Abrégé de l’origine de tous les cultes/VIII

Chez tous les libraires (p. 203-251).



CHAPITRE VIII.




La fable de Jason, vainqueur du Bélier à toison d’or, ou du signe céleste qui, par son dégagement des rayons solaires du matin, annonçait l’arrivée de l’astre du Jour au Taureau équinoxial du printemps, est aussi fameuse dans la Mythologie que la fiction des douze travaux du Soleil sous le nom d’Hercule, et que celle de ses voyages sous celui de Bacchus. C’est encore un poème allégorique qui appartient à un autre peuple, et qui a été composé par d’autres prêtres dont le Soleil était la grande Divinité. Celui-ci nous semble être l’ouvrage des Pélasges de Thessalie, comme le poème sur Bacchus était celui des peuples de Béotie ; chaque nation, en rendant un culte au même dieu Soleil sous divers noms, eut ses prêtres et ses poètes, qui ne voulurent pas se copier dans leurs chant sacrés. Les Juifs célébraient cette même époque équinoxiale, sous le nom de fête de l’Agneau et de triomphe du peuple chéri de Dieu sur le peuple ennemi. C’était alors que, délivrés de l’oppression, les Hébreux passaient dans la terre promise, dans le séjour des délices, dont l’immolation de l’agneau leur ouvrait l’entrée. Les adorateurs de Bacchus disaient de ce bélier ou de cet Agneau équinoxial, que c’était lui qui, dans le désert et au milieu des sables, avait fait trouver des sources d’eau pour désaltérer l’armée de Bacchus, comme Moïse en fit aussi jaillir, d’un coup de baguette, dans le désert, pour apaiser la soif de son armée. Toutes ces fables astronomiques ont un point de contact dans la sphère céleste, et les cornes de Moïse ressemblent beaucoup à celles d’Ammon et de Bacchus.

Dans l’explication que nous avons donnée du poème fait sur Hercule, nous avons déjà observé que ce prétendu héros, dont l’histoire s’explique toute entière par le Ciel, était aussi de l’expédition des Argonautes ; ce qui déjà nous indique le caractère de cette dernière fable : donc c’est encore dans le Ciel que nous devons suivre les acteurs de ce nouveau poème, puisqu’un des héros les plus distingués d’entre eux est au Ciel, et que là est la scène de toutes ses aventures ; que son image y est placée, ainsi que celle de Jason, chef de cette expédition toute astronomique. On retrouve également au nombre des constellations le navire que montaient les Argonautes, et qui est encore appelé navire Argo ; on y voit aussi le fameux Bélier à toison d’or, qui est le premier des signes ; le Dragon et le Taureau, qui gardaient sa toison ; les jumeaux Castor et Pollux, qui étaient les principaux héros de cette expédition, ainsi que le Céphée et le centaure Chiron. Les images du Ciel et les personnages du poème ont tant de correspondance entre eux, que le célèbre Newton a cru pouvoir en tirer un argument pour prouver que la sphère avait été composée depuis l’expédition des Argonautes, parce que la plupart des héros qui y sont chantés se trouvent placés aux cieux. Nous ne nierons point cette correspondance parfaite, non plus que celle qui se trouve entre le Ciel et les tableaux du poème sur Hercule et sur Bacchus ; mais nous n’en tirerons qu’une conséquence, c’est que les figures célestes furent le fond commun sur lequel travaillèrent les poètes, qui leur donnèrent différents noms, sous lesquels ils les firent entrer dans leurs poèmes.

Il n’y a pas plus de raison de dire que ces images furent consacrées aux cieux, à l’occasion de l’expédition des Argonautes, que de dire qu’elles le furent à l’occasion des travaux d’Hercule, puisque les sujets des deux poèmes s’y retrouvent également, et que si elles y ont été mises pour l’une de ces fables, elles n’ont pu l’être pour l’autre, la place étant déjà occupée ; car ce sont les mêmes groupes d’étoiles, mais chacun les a chantées à sa manière : de là vient qu’elles cadrent avec tous ces poèmes.

La conclusion de Newton ne pourrait avoir de force qu’autant qu’il serait certain que l’expédition des Argonautes serait un fait historique, et non pas une fiction de la nature de celles faites sur Hercule, sur Bacchus, sur Osiris et Isis, et sur leurs voyages, et nous sommes bien loin d’avoir cette certitude. Tout concourt au contraire à la ranger dans la classe de ces fictions sacrées, puisqu’elle se trouve confondue avec elles dans le dépôt de l’antique mythologie des Grecs, et qu’elle a des héros et des caractères communs avec ceux de ces poèmes que nous avons expliqués par l’astronomie. Nous allons donc faire usage de la même clef pour analyser ce poème solaire.

Le poème sur Jason n’embrasse pas toute la révolution annuelle du Soleil, comme ceux de l’Héracléide et des Dionysiaques, que nous avons expliqués ; mais il n’a pour objet qu’une de ces époques, à la vérité très-fameuse, celle où cet astre, vainqueur de l’hiver, atteint le point équinoxial du printemps, et enrichit notre hémisphère de tous les bienfaits de la végétation périodique. C’est alors que Jupiter, métamorphosé en pluie d’or, donne naissance à Persée, dont l’image est placée sur le Bélier céleste, appelé Bélier à toison d’or, dont la riche conquête est attribuée au Soleil, vainqueur des ténèbres et réparateur de la Nature.

C’est ce fait astronomique, cet unique phénomène annuel qui a été chanté dans le poème appelé Argonautique. Aussi ce fait n’entre-t-il que partiellement dans le poème solaire sur Hercule, et forme-t-il un morceau épisodique du neuvième travail, ou de celui qui répond au bélier céleste. Dans les Argonautiques, au contraire, il est un poème entier qui a un sujet unique. C’est ce poème que nous allons analyser, et dont nous ferons voir les rapports avec le Ciel, sinon dans les détails, au moins pour le fond principal que le génie de chaque poète a brodé à sa manière. La fable de Jason et des Argonautes a été traitée par plusieurs poètes, Épiménide, Orphée, Apollonius de Rhodes et Valerius Flaccus. Nous n’avons les poèmes que des trois derniers, et nous n’analyserons ici que celui d’Apollonius, qui est écrit en quatre chants. Tous portent sur la même base astronomique, qui se réduit à très peu d’éléments.

Nous nous rappelons qu’Hercule, dans le travail qui répond au Bélier avant d’arriver au Taureau équinoxial, est censé s’embarquer pour aller en Colchide conquérir la toison d’or. C’est à cette même époque qu’il délivra une fille exposée à un monstre marin, comme Andromède placée près du même Bélier. Il montait alors le navire Argo, une des constellations qui fixe ce même passage du Soleil au Bélier des signes. Voilà donc la position du Ciel, qui nous est donnée pour l’époque de cette expédition astronomique. Tel est l’état de la sphère, que nous devons supposer au moment où le poète chante le Soleil sous le nom de Jason, et la conquête qu’il fait du fameux Bélier. Cette supposition est confirmée par ce que nous dit Théocrite, que ce fut au lever des Pléiades et au printemps que les Argonautes s’embarquèrent. Or, les Pléiades se lèvent lorsque le Soleil arrive vers la fin des étoiles du Bélier, et qu’il entre au Taureau, signe qui dans ces temps éloignés répondait à l’équinoxe. Cela posé, examinons quelles constellations, le soir et le matin, fixaient cette époque importante.

Nous trouvons le soir, au bord oriental, le Vaisseau céleste, appelé Vaisseau des Argonautes par tous les Anciens. Il est suivi, dans son lever, du Serpentaire appelé Jason ; entre eux est le centaure Chiron, qui éleva Jason ; et au dessus de Jason la Lyre d’Orphée, précédée de l’Hercule céleste, un des Argonautes.

Au couchant, nous voyons les Dioscures Castor et Pollux, chefs de cette expédition avec Jason. Le lendemain au matin, nous apercevons, au bord oriental de l’horizon, le Bélier céleste, qui se dégage des rayons du Soleil avec les Pléiades, Persée, Méduse et le Cocher ou Absyrthe ; tandis qu’au couchant le Serpentaire Jason et son serpent descendent au sein des flots à la suite de la Vierge céleste. À l’orient, monte Méduse, qui joue ici le rôle de Médée, et qui, placée sur le Bélier, semble livrer à Jason sa riche dépouille ; tandis que le Soleil éclipse de ses feux le Taureau, qui suit le Bélier, et le Dragon marin placé dessous, et qui paraît garder ce dépôt précieux. Voilà à-peu-près quels sont les principaux aspects célestes qui s’offrent à notre vue : nous les avons projetés sur un des planisphères de notre grand ouvrage, destinés à faciliter l’intelligence de nos explications. Le lecteur doit surtout se rappeler ces divers aspects, afin de les reconnaître sous le voile allégorique dont le poète va les couvrir, en mêlant sans cesse des descriptions géographiques et des positions astronomiques, qui ont un fond de vérité, à des récits qui sont tout entiers feints. Presque tous les détails du poème sont le fruit de l’imagination du poète.


ARGONAUTIQUES


CHANT PREMIER.

Apollonius commence par une invocation au Dieu même qu’il va chanter, ou au Soleil, chef des Muses, et Divinité tutélaire des poètes. Il fixe dès les premiers vers ou dans la proposition, le but de l’action unique de son poème. Il va, dit-il, célébrer la gloire d’anciens héros qui, par ordre du roi Pélias, se sont embarqués sur le vaisseau Argo, celui-là même dont l’image est aux cieux, et qui ont été conquérir la toison d’or d’un bélier, qui est également parmi les constellations. C’est à travers les roches Cyanées et par l’entrée du Pont, qu’il trace la route de ces intrépides voyageurs.

Un oracle avait appris à Pélias qu’il périrait de la main d’un homme qu’il reconnut depuis être Jason. Ce fut pour détourner les effets de cette triste prédiction, qu’il proposa à celui-ci une expédition périlleuse, dont il espérait qu’il ne reviendrait jamais. Il s’agissait d’aller en Colchide conquérir une toison d’or, dont Aëtès, fils du Soleil et roi du pays, était le possesseur. Le poète entre en matière par l’énumération des noms des différents héros qui suivirent Jason dans cette conquête. On distingue entre autres Orphée, que Chiron, instituteur de Jason, lui conseilla de s’associer : l’harmonie de ses chants devait servir à adoucir l’ennui de ses pénibles travaux. On observera que la lyre d’Orphée est aux cieux sur le Serpentaire Jason, près d’une constellation appelée aussi Orphée. Ces trois figures célestes, Jason, Orphée et la Lyre, montent ensemble à l’entrée de la nuit ou au départ de Jason pour sa conquête. Tel est le fond de l’allégorie qui associe Orphée à Jason.

Après Orphée, viennent Astérion, Typhis, fils de Phorbas, pilote du vaisseau ; Hercule, Castor et Pollux ; Céphée, Augias, fils du Soleil, et une foule d’autres héros dont nous supprimerons ici les noms. Plusieurs sont ceux des constellations.

On voit ces braves guerriers s’avancer vers le rivage, au milieu d’une foule immense qui forme des vœux au Ciel pour le succès de leur voyage, et qui déjà présage la chute d’Aëtès s’il s’obstine à leur refuser la riche toison qu’ils vont chercher sur ces rives éloignées. Les femmes surtout versent des larmes à leur départ, et s’affligent sur le sort du vieil Éson, père de Jason, et sur celui d’Alcimède sa mère.

Le poète s’arrête à nous peindre le tableau attendrissant de cette séparation, et la fermeté de Jason, qui cherche à consoler les personnes qui lui sont chères. On voit sa mère qui lui exprime ses regrets et ses craintes, en même temps qu’elle le serre entre ses bras et le baigne de ses larmes. Les femmes de sa suite partagent sa douleur, et les esclaves chargés d’apporter les armes de son fils gardent un morne silence, et n’osent lever les yeux. On sent que tous ces tableaux et ceux qui suivent ont pour base une idée simple, le départ de Jason, qui se sépare de sa famille. Dès que le génie chargé de conduire le char du Soleil a été personnifié, tous les détails de l’action sont sortis de l’imagination du poète, excepté ceux qui ont pour base quelques positions astronomiques en petit nombre, et que le poète a su revêtir des charmes de la poésie et du merveilleux de la fiction.

Jason, toujours ferme dans sa résolution, rappelle à sa mère les flatteuses espérances que l’oracle lui a données, et celles qu’il a mises lui-même dans la force et le courage des héros qui l’accompagnent. Il la prie de sécher ses larmes, qui pourraient être prises pour un augure sinistre par ses guerriers. En achevant ces mots, il échappe à ses embrassements, et il paraît déjà au milieu d’une foule nombreuse de peuple, tel qu’Apollon lorsqu’il marche le long des rives du Xanthe, au milieu des chœurs sacrés qui l’entourent. La multitude fait retentir l’air de cris de joie, qui présagent d’avance son succès. La vieille prêtresse de Diane conservatrice, Iphis, lui prend la main et la baise, et ne peut jouir du bonheur de lui parler, tant la foule se presse autour de lui.

Déjà ce héros a gagné le port de Pagase, où mouillait le vaisseau Argo, et où ses compagnons l’attendaient. Il les assemble et les harangue ; il leur propose, avant toutes choses, de se nommer un chef. Tout le monde jette les yeux sur Hercule, qui s’en défend, et qui déclare qu’il ne souffrira pas que personne accepte le commandement, que celui qui les a réunis ; qu’à lui seul est dû cet honneur. Hercule joue ici un rôle secondaire, parce qu’il s’agit, non pas du Soleil, mais de l’Hercule constellation, qui est son image, placée aux cieux près du pôle.

Tout le monde approuve ce conseil généreux, et Jason se lève pour témoigner à l’assemblée sa reconnaissance ; il annonce que rien ne retardera plus leur départ. Il les invite à faire un sacrifice à la divinité du Soleil ou à Apollon, sous les auspices duquel ils vont s’embarquer, et à qui il fait dresser un autel.

Le poète entre ensuite dans quelques détails sur les préparatifs de l’embarquement. On tire au sort la place des rameurs. Hercule a celle du milieu, et Typhis prend sa place au gouvernail.

On fait le sacrifice, dans lequel Jason adresse une prière au Soleil son aïeul, Divinité adorée dans le port d’où il part. On lui immole deux taureaux, qui tombent sous les coups d’Hercule et d’Ancée.

Cependant l’astre du jour penchait vers le terme de sa carrière, et touchait au moment où la Nuit allait étendre ses sombres voiles sur les campagnes. Les navigateurs s’asseyent sur le rivage, où l’on sert à boire et à manger : ils égaient leur festin par des propos enjoués. Jason seul paraît rêveur et profondément occupé des soins importants dont il est chargé. Idas lui adresse un discours outrageant, qui a l’improbation de toute la troupe. La dispute allait s’engager, lorsque Orphée calme les esprits par ses chants harmonieux sur la nature et sur le débrouillement du chaos. On fait des libations aux dieux, puis on se livre au sommeil.

À peine les premiers rayons du jour avaient doré le sommet du mont Pélion, à peine le vent frais du matin agitait la surface des eaux, que Typhis, pilote du vaisseau, éveille l’équipage et le presse de se rembarquer : on obéit. Chacun prend le poste que le sort lui a marqué. Hercule est au milieu : le poids de son corps, en entrant, fait enfoncer plus profondément le vaisseau. On lève l’ancre, et Jason tourne encore ses regards vers sa patrie. Les rameurs manœuvrent en mesure au son de la lyre d’Orphée, qui soutient par ses chants leurs efforts. L’onde, blanche d’écume, murmure sous le tranchant de l’aviron et bouillonne sous la quille du vaisseau, qui laisse après lui de longs sillons. Jusqu’ici on ne voit qu’un départ décrit avec les circonstances qui ordinairement l’accompagnent, et qui dépendent de l’imagination du poète.

Cependant les dieux avaient ce jour-là les yeux attachés sur la mer et sur le vaisseau qui portait l’élite des héros de leur siècle, qui s’étaient associés aux travaux et à la gloire de Jason. Les Nymphes du Pélion, du haut de leurs montagnes, contemplaient avec étonnement le navire qu’avait construit la sage Minerve. Chiron, dont l’image est aux cieux près du Serpentaire Jason, descend au rivage, où se brise l’onde écumante qui vient mouiller ses pieds. Il encourage les navigateurs et fait des vœux pour leur heureux retour.

Cependant les Argonautes avaient dépassé le cap Tissée, et les côtes de Thessalie se perdaient derrière eux dans un obscur lointain. Le poète décrit les îles et les caps près desquels ils passent ou qu’ils découvrent jusqu’à ce qu’ils aient gagné l’île de Lemnos, où régnait la Pléiade Hypsipile. Il prend de là occasion de raconter la célebre aventure des Lemniades, qui avaient égorgé tous les hommes de leur île, à l’exception du vieux Thoas, qui fut épargné par Hypsipile, sa fille, laquelle devint reine de tout le pays. Forcées de cultiver elles-mêmes leurs champs et de se défendre par leurs propres armes, ces femmes se livraient à l’agriculture et aux pénibles travaux de la guerre : elles pouvaient repousser l’attaque de leurs voisins ; elles se tenaient surtout en garde contre les Thraces, dont elles redoutaient la vengeance.

Lorsqu’elles aperçurent le vaisseau Argo approcher de leur île, elles se précipitèrent hors de la ville vers le rivage, pour écarter par la force des armes ces étrangers, qu’elles prirent d’abord pour les Thraces : à leur tête marchait la fille de Thoas, couverte de l’armure de son père. Les Argonautes leur envoient un héraut, afin de les engager à les recevoir dans leur île. Elles délibèrent dans une assemblée convoquée par la reine. Celle-ci leur conseille d’envoyer à ces étrangers tous les secours en subsistances dont ils peuvent avoir besoin, mais de ne pas les recevoir dans leur ville. Polyxo, autre Pléiade, et dont le poète fait ici la nourrice d’Hypsipile, combat en partie l’opinion de la reine. Elle veut aussi que l’on accorde à ces navigateurs des rafraîchissements ; mais elle demande de plus, contre l’avis de la reine, qu’on les reçoive dans la ville. Elle se fonde principalement sur ce qu’elles ne peuvent longtemps se passer d’hommes ; elle dit qu’elles en ont besoin pour leur propre défense, et pour réparer les pertes que fait chaque jour leur population. Ce discours est accueilli par les plus vifs applaudissements, et par un assentiment si général, qu’on ne pouvait guère douter qu’il n’eût été goûté par toutes les femmes. On peut remarquer ici que l’intervention de deux Pléiades, dans ce premier moment du départ de Jason, contient une allusion aux astres du printemps, auxquels s’unit le Soleil, et qui sont en aspect avec le serpentaire Jason, qui se lève à leur couchant et se couche à leur lever.

Hypsipile, ne pouvant plus ignorer l’intention de l’assemblée, dépêche Iphinoë vers les Argonautes, pour inviter de sa part leur chef à se rendre à son palais, et engager tous ses compagnons à accepter des terres et des établissements dans son île. Jason se rend à l’invitation, et pour paraître devant la princesse il se couvre d’un magnifique manteau que Minerve lui avait donné, et qu’elle avait brodé elle-même. Elle y avait tracé une longue suite de sujets mythologiques, entre autres l’aventure de Phryxus et de son bélier. Ce héros prend aussi en main la lance dont Atalante lui avait fait présent lorsqu’elle le reçut sur le mont Ménale.

Jason ainsi armé, s’avance vers la ville où la Pléiade tenait sa cour. Arrivé aux portes, il trouve une foule de femmes des plus distinguées qui l’attendaient, et au milieu desquelles il s’avance les yeux modestement baissés, jusqu’à ce qu’il fût introduit dans le palais de la princesse. On le place sur un siège vis-à-vis de la reine, qui le regarde en rougissant, et lui adresse un discours affectueux. Elle lui cache la véritable raison du dénuement d’hommes dans lequel se trouve son île ; elle feint qu’ils étaient passés en Thrace pour une expédition, et que, s’étant attachés à leurs captives, ils avaient fini par se dégoûter de leurs épouses ; qu’alors elles leur avaient fermé leurs ports, qu’elles s’en étaient séparées pour toujours. Ainsi, ajouta-t-elle, rien ne s’oppose à ce que vous et vos compagnons vous vous établissiez parmi nous, et que vous succédiez aux états de Thoas mon père. Allez reporter mes offres aux héros de votre suite, et qu’ils entrent dans nos murs.

Jason remercie la princesse, et accepte une partie de ses propositions, c’est-à-dire, les secours et les approvisionnements qu’elle leur promet : quant au sceptre de Thoas, il l’invite à le garder, non pas qu’il le dédaigne, mais parce qu’une expédition importante l’appelle ailleurs.

Cependant des voitures chargées portent aux vaisseaux les présents de la reine, dont les bonnes dispositions pour les Argonautes sont déjà connues de ceux-ci par le récit que leur a fait Jason. L’attrait du plaisir retient les Argonautes dans l’île, et les attache à cette terre enchanteresse ; mais le sévère Hercule, qui était resté à son bord avec l’élite de ses amis, les rappelle à leur devoir et à la gloire qui les attend sur les rivages de la Colchide. Les reproches qu’il fait à la troupe sont écoutés sans murmure, et l’on se prépare à partir. Ici le poète nous fait le tableau de la douleur des femmes au moment de cette séparation, et les vœux qu’elles forment pour le succès et le retour de ces hardis voyageurs. Hypsipile baigne de ses larmes les mains de Jason, et lui fait de tendres adieux. Quelque part que tu sois, lui dit-elle, souviens-toi d’Hypsipile, et avant de partir prescris-moi ce que je dois faire s’il me naît un enfant, fruit chéri de nos trop courts amours.

Jason la prie, si elle met au monde un fils, de l’envoyer à Iolcos près de son père et de sa mère, afin qu’il soit pour eux une consolation durant son absence. Il dit, et aussitôt il s’élance sur son vaisseau à la tête de tous ses compagnons, qui s’empressent de prendre en main la rame. On coupe le câble, et déjà le vaisseau s’est éloigné de l’île de Lemnos. Les Argonautes arrivent à Samothrace, aux mêmes lieux où avait débarqué Cadmus, le même que le Serpentaire, sous un autre nom : c’est celui qu’il prend dans les Dionysiaques. Là régnait Électre, autre Pléiade ; ainsi voilà déjà trois Pléiades que le poète met sur la scène. Jason se fait initier aux mystères de cette île et continue sa route. C’est moins dans le Ciel que sur la Terre, qu’il faut maintenant suivre les Argonautes. Le poète ayant supposé que c’était dans les contrées orientales et à l’extrémité de la mer Noire que montait le Bélier céleste au moment où le Soleil se levait le jour de l’équinoxe, il nous trace la route que tous les vaisseaux étaient censés tenir pour arriver sur ces plages éloignées. C’est donc une carte géographique, plutôt qu’une carte astronomique, qui doit nous servir ici de guide.

En conséquence, on voit les Argonautes qui passent entre la Thrace et l’île d’Imbros, en cinglant vers le golfe Noir ou le golfe Mélas. Ils entrent dans l’Hellespont, laissant à leur droite le mont Ida et les champs de la Troade ; ils côtoient les rivages d’Abydos, de Percota, d’Abanis et de Lampsaque.

La plaine voisine de l’isthme était habitée par les Dolions, qui avaient pour chef Cyzique, fondateur de leur ville. Il était Thessalien d’origine ; aussi il accueille favorablement les Argonautes, qui étaient Grecs, et dont le chef était Thessalien. Cet hôte malheureux périt ensuite dans un combat nocturne qui par erreur s’était engagé entre les Argonautes et les Dolions, lorsque les premiers, après avoir quitté ce pays, y furent reportés par les vents. On fit de superbes funérailles à ce prince infortuné, et on lui éleva un tombeau.

Les Argonautes quittent de nouveau ces ports après avoir fait des sacrifices à Cybèle. Ils approchent du golfe Cyanée et du mont Arganthon.

Les Mysiens, qui habitaient ces rivages, pleins de confiance dans la bonne conduite des Argonautes, les reçurent avec amitié, et leur fournirent tout ce dont ils avaient besoin. Tandis que tout l’équipage se livre à la joie du festin, Hercule s’éloigne du vaisseau, et va dans la forêt voisine pour y couper une rame qui soit propre à sa main, car la sienne avait été cassée par la violence des flots. Après avoir cherché quelque temps, il découvre un sapin qu’il ébranle à coups de massue ; il l’arrache et s’en fait une rame.

Pendant ce temps le jeune Hylas, qui l’avait accompagné, s’était avancé assez loin dans la forêt pour y chercher une fontaine, afin de procurer au héros l’eau dont il aurait besoin à son retour.

Le poète raconte à cette occasion l’histoire si connue de ce jeune enfant qui se noie dans la fontaine, où une Nymphe amoureuse de lui le précipita ; il nous peint aussi les regrets d’Hercule, qui dès ce moment ne songea plus à remonter sur le vaisseau.

Cependant l’étoile du matin paraissait sur le sommet des montagnes voisines, et un vent frais commençait à s’élève, lorsque Typhis avertit les Argonautes de se rembarquer, et de profiter du vent. On lève l’ancre, et déjà on côtoyait le cap Posidéon lorsqu’on s’aperçut de l’absence d’Hercule.

On parlait de retourner en Mysie, quand Glaucus, Divinité marine, éleva sa tête limoneuse hors des eaux, et adressa un discours aux Argonautes pour les tranquilliser. Il leur dit que c’est en vain que, contre la volonté de Jupiter, ils veulent conduire en Colchide Hercule, à qui il reste à achever la carrière pénible de ses douze travaux ; qu’ainsi ils doivent cesser de s’en occuper plus longtemps. Il leur apprend le sort du jeune Hylas, qui a épousé une Nymphe des eaux. Ce discours achevé, le dieu marin se replonge au fond des mers, et laisse les Argonautes continuer leur route. Ils abordent sur la rive voisine le lendemain. Ici finit le premier chant.

CHANT II.

Les navigateurs avaient pris terre dans le pays des Bébryciens, où régnait Amycus, fils de Neptune. Ce prince féroce défiait tous les étrangers au combat du ceste, et avait déjà tué beaucoup de ses voisins. On remarquera que le poète, à mesure qu’il fait arriver les Argonautes dans un pays, ne manque pas de rappeler toutes les traditions mythologiques qui appartiennent aux villes et aux peuples dont il a occasion de parler ; ce qui forme une suite d’actions particulières qui se lient à l’action principale, ou plutôt à l’action unique du poème, qui est l’arrivée en Colchide et la conquête de la fameuse toison d’or.

Amycus vient à la rencontre des compagnons de Jason ; il s’informe du sujet de leur voyage, et leur tient un discours menaçant. Il leur propose le combat du ceste, dans lequel il s’était rendu si redoutable. Il leur dit qu’ils aient à choisir celui d’entre eux qu’ils croiront le plus brave, afin de le lui opposer. Pollux, un des Dioscures, accepte son insolent défi. Le poète nous donne une description assez intéressante de ce combat, dans lequel le roi des Bébryciens succombe. Les Bébryciens veulent venger sa mort et sont mis en fuite.

Déjà le Soleil brillait aux portes de l’Orient, et semblait appeler aux champs le pasteur et ses troupeaux, lorsque les Argonautes, ayant chargé sur leurs vaisseaux le butin qu’ils avaient fait sur les Bébryciens, se rembarquent et font voile vers le Bosphore. La mer devient grosse ; les flots s’accumulent en forme d’énormes montagnes qui menacent de retomber sur le vaisseau ; mais l’art du pilote en détourne l’effet. Après quelques dangers, ils abordent sur la côte où régnait Phinée, célèbre par ses malheurs.

Ici le poète raconte les aventures fameuses de Phinée, qui avait été frappé d’aveuglement et que les Harpies tourmentaient. Apollon lui avait accordé l’art de la divination. Lorsque le malheureux Phinée est averti de l’arrivée de ces voyageurs, il sort de chez lui, guidant et assurant ses pas chancelants à l’aide d’un bâton. Il leur parle comme étant déjà instruit du sujet de leur voyage ; il leur fait le tableau de ses malheurs, et sollicite leur secours contre les oiseaux dévorants qui troublent son repos, et qu’il est réservé aux seuls fils de Borée de détruire. Ces fils de Borée faisaient partie des héros qui montaient le vaisseau de Jason. Un d’eux, Zéthus, les yeux mouillés de larmes, prend les mains du vieillard, et lui adresse un discours dans lequel il cherche à le consoler en lui donnant les plus flatteuses espérances. En conséquence l’on sert à Phinée un repas que les Harpies se préparent, comme d’ordinaire, à lui enlever. Elles salissent les tables, mais pour la dernière fois ; et laissant après elles une odeur infecte, elles s’envolent. Mais les fils de Borée les poursuivent l’épée à la main, et ils les auraient tuées si les dieux n’eussent dépêché Iris à travers les airs pour les en empêcher. Ils tirent au moins d’elles la promesse qu’elles ne troubleront plus le repos de Phinée, et les fils de Borée retournent à leur vaisseau.

Cependant les Argonautes font servir un repas auquel assiste Phinée, et où il mange du meilleur appétit. Assis devant son foyer, ce vieillard leur trace la route qu’ils ont à suivre, et leur découvre les obstacles qu’ils auront à surmonter. En qualité de devin, il leur découvre tous les secrets qu’il est en son pouvoir de révéler sans déplaire aux dieux, qui l’ont déjà puni de son indiscrétion. Il les avertit qu’en quittant ses États, ils vont être obligés de passer à travers le rochers Cyanées, dont on n’approche guère impunément. Il leur fait une courte description de ces écueils, et leur donne des avis utiles pour échapper aux dangers. Il leur conseille de consulter les dispositions des dieux à leur égard en lâchant une colombe. « Si elle fait le trajet sans danger, leur dit-il, ne balancez pas à la suivre et à franchir ce terrible passage en forçant de rames, car les efforts que l’on fait pour son salut valent bien au moins les vœux que l’on adresse aux dieux. Mais si l’oiseau périt, revenez, ce sera une preuve que les dieux s’opposent à votre passage. » Il trace ensuite la carte de toute la côte qu’ils auront à parcourir : il leur révèle surtout le terrible secret des dangers auxquels Jason sera exposé sur les rives du Phase s’il veut enlever le dépôt précieux que garde un dragon redoutable, couché au pied du hêtre sacré où est suspendue la toison d’or. La peinture qu’il leur en fait effraie les Argonautes ; mais Jason invite le vieillard à poursuivre, et surtout à lui dire s’ils peuvent se flatter de retourner sains et saufs en Grèce.

Le vieux Phinée lui répond qu’il trouvera des guides qui le conduiront au but où il veut arriver ; que Vénus favorisera son entreprise, mais qu’il ne lui est pas permis d’en dire davantage. Il achevait ces mots lorsqu’on voit arriver les fils de Borée qui annoncent qu’ils ont donné pour toujours la chasse aux Harpies, et qu’elles sont reléguées en Crète, d’où elles ne sortiront plus.

Cette heureuse nouvelle comble de joie toute l’assemblée.

Les Argonautes, après avoir élevé douze autels aux douze grands dieux, se rembarquent, emportant avec eux une colombe qui devait leur servir de guide. Déjà Minerve, qui s’intéressait au succès de leur entreprise, s’était placée près des roches redoutables pour leur faciliter le passage. On voit ici que c’est la Sagesse qui, personnifiée sous le nom de Minerve, va leur faire éviter les écueils dangereux qui bordent de toutes parts ce détroit. Tel était le langage de la poésie ancienne.

Le poète nous décrit l’étonnement et la frayeur des Argonautes à l’instant où ils s’approchent de ces terribles écueils, au milieu desquels bouillonne l’onde écumante. Leurs oreilles sont étourdies du bruit affreux des roches qui s’entrechoquent, et du mugissement des vagues qui vont se briser sur le rivage. Le pilote Typhis manœuvre avec son gouvernail, tandis que les rameurs le secondent de toutes leurs forces.

Euphémus, placé sur la proue, lâche la colombe, dont chacun suit des yeux le vol : elle file à travers les roches qui se heurtent et se froissent entre elles et néanmoins sans les toucher. Elle n’y perd que l’extrémité de sa queue. Cependant l’onde agitée fait pirouetter le vaisseau ; les rameurs poussent des cris aigus, mais le pilote les réprimande, et leur ordonne de forcer de rames pour échapper au torrent qui les entraîne ; le flot les reporte encore au milieu des rochers. Leur frayeur est extrême, et la mort paraît suspendue sur leurs tête. Le vaisseau, porté sur la cime des vagues, s’élève au dessus des roches elles-mêmes, et un moment après est précipité dans l’abîme des eaux. C’est alors que Minerve, appuyant sa main gauche sur une des roches, pousse le navire avec la droite, et le fait voler avec la rapidité du trait : à peine a-t-il souffert un très léger dommage.

La déesse, satisfaite d’avoir sauvé le vaisseau, retourne dans l’Olympe, et les rochers se raffermissent, conformément aux ordres du destin. Les Argonautes, rendus à une mer libre, se croient pour ainsi dire attachés aux gouffres de l’enfer. C’est alors que Typhis leur adresse un discours, dans lequel il leur fait sentir tout ce qu’ils doivent à la sagesse de leurs manœuvres, ou figurément à la protection de Minerve, et il leur rappelle que c’est cette même déesse qui a pis soin de construire leur vaisseau, qui par cela même est impérissable. Le passage des roches Cyanées était fort redouté des navigateurs : il l’est encore aujourd’hui ; il fallait beaucoup d’art et de prudence pour le franchir. Voilà le fond de ces récits effrayants que tous les poètes ont répétés. Il en était de même du détroit de Sicile. C’est ainsi que la poésie a semé partout le merveilleux, et couvert du voile de l’allégorie les phénomènes de la Nature.

Cependant les Argonautes, ramant sans relâche, avaient déjà dépassé l’embouchure de l’impétueux Rhébas ; celle de Phyllis, où Phryxus avait autrefois immolé son bélier. Ils arrivent, au crépuscule, près d’un île déserte appelée Thynias, où ils débarquent. Là ils eurent une apparition d’Apollon ; ce dieu avait quitté la Lycie, et s’avançait vers le Nord ; ce qui arrive au passage du Soleil à l’équinoxe du printemps, ou lorsque le Soleil va conquérir le fameux Bélier des constellations.

Après avoir sacrifié à Apollon, les Argonautes quittent cette île et passent à la vue de l’embouchure du fleuve Sagaris, du Lycus et du lac Anthemoïs. Ils arrivent à la presqu’île Achérusie, qui se prolonge dans la mer de Bithynie. Là est une vallée où l’on trouve, au milieu d’une forêt, l’antre de Pluton et l’embouchure de l’Achéron.

Ils sont favorablement accueillis par le roi du pays, ennemi d’Amycus, roi des Bébryciens, qu’ils avaient tué. Ce prince et les Maryandiniens, ses sujets, croyaient voir dans Pollux un génie bienfaisant et un Dieu. Lycus, c’était le nom de ce prince, écoute avec plaisir le récit qu’ils lui font de leurs aventures ; il fait porter sur leur vaisseau toutes sortes de rafraîchissements, et leur donne son fils pour les accompagner dans leur expédition. Le devin Idmon et le pilote Typhis moururent dans ces lieux. Ancée remplace ce dernier et prend la conduite du vaisseau.

On se rembarque, et l’on profite d’un vent favorable, qui porte bientôt les navigateurs à l’embouchure du fleuve Callirohé, où Bacchus autrefois, à son retour de l’Inde, célébra des fêtes accompagnées de danses. On fit, en ce lieu, des libations sur le tombeau de Sténéléus, puis on se rembarqua. Les Argonautes arrivent, au bout de peu de jours, à Sinope, où ils trouvent quelques compagnons d’Hercule, qui s’étaient fixés dans ce pays. Ils doublent ensuite le cap des Amazones, et passent vis-à-vis l’embouchure du Thermodon. Enfin ils arrivent près de l’île Arétiade, où ils sont attaqués par des oiseaux redoutables qui infestaient cette île. Ils leur donnent la chasse, et les mettent en fuite.

C’est là qu’ils trouvent les fils de Phryxus, qui avaient quitté la Colchide pour venir en Grèce, et qu’un naufrage avait poussés sur cette île déserte. Ces infortunés réclament le secours de Jason, à qui ils découvrent leur naissance et le sujet de leur voyage en Grèce.

Les Argonautes, transportés de joie, ne peuvent se lasser de les regarder, et se félicitent d’une aussi heureuse rencontre. En effet, ils étaient les petits-fils d’Aëtès, possesseur de la riche toison, et fils de Phryxus, qui avait été porté sur le dos du fameux Bélier. Jason se fait reconnaître pour leur parent, comme étant petit-fils de Créthéus, frère d’Athamas leur grand-père. Il leur dit qu’il va lui-même en Colchide trouver Aëtès, sans leur découvrir encore le motif de son voyage. Mais bientôt il les en instruit, et les invite à s’embarquer sur son vaisseau, et à lui servir de guides.

Les fils de Phryxus ne lui dissimulent pas les dangers d’une telle entreprise, et surtout ils lui peignent cet affreux dragon qui ne dort ni jour ni nuit, et qui garde le riche dépôt qu’ils veulent enlever. Ce discours fait pâlir les Argonautes, excepté le brave Pélée, qui menace de sa vengeance et de celle de ses compagnons, Aëtès, s’il se refuse à leur demande. Les fils de Phryxus sont reçus dans le vaisseau, qui, poussé par un bon vent, arrive, au bout de quelques jours, à l’embouchure du Phase, fleuve qui traverse la Colchide. Ils calent les voiles, et à l’aide de la rame, ils remontent le fleuve. Le fils d’Éson, tenant une coupe d’or, fait des libations de vin dans les eaux du Phase ; il invoque la Terre, les Divinités tutélaires de la Colchide, et les mânes des héros qui l’ont autrefois habitée. Après cette cérémonie, Jason, ranimé par les conseils d’Argus, un des fils de Phryxus, fait jeter l’ancre en attendant le retour du jour. Ainsi finit le second chant.

CHANT III.

Jusqu’ici tout s’est passé en préparatifs qui étaient nécessaires pour amener l’action principale du poème. Le dépôt qu’il s’agissait de conquérir était aux extrémités de l’Orient. Il fallait y arriver avant de tenter d’obtenir par la douceur, ou d’enlever par la ruse ou la force la précieuse toison. Le poète a donc dû décrire un aussi long voyage, avec toutes les circonstances qui sont supposées l’avoir accompagné. Ainsi Virgile fait voyager son héros pendant sept années, avant d’arriver dans le Latium, et d’y former l’établissement qu’il projette, et qui est l’unique but de tout le poème. Ce n’est qu’au septième livre que l’action principale commence : aussi est-ce là qu’il invoque de nouveau Érato ou la Muse qui lui fera obtenir la main de Lavinie, fille du roi des Latins, chez qui il doit se fixer. Pareillement ici, Apollonius, après avoir conduit son héros sur les rives du Phase, comme Virgile conduit Énée sur celles du Tibre, invoque Érato ou la Muse qui préside à l’amour. Il l’invite à raconter comment Jason vint à bout de s’emparer de cette riche toison par le secours de Médée, fille d’Aëtès, qui devint amoureuse de lui. Il nous présente d’abord le spectacle de trois déesses, Junon, Minerve et Vénus, qui s’intéressent au succès du fils d’Éson. Les deux premières se transportent au palais de Vénus, dont le poète nous fait la description. Junon fait part à Vénus de ses alarmes sur le sort de Jason, qu’elle protège contre le perfide Pélias, qui l’a outragée elle-même. Elle fait l’éloge de Jason, de qui elle n’a qu’à se louer. Vénus lui répond qu’elle est prête à faire tout ce qu’exigera d’elle l’épouse du grand Jupiter. Celle-ci invite Vénus à charger son fils du soin d’inspirer à la fille d’Aëtès un violent amour pour Jason, parce que si ce héros peut mettre dans ses intérêts la jeune princesse, il est sûr du succès de son entreprise. La déesse de Cythère promet d’engager son fils à se prêter aux désirs des deux déesses, et aussitôt elle parcourt l’Olympe pour chercher Cupidon  : elle le trouve dans un verger, qui s’amusait à jouer avec le jeune Ganymède, nouvellement placé aux cieux. Sa mère le surprend et lui donne un tendre baiser ; en même temps elle lui fait part des désirs des déesses, et lui expose les services qu’on attend de lui.

Le jeune enfant, gagné par les caresses de Vénus, et séduit par les promesses qu’elle lui fait, laisse son jeu, prend son carquois qui reposait au pied d’un arbre, et s’arme de son arc. Il sort des portes de l’Olympe, quitte les cieux, traverse les airs et descend sur la Terre.

Cependant les Argonautes étaient encore cachés dans l’ombre des épais roseaux qui bordaient le fleuve. Jason les haranguait. Il leur communique ses projets, en même temps qu’il invite chacun d’eux à lui faire part de leurs réflexions. Il les exhorte à rester sur leur bord pendant qu’il ira au palais d’Aëtès, accompagné seulement des fils de Phryxus et de Chalciopé, et de deux autres de ses compagnons. Il leur dit que son dessein est d’employer d’abord la douceur et les sollicitations, pour obtenir du roi la fameuse toison. Il part, tenant en main le caducée ; il s’avance vers la ville d’Aëtès, et arrive au palais de ce prince. Le poète fait ici la description de ce magnifique édifice, près duquel on remarque deux tours élevées. Dans l’une habitait le roi avec son épouse ; dans l’autre, son fils Absyrthe, que les Colchidiens nommaient Phaéton. On observera ici que Phaéton est le nom du Cocher céleste, placé sur le point équinoxial du printemps, et qui éprouva le sort tragique d’Absyrthe, sous les noms de Phaéton, de Myrtile, d’Hippolyte, etc. ; il suit Persée et Méduse aux cieux.

Dans les autres appartements logeaient Chalciopé, épouse de Phryxus et mère de deux nouveaux compagnons de Jason, et sa sœur Médée. Celle-ci faisait les fonctions de prêtresse d’Hécate, à qui l’on donnait Persée pour père. Chalciopé, apercevant ses fils, vole au-devant d’eux et les reçoit dans ses bras. Médée pousse un cri à la vue des Argonautes. Aëtès sort de son palais, accompagné de son épouse. Toute la cour est en mouvement. Cependant l’Amour, sans être aperçu, avait traversé les airs : il s’était arrêté dans le vestibule pour tendre son arc ; puis franchissant le seuil de la porte, il s’était caché derrière Jason. C’est de là qu’il décoche une flèche dans le sein de Médée : celle-ci reste muette et interdite. Bientôt le feu qui est allumé dans son cœur, fait des progrès et brûle dans toutes ses veines ; ses yeux brillent d’une flamme vive et sont fixés sur Jason. Son cœur soupire ; un léger battement agite son sein ; sa respiration est pressée ; la pâleur et la rougeur se peignent successivement sur ses joues. Le poète passe ensuite au récit de l’accueil qu’Aëtès fait à ses petits-fils, dont le retour inattendu le surprend. Ce prince rappelle aux fils de Phryxus les avis qu’il leur avait donnés avant leur départ, pour les détourner d’une entreprise dont il connaissait tous les dangers. Il les interroge sur ces étrangers qui les accompagnent. Argus, répondant au nom d’eux tous, fait le récit de la tempête qui les a jetés dans une île déserte consacrée à Mars, et d’où ils n’ont été tirés que par les secours de ces navigateurs. Il découvre en même temps à son aïeul, l’objet de leur voyage, et les terribles ordres de Pélias. Il ne lui dissimule pas tout l’intérêt que Minerve prend au succès de leur entreprise : c’est elle qui a pris soin de construire leur vaisseau, dont il vante l’excellente construction, et qui est monté par l’élite des héros de la Grèce. Il lui présente Jason, qui, avec ses compagnons, vient lui demander la fameuse toison.

Ce discours met le roi en fureur : il s’indigne contre les fils de Phryxus, qui se sont chargés d’un tel message. Pendant qu’il s’emportait en menaces contre ses petits-fils et contre les Argonautes, le bouillant Télamon voulait lui répondre avec la même violence. Mais Jason le retient, et prenant un ton modeste et doux, il expose au roi les motifs de son voyage, dont l’ambition n’a jamais été le but, et qu’il n’a entrepris que pour obéir aux volontés de Pélias. Il lui promet, s’il veut leur être favorable, de publier sa gloire à son retour en Grèce, et même de le soutenir dans les guerres qu’il pourrait avoir à faire contre les Sarmates et les autres peuples voisins.

Aëtès, d’abord incertain du parti qu’il doit prendre à leur égard, se détermine à leur promettre ce qu’ils demandent, mais sous une condition qu’il leur impose, et dont l’exécution sera pour lui un sûr garant de leur courage. Il dit à Jason qu’il a deux taureaux qui ont des pieds d’airain, et qui soufflent des feux de leurs naseaux ; qu’il les attèle à une charrue, et qu’il trace des sillons dans un champ consacré à Mars, et qu’au lieu de blé il y sème des dents de serpent, d’où naissent tout à coup des guerriers, qu’il moissonne ensuite avec le fer de sa lance, et que tout cela s’exécute dans l’intervalle du lever au coucher du Soleil. Il propose à Jason d’en faire autant, et il lui promet, s’il réussit, de lui livrer le riche dépôt qu’il demande. Sans cela il n’a rien à espérer ; car, ajoute-t-il, il serait indigne de moi de céder un tel trésor à quelqu’un moins brave que je ne le suis.

À cette proposition, Jason reste muet et interdit, ne sachant que répondre, tant cette entreprise lui semble hardie. Cependant il finit par accepter la condition.

Les Argonautes sortent du palais, suivis du seul Argus, qui fait signe à ses frères de rester. Médée, qui les a aperçus, remarque surtout Jason, que sa jeunesse et ses grâces distinguent de tous ses compagnons. Chalciopé, dans la crainte de déplaire à son père, rentre dans son appartement avec ses enfants, tandis que sa sœur suit toujours des yeux le héros dont la vue l’a séduite. Lorsqu’elle ne le voit plus, son image reste encore gravée dans son souvenir. Ses discours, ses gestes, sa démarche et surtout son air inquiet sont toujours présents à son esprit agité. Elle craint pour ses jours ; il lui semble déjà victime d’une entreprise aussi hardie. Des larmes coulent de ses beaux yeux ; elle se répand en plaintes et fait des vœux pour le succès de ce jeune héros. Elle invoque pour lui les secours de la déesse, dont elle est prêtresse.

Les Argonautes traversent la ville et reprennent la route qu’ils avaient déjà tenue. Alors Argus adresse un discours à Jason, dans lequel il lui rappelle ce qu’il avait déjà dit de l’art magique de Médée, et de l’importance qu’il y avait pour lui de la mettre dans ses intérêts. Il se charge de faire les démarches nécessaires pour cela, et de sonder les dispositions de sa mère. Jason le remercie de ses offres, qu’il consent à accepter, et il retourne vers sa flotte. Sa vue y répand l’allégresse, à laquelle succède bientôt la tristesse lorsqu’il a informé ses compagnons des conditions qui lui sont imposées. Cependant Argus cherche à les tranquilliser. Il leur parle de Médée et de son art puissant, dont il raconte des effets merveilleux. Il se charge d’obtenir ses secours.

Jason, après avoir pris l’avis de ses compagnons, envoie Argus au palais de sa mère, tandis que les Argonautes débarquent sur la rive du fleuve, où ils se disposent à combattre s’il est nécessaire.

Cependant Aëtès avait assemblé ses Colchidiens pour préparer quelque entreprise perfide contre Jason et ses soldats, qu’il peint à ses sujets comme une horde de brigands qui viennent se répandre dans leur pays. En conséquence il ordonne à ses troupes d’aller attaquer les Argonautes et de brûler leur vaisseau.

Argus, arrivé dans l’appartement de sa mère, la priait de solliciter les secours de Médée en faveur de Jason et de ses compagnons. Déjà celle-ci s’était intéressée d’elle-même au sort de ces héros ; mais elle craignait le courroux de son père. Un songe, dont le poète nous décrit tous les détails, la force à rompre le silence. Elle a déjà fait quelques pas pour aller trouver sa sœur, lorsque tout-à-coup elle rentre chez elle, se jette sur son lit, où elle s’abandonne aux transports de sa douleur et pousse de longs gémissements. C’est alors que Chalciopé, qui en est instruite, vole au secours de sa sœur. Elle la trouve les yeux baignés de larmes, et se meurtrissant la figure dans son désespoir. Elle lui demande les motifs de son agitation violente ; et supposant que c’est l’effet des reproches de son père, dont elle se plaint elle-même, elle annonce le désir qu’elle a de fuir loin de ce palais avec ses enfants.

Médée rougit, et la pudeur l’empêche d’abord de répondre ; enfin elle rompt le silence, et, cédant à l’empire de l’amour qui la subjugue, elle lui témoigne ses inquiétudes sur le sort des fils de Phryxus, que leur aïeul Aëtès menace de faire périr avec ces étrangers. Elle lui fait part du songe qui semble présager ce malheur. Médée parlait ainsi pour sonder les dispositions de sa sœur, et pour voir si elle ne lui demanderait pas son appui pour son fils. Chalciopé effectivement s’ouvre à elle ; mais avant de lui confier son secret, elle lui fait jurer qu’elle le gardera fidèlement, et qu’elle fera tout ce qui dépendra d’elle pour la servir et protéger ses enfants. En disant ces mots, elle fond en larmes, et elle presse les genoux de Médée dans l’attitude de suppliante. Ici le poète nous fait le tableau de la douleur de ces deux princesses. Médée, élevant la voix, atteste tous les dieux qu’elle est disposée à faire tout ce que sa sœur exigera d’elle. Chalciopé alors se hasarde à lui parler de ces étrangers, et surtout de Jason, à qui ses enfants prennent un vif intérêt. Elle lui avoue qu’Argus, son fils, est venu l’engager à solliciter près d’elle des secours pour eux dans cette périlleuse entreprise. À ces mots la joie pénètre le cœur de Médée ; une modeste rougeur colore ses belles joues. Elle consent à faire pour eux tout ce que demandera une sœur à qui elle n’a rien à refuser, et qui lui a servi presque de mère. Elle lui recommande le plus profond secret. Elle lui annonce qu’elle fera porter dès le point du jour, dans le temple d’Hécate, les drogues nécessaires pour assoupir les redoutables taureaux. Chalciopé sort aussitôt, et court informer son fils des promesses de sa sœur. Pendant ce temps-là, Médée, restée seule dans son appartement, se livrait aux réflexions qui devaient être naturellement la suite d’un tel projet.

Il était déjà tard, et la nuit étendait son ombre épaisse sur la Terre et sur la Mer. Un silence profond régnait dans toute la Nature ; le cœur seul de Médée n’était pas tranquille, et le sommeil ne fermait pas ses paupières. Inquiète sur le sort de Jason, elle redoutait pour lui ces terribles taureaux qu’il devait atteler à la charrue, et avec lesquels on le forçait de sillonner le champ consacré à Mars.

Ces craintes et ces agitations sont assez bien décrites par le poète, qui emploie à peu près les mêmes comparaisons que Virgile lorsqu’il peint la perplexité soit d’Énée, soit de Didon. Il met dans la bouche de la jeune princesse un discours qui nous retrace l’anxiété de son âme et les irrésolutions de son esprit. Elle porte sur ses genoux la précieuse cassette qui contient ses trésors magiques ; elle la baigne de ses larmes, et fait les réflexions les plus tristes. Elle attend le retour de l’Aurore, qui vient enfin chasser les ombres de la Nuit. Argus cependant avait laissé ses frères pour attendre l’effet des promesses de Médée, et était retourné au vaisseau.

Le jour avait reparu, et la jeune princesse, occupée des soins de sa toilette, avait oublié quelque temps ses chagrins. Elle avait réparé le désordre de ses cheveux, parfumé son corps d’essences et attaché un voile blanc sur sa tête. Elle donne ordre à ses femmes, qui étaient au nombre de douze, et toutes vierges, d’atteler les mules qui devaient conduire son char au temple d’Hécate. Pendant ce temps-là elle s’occupe à préparer les poisons qu’elle avait extraits de simples du Caucase, nées du sang de Prométhée. Elle y mêle une liqueur noirâtre qu’avait vomie l’aigle qui rongeait le foie de ce fameux coupable. Elle en frotte la ceinture qui entoure son sein. Elle monte sur son char, ayant à ses côtés deux de ses femmes, et elle traverse la ville en tenant les rênes et le fouet qui lui servent à conduire les mules. Ses femmes la suivent, formant un cortège assez semblable à celui des Nymphes de Diane, lorsqu’elles sont rangées autour du char de cette déesse.

Elle était déjà sortie des murs de la ville. Arrivée près du temple, elle met pied à terre. Elle communique son projet à ses femmes, à qui elle demande le plus grand secret ; elle les invite à cueillir des fleurs, et leur ordonne de se retirer à l’écart au moment où elles verront paraître cet étranger, dont elle désire servir les desseins.

Cependant le fils d’Éson, conduit par Argus et accompagné du devin Mopsus, s’avançait vers le temple, où il savait que Médée devait se rendre au point du jour. Junon avait pris soin elle-même de l’embellir, et l’avait environné d’un éclat éblouissant. Le succès de sa démarche lui est déjà annoncé par des présages heureux que Mopsus interprète. Il conseille à Jason d’aller seul trouver Médée, et de s’entretenir avec elle, tandis que lui et Argus resteront à l’attendre. Médée, impatiente de voir arriver le héros, tournait ses regards inquiets du côté que devait venir Jason. Enfin il paraît à ses yeux, tel que l’astre qui annonce les ardeurs de l’été, se montre au moment où il sort du sein des flots. Ici le poète nous décrit l’impression que cette vue produit sur la princesse. Ses yeux se troublent, ses joues se colorent, ses genoux chancellent, et ses femmes, témoins de son embarras, se sont déjà éloignées. Les deux amants restent en présence, muets et interdits pendant quelque temps. Enfin Jason, prenant le premier la parole, cherche à rassurer sa pudeur alarmée, et l’invite à lui ouvrir son cœur, dans un lieu surtout qui lui impose pour elle un respect religieux.

Il lui dit qu’il est déjà informé de ses bonnes dispositions à leur égard, et des secours qu’elle a bien voulu leur promettre. Il la conjure, au nom d’Hécate, et de Jupiter qui protège les étrangers et les suppliants, de vouloir bien s’intéresser au sort d’un homme qui paraît devant elle en cette double qualité. Il l’assure d’avance de toute sa reconnaissance et de celle de ses compagnons, qui iront publier en Grèce la gloire de son nom. Il ajoute qu’elle seule peut combler les vœux de leurs mères et de leurs épouses, qui les attendent, et qui ont les yeux fixés sur les mers par où ils doivent retourner dans leur patrie. Il lui cite l’exemple d’Ariadne, qui s’intéressa au succès de Thésée, et qui, après avoir assuré la victoire à ce héros, s’embarqua avec lui et abandonna sa patrie. En reconnaissance de ce service, continue Jason, sa couronne a été placée aux cieux. La gloire qui vous attend n’est pas moindre, si vous rendez cette foule de héros aux vœux de la Grèce.

Médée, qui l’avait écouté les yeux baissés, sourit doucement à ces paroles ; elle le regarde, et veut lui répondre sans savoir encore par où commencer son discours, tant ses pensées se pressent et se confondent : elle tire de sa ceinture la drogue puissante qu’elle y a cachée. Jason s’en saisit avec joie ; elle lui eût donné son âme toute entière s’il la lui eût demandée, tant elle était éprise de la beauté de ce jeune héros, dont le poète nous fait ici la plus charmante peinture. L’un et l’autre, tantôt baissent les yeux, tantôt se regardent en face. Enfin Médée prend la parole, et lui donne des avis utiles pour assurer le succès de son entreprise ; elle lui recommande, lorsque son père Aëtès lui aura remis les dents du dragon, qu’il doit semer dans les sillons, d’attendre l’heure précise de minuit, pour faire un sacrifice seul et en particulier, après s’être lavé dans le fleuve.

Elle lui prescrit toutes les cérémonies requises pour rendre ce sacrifice agréable à la redoutable déesse ; elle lui enseigne l’usage qu’il doit faire de la drogue qu’elle lui a remise, et dont il doit frotter ses armes et son corps pour devenir invulnérable : elle lui indique les moyens de détruire les guerriers qui naîtront des dents qu’il aura semées. C’est ainsi, ajoute Médée, que vous réussirez à enlever la riche toison, et que vous la porterez en Grèce, s’il est enfin vrai que votre intention soit de courir encore les dangers de la mer. En achevant ces mots, la princesse arrose ses joues de larmes que lui arrache l’idée que ce héros va se séparer d’elle, et regagner les régions lointaines. Elle baisse les yeux, et garde quelque temps le silence, qu’elle rompt bientôt ; elle lui presse la main en lui disant : Au moins, lorsque vous serez retourné dans votre patrie, souvenez-vous de Médée, comme elle se souviendra de Jason, et dites-moi, avant de partir, où vous comptez aller. Jason, touché de ses larmes, et déjà percé des traits de l’Amour, lui jure de ne l’oublier jamais s’il est assez heureux pour arriver en Grèce, et si Aëtès ne lui suscite pas de nouveaux obstacles. Il finit par lui donner quelques détails sur la Thessalie, et lui parle d’Ariadne, sur laquelle Médée lui avait fait des questions ; il manifeste le désir d’être aussi heureux que Thésée. Il l’invite à l’accompagner en Grèce, où elle jouira de toute la considération qu’elle mérite ; il lui offre sa main, et lui jure une foi éternelle.

Le discours de Jason flatte le cœur de Médée, lors même qu’elle ne peut se dissimuler les malheurs qui la menacent si elle prend le parti de le suivre.

Cependant ses femmes l’attendaient avec impatience, et l’heure était arrivée où la princesse devait se rendre au palais de sa mère : elle ne s’aperçoit pas des instants qui s’écoulent trop rapidement pour son désir, si Jason ne l’eût prudemment avertie de se retirer avant que la nuit la surprît, et que quelqu’un pût soupçonner leur entretien.

Ils se donnent un rendez-vous à une autre fois et se séparent. Jason regagne son vaisseau, et Médée rejoint ses femmes qu’elle n’apercevait pas, tant son esprit était occupé d’autres idées : elle remonte sur son char, et retourne au palais du roi. Chalciopé sa sœur l’interroge sur le sort de ses enfants : elle n’entend rien, ne répond rien ; elle s’assied sur un siège près du lit, et là, plongée dans la douleur la plus profonde, elle se livre aux plus sombres réflexions.

Jason, retourné à son bord, fait part à ses compagnons du succès de son entrevue, et leur montre l’antidote puissant dont il est muni. La nuit se passe, et le lendemain, dès la pointe du jour, les Argonautes envoient demander au roi les dents du Dragon. Elles leur sont remises, et ils les donnent à Jason, qui, dans cette occasion, joue absolument le rôle de Cadmus. Ceci confirme l’identité de ces deux héros, dont le nom est celui du Serpentaire ou de la constellation qui se lève le soir à l’entrée du Soleil au Taureau, lorsque le Bélier à toison d’or précède son char. Cependant l’astre brillant du Jour était descendu au sein des flots, et la Nuit avait attelé ses noirs coursiers. Le ciel était pur, l’air calme. Jason fait, dans le silence de la nuit, un sacrifice à la déesse qui y préside. Hécate l’exauce, et lui apparaît sous la forme d’un spectre effrayant. Jason est étonné, mais non pas découragé, et déjà il a rejoint ses compagnons.

Cependant l’Aurore montrait les sommets du Caucase, blanchis d’une glace éternelle. Le roi Aëtès, revêtu de la redoutable armure que lui avait donnée le dieu des combats, se préparait à partir pour se rendre au champ de Mars. Sa tête était couverte d’un casque, dont l’éclat éblouissant offrait l’image du disque du Soleil au moment où il sort du sein de Thétis. Il présentait en avant un énorme bouclier formé de plusieurs cuirs, et balançait une pique redoutable, à laquelle aucun des Argonautes n’aurait pu résister si ce n’est Hercule ; mais ce héros les avait déjà abandonnés. Près de lui était Phaéton son fils ; il tenait les coursiers qui étaient attelés au char sur lequel son père allait monter. Déjà il en a pris les rênes, et il s’avance à travers la ville, suivi d’un peuple nombreux.

Jason, de son côté, docile aux conseils de Médée, frotte ses armes avec la drogue que Médée lui a donnée, et qui doit en fortifier la trempe. Il en frotte aussi son corps, qui acquiert une nouvelle vigueur et une force à laquelle rien ne peut résister. Il agite avec fierté ses armes, et déploie ses bras nerveux. Il s’avance vers le champ de Mars, où déjà s’était rendu Aëtès avec ses Colchidiens. Jason s’élance le premier de son vaisseau, tout équipé, tout armé, et se présente au combat : on l’eût pris pour le dieu Mars lui-même. Il promène ses regards assurés sur le champ qu’il doit labourer ; il voit le joug d’airain auquel il doit attacher les redoutables taureaux, et le dur soc avec lequel il va sillonner ce champ. Il approche, il enfonce en terre sa lance, pose son casque, et s’avance armé de son seul bouclier, pour chercher la trace des taureaux à la brûlante haleine. Ceux-ci s’élancent déjà de leur retraite obscure que couvre une épaisse fumée. Le feu sortait avec bruit et impétuosité de leurs larges naseaux. Cette vue effraie les Argonautes ; mais Jason, toujours intrépide, tient son bouclier en avant, et les attend de pied ferme, comme le rocher immobile qui présente ses flancs à la vague écumante. Les taureaux fougueux le heurtent avec leurs cornes sans pouvoir l’ébranler. L’air retentit de leurs affreux mugissements. La flamme qui se précipite en bouillonnant de leurs narines, ressemble à ces tourbillons de feu que vomit une fournaise embrasée, et qui successivement rentrent et ressortent avec une nouvelle impétuosité. L’activité de la flamme est bientôt émoussée par la force magique de la drogue dont le corps du héros est frotté. Jason, toujours invulnérable, saisit un des taureaux par la corne, et d’un bras nerveux il l’amène près du joug et l’atterre ; il en fait autant au second, et il les tient ainsi tous deux abattus.

Tel Thésée, ou le Soleil, sous un autre nom, défait aux champs de Marathon ce même Taureau placé ensuite aux cieux, et qui figure ici dans la fable de Jason ou de l’astre vainqueur des hivers, et qui triomphe du Taureau équinoxial. C’est le Taureau que subjugua aussi Mithra.

Aëtès reste interdit à la vue d’une victoire aussi inattendue. Déjà Jason, après avoir attelé les taureaux, les pressait de l’extrémité de sa lance, et faisait avancer la charrue ; déjà il a tracé plusieurs sillons malgré la dureté du terrain, qui cède avec peine et se brise avec bruit. Il sème les dents du dragon, dételle ses taureaux, et retourne à son vaisseau. Mais des Géants, nés des sillons qu’il a tracés, couvraient de leurs armes le champ qu’il venait de labourer. Jason retourné s’élance vers eux, et jette une énorme pierre au milieu de leurs épais bataillons ; plusieurs en sont écrasés ; les autres s’entretuent en se disputant entre eux le rocher qu’on vient de leur lancer. Jason profite de leur désordre pour les charger l’épée à la main, et le fer de ce héros en fait une ample moisson. Ils tombent les uns sur les autres, et la terre qui les a produits reçoit leurs cadavres dans son sein. Ce spectacle étonne et afflige Aëtès, qui retourne vers sa ville, tout rêveur, et méditant de nouveaux moyens de perdre Jason et ses compagnons. La Nuit qui survient, termine ce combat.

CHANT IV.

Aëtès, inquiet et soupçonneux, craint que ses filles ne soient d’intelligence avec les Argonautes. Médée s’en aperçoit, et en est alarmée. Elle allait même se porter aux dernières extrémités dans son désespoir, lorsque Junon lui suggère le dessein de fuir avec les fils de Phryxus. Cette idée relève son courage. Elle cache dans son sein les trésors que contenait sa cassette magique, et ses herbes puissantes ; elle baise son lit et les portes de son appartement ; elle détache une boucle de cheveux qu’elle laisse pour servir de souvenir à sa mère. Elle prononce un discours qui exprime ses regrets, et qui contient ses tristes adieux. Elle verse des torrents de larmes, puis elle s’échappe furtivement du palais, dont ses enchantements lui ouvrent les portes. Elle était nu- pieds ; elle soutenait de la main gauche l’extrémité d’un voile léger qui s’abaissait sur son front, et de la main droite elle relevait le pan de sa robe. Médée traverse ainsi la ville d’un pied agile, en prenant des rues détournées ; elle est déjà hors des murs sans que les sentinelles l’aient aperçue. Elle dirige sa fuite vers le temple, dont les routes lui étaient connues, et près desquelles elle avait été cueillir souvent des plantes qui croissaient autour des tombeaux. Son cœur bat dans la crainte qu’elle a d’être surprise. La Lune, qui la voit, se rappelle ses amours avec Endymion, dont ceux de Médée pour Jason lui retracent l’image. Le poète met à cette occasion un discours dans la bouche de cette déesse, qu’elle adresse à Médée, tandis que celle-ci vole à travers la plaine dans les bras de son amant. Elle dirige ses pas le long du rivage, vers les feux qu’elle voit briller dans le camp des Argonautes. Sa voix se fait entendre au milieu des ombres de la nuit. Elle appelait Phrontis, le plus jeune des fils de Phryxus, qui bientôt, ainsi que ses frères et Jason, reconnurent la voix de la princesse : les autres Argonautes restent surpris. Trois fois elle cria, trois fois Phrontis lui répondit. Les Argonautes rament vers le bord du fleuve, où déjà son amant s’est élancé pour la recevoir. Phrontis et Argus, les deux fils de Phryxus, y sautent aussi. Médée tombe à leurs genoux en leur criant : Amis, sauvez-moi, sauvez-vous vous-même : nous sommes perdus, tout est découvert. Embarquons-nous avant que le roi ait monté ses coursiers. Je vais vous livrer la toison après avoir assoupi le terrible dragon qui la garde. Et toi, Jason, souviens-toi des serments que tu m’as faits, et si je quitte ma patrie et mes parents, prends soin de ma réputation et de ma gloire. Tu me l’as promis, et les dieux en sont témoins.

Ainsi parlait Médée d’un ton de douleur : la joie au contraire pénétrait le cœur de Jason. Il la relève, l’embrasse et la rassure. Il atteste les dieux, Jupiter et Junon, garants des serments qu’il lui a faits, de la prendre pour épouse dès l’instant qu’il sera retourné dans sa patrie. En même temps il lui prend la main en signe d’union. Médée conseille aux Argonautes de faire avancer promptement leur vaisseau près du bois sacré, qui recèle la riche toison, afin de l’enlever à la faveur des ombres de la nuit et à l’insu d’Aëtès. On exécute ce qu’elle ordonne. Elle monte elle-même à bord du vaisseau, qui déjà s’éloigne de la rive. L’onde écume avec bruit sous le tranchant de la rame. Médée regarde encore la terre, vers laquelle elle étend les bras. Jason la console par ses discours, et relève son courage. C’était l’instant de la nuit qui précède le retour de l’Aurore, et dont profite le chasseur. Jason et Médée débarquent dans une prairie où reposa autrefois le bélier qui porta Phryxus en Colchide. Ils aperçoivent l’autel qu’avait élevé le fils d’Athamas, et sur lequel il avait immolé ce bélier à Jupiter. Les deux amants s’avancent seuls dans la forêt, pour y chercher le hêtre sacré auquel était suspendue la toison. Ils aperçoivent au pied de l’arbre un énorme serpent qui déroule déjà ses replis tortueux, prêt à s’élancer sur eux, et dont les sifflements horribles portent au loin l’épouvante. La jeune princesse s’avance vers lui après avoir invoqué le dieu du Sommeil et la redoutable Hécate. Jason la suit, quoique saisi de crainte. Déjà le monstre, vaincu par les enchantements de Médée, développait sur la terre les mille replis de son immense corps, sa tête néanmoins se relevait encore, et menaçait le héros et la princesse. Médée secoue sur ses yeux une branche trempée dans une eau soporifique. Le dragon, assoupi, retombe et s’endort. Aussitôt Jason saisit la toison, l’enlève, et revole avec Médée vers son vaisseau qui l’attendait. Déjà de son épée il a coupé le cable qui le retient au rivage. Il se place près du pilote Ancée, ayant Médée à ses côtés, tandis que le navire, à l’aide de la rame, s’efforce de gagner le large.

Cependant les Colchidiens, ayant à leur tête leur roi, se précipitaient en foule vers le rivage, qu’ils faisaient retentir de leurs cris menaçants ; mais le vaisseau Argo voguait déjà en pleine mer. Le roi désespéré invoque la vengeance des dieux, et ordonne à ses sujets de poursuivre ces étrangers qui lui ont ravi le précieux dépôt, et qui enlèvent sa fille. Ses ordres sont exécutés : on s’embarque, on se met à la poursuite des Argonautes.

Ceux ci, poussés par un vent favorable, arrivent au bout de trois jours à l’embouchure du fleuve Halys. Ils débarquent sur la côte, et font un sacrifice à Hécate, par les conseils de Médée. Là, ils délibèrent sur la route qu’ils doivent tenir pour retourner dans leur patrie. Le résultat fut qu’ils devaient gagner l’embouchure du Danube, et remonter ce fleuve.

Pendant ce temps-là leurs ennemis s’étaient partagés en deux bandes ; les uns avaient pris le chemin du détroit et des roches Cyanées, les autres se portaient aussi vers le Danube. Absyrthe ou Phaéton, frère de Médée, était à la tête de ces derniers. Les Colchidiens entrent par un canal du fleuve ; les Argonautes par l’autre. Ils abordent dans une île consacrée à Diane, et là ils délibèrent s’ils ne composeront pas avec leurs ennemis, consentant à rendre Médée, pourvu qu’on leur laisse emporter la toison. C’est là que périt Absyrthe de la main de Jason, attiré dans un piège que lui avait tendu sa sœur. Les Colchidiens sans chef sont bientôt défaits. Échappés à ce danger, les Argonautes remontent le fleuve et gagnent l’Illyrie, puis les sources de l’Éridan. Ils entrent ensuite dans la Méditerranée, et côtoyant l’Étrurie, ils abordent dans l’île de Circé, fille du Soleil, pour s’y faire purifier du meurtre d’Absyrthe : de là ils cinglent vers la Sicile. Ils aperçoivent les îles des Sirènes, et les écueils de Carybde et de Scylla, auxquels ils échappent. Enfin ils arrivent dans l’île des Phéaciens, où régnait Alcinoüs, qui les accueille favorablement. Leur bonheur est bientôt troublé par l’arrivée de la flotte des Colchidiens, qui les avait poursuivis par le Bosphore. Alcinoüs les tire de ce nouveau danger, et Jason épouse Médée dans cette île. Au bout de sept jours, les Argonautes se rembarquent ; mais une violente tempête les jette sur les côtes de Libye, près des redoutables Syrtes ; ils traversent les sables, emportant leur vaisseau sur leurs épaules pendant douze jours. Ils arrivent au jardin des Hespérides, et, se remettant en mer de nouveau, ils abordent en Crète pendant la nuit, puis ils gagnent l’île d’Égine, et enfin le port de Pagase, d’où ils étaient partis.

Nous avons abrégé le récit de leur retour, comme celui de leur voyage, parce que l’un et l’autre ne sont que les parties accessoires du poème, dont l’action unique est la conquête de la toison d’or après la défaite des taureaux et du redoutable dragon. Voilà la partie véritablement astronomique, et comme le centre auquel toutes les autres fictions du poème aboutissent. Le poète avait à chanter une époque importante de la révolution solaire, celle à laquelle l’astre du Jour, vainqueur des hivers et des ténèbres qu’amène le Dragon du pôle, arrive au signe céleste du Taureau, et conduit le printemps à la suite de son char, que devance le Bélier céleste ou le signe qui précède le Taureau.

C’est ce qui avait lieu tous les ans en mars, au lever du soir du Serpentaire Jason, et au lever du matin de Méduse et de Phaéton, fils du Soleil. C’était à l’orient que les peuples de la Grèce voyaient se lever ce fameux Bélier, qui semblait naître dans les climats où l’on plaçait la Colchide, c’est-à-dire, à l’extrémité orientale de la mer Noire. Le soir on apercevait dans les mêmes lieux le Serpentaire, qui, le matin, au lever du Bélier, avait paru descendre au sein des flots dans les mers du couchant. Voilà le canevas simple sur lequel toute cette fable a été brodée. C’est ce phénomène unique qui fait la matière des poèmes qui ont porté chez les Anciens le nom d’Argonautiques, ou d’expédition de Jason et des Argonautes. Le grand navigateur est le Soleil : son vaisseau est encore une constellation, et le Bélier qu’il va conquérir, est aussi l’un des douze signes, c’est-à-dire, celui qui, dans ces siècles éloignés, annonçait le retour heureux du printemps.

Nous allons bientôt retrouver le même Dragon au pied d’un arbre qui porte les pommes qu’on ne peut cueillir sans que ceux qui ont l’imprudence d’y toucher ne soient malheureux. Nous voyons également le même Bélier, sous le nom d’Agneau, faire l’objet des vœux des initiés, qui sous ces auspices entrent dans la ville sainte, où l’or brille de toutes parts, et cela après la défaite du redoutable Dragon. Enfin nous allons voir Jésus, vainqueur du Dragon, paré des dépouilles de l’Agneau ou du Bélier, ramener ses fidèles compagnons dans la céleste patrie, comme Jason : c’est ce que, sous d’autres noms, nous montrent les fables d’Ève et du Serpent, celle du triomphe de Christ Agneau sur l’ancien Dragon, et celle de l’Apocalypse. Le fond astronomique et l’époque du temps sont absolument les mêmes.