souvenirs étaient moins confus, et elle serait plus utile que mes paroles actuelles à la manifestation de la vérité. Cependant, voilà ce que je crois me rappeler.

Nous venions d’attaquer une barricade de la rue Saint-Louis, d’où partait depuis le matin une fusillade assez vive qui nous avait coûté beaucoup de braves gens ; cette barricade enlevée et détruite, je suis allé seul vers une autre barricade placée en travers de la rue Vieille-du-Temple, et très forte. Voulant avant tout éviter l’effusion du sang, j’ai abordé les insurgés ; je les ai suppliés, puis sommés, au nom de l’assemblée nationale dont mes collègues et moi avions reçu un mandat, de mettre bas les armes ; ils s’y sont refusés.

M. Villain de Saint-Hilaire, adjoint au maire, qui a montré en cette occasion un rare courage, vint me rejoindre à cette barricade, accompagné d’un garde national, homme de cœur et de résolution, et dont je regrette de ne pas savoir le nom, pour m’engager à ne pas prolonger des pourparlers désormais inutiles, et dont ils craignaient quelque résultat funeste. Voyant que mes efforts ne réussissaient pas, je cédai à leurs prières.

Nous nous retirâmes à quelque distance pour délibérer sur les mesures que nous avions à prendre. Nous étions derrière l’angle d’une maison. Un groupe de gardes nationaux amena un prisonnier. Comme, depuis quelque temps, j’avais vu beaucoup de prisonniers, je ne pourrais me rappeler si j’ai vu celui-ci.

M. le président au témoin. — Regardez l’accusé, le reconnaissez-vous ?

(Les deux accusés Turmel et Long se lèvent et se tournent vers Victor Hugo.)

M. Victor Hugo, montrant Long. — Je n’ai pas l’honneur de connaître monsieur. Quant à l’autre accusé, je crois le reconnaître, il était amené par un groupe de gardes nationaux. Il vit à mon insigne que j’étais représentant. — Citoyen représentant, s’écria-t-il, je suis innocent, faites-moi mettre en liberté. — Mais tous furent unanimes à me dire que c’était un homme très dangereux, et qu’il commandait une des barricades qui nous faisaient face. Ce que voyant, je laissai la justice suivre son cours, et on l’emmena.

M. le président. — Vos souvenirs sont parfaitement fidèles. Maintenant vous pouvez retourner à vos travaux législatifs. Quant à nous, nous avons fait notre devoir, la loi est satisfaite, personne n’a le droit de se mettre au-dessus d’elle.

M. Victor Hugo. — Il y a eu confusion dans l’esprit de la défense et du ministère public, et je regretterais de voir cette confusion s’introduire dans l’esprit du conseil. J’ai toujours été prêt, et je l’ai prouvé surabondamment, à venir éclairer la justice. C’était simplement, s’il faut que je le dise encore, une question d’heure à choisir. Mais j’ai toujours nié, et je nierai toujours, que quelque autorité que ce puisse être, autorité nécessairement inférieure à l’assemblée nationale, puisse pénétrer jusqu’au représentant inviolable, le saisir dans l’enceinte de l’assemblée, l’arracher aux délibérations, et lui imposer un prétendu devoir autre que son devoir de législateur. Le jour où cette monstrueuse usurpation serait tolérée, il n’y aurait plus de liberté des assemblées, il n’y aurait plus de souveraineté du peuple, il n’y aurait plus rien ! rien que l’arbitraire et le despotisme et l’abaissement de tout dans le pays. Quant à moi, je ne verrai jamais ce jour-là. (Mouvement.)

M. le président. — Notre devoir est de faire exécuter les lois, quelque élevé que soit le caractère des personnes appelées devant la justice.

M. Victor Hugo. — Ce ne serait point là exécuter les lois, ce serait les violer toutes à la fois. Je persiste dans ma protestation.

(M. Victor Hugo se retire au milieu d’un mouvement de curiosité qui l’accompagne au dehors de la salle d’audience.)

M. le président au commissaire du gouvernement. — Vous avez la parole.

M. d’Hennezel soutient l’accusation contre les deux accusés.

Mes Madier de Montjau et Briquet défendent les accusés.

Le conseil entre dans la salle des délibérations, et, après une heure écoulée, M. le président prononce un jugement qui déclare Turmel et Long non coupables sur la question d’attentat, mais coupables d’avoir pris part à un mouvement insurrectionnel, étant porteurs d’armes apparentes.

En conséquence, Turmel est condamné à deux années de prison, et Long à une année de la même peine, en vertu de l’article 5 de la loi du 24 mai 1834, modifié par l’article 463 du Code pénal.

— La grave question soulevée par l’honorable M. Victor Hugo devant le conseil de guerre a été, à son retour dans le sein de l’assemblée, l’objet de discussions assez animées qui se sont engagées dans la salle des conférences. Les principes posés par M. Victor Hugo ont été vivement soutenus par les membres les plus compétents de l’assemblée. On annonçait que cet incident ferait l’objet d’une lettre que le président de l’assemblée devait adresser au président du conseil de guerre.