Actes et Paroles volume1 Consolidation et défense du littoral





Chambre des Pairs 1845-1848



II

CONSOLIDATION ET DÉFENSE

DU LITTORAL[1]


27 juin et 1er juillet 1846.


Messieurs,

Je me réunis aux observations présentées par M. le ministre des travaux publics. Les dégradations auxquelles il s’agit d’obvier marchent, il faut le dire, avec une effrayante rapidité. Il y a pour moi, et pour ceux qui ont étudié cette matière, il y a urgence. Dans mon esprit même, le projet de loi a une portée plus grande que dans la pensée de ses auteurs. La loi qui vous est présentée n’est qu’une parcelle d’une grande loi, d’une grande loi possible, d’une grande loi nécessaire ; cette loi, je la provoque, je déclare que je voudrais la voir discuter par les chambres, je voudrais la voir présenter et soutenir par l’excellent esprit et l’excellente parole de l’honorable ministre qui tient en ce moment le portefeuille des travaux publics.

L’objet de cette grande loi dont je déplore l’absence, le voici : maintenir, consolider et améliorer au double point de vue militaire et commercial la configuration du littoral de la France. (Mouvement d’attention.)

Messieurs, si on venait vous dire : Une de vos frontières est menacée ; vous avez un ennemi qui, à toute heure, en toute saison, nuit et jour, investit et assiège une de vos frontières, qui l’envahit sans cesse, qui empiète sans relâche, qui aujourd’hui vous dérobe une langue de terre, demain une bourgade, après-demain une ville frontière ; si l’on vous disait cela, à l’instant même cette chambre se lèverait et trouverait que ce n’est pas trop de toutes les forces du pays pour le défendre contre un pareil danger. Eh bien, messieurs les pairs, cette frontière, elle existe, c’est votre littoral ; cet ennemi, il existe, c’est l’océan. (Mouvement.) Je ne veux rien exagérer. M. le ministre des travaux publics sait comme moi que les dégradations des côtes de France sont nombreuses et rapides ; il sait, par exemple, que cette immense falaise, qui commence à l’embouchure de la Somme et qui finit à l’embouchure de la Seine, est dans un état de démolition perpétuelle. Vous n’ignorez pas que la mer agit incessamment sur les côtes ; de même que l’action de l’atmosphère use les montagnes, l’action de la mer use les côtes. L’action atmosphérique se complique d’une multitude de phénomènes. Je demande pardon à la chambre si j’entre dans ces détails, mais je crois qu’ils sont utiles pour démontrer l’urgence du projet actuel et l’urgence d’une plus grande loi sur cette matière. (De toutes parts : Parlez ! parlez !)

Messieurs, je viens de le dire, l’action de l’atmosphère qui agit sur les montagnes se complique d’une multitude de phénomènes ; il faut des milliers d’années à l’action atmosphérique pour démolir une muraille comme les Pyrénées, pour créer une ruine comme le cirque de Gavarnie, ruine qui est en même temps le plus merveilleux des édifices. Il faut très peu de temps aux flots de la mer pour dégrader une côte ; un siècle ou deux suffisent, quelquefois moins de cinquante ans, quelquefois un coup d’équinoxe. Il y a la destruction continue et la destruction brusque.

Depuis l’embouchure de la Somme jusqu’à l’embouchure de la Seine, si l’on voulait compter toutes les dégradations quotidiennes qui ont lieu, on serait effrayé. Étretat s’écroule sans cesse ; le Bourgdault avait deux villages il y a un siècle, le village du bord de la mer, et le village du haut de la côte. Le premier a disparu, il n’existe aujourd’hui que le village du haut de la côte. Il y avait une église, l’église d’en bas, qu’on voyait encore il y a trente ans, seule et debout au milieu des flots comme un navire échoué ; un jour l’ouragan a soufflé, un coup de mer est venu, l’église a sombré. (Mouvement.) Il ne reste rien aujourd’hui de cette population de pêcheurs, de ce petit port si utile. Messieurs, vous ne l’ignorez pas, Dieppe s’encombre tous les jours ; vous savez que tous nos ports de la Manche sont dans un état grave, et pour ainsi dire atteints d’une maladie sérieuse et profonde.

Vous parlerai-je du Havre, dont l’état doit vous préoccuper au plus haut degré ? J’insiste sur ce point ; je sais que ce port n’a pas été mis dans la loi, je voudrais cependant qu’il fixât l’attention de M. le ministre des travaux publics. Je prie la chambre de me permettre de lui indiquer rapidement quels sont les phénomènes qui amèneront, dans un temps assez prochain, la destruction de ce grand port, qui est à l’Océan ce que Marseille est à la Méditerranée. (Parlez ! parlez !)

Messieurs, il y a quelques jours on discutait devant vous, avec une remarquable lucidité de vues, la question de la marine ; cette question a été traitée dans une autre enceinte avec une égale supériorité. La puissance maritime d’une nation se fonde sur quatre éléments : les vaisseaux, les matelots, les colonies et les ports ; je cite celui-ci le dernier, quoiqu’il soit le premier. Eh bien, la question des vaisseaux et des matelots a été approfondie, la question des colonies a été effleurée ; la question des ports n’a pas été traitée, elle n’a pas même été entrevue. Elle se présente aujourd’hui, c’est le moment sinon de la traiter à fond, au moins de l’effleurer aussi. (Oui ! oui !)

C’est du gouvernement que doivent venir les grandes impulsions ; mais c’est des chambres, c’est de cette chambre en particulier, que doivent venir les grandes indications. (Très bien !)

Messieurs, je touche ici à un des plus grands intérêts de la France, je prie la chambre de s’en pénétrer. Je le répète et j’y insiste, maintenir, consolider et améliorer, au profit de notre marine militaire et marchande, la configuration de notre littoral, voilà le but qu’on doit se proposer. (Oui, très bien !) La loi actuelle n’a qu’un défaut, ce n’est pas un manque d’urgence, c’est un manque de grandeur. (Sensation.)

Je voudrais que la loi fût un système, qu’elle fit partie d’un ensemble, que le ministre nous l’eût présentée dans un grand but et dans une grande vue, et qu’une foule de travaux importants, sérieux, considérables fussent entrepris dans ce but par la France. C’est là, je le répète, un immense intérêt national. (Vif assentiment.)

Voici, puisque la chambre semble m’encourager, ce qui me paraît devoir frapper son attention. Le courant de la Manche…

M. le chancelier. — J’invite l’orateur à se renfermer dans le projet en discussion.

M. Victor Hugo. — Voici ce que j’aurai l’honneur de faire remarquer à M. le chancelier. Une loi contient toujours deux points de vue, le point de vue spécial et le point de vue général ; le point de vue spécial, vous venez de l’entendre traiter ; le point de vue général, je l’aborde.

Eh bien ! lorsqu’une loi soulève des questions aussi graves, vous voudriez que ces questions passassent devant la chambre sans être traitées, sans être examinées par elle ! (Bruit.)

À l’heure qu’il est, la question d’urgence se discute ; je crois qu’il ne s’agit que de cette question, et c’est elle que je traite, je suis donc dans la question. (Plusieurs voix : Oui ! oui !) Je crois pouvoir démontrer à cette noble chambre qu’il y a urgence pour cette loi, parce qu’il y a urgence pour tout le littoral.

Maintenant si, au nombre des arguments dont je dois me servir, je présente le fait d’une grande imminence, d’un péril démontré, constaté, évident pour tous, et en particulier pour M. le ministre des travaux publics, il me semble que je puis, que je dois invoquer cette grande urgence, signaler ce grand péril, et que si je puis réussir à montrer qu’il y a là un sérieux intérêt public, je n’aurai pas mal employé le temps que la chambre aura bien voulu m’accorder. (Adhésion sur plusieurs bancs.)

Si la question d’ordre du jour s’oppose à ce que je continue un développement que je croyais utile, je prierai la chambre de vouloir bien me réserver la parole au moment de la discussion de cette loi (Sans doute ! sans doute !), car je crois nécessaire de dire à la chambre certaines choses ; mais dans ce moment-ci je ne parle que pour soutenir l’urgence du projet de loi. J’approuve l’insistance de M. le ministre des travaux publics ; je l’appuie, je l’appuie énergiquement.

Vous nous mettez en présence d’une petite loi ; je la vote, je la vote avec empressement ; mais j’en provoque une grande.

Vous nous apportez des travaux partiels, je les approuve ; mais je voudrais des travaux d’ensemble.

J’insiste sur l’importance de la question. (Parlez ! parlez !)

Messieurs, toute nation à la fois continentale et maritime comme la France a toujours trois questions qui dominent toutes les autres, et d’où toutes les autres découlent. De ces trois questions, la première, la voici : améliorer la condition de la population. Voici la seconde : maintenir et défendre l’intégrité du territoire. Voici la troisième : maintenir et consolider la configuration du littoral.

Maintenir le territoire, c’est-à-dire surveiller l’étranger. Consolider le littoral, c’est-à-dire surveiller l’océan.

Ainsi, trois questions de premier ordre : le peuple, le territoire, le littoral. De ces trois questions, les deux premières apparaissent fréquemment sous toutes les formes dans les délibérations des assemblées. Lorsque l’imprévoyance des hommes les retire de l’ordre du jour, la force des choses les y remet. La troisième question, le littoral, semble préoccuper moins vivement les corps délibérants. Est-elle plus obscure que les deux autres ? Elle se complique, à la vérité, d’un élément politique et d’un élément géologique, elle exige de certaines études spéciales ; cependant elle est, comme les deux autres, un sérieux intérêt public.

Chaque fois que cette question du littoral, du littoral de la France en particulier, se présente à l’esprit, voici ce qu’elle offre de grave et d’inquiétant : la dégradation de nos dunes et de nos falaises, la ruine des populations riveraines, l’encombrement de nos ports, l’ensablement des embouchures de nos fleuves, la création des barres et des traverses, qui rendent la navigation si difficile, la fréquence des sinistres, la diminution de la marine militaire et de la marine marchande ; enfin, messieurs, notre côte de France, nue et désarmée, en présence de la côte d’Angleterre, armée, gardée et formidable ! (Émotion.)

Vous le voyez, messieurs, vous le sentez, et ce mouvement de la chambre me le prouve, cette question a de la grandeur, elle est digne d’occuper au plus haut point cette noble assemblée.

Ce n’est pas cependant à la dernière heure d’une session, à la dernière heure d’une législature, qu’un pareil sujet peut être abordé dans tous ses détails, examiné dans toute son étendue. On n’explore pas au dernier moment un si vaste horizon, qui nous apparaît tout à coup. Je me bornerai à un coup d’œil. Je me bornerai à quelques considérations générales pour fixer l’attention de la chambre, l’attention de M. le ministre des travaux publics, l’attention du pays, s’il est possible. Notre but, aujourd’hui, mon but à moi, le voici en deux mots ; je l’ai dit en commençant : voter une petite loi, et en ébaucher une grande.

Messieurs les pairs, il ne faut pas se dissimuler que l’état du littoral de la France est en général alarmant ; le littoral de la France est entamé sur un très grand nombre de points, menacé sur presque tous. Je pourrais citer des faits nombreux, je me bornerai à un seul ; un fait sur lequel j’ai commencé à appeler vos regards à l’une des précédentes séances ; un fait d’une gravité considérable, et qui fera comprendre par un seul exemple de quelle nature sont les phénomènes qui menacent de ruiner une partie de nos ports et de déformer la configuration des côtes de France.

Ici, messieurs, je réclame beaucoup d’attention et un peu de bienveillance, car j’entreprends une chose très difficile ; j’entreprends d’expliquer à la chambre en peu de mots, et en le dépouillant des termes techniques, un phénomène à l’explication duquel la science dépense des volumes. Je serai court et je tâcherai d’être clair.

Vous connaissez tous plus ou moins vaguement la situation grave du Havre ; vous rendez-vous tous bien compte du phénomène qui produit cette situation, et de ce qu’est cette situation ? Je vais tâcher de le faire comprendre à la chambre.

Les courants de la Manche s’appuient sur la grande falaise de Normandie, la battent, la minent, la dégradent perpétuellement ; cette colossale démolition tombe dans le flot, le flot s’en empare et l’emporte ; le courant de l’Océan longe la côte en charriant cette énorme quantité de matières, toute la ruine de la falaise ; chemin faisant, il rencontre le Tréport, Saint-Valery-en-Caux, Fécamp, Dieppe, Étretat, tous vos ports de la Manche, grands et petits, il les encombre et passe outre. Arrivé au cap de la Hève, le courant rencontre, quoi ? la Seine qui débouche dans la mer. Voilà deux forces en présence, le fleuve qui descend, la mer qui passe et qui monte.

Comment ces deux forces vont-elles se comporter ? Une lutte s’engage ; la première chose que font ces deux courants qui luttent, c’est de déposer les fardeaux qu’ils apportent ; le fleuve dépose ses alluvions, le courant dépose les ruines de la côte. Ce dépôt se fait, où ? Précisément à l’endroit où la providence a placé le Havre-de-Grâce.

Ce phénomène a depuis longtemps éveillé la sollicitude des divers gouvernements qui se sont succédé en France. En 1784 un sondage a été ordonné, et exécuté par l’ingénieur Degaule. Cinquante ans plus tard, en 1834, un autre sondage a été exécuté par les ingénieurs de l’état. Les cartes spéciales de ces deux sondages existent, on peut les confronter. Voici ce que ces deux cartes démontrent. (Attention marquée.)

À l’endroit précis où les deux courants se rencontrent, devant le Havre même, sous cette mer qui ne dit rien au regard, un immense édifice se bâtit, une construction invisible, sous-marine, une sorte de cirque gigantesque qui s’accroît tous les jours, et qui enveloppe et enferme silencieusement le port du Havre. En cinquante ans, cet édifice s’est accru d’une hauteur déjà considérable. En cinquante ans ! Et à l’heure où nous sommes, on peut entrevoir le jour où ce cirque sera fermé, où il apparaîtra tout entier à la surface de la mer, et ce jour-là, messieurs, le plus grand port commercial de la France, le port du Havre n’existera plus. (Mouvement.)

Notez ceci : dans ce même lieu quatre ports ont existé et ont disparu, Granville, Sainte-Adresse, Harfleur, et un quatrième, dont le nom m’échappe en ce moment.

Oui, j’appelle sur ce point votre attention, je dis plus, votre inquiétude. Dans un temps donné le Havre est perdu, si le gouvernement, si la science ne trouvent pas un moyen d’arrêter dans leur opération redoutable et mystérieuse ces deux infatigables ouvriers qui ne dorment pas, qui ne se reposent pas, qui travaillent nuit et jour, le fleuve et l’océan !

Messieurs, ce phénomène alarmant se reproduit dans des proportions différentes sur beaucoup de points de notre littoral. Je pourrais citer d’autres exemples, je me borne à celui-ci. Que pourrais-je vous citer de plus frappant qu’un si grand port en proie à un si grand danger ?

Lorsqu’on examine l’ensemble des causes qui amènent la dégradation de notre littoral… — Je demande pardon à la chambre d’introduire ici une parenthèse, mais j’ai besoin de lui dire que je ne suis pas absolument étranger à cette matière. J’ai fait dans mon enfance, étant destiné à l’école polytechnique, les études préliminaires ; j’ai depuis, à diverses reprises, passé beaucoup de temps au bord de la mer ; j’ai de plus, pendant plusieurs années, parcouru tout notre littoral de l’Océan et de la Méditerranée, en étudiant, avec le profond intérêt qu’éveillent en moi les intérêts de la France et les choses de la nature, la question qui vous est, à cette heure, partiellement soumise.

Je reprends maintenant.

Ce phénomène, que je viens de tâcher d’expliquer à la chambre, ce phénomène qui menace le port du Havre, qui, dans un temps donné, enlèvera à la France ce grand port, son principal port sur la Manche, ce phénomène se produit aussi, je le répète, sous diverses formes, sur divers points du littoral.

Le choc de la vague ! au milieu de tout ce désordre de causes mêlées, de toute cette complication, voilà un fait plein d’unité, un fait qu’on peut saisir ; la science a essayé de le faire.

Amortissez, détruisez le choc de la vague, vous sauvez la configuration du littoral.

C’est là un vaste problème digne de rencontrer une magnifique solution.

Et d’abord, qu’est-ce que le choc de la vague ? Messieurs, l’agitation de la vague est un fait superficiel, la cloche à plongeur l’a prouvé, la science l’a reconnu. Le fond de la mer est toujours tranquille. Dans les redoutables ouragans de l’équinoxe, vous avez à la surface la plus violente tempête, à trois toises au-dessous du flot, le calme le plus profond.

Ensuite, qu’est-ce que la force de la vague ? La force de la vague se compose de sa masse. Divisez la masse, vous n’avez plus qu’une immense pluie ; la force s’évanouit.

Partant de ces deux faits capitaux, l’agitation superficielle, la force dans la masse, un anglais, d’autres disent un français, a pensé qu’il suffirait, pour briser le choc de la vague, de lui opposer, à la surface de la mer, un obstacle à claire-voie, à la fois fixe et flottant. De là l’invention du brise-lame du capitaine Taylor, car, dans mon impartialité, je crois et je dois le dire, que l’inventeur est anglais. Ce brise-lame n’est autre chose qu’une carcasse de navire, une sorte de corbeille de charpente qui flotte à la surface du flot, retenue au fond de la mer par un ancrage puissant. La vague vient, rencontre cet appareil, le traverse, s’y divise, et la force se disperse avec l’écume.

Vous le voyez, messieurs, si la pratique est d’accord avec la théorie, le problème est bien près d’être résolu. Vous pouvez arrêter la dégradation de vos côtes. Le choc de la vague est le danger, le brise-lame serait le remède.

Messieurs les pairs, je n’ai aucune compétence ni aucune prétention pour décider de l’excellence de cette invention ; mais je rends ici un véritable, un sincère hommage à M. le ministre des travaux publics qui a provoqué dans un port de France une expérience considérable du brise-lame flottant. Cette expérience a eu lieu à la Ciotat. M. le ministre des travaux publics a autorisé au port de la Ciotat, port ouvert aux vents du sud-est qui viennent y briser les navires jusque sur le quai, il a autorisé dans ce port la construction d’un brise-lame flottant à huit sections.

L’expérience paraît avoir réussi. D’autres essais ont été faits en Angleterre, et, sans qu’on puisse rien affirmer encore d’une façon décisive, voici ce qui s’est produit jusqu’à ce jour. Toutes les fois qu’un brise-lame flottant est installé dans un port, dans une localité quelconque, même en pleine mer, si l’on examine dans les gros temps de quelle façon la mer se comporte auprès de ce brise-lame, la tempête est au delà, le calme est en deçà.

Le problème du choc de la vague est donc bien près d’être résolu. Féconder l’invention du brise-lame, la perfectionner, voilà, à mon sens, un grand intérêt public que je recommande au gouvernement.

Je ne veux pas abuser de l’attention si bienveillante de l’assemblée (Parlez ! tout ceci est nouveau !), je ne veux pas entrer dans des considérations plus étendues encore auxquelles donnerait lieu le projet de loi. Je ferai remarquer seulement, et j’appelle sur ce point encore l’attention de M. le ministre des travaux publics, qu’une grande partie de notre littoral est dépourvue de ports de refuge. Vous savez ce que c’est que le golfe de Gascogne, c’est un lieu redoutable, c’est une sorte de fond de cuve où s’accumulent, sous la pression colossale des vagues, tous les sables arrachés depuis le pôle au littoral européen. Eh bien, le golfe de Gascogne n’a pas un seul port de refuge. La côte de la Méditerranée n’en a que deux, Bouc et Cette. Le port de Cette a perdu une grande partie de son efficacité par l’établissement d’un brise-lame en maçonnerie qui, en rétrécissant la passe, a rendu l’entrée extrêmement difficile. M. le ministre des travaux publics le sait comme moi et le reconnaît. Il serait possible d’établir à Agde un port de refuge qui semble indiqué par la nature elle-même. Ceci est d’autant plus important que les sinistres abondent dans ces parages. De 1836 à 1844, en sept ans, quatrevingt-douze navires se sont perdus sur cette côte ; un port de refuge les eût sauvés.

Voilà donc les divers points sur lesquels j’appelle la sollicitude du gouvernement : premièrement, étudier dans son ensemble la question du littoral que je n’ai pu qu’effleurer ; deuxièmement, examiner le système proposé par M. Bernard Fortin, ingénieur de l’état, pour l’embouchure des fleuves et notamment pour le Havre ; troisièmement, étudier et généraliser l’application du brise-lame ; quatrièmement, créer des ports de refuge.

Je voudrais qu’un bon sens ferme et ingénieux comme celui de l’honorable M. Dumon s’appliquât à l’étude et à la solution de ces diverses questions. Je voudrais qu’il nous fût présenté à la session prochaine un ensemble de mesures qui régulariserait toutes celles qu’on a prises jusqu’à ce jour et à l’efficacité desquelles je m’associe en grande partie. Je suis loin de méconnaître tout ce qui a été fait, pourvu qu’on reconnaisse tout ce qui peut être fait encore ; et pour ma part j’appuie le projet de loi. Une somme de cent cinquante millions a été dépensée depuis dix ans dans le but d’améliorer les ports ; cette somme aurait pu être utilisée dans un système plus grand et plus vaste ; cependant cette dépense a été localement utile et a obvié à de grands inconvénients, je suis loin de le nier. Mais ce que je demande à M. le ministre des travaux publics, c’est l’examen approfondi de toutes ces questions. Nous sommes en présence de deux phénomènes contraires sur notre double littoral. Sur l’un, nous avons l’Océan qui s’avance ; sur l’autre, la Méditerranée qui se retire. Deux périls également graves. Sur la côte de l’Océan, nos ports périssent par l’encombrement ; sur la côte de la Méditerranée, ils périssent par l’atterrissement.

Je ne dirai plus qu’un mot, messieurs. La nature nous a fait des dons magnifiques ; elle nous a donné ce double littoral sur l’Océan et sur la Méditerranée. Elle nous a donné des rades nombreuses sur les deux mers, des havres de commerce, des ports de guerre. Eh bien, il semble, quand on examine certains phénomènes, qu’elle veuille nous les retirer. C’est à nous de nous défendre, c’est à nous de lutter. Par quels moyens ? Par tous les moyens que l’art, que la science, que la pensée, que l’industrie mettent à notre service. Ces moyens, je les ignore, ce n’est pas moi qui peux utilement les indiquer ; je ne peux que provoquer, je ne peux que désirer un travail sérieux sur la matière, une grande impulsion de l’état. Mais ce que je sais, ce que vous savez comme moi, ce que j’affirme, c’est que ces forces, ces marées qui montent, ces fleuves qui descendent, ces forces qui détruisent, peuvent aussi créer, réparer, féconder ; elles enfantent le désordre, mais, dans les vues éternelles de la providence, c’est pour l’ordre qu’elles sont faites. Secondons ces grandes vues ; peuple, chambres, législateurs, savants, penseurs, gouvernants, ayons sans cesse présente à l’esprit cette haute et patriotique idée, fortifier, fortifier dans tous les sens du mot, le littoral de la France, le fortifier contre l’Angleterre, le fortifier contre l’Océan ! Dans ce grand but, stimulons l’esprit de découverte et de nouveauté, qui est comme l’âme de notre époque. C’est là la mission d’un peuple comme la France. Dans ce monde, c’est la mission de l’homme lui-même, Dieu l’a voulu ainsi ; partout où il y a une force, il faut qu’il y ait une intelligence pour la dompter. La lutte de l’intelligence humaine avec les forces aveugles de la matière est le plus beau spectacle de la nature ; c’est par là que la création se subordonne à la civilisation et que l’œuvre complète de la providence s’exécute.

Je vote donc pour le projet de loi ; mais je demande à M. le ministre des travaux publics un examen approfondi de toutes les questions qu’il soulève. Je demande que les points que je n’ai pu parcourir que très rapidement, j’en ai indiqué les motifs à la chambre, soient étudiés avec tous les moyens dont le gouvernement dispose, grâce à la centralisation. Je demande qu’à l’une des sessions prochaines un travail général, un travail d’ensemble, soit apporté aux chambres. Je demande que la question grave du littoral soit mise désormais à l’ordre du jour pour les pouvoirs comme pour les esprits. Ce n’est pas trop de toute l’intelligence de la France pour lutter contre toutes les forces de la mer. (Approbation sur tous les bancs.)

  1. Dans la séance du 27 juin, un incident fut soulevé, par M. de Boissy, sur l’ordre du jour. La chambre avait à discuter deux projets de loi : le premier était relatif à des travaux à exécuter dans différents ports de commerce, le second décrétait le rachat du havre de Courseulles. M. de Boissy voulait que la discussion du premier de ces projets, qui emportait 13 millions de dépense, fût remise après le vote du budget des recettes. La proposition de M. de Boissy, combattue par M. Dumon, le ministre des travaux publics et par M. Tupinier, rapporteur de la commission qui avait examiné les projets de loi, fut rejetée après ce discours de M. Victor Hugo. La discussion eut lieu dans la séance du 29.
    (Note de l’éditeur.)