Actes et Paroles volume1 La famille Bonaparte




Chambre des Pairs 1845-1848


Actes et parolesJ. Hetzel & Cie1 (p. 113-118).


III

LA FAMILLE BONAPARTE[1]


14 juin 1847.


Messieurs les pairs, en présence d’une pétition comme celle-ci, je le déclare sans hésiter, je suis du parti des exilés et des proscrits. Le gouvernement de mon pays peut compter sur moi, toujours, partout, pour l’aider et pour le servir dans toutes les occasions graves et dans toutes les causes justes. Aujourd’hui même, dans ce moment, je le sers, je crois le servir du moins, en lui conseillant de prendre une noble initiative, d’oser faire ce qu’aucun gouvernement, j’en conviens, n’aurait fait avant l’époque où nous sommes, d’oser, en un mot, être magnanime et intelligent. Je lui fais cet honneur de le croire assez fort pour cela.

D’ailleurs, laisser rentrer en France des princes bannis, ce serait de la grandeur, et depuis quand cesse-t-on d’être assez fort parce qu’on est grand ?

Oui, messieurs, je le dis hautement, dût la candeur de mes paroles faire sourire ceux qui ne reconnaissent dans les choses humaines que ce qu’ils appellent la nécessité politique et la raison d’état, à mon sens, l’honneur de notre gouvernement de juillet, le triomphe de la civilisation, la couronne de nos trente-deux années de paix, ce serait de rappeler purement et simplement dans leur pays, qui est le nôtre, tous ces innocents illustres dont l’exil fait des prétendants et dont l’air de la patrie ferait des citoyens. (Très bien ! très bien !)

Messieurs, sans même invoquer ici, comme l’a fait si dignement le noble prince de la Moskowa, toutes les considérations spéciales qui se rattachent au passé militaire, si national et si brillant, du noble pétitionnaire, le frère d’armes de beaucoup d’entre vous, soldat après le 18 brumaire, général à Waterloo, roi dans l’intervalle, sans même invoquer, je le répète, toutes ces considérations pourtant si décisives, ce n’est pas, disons-le, dans un temps comme le nôtre, qu’il peut être bon de maintenir les proscriptions et d’associer indéfiniment la loi aux violences du sort et aux réactions de la destinée.

Ne l’oublions pas, car de tels événements sont de hautes leçons, en fait d’élévations comme en fait d’abaissements, notre époque a vu tous les spectacles que la fortune peut donner aux hommes. Tout peut arriver, car tout est arrivé. Il semble, permettez-moi cette figure, que la destinée, sans être la justice, ait une balance comme elle ; quand un plateau monte, l’autre descend. Tandis qu’un sous-lieutenant d’artillerie devenait empereur des Français, le premier prince du sang de France devenait professeur de mathématiques. Cet auguste professeur est aujourd’hui le plus éminent des rois de l’Europe. Messieurs, au moment de statuer sur cette pétition, ayez ces profondes oscillations des existences royales présentes à l’esprit. (Adhésion.)

Non, ce n’est pas après tant de révolutions, ce n’est pas après tant de vicissitudes qui n’ont épargné aucune tête, qu’il peut être impolitique de donner solennellement l’exemple du saint respect de l’adversité. Heureuse la dynastie dont on pourra dire : Elle n’a exilé personne ! elle n’a proscrit personne ! elle a trouvé les portes de la France fermées à des français, elle les a ouvertes et elle a dit : entrez !

J’ai été heureux, je l’avoue, que cette pétition fût présentée. Je suis de ceux qui aiment l’ordre d’idées qu’elle soulève et qu’elle ramène. Gardez-vous de croire, messieurs, que de pareilles discussions soient inutiles ! elles sont utiles entre toutes. Elles font reparaître à tous les yeux, elles éclairent d’une vive lumière pour tous les esprits ce côté noble et pur des questions humaines qui ne devrait jamais s’obscurcir ni s’effacer. Depuis quinze ans, on a traité avec quelque dédain et quelque ironie tout cet ordre de sentiments ; on a ridiculisé l’enthousiasme. Poésie ! disait-on. On a raillé ce qu’on a appelé la politique sentimentale et chevaleresque, on a diminué ainsi dans les cœurs la notion, l’éternelle notion du vrai, du juste et du beau, et l’on a fait prévaloir les considérations d’utilité et de profit, les hommes d’affaires, les intérêts matériels. Vous savez, messieurs, où cela nous a conduits. (Mouvement.)

Quant à moi, en voyant les consciences qui se dégradent, l’argent qui règne, la corruption qui s’étend, les positions les plus hautes envahies par les passions les plus basses (mouvement prolongé), en voyant les misères du temps présent, je songe aux grandes choses du temps passé, et je suis, par moments, tenté de dire à la chambre, à la presse, à la France entière : Tenez, parlons un peu de l’empereur, cela nous fera du bien ! (Vive et profonde adhésion.)

Oui, messieurs, remettons quelquefois à l’ordre du jour, quand l’occasion s’en présente, les généreuses idées et les généreux souvenirs. Occupons-nous un peu, quand nous le pouvons, de ce qui a été et de ce qui est noble et pur, illustre, fier, héroïque, désintéressé, national, ne fût-ce que pour nous consoler d’être si souvent forcés de nous occuper d’autre chose. (Très bien !)

J’aborde maintenant le côté purement politique de la question. Je serai très court ; je prie la chambre de trouver bon que je l’effleure rapidement en quelques mots.

Tout à l’heure, j’entendais dire à côté de moi : Mais prenez garde ! on ne provoque pas légèrement l’abrogation d’une loi de bannissement politique ; il y a danger ; il peut y avoir danger. Danger ! quel danger ? Quoi ? Des menées ? des intrigues ? des complots de salon ? la générosité payée en conspirations et en ingratitude ? Y a-t-il là un sérieux péril ? Non, messieurs. Le danger, aujourd’hui, n’est pas du côté des princes. Nous ne sommes, grâce à Dieu, ni dans le siècle ni dans le pays des révolutions de caserne et de palais. C’est peu de chose qu’un prétendant en présence d’une nation libre qui travaille et qui pense. Rappelez-vous l’avortement de Strasbourg suivi de l’avortement de Boulogne.

Le danger aujourd’hui, messieurs, permettez-moi de vous le dire en passant, voulez-vous savoir où il est ? Tournez vos regards, non du côté des princes, mais du côté des masses, — du côté des classes nombreuses et laborieuses, où il y a tant de courage, tant d’intelligence, tant de patriotisme, où il y a tant de germes utiles et en même temps, je le dis avec douleur, tant de ferments redoutables. C’est au gouvernement que j’adresse cet avertissement austère. Il ne faut pas que le peuple souffre ! il ne faut pas que le peuple ait faim ! Là est la question sérieuse, là est le danger. Là seulement, là, messieurs, et point ailleurs ! (Oui !) Toutes les intrigues de tous les prétendants ne feront point changer de cocarde au moindre de vos soldats, les coups de fourche de Buzançais peuvent ouvrir brusquement un abîme ! (Mouvement.)

J’appelle sur ce que je dis en ce moment les méditations de cette sage et illustre assemblée.

Quant aux princes bannis, sur lesquels le débat s’engage, voici ce que je dirai au gouvernement ; j’insiste sur ceci, qui est ma conviction, et aussi, je crois, celle de beaucoup de bons esprits : j’admets que, dans des circonstances données, des lois de bannissement politique, lois de leur nature toujours essentiellement révolutionnaires, peuvent être momentanément nécessaires. Mais cette nécessité cesse ; et, du jour où elles ne sont plus nécessaires, elles ne sont pas seulement illibérales et iniques, elles sont maladroites.

L’exil est une désignation à la couronne, les exilés sont des en-cas. (Mouvement.) Tout au contraire, rendre à des princes bannis, sur leur demande, leur droit de cité, c’est leur ôter toute importance, c’est leur déclarer qu’on ne les craint pas, c’est leur démontrer par le fait que leur temps est fini. Pour me servir d’expressions précises, leur restituer leur qualité civique, c’est leur retirer leur signification politique. Cela me paraît évident. Replacez-les donc dans la loi commune ; laissez-les, puisqu’ils vous le demandent, laissez-les rentrer en France comme de simples et nobles français qu’ils sont, et vous ne serez pas seulement justes, vous serez habiles.

Je ne veux remuer ici, cela va sans dire, aucune passion. J’ai le sentiment que j’accomplis un devoir en montant à cette tribune. Quand j’apporte au roi Jérôme-Napoléon, exilé, mon faible appui, ce ne sont pas seulement toutes les convictions de mon âme, ce sont tous les souvenirs de mon enfance qui me sollicitent. Il y a, pour ainsi dire, de l’hérédité dans ce devoir, et il me semble que c’est mon père, vieux soldat de l’empire, qui m’ordonne de me lever et de parler. (Sensation.) Aussi je vous parle, messieurs les pairs, comme on parle quand on accomplit un devoir. Je ne m’adresse, remarquez-le, qu’à ce qu’il y a de plus calme, de plus grave, de plus religieux dans vos consciences. Et c’est pour cela que je veux vous dire et que je vais vous dire, en terminant, ma pensée tout entière sur l’odieuse iniquité de cette loi dont je provoque l’abrogation. (Marques d’attention.)

Messieurs les pairs, cet article d’une loi française qui bannit à perpétuité du sol français la famille de Napoléon me fait éprouver je ne sais quoi d’inouï et d’inexprimable. Tenez, pour faire comprendre ma pensée, je vais faire une supposition presque impossible. Certes, l’histoire des quinze premières années de ce siècle, cette histoire que vous avez faite, vous, généraux, vétérans vénérables devant qui je m’incline et qui m’écoutez dans cette enceinte… (mouvement), cette histoire, dis-je, est connue du monde entier, et il n’est peut-être pas, dans les pays les plus lointains, un être humain qui n’en ait entendu parler. On a trouvé en Chine, dans une pagode, le buste de Napoléon parmi les figures des dieux ! Eh bien ! je suppose, c’est là ma supposition à peu près impossible, mais vous voulez bien me l’accorder, je suppose qu’il existe dans un coin quelconque de l’univers un homme qui ne sache rien de cette histoire, et qui n’ait jamais entendu prononcer le nom de l’empereur, je suppose que cet homme vienne en France, et qu’il lise ce texte de loi qui dit : « La famille de Napoléon est bannie à perpétuité du territoire français. » Savez-vous ce qui se passerait dans l’esprit de cet étranger ? En présence d’une pénalité si terrible, il se demanderait ce que pouvait être ce Napoléon, il se dirait qu’à coup sûr c’était un grand criminel, que sans doute une honte indélébile s’attachait à son nom, que probablement il avait renié ses dieux, vendu son peuple, trahi son pays, que sais-je ?… Il se demanderait, cet étranger, avec une sorte d’effroi, par quels crimes monstrueux ce Napoléon avait pu mériter d’être ainsi frappé à jamais dans toute sa race. (Mouvement.)

Messieurs, ces crimes, les voici ; c’est la religion relevée, c’est le code civil rédigé, c’est la France augmentée au delà même de ses frontières naturelles, c’est Marengo, Iéna, Wagram, Austerlitz, c’est la plus magnifique dot de puissance et de gloire qu’un grand homme ait jamais apportée à une grande nation ! (Très bien ! Approbation.)

Messieurs les pairs, le frère de ce grand homme vous implore à cette heure. C’est un vieillard, c’est un ancien roi aujourd’hui suppliant. Rendez-lui la terre de la patrie ! Jérôme-Napoléon, pendant la première moitié de sa vie, n’a eu qu’un désir, mourir pour la France. Pendant la dernière, il n’a eu qu’une pensée, mourir en France. Vous ne repousserez pas un pareil vœu. (Approbation prolongée sur tous les bancs.)

  1. Une pétition de Jérôme-Napoléon Bonaparte, ancien roi de Westphalie, demandait aux chambres la rentrée de sa famille en France, M. Charles Dupin proposait le dépôt de cette pétition au bureau des renseignements ; il disait dans son rapport : « C’est à la couronne qu’il appartient de choisir le moment pour accorder, suivant le caractère et les mérites des personnes, les faveurs qu’une tolérance éclairée peut conseiller ; faveurs accordées plusieurs fois à plusieurs membres de l’ancienne famille impériale, et toujours avec l’assentiment de la générosité nationale. » La pétition fut renvoyée au bureau des renseignements.
      Le soir de ce même jour, 14 juin, le roi Louis-Philippe, après avoir pris connaissance du discours de M. Victor Hugo, déclara au maréchal Soult, président du conseil des ministres, qu’il entendait autoriser la famille Bonaparte à rentrer en France.
    (Note de l’éditeur.)