Abrégé de la vie des peintres/Albert Dure

ALBERT DURE



ADe commun avec Raphaël d’Urbin d’être né le jour du Vendredy Saint, ce fut à Nuremberg, en 1471. Il eut pour Pére Albert Dure tres-habile Orfévre, de qui nôtre Albert apprit en même tems l’Orfévrerie & la Gravure. A quinze ans il ſe mit ſous la diſcipline de Michel Wolgemut habile Peintre à Nuremberg. Enquoy Van-Mander n’a pas été bien informé, qui le fait Diſciple de Martin Schon. Il eſt vray qu’Albert avoit envie d’en faire ſon Maître, mais la mort de Martin Schon ne lui donna pas le tems d’éxécuter ſon deſſein.

Aprés avoir paſſé trois ans chez ſon Maître. Il en emploia quatre à voyager en Flandre, en Allemagne & à Veniſe & à ſon retour il ſe maria à vingt-trois ans. C’eſt environ ce tems-là qu’il commença à mettre en lumiere quelques Eſtampes de ſa façon. Il Grava les trois Graces, & des Têtes de Mort, avec d’autres Oſſemens, un Enfer avec des Spéctres diaboliques dans la maniere d’Iſraël, des Malines ; au deſſus de ces trois Femmes il y a un Globe ſur lequel on voit ces trois Lettres O. G. H. qui veulent dire en Allemand O Gott Hüte ! O Dieu gardez-nous des enchantemens : Il avoit pour lors vingt-ſix ans, car c’étoit en 1497. Ayant mis ainſi ſon genie en mouvement il s’attacha de lui même à l’étude du deſſein & y devint ſi habile qu’il ſervoit de régle à tous ceux de ſon tems, & que pluſieurs Italiens même tiroient de ſes Eſtampes un grand avantage, ce qu’ils ont encore fait long-tems depuis : mais avec plus d’adreſſe & de déguiſement.

Il a eu ſoin dans toutes ſes Planches, de mettre l’année qu’elles ont été Gravées, qui eſt une choſe dont les curieux ont ſujet de ſe loüer, car ils peuvent juger par-là à quel âge il les a travaillées. Dans la grande Paſſion de Nôtre-Seigneur qu’il a gravée, il a diſpoſé la Céne ſelon l’opinion d’Æcolampade : la Mélancolie eſt ſa plus belle Piéce, & les choſes qui entrent dans la compoſition de ce ſujet, ſont une preuve de l’habileté d’Albert, ſes Vierges ſont encore d’une beauté ſinguliere.

Albert marquoit auſſi ſur ſes Tableaux, l’année qu’ils avoient été Peints, & Sandrart qui en a vû plus que perſonne, n’en remarque point avant l’année 1504. Cela voudroit dire qu’Albert n’en a point fait avant l’âge de trente-trois ans du moins de conſidérable.

L’Empereur Maximilien donna à Albert pour les Armoiries de la Peinture trois ecuſſons, deux en chef & un en pointe.

La réputation d’honneſte homme, dans laquelle il vivoit, ſon bon eſprit, & ſon éloquence naturelle le firent élire membre du Conſeil de la Ville de Nuremberg, son genie univerſel le faiſoit travailler avec facilité aux affaires de la République, & à celles de ſa maiſon, il étoit laborieux, d’un temperamment doux, et dans un établiſſement qui auroit dû lui procurer du repos, ſi ſa Femme ne s’y étoit point oppoſée ; elle étoit de ſi mauvaiſe humeur que quoy qu’ils n’euſſent point d’enfans, & qu’ils euſſent fait une fortune conſiderable, elle le tourmentoit jour & nuit, pour l’augmenter ; ce qui obligea pour s’en ſeparer de faire un voyage, au Païs-Bas, où il fit grande amitié avec Lucas de Leyde. L’inquiétude de cette Femme, ſes larmes & les promeſſes de mieux vivre à l’avenir, obligérent les amis d’Albert, de luy écrire les diſpoſitions où elle étoit. Il ſe laiſſa perſuader, il revint, mais elle ne pût jamais tenir ſa promeſſe & malgré la prudence & la douceur de ſon mary, elle le traita comme auparavant, & le fit mourir de déplaiſir à l’âge de cinquante-ſept ans en 1528.

Albert a écrit lui-même la vie de ſon Pére en 1524. Sandrart la rapporte aprés celles du fils. Albert y écrit la pluſpart des choſes que l’on vient de dire de lui-méme. Il y parle avec une ſincérité fort humble de la peine que ſon Pére avoit à vivre dans ſa profeſſion, & la miſére où il a été lui-même dans ſon adoleſcence. Ce qui eſt de ſurprenant en ſa vie, c’eſt d’avoir travaillé avec tant d’aſſiduité à un ſi grand nombre d’Ouvrages, dans des temps fort difficiles, & avec une Femme extraordinairement fâcheuſe. Il a écrit de la Géométrie, de la Perſpective, des Fortifications & de la proportion des Figures humaines. Pluſieurs Auteurs parlent de lui avec éloge, & entr’autres Eraſme, & Vaſari.


REFLEXIONS
Sur les Ouvrages d’Albert Dure.


NOUS n’avons perſonne qui ait fait voir dans les Arts un génie plus étendu & plus univerſel qu’Albert Dure. Aprés les avoir tentez preſque tous & s’y être éxercé quelque tems, il s’eſt enfin déterminé à la Peinture & à la Graveure. Quoi que le tems qu’il donnoit à l’une & à l’autre aye dû partager ſon application & affoiblir la bonté de ſes Ouvrages, il les a néanmoins pouſſées toutes deux à une telle perfection qu’on ne peut ſouhaitter dans chacune une plus grande éxactitude ni une plus grande fermeté, que celles qu’il a euës. Mais comme l’éxemple & les prémiéres choſes qui ſe préſentent aux yeux dans les commencemens que l’on s’attache à une profeſſion, déterminent le Goût & font prendre un certain tour aux penſées, il ne manquoit à celles d’Albert pour être miſes dans un beau jour, que d’être dirigées, ou par une bonne éducation, ou par la vuë des Ouvrages Antiques. Sa veine étoit fertile, ſes Compoſitions grandes, & malgré le Goût Gottique qui regnoit de ſon tems, ſes productions étoient une ſource, où non ſeulement les Peintres de ſon Païs, mais pluſieurs d’entre les Italiens alloient aſſez ſouvent puiſer.

Il étoit ferme dans ſon éxecution, il y faiſoit ce qu’il y voulait faire, & la propreté jointe à l’éxactitude qu’il employoit dans ſon travail, ſont une preuve qu’il poſſedoit parfaitement les principes qu’il s’étoit établis, leſquels ne rouloient que ſur le Deſſein, cependant il eſt étonnant, que dans les éxtrémes ſoins qu’il avoit pris pour connoître la ſtructure du Corps humain, & aprés avoir trouvé une belle proportion entre toutes celles qu’il a données au Public, il s’en ſoit ſi peu ſervi dans ces Ouvrages, car à l’éxception de ſes Vierges & des Vertus, qui accompagnent le Triomphe de l’Empereur Maximilien, tout ce qu’il a fait eſt d’un Goût de Deſſein, tout-à-fait pauvre, il s’eſt attaché uniquement à la Nature ſelon l’idée qu’il en avoit, & bien loin d’en relever les beautez & d’en rechercher les Graces, il en a rarement imité les beaux endroits que le hazard fournit aſſez ſouvent, il a été plus heureux dans le chois de ſes Païſages, on trouve ſouvent parmi ceux qu’il a faits, des Sites agreables & extraordinaires.

Enfin ſes Ouvrages qui ont été dans ſon temps & dans ſon Païs les plus eſtimez, ne méritent pas aujourd’huy qu’on entre dans un plus grand détail des parties de la Peinture : car pour y trouver un bon endroit il en faut eſſuyer beaucoup de mauvais. Neantmoins on ne peut nier qu’au Goût prés, Albert n’ait été ſavant dans le Deſſein, & que la nouveauté de ſes Eſtampes ne lui ait acquis par tout beaucoup de réputation & n’ait fait dire à Vaſari, que, Si cét homme ſi rare, ſi éxact, & ſi univerſel, avoit eu la Toſcane pour patrie, comme il a eu la Flandre, & qu’il eût pû étudier d’aprés les belles choſes que l’on voit dans Rome, comme nous avons fait nous autres ; il auroit été le meilleur Peintre de toute l’Italie, de même qu’il a été le Génie le plus rare & le plus célébre qu’ayent jamais eû les Flamans.