Actes et Paroles volume1 La séparation de l’assemblée




Assemblée Constituante 1848



VII

LA SÉPARATION DE L’ASSEMBLÉE[1]

29 janvier 1849.

J’entre immédiatement dans le débat, et je le prends au point où le dernier orateur l’a laissé.

L’heure s’avance, et j’occuperai peu de temps cette tribune.

Je ne suivrai pas l’honorable orateur dans les considérations politiques de diverse nature qu’il a successivement parcourues ; je m’enfermerai dans la discussion du droit de cette assemblée à se maintenir ou à se dissoudre. Il a cherché à passionner le débat, je chercherai à le calmer. (Chuchotements à gauche.)

Mais si, chemin faisant, je rencontre quelques-unes des questions politiques qui touchent à celles qu’il a soulevées, l’honorable et éloquent orateur peut être assuré que je ne les éviterai pas.

N’en déplaise à l’honorable orateur, je suis de ceux qui pensent que cette assemblée a reçu un mandat tout à la fois illimité et limité. (Exclamations.)

M. Le président. — J’invite tous les membres de l’assemblée au silence. On doit écouter M. Victor Hugo comme on a écouté M. Jules Favre.

M. Victor Hugo. — Illimité quant à la souveraineté, limité quant à l’œuvre à accomplir. (Très bien ! Mouvement.) Je suis de ceux qui pensent que l’achèvement de la constitution épuise le mandat, et que le premier effet de la constitution votée doit être, dans la logique politique, de dissoudre la constituante.

Et, en effet, messieurs, qu’est-ce que c’est qu’une assemblée constituante ? c’est une révolution agissant et délibérant avec un horizon indéfini devant elle. Et qu’est-ce que c’est qu’une constitution ? C’est une révolution accomplie et désormais circonscrite. Or peut-on se figurer une telle chose : une révolution à la fois terminée par le vote de la constitution et continuant par la présence de la constituante ? C’est-à-dire, en d’autres termes, le définitif proclamé et le provisoire maintenu ; l’affirmation et la négation en présence ? Une constitution qui régit la nation et qui ne régit pas le parlement ! Tout cela se heurte et s’exclut. (Sensation.)

Je sais qu’aux termes de la constitution vous vous êtes attribué la mission de voter ce qu’on a appelé les lois organiques. Je ne dirai donc pas qu’il ne faut pas les faire ; je dirai qu’il faut en faire le moins possible. Et pourquoi ? Les lois organiques font-elles partie de la constitution ? participent-elles de son privilège et de son inviolabilité ? Oh ! alors votre droit et votre devoir est de les faire toutes. Mais les lois organiques ne sont que des lois ordinaires ; les lois organiques ne sont que des lois comme toutes les autres, qui peuvent être modifiées, changées, abrogées sans formalités spéciales, et qui, tandis que la constitution, armée par vous, se défendra, peuvent tomber au premier choc de la première assemblée législative. Cela est incontestable. À quoi bon les multiplier, alors, et les faire toutes dans des circonstances où il est à peine possible de les faire viables ? Une assemblée constituante ne doit rien faire qui ne porte le caractère de la nécessité. Et, ne l’oublions pas, là où une assemblée comme celle-ci n’imprime pas le sceau de sa souveraineté, elle imprime le sceau de sa faiblesse.

Je dis donc qu’il faut limiter à un très petit nombre les lois organiques que la constitution vous impose le devoir de faire.

J’aborde, pour la traverser rapidement, car, dans les circonstances où nous sommes, il ne faut pas irriter un tel débat, j’aborde la question délicate que j’appellerai la question d’amour-propre, c’est-à-dire le conflit qu’on cherche à élever entre le ministère et l’assemblée à l’occasion de la proposition Rateau. Je répète que je traverse cette question rapidement ; vous en comprenez tous le motif, il est puisé dans mon patriotisme et dans le vôtre. Je dis seulement, et je me borne à ceci, que cette question ainsi posée, que ce conflit, que cette susceptibilité, que tout cela est au-dessous de vous. (Oui ! oui ! — Adhésion.) Les grandes assemblées comme celle-ci ne compromettent pas la paix du pays par susceptibilité, elles se meuvent et se gouvernent par des raisons plus hautes. Les grandes assemblées, messieurs, savent envisager l’heure de leur abdication politique avec dignité et liberté ; elles n’obéissent jamais, soit au jour de leur avénement, soit au jour de leur retraite, qu’à une seule impulsion, l’utilité publique. C’est là le sentiment que j’invoque et que je voudrais éveiller dans vos âmes.

J’écarte donc comme renversés par la discussion les trois arguments puisés, l’un dans la nature de notre mandat, l’autre dans la nécessité de voter les lois organiques, et le troisième dans la susceptibilité de l’assemblée en face du ministère.

J’arrive à une dernière objection qui, selon moi, est encore entière, et qui est au fond du discours remarquable que vous venez d’entendre. Cette objection, la voici :

Pour dissoudre l’assemblée, nous invoquons la nécessité politique. Pour la maintenir, on nous oppose la nécessité politique. On nous dit : Il faut que l’assemblée constituante reste à son poste ; il faut qu’elle veille sur son œuvre ; il importe qu’elle ne livre pas la démocratie organisée par elle, qu’elle ne livre pas la constitution à ce courant qui emporte les esprits vers un avenir inconnu.

Et là-dessus, messieurs, on évoque je ne sais quel fantôme d’une assemblée menaçante pour la paix publique ; on suppose que la prochaine assemblée législative (car c’est là le point réel de la question, j’y insiste, et j’y appelle votre attention), on suppose que la prochaine assemblée législative apportera avec elle les bouleversements et les calamités, qu’elle perdra la France au lieu de la sauver.

C’est là toute la question, il n’y en a pas d’autre ; car si vous n’aviez pas cette crainte et cette anxiété, vous mes collègues de la majorité, que j’honore et auxquels je m’adresse, si vous n’aviez pas cette crainte et cette anxiété, si vous étiez tranquilles sur le sort de la future assemblée, à coup sûr votre patriotisme vous conseillerait de lui céder la place.

C’est donc là, à mon sens, le point véritable de la question. Eh bien, messieurs, j’aborde cette objection. C’est pour la combattre que je suis monté à cette tribune. On nous dit : Savez-vous ce que sera, savez-vous ce que fera la prochaine assemblée législative ? Et l’on conclut, des inquiétudes qu’on manifeste, qu’il faut maintenir l’assemblée constituante.

Eh bien, messieurs, mon intention est de vous montrer ce que valent ces arguments comminatoires ; je le ferai en très peu de paroles, et par un simple rapprochement, qui est maintenant de l’histoire, et qui, à mon sens, éclaire singulièrement tout ce côté de la question. (Écoutez ! Écoutez ! — Profond silence.)

Messieurs, il y a moins d’un an, en mars dernier, une partie du gouvernement provisoire semblait croire à la nécessité de se perpétuer. Des publications officielles, placardées au coin des rues, affirmaient que l’éducation politique de la France n’était pas faite, qu’il était dangereux de livrer au pays, dans l’état des choses, l’exercice de sa souveraineté, et qu’il était indispensable que le pouvoir qui était alors debout prolongeât sa durée. En même temps, un parti, qui se disait le plus avancé, une opinion qui se proclamait exclusivement républicaine, qui déclarait avoir fait la république, et qui semblait penser que la république lui appartenait, cette opinion jetait le cri d’alarme, demandait hautement l’ajournement des élections, et dénonçait aux patriotes, aux républicains, aux bons citoyens, l’approche d’un danger immense et imminent. Cet immense danger qui approchait, messieurs, — c’était vous. (Très bien ! très bien !) C’était l’assemblée nationale à laquelle je parle en ce moment. (Nouvelle approbation.)

Ces élections fatales, qu’il fallait ajourner à tout prix pour le salut public, et qu’on a ajournées, ce sont les élections dont vous êtes sortis. (Profonde sensation.)

Eh bien, messieurs, ce qu’on disait, il y a dix mois, de l’assemblée constituante, on le dit aujourd’hui de l’assemblée législative.

Je laisse vos esprits conclure, je vous laisse interroger vos consciences, et vous demander à vous-mêmes ce que vous avez été, et ce que vous avez fait. Ce n’est pas ici le lieu de détailler tous vos actes ; mais ce que je sais, c’est que la civilisation, sans vous, eût été perdue, c’est que la civilisation a été sauvée par vous. Or sauver la civilisation, c’est sauver la vie à un peuple. Voilà ce que vous avez fait, voilà comment vous avez répondu aux prophéties sinistres qui voulaient retarder votre avènement. (Vive et universelle approbation.)

Messieurs, j’insiste. Ce qu’on disait, avant, de vous, on le dit aujourd’hui de vos successeurs ; aujourd’hui, comme alors, on fait de l’assemblée future un péril ; aujourd’hui, comme alors, on se défie de la France, on se défie du peuple, on se défie du souverain. D’après ce que valaient les craintes du passé, jugez ce que valent les craintes du présent. ( Mouvement.)

On peut l’affirmer hautement, l’assemblée législative répondra aux prévisions mauvaises comme vous y avez répondu vous-mêmes, par son dévouement au bien public.

Messieurs, dans les faits que je viens de citer, dans le rapprochement que je viens de faire, dans beaucoup d’autres actes que je ne veux pas rappeler, car j’apporte à cette discussion une modération profonde (C’est vrai.), dans beaucoup d’autres actes, qui sont dans toutes les mémoires, il n’y a pas seulement la réfutation d’un argument, il y a une évidence, il y a un enseignement. Cette évidence, cet enseignement, les voici : c’est que depuis onze mois, chaque fois qu’il s’agit de consulter le pays, on hésite, on recule, on cherche des faux-fuyants. (Oui ! oui ! non ! non !)

M. de La Rochejaquelein. — On insulte constamment au suffrage universel.

Un membre. — Mais on a avancé l’époque de l’élection du président.

M. Victor Hugo. — Je suis certain qu’en ce moment je parle à la conscience de l’assemblée.

Et savez-vous ce qu’il y a au fond de ces hésitations ? Je le dirai. (Rumeurs. — Parlez ! parlez !) Mon Dieu, messieurs, ces murmures ne m’étonnent ni ne m’intimident. (Exclamations.)

Ceux qui sont à cette tribune y sont pour entendre des murmures, de même que ceux qui sont sur ces bancs y sont pour entendre des vérités. Nous avons écouté vos vérités, écoutez les nôtres. (Mouvement prolongé.)

Messieurs, je dirai ce qu’il y avait au fond de ces hésitations, et je le dirai hautement, car la liberté de la tribune n’est rien sans la franchise de l’orateur. Ce qu’il y a au fond de tout cela, de tous ces actes que je rappelle, ce qu’il y a, c’est une crainte secrète du suffrage universel.

Et, je vous le dis, à vous qui avez fondé le gouvernement républicain sur le suffrage universel, à vous qui avez été longtemps le pouvoir tout entier, je vous le dis : il n’y a rien de plus grave en politique qu’un gouvernement qui tient en défiance son principe. (Profonde sensation.)

Il vous appartient et il est temps de faire cesser cet état de choses. Le pays veut être consulté. Montrez de la confiance au pays, le pays vous rendra de la confiance. C’est par ces mots de conciliation que je veux finir. Je puise dans mon mandat le droit et la force vous conjurer, au nom de la France qui attend et s’inquiète… (exclamations diverses), au nom de ce noble et généreux peuple de Paris, qu’on entraîne de nouveau aux agitations politiques…

Une voix. — C’est le gouvernement qui l’agite !

M. Victor Hugo. — Au nom de ce bon et généreux peuple de Paris, qui a tant souffert et qui souffre encore, je vous conjure de ne pas prolonger une situation qui est l’agonie du crédit, du commerce, de l’industrie et du travail. (C’est vrai !) Je vous conjure de fermer vous-mêmes, en vous retirant, la phase révolutionnaire, et d’ouvrir la période légale. Je vous conjure de convoquer avec empressement, avec confiance, vos successeurs. Ne tombez pas dans la faute du gouvernement provisoire. L’injure que les partis passionnés vous ont faite avant votre arrivée, ne la faites pas, vous législateurs, à l’assemblée législative ! Ne soupçonnez pas, vous qui avez été soupçonnés ; n’ajournez pas, vous qui avez été ajournés ! (Mouvement.)

La majorité comprendra, je n’en doute pas, que le moment est enfin venu où la souveraineté de cette assemblée doit rentrer et s’évanouir dans la souveraineté de la nation.

S’il en était autrement, messieurs, s’il était possible, ce que dans mon respect pour l’assemblée je suis loin de conjecturer, s’il était possible que cette assemblée se décidât à prolonger indéfiniment son mandat… (rumeurs et dénégations) ; s’il était possible, dis-je, que l’assemblée prolongeât — vous ne voulez pas indéfiniment, soit ! — prolongeât un mandat désormais discuté ; s’il était possible qu’elle ne fixât pas de date et de terme à ses travaux ; s’il était possible qu’elle se maintînt dans la situation où elle est aujourd’hui vis-à-vis du pays, — il est temps encore de vous le dire, l’esprit de la France, qui anime et vivifie cette assemblée, se retirerait d’elle. (Réclamations.) Cette assemblée ne sentirait plus battre dans son sein le cœur de la nation. Il pourrait lui être encore donné de durer, mais non de vivre. La vie politique ne se décrète pas. (Mouvement prolongé.)

  1. L’assemblée constituante discutait sur les propositions relatives soit à la convocation de l’assemblée législative, soit à la modification du décret du 15 décembre concernant les lois organiques. Jules Favre venait de prononcer un discours très éloquent, très véhément, pour prouver que l’assemblée constituante avait droit et devoir de rester réunie, quand Victor Hugo monta à la tribune.
      La dissolution fut votée.