Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XVII/Troisième partie/Livre VIII/Chapitre II

CHAPITRE II.

Saint-Domingue.

Le relâchement du commerce, causé par la défense de recevoir des étrangers, et l’espoir de faire plus de fortune dans les colonies du continent, sujet de désertions fréquentes, faisait languir depuis long-temps Saint-Domingue entre les mains des Espagnols. On n’y comptait plus, au commencement du dix-septième siècle, qu’environ quatorze mille habitans, et plus de douze cents nègres fugitifs s’étaient retranchés sur une montagne inaccessible, d’où ils faisaient trembler de si faibles maîtres.

En 1625, deux vaisseaux, l’un français, sous la conduite d’Enambuc, gentilhomme normand, et de sir Thomas Werner, Anglais, abordèrent le même jour à l’île de Saint-Christophe. Les Espagnols, occupés de leurs conquêtes sur le continent, n’avaient jamais fait beaucoup d’attention aux Antilles. Ils prétendaient, à la vérité, s’en être assuré la possession par divers actes ; mais ils n’avaient jamais fait d’efforts sérieux pour s’y établir, et Saint-Christophe n’était occupé que par les Caraïbes, ses habitans naturels. Les Français et les Anglais conçurent tous les avantages qu’ils pouvaient tirer de ce poste ; et, sans disputer lesquels y étaient arrivés les premiers, ils convinrent de partager l’île entre eux, pour y établir chacun leur colonie. Cette bonne intelligence se soutint non-seulement dans leurs guerres contre les Caraïbes, mais aussi dans le partage de leur conquête, et ne fut pas même entièrement rompue par quelques jalousies qui succédèrent ; elle durait encore vers l’an 1630, lorsque les Espagnols, qui n’avaient pu voir sans chagrin l’établissement des deux nations, dans un terrain sur lequel ils s’attribuaient tous les droits, vinrent les attaquer avec une puissante flotte, et les forcèrent de chercher une retraite dans d’autres îles. Cependant l’ennemi ne fut pas plus tôt éloigné, que la double colonie retourna dans ses possessions. Mais quelques aventuriers de l’une et de l’autre, qui s’étaient approchés d’Espagnola dans leur fuite, ayant trouvé la côte septentrionale presque abandonnée par les Castillans, avaient pris le parti de s’y établir. Ils s’y étaient trouvés fort à l’aise, au milieu des bœufs et des porcs dont les bois et les campagnes étaient remplis. Ensuite les Hollandais, qui s’étaient alors établis au Brésil, leur ayant promis de fournir à tous leurs autres besoins, et de recevoir d’eux en paiement les cuirs qu’ils tireraient de leurs chasses, cette assurance acheva de les fixer.

La plupart de ces nouveaux colons étaient Normands. On leur donna le nom de boucaniers, parce qu’ils se réunissaient pour boucaner, à la manière des sauvages, la chair des bœufs qu’ils avaient tués. Ce terme, qu’on croit d’origine américaine, signifie cuire, ou plutôt sécher à la fumée ; et les lieux où se fait cette opération se nomment boucans.

Malgré le secours des Hollandais, il était fort incommode à la nouvelle colonie de ne recevoir que de leurs mains mille choses nécessaires. Elle fut bientôt délivrée de cet embarras. La plupart des boucaniers, qui avaient peu de goût pour la chasse des bêtes fauves, embrassèrent le métier de corsaires ; et, sans distinction de parti, tout ce qu’ils purent enlever leur parut de bonne prise. Outre ceux de Saint-Domingue, une troupe d’Anglais, mêlée de quelques Français, s’était emparée de la petite île de la Tortue ; ils s’unirent d’intérêt ; et dès la même année ils commencèrent à se rendre célèbres sous le nom de flibustiers. Leur rendez-vous le plus ordinaire était cette île, où ils trouvaient non-seulement un havre commode, mais plus de sûreté contre les entreprises des Espagnols. Toute la côte du nord est inaccessible ; celle du sud n’a qu’un port ou plutôt une rade dont ces brigands s’étaient emparés. Le mouillage y est bon, sur un fond de sable fin, et l’entrée en peut être facilement défendue : quelques pièces de canon suffisent, placées sur un rocher qui la commande. Les terres voisines sont fort bonnes, et l’on y trouve surtout des plaines d’une merveilleuse fertilité. Tout le reste de l’île est couvert de bois, dont on admire d’autant plus la hauteur, qu’ils naissent entre des rochers où l’on ne peut concevoir qu’il y ait de quoi nourrir leurs racines.

L’île de la Tortue n’a pas moins de huit lieues de long entre l’est et l’ouest, sur deux de large du nord au sud ; et le canal qui la sépare de Saint-Domingue est de la même largeur. L’air y est très-bon, quoiqu’elle n’ait aucune rivière, et que les fontaines y soient même très-rares. La plus abondante jette de l’eau de la grosseur du bras ; mais les autres sont si faibles, que, dans plusieurs endroits, les habitans n’avaient pas d’autre ressource que l’eau de pluie. Cette île est actuellement déserte ; mais, sous le règne des flibustiers, on y a compté jusqu’à cinq cantons fort peuplés : la Basse-Terre, Cayouc, le Milplantage, le Ringot, et la Pointe-au-Maçon. Le seul défaut d’eau douce avait empêché qu’on n’en habitât un sixième, nommé le Cabesterre. Tous les fruits communs aux Antilles croissent dans les bons quartiers de la Tortue ; le tabac y est excellent, et les cannes à sucre d’une grosseur et d’une bonté singulières. On y avait transporté de Saint-Domingue des porcs et de la volaille, qui y avaient extrêmement multiplié. Les côtes, surtout celle du sud, sont fort poissonneuses. Lorsque les flibustiers avaient pensé à se saisir de la rade, ils y avaient trouvé vingt-cinq Espagnols, qui s’étaient retirés à la première sommation.

Lorsqu’on eut appris à Saint-Christophe ce qui se passait sur la côte de Saint-Domingue, plusieurs habitans des deux colonies passèrent à la Tortue, dans l’espérance d’un profit plus certain, soit par la facilité du commerce avec les étrangers, soit par les rapines des flibustiers. Quelques-uns s’attachèrent à la culture des terres, et plantèrent du tabac ; mais rien ne contribua tant au succès de ce petit établissement que le secours des vaisseaux français, surtout de Dieppe, qui commencèrent à le visiter. Ils y amenaient des engagés qu’ils vendaient pour trois ans, et dont on tirait les mêmes services que des esclaves nègres, ou américains. Ainsi la nouvelle colonie était alors composée de quatre sorte d’habitans : de boucaniers, dont la chasse faisait l’occupation ; de flibustiers, qui couraient les mers ; de colons, qui cultivaient la terre ; et d’engagés, dont la plupart ne quittaient point les colons et les boucaniers. C’est de ce mélange que se forma le corps auquel on donna le nom d’aventuriers. Ils vivaient entre eux avec beaucoup d’union, et leur gouvernement était une sorte de démocratie. Chaque personne libre avait une autorité despotique dans son habitation. Chaque capitaine n’était pas moins absolu sur son bord pendant qu’il y commandait ; mais le commandement pouvait lui être ôté par une délibération de toutes les personnes libres de la colonie. Tels furent les commencemens de ces fameux flibustiers, qui ont quelque temps étonné le monde par la hardiesse de leurs brigandages.

Un établissement de cette nature alarma beaucoup plus les Espagnols que celui de Saint-Christophe. Ils conçurent que la principale force des aventuriers consistant dans la Tortue, c’était cette île qu’il fallait leur enlever ; après quoi, tous leurs autres postes tomberaient d’eux-mêmes. Le général des galions eut ordre de l’attaquer, et de faire main basse sur tous les habitans, sans se laisser amuser par des capitulations. Il prit le temps que tous les flibustiers étaient en mer, et la plupart des boucaniers à la chasse dans l’île de Saint-Domingue. Le reste fit peu de résistance. Ceux qui l’essayèrent furent passés au fil de l’épée. Quelques-uns se rendirent de bonne grâce, et n’en furent pas moins pendus. Les autres, en petit nombre, se sauvèrent dans les montagnes et dans les bois, où les Espagnols ne daignèrent pas les chercher. Mais cette expédition ne suffisait pas pour assurer la Tortue à l’Espagne ; il fallait y laisser une garnison capable d’en écarter les aventuriers absens, et le général espagnol compta mal à propos sur la terreur qu’il croyait avoir inspirée à ces corsaires. Son unique soin fut de purger la grande île des boucaniers qui s’y étaient rassemblés. Il forma contre eux un corps de cinq cents lanciers, qui ne marchaient ordinairement qu’en troupes de cinquante ; ce qui fit donner à cette milice le nom de cinquantaine ; elle a duré jusqu’à l’avènement d’un prince de France à la couronne d’Espagne ; mais elle ne fit pas d’abord beaucoup de mal aux boucaniers, qui étaient sur leurs gardes, et leur nombre augmentant de jour en jour, ils se remirent en possession de la Tortue.

La nécessité de se défendre contre un ennemi avec lequel ils ne pouvaient espérer de réconciliation les fit penser à se choisir un chef. Ils déférèrent le commandement à Willis, Anglais, homme de tête et de résolution. Ensuite les Français, remarquant que cet étranger attirait quantité de soldats de sa nation, et craignant la perte de leurs droits par l’inégalité du nombre, entreprirent de se donner un autre général ; mais ils avaient fait cette réflexion trop tard ; et Willis, qui se trouvait déjà le plus fort, ne fit que se moquer d’eux. Enfin la colonie était perdue pour la France, sans la résolution d’un Français, dont on doit regretter que l’histoire n’ait pas conservé le nom. Cet aventurier s’embarqua secrètement sur un bâtiment qui allait à Saint-Christophe, et n’y fut pas plus tôt arrivé, qu’il informa le commandeur de Poincy, gouverneur-général des îles du Vent, de la supériorité que les Anglais prenaient à la Tortue. Le commandeur sentit l’importance du mal et la difficulté d’y remédier. Il avait parmi ses officiers un ingénieur dont il connaissait également le courage et l’habileté, et qui avait accompagné d’Enambuc dans la première expédition de Saint-Christophe. Ce brave homme, qui se nommait Le Vasseur, était protestant ; et la confiance que Poincy lui avait toujours marquée passait pour une faveur injurieuse aux catholiques, qui lui avait attiré les reproches de la cour. On juge que ce fut pour se défaire de cet officier sous un prétexte honorable qu’il résolut de le mettre en tête à Willis. Il lui donna le gouvernement de la Tortue ; et, dans la vue apparemment de l’animer, il lui promit, par un article secret, la liberté de conscience, pour lui et pour tous les protestans français qui voudraient l’accompagner.

Le Vasseur en trouva trente-neuf, et ne se fit pas presser pour partir avec eux. La prudence ne lui permettant point de paraître à la Tortue sans avoir appris la langue des boucaniers, il s’arrêta dans un petit port de Saint-Domingue, nommé Port-Margot, à sept lieues au vent de cette île. Il y passa trois mois à prendre des informations. Environ cinquante boucaniers, la plupart de sa religion, se joignirent à lui. Enfin, quoique ses forces fussent encore inférieures à celles des Anglais, l’espérance d’être soutenu à son arrivée par les Français de l’île, lui fit prendre la résolution de brusquer son entreprise. Il arriva dans la rade à la fin d’août ; il débarqua sans aucune résistance ; et , marchant en ordre de bataille, il fit sommer Willis de sortir de l’île en vingt-quatre heures avec ses Anglais. Une proposition si peu attendue, et suivie en effet du soulèvement de tous les Français de l’île, étourdit le général anglais jusqu’à l’empêcher de faire attention si Le Vasseur était en état de soutenir sa fierté. Il prit le parti de s’embarquer sur les mêmes bâtimens qui avaient apporté les Français, et Le Vasseur se trouva maître non-seulement de l’île entière, mais d’une espèce de fort que les Anglais y avaient construit, et dans lequel ils avaient quelques pièces de canon.

Il devait s’attendre à de grands efforts, et de la part de ceux qu’il avait dépossédés, et de celle des Espagnols, qui avaient déjà fait connaître combien le voisinage des Français leur était odieux. Cependant les premiers oublièrent la Tortue ; mais il n’en fut pas de même des Espagnols, qui s’obstinèrent à délivrer cette île et la côte de Saint-Domingue, de tout établissement étranger. Dès l’année suivante, ils firent partir de Saint-Domingue une escadre composée de six bâtimens, qui portaient cinq ou six cents hommes. Elle rentra dans la rade, avec la certitude de vaincre une poignée d’habitans surpris, que les Espagnols croyaient sans retranchemens et sans canon. Mais Le Vasseur, qui entendait toutes les parties du génie, s’était mis en état de ne pas craindre d’insulte. Il s’élève à cinq ou six cents pas de la mer une montagne qui se termine en plate-forme, et le milieu de cette plate-forme est occupé par un rocher escarpé de toutes parts à la hauteur de trente pieds. C’est à neuf ou dix pas de ce rocher qu’on voit sortir la fontaine la plus grosse de l’île. Le commandant avait fait sur la plate-forme des terrasses régulières, capables de loger jusqu’à quatre cents hommes. Il s’était logé lui-même sur le haut du roc, où il avait placé aussi ses magasins ; et, pour y monter, il avait fait tailler quelques marches jusqu’à la moitié du chemin. On faisait le reste à l’aide d’une échelle de fer, qui pouvait se retirer ; et, pour comble de précaution, Le Vasseur avait ménagé un tuyau en forme de cheminée, par lequel on descendait avec une corde sur la terrasse sans être vu. Un logement si peu accessible était encore défendue par une batterie de canons, et la terrasse en avait une autre pour défendre l’entrée du havre.

Les Espagnols, qui ne s’attendaient pas à trouver les Français si bien retranchés, ne furent pas moins surpris de leur nombre. Ils ne s’en étaient pas d’abord aperçus, parce qu’il n’avait paru personne pour disputer la descente : on les laissa même approcher à la demi-portée du canon ; mais alors Le Vasseur fit faire grand feu, et, les chargeant sans leur donner le temps de se reconnaître, il les mit dans un tel désordre, qu’après avoir eu beaucoup de peine à regagner leurs chaloupes, ils ne retournèrent à leurs navires que pour lever aussitôt les ancres. Le lendemain on les vit reparaître un peu plus bas vis-à-vis le quartier de Cayouc. Le Vasseur feignit encore de ne pas s’opposer à leur descente. Ils la firent assez librement ; ils rangèrent leurs troupes en bataille, et marchèrent vers le fort, dans la résolution apparemment de tenter l’assaut : mais ils n’allèrent pas loin. On leur avait dressé une embuscade, où les Français leur tuèrent deux cents hommes ; le reste n’ayant pensé qu’à la fuite, ils s’embarquèrent avec précipitation, et disparurent le jour suivant.

Cette conduite, qui fit un honneur extrême au commandant des aventuriers, parut donner quelque jalousie au gouverneur général ; ou peut-être craignit-il qu’un officier huguenot ne voulût établir dans son gouvernement une petite république protestante, et qu’on ne lui fit un crime à la cour de lui en avoir fourni l’occasion. L’un ou l’autre de ces deux motifs lui fit chercher les moyens de le déplacer, avant qu’il pût se rendre tout-à-fait indépendant. Il lui envoya Lonvilliers, son neveu, sous prétexte de le féliciter de sa victoire, mais avec l’ordre secret de se saisir du gouvernement de l’île. Le Vasseur s’en défia, et sut éviter le piége.

Il ne lui manquait que de savoir gouverner sa colonie avec autant de modération qu’il avait marqué de conduite et de valeur à la défendre. Mais lorsqu’il se crut à couvert des dangers du dehors, il compta pour rien l’affection des Français mêmes qui étaient sous ses ordres, et bientôt il s’attira leur haine. Il commença par les catholiques, auxquels il interdit tout exercice de leur religion, et dont il travailla sourdement à se défaire. Il fit brûler leur chapelle ; il chassa deux prêtres qui la desservaient. Ensuite, les religionnaires ne furent pas mieux traités. Il les chargea d’impôts et de corvées ; il mit des taxes excessives sur toutes les denrées et les marchandises qui entraient dans l’île ; enfin il y établit une véritable tyrannie. Les fautes les plus légères étaient toujours punies avec excès. Il avait fait faire une cage de fer, où l’on ne pouvait être debout ni couché, et qu’il nommait son enfer. C’était assez de lui avoir déplu pour y être enfermé. On n’était guère plus à l’aise dans le donjon du château qu’il avait nommé son purgatoire. Le ministre même de sa religion ne put se garantir de ses violences. Cependant il n’avait pas encore levé l’étendard de la révolte ; et quoiqu’il exécutât mal les ordres du gouverneur-général, il avait toujours gardé quelques dehors de bienséance avec lui ; mais lorsqu’il se crut en état de se faire redouter, il leva le masque. Les flibustiers avaient trouvé dans un navire espagnol qu’ils avaient pillé une statue d’argent qui représentait la mère du Sauveur. Elle fut apportée à Le Vasseur ; et le gouverneur-général, qui en fut informé, la lui fit demander, comme un meuble plus convenable à des catholiques qu’à des protestans. Le Vasseur en fit faire une de bois, qu’il se hâta de lui envoyer, en lui écrivant que les catholiques étaient trop spirituels pour s’attacher à la matière dans les objets de leur culte ; et que, pour lui, il avait trouvé la statue si bien travaillée, qu’il n’avait pu se résoudre à se défaire d’un si bel ouvrage. Poincy sentit vivement cette insolence ; mais il se trouvait embarrassé alors dans une affaire qui l’intéressait encore plus. La cour avait nommé, vers la fin de l’année précédente, un lieutenant-général des îles, et son arrivée avait causé de la division entre les Français. C’était cette occasion que Le Vasseur avait saisie pour exécuter un projet qu’on le soupçonnait de méditer depuis long-temps. Malgré la dureté de son gouvernement, il sut tourner avec tant d’adresse l’esprit de ses sujets, en leur faisant regarder la Tortue comme un asile pour tous les Français qui voudraient faire une profession libre de leur secte, qu’ils consentirent à le reconnaître pour leur prince.

Il jouit pendant cinq ans de ce titre imaginaire, qui n’ajoutait rien à son autorité ; mais s’il avait formé d’autres vues, elles furent étouffées dans son sang par des mains dont il se défiait peu. Il avait donné toute sa confiance à deux hommes qui avaient été ses compagnons de fortune, et qu’on a crus même ses neveux. Il les avait comme adoptés en les déclarant ses uniques héritiers ; leurs noms étaient Thibault et Martin. C’étaient deux scélérats qui conspirèrent contre la vie de leur bienfaiteur. On prétend que la cause d’une haine si mortelle était une maîtresse entretenue par Thibault, que Le Vasseur lui avait enlevée, et qu’ils se flattèrent aussi de pouvoir succéder à la principauté de l’île. L’occasion ne leur manqua point pour exécuter leur résolution. Un jour que Le Vasseur descendait du fort pour aller visiter un magasin qu’il avait sur le bord de la mer, Thibault lui tira un coup de fusil, dont il ne fut que légèrement blessé. Quoiqu’il n’aperçût point encore le meurtrier, il voulut courir à son nègre, qui le suivait, et qui portait son épée. Martin, dont il était accompagné, le saisit au corps. Pendant qu’il s’agitait pour se dégager, un mouvement de tête lui fit découvrit Thibault qui venait à lui le poignard à la main. Cette vue le rendit immobile : il regarda l’assassin : C’est donc toi, lui dit-il, mon fils, qui m’assassines ! Thibault, sans lui donner le temps d’ajouter un mot, lui plongea son poignard dans le cœur.

Avec quelque violence qu’il eût régné, il semble que la seule horreur du crime devait révolter tous ses sujets contre les deux meurtriers. Cependant on assure qu’il ne se fit pas le moindre mouvement en sa faveur. Ces deux scélérats se saisirent sans opposition de toute l’autorité, et se mirent en possession de son bien, comme s’ils eussent recueilli la succession de leur propre père ; mais leur punition ne fut pas différée long-temps. Poincy, qui n’avait pas perdu de vue le dessein de faire rentrer la Tortue dans la soumission, avait donné le gouvernement de cette île au chevalier de Fontenay, avec des forces capables de réduire Le Vasseur, dont il ignorait encore la malheureuse fin.

Martin et Thibault, s’étant aperçus que les habitans n’étaient pas disposés à soutenir un siége pour leurs intérêts, avaient pris le parti de négocier un accommodement, tandis qu’ils pouvaient encore espérer des conditions favorables. Ils offraient de remettre le fort, et ne demandaient point d’autre grâce qu’une amnistie solennelle, avec la paisible jouissance de tous leurs biens. Le chevalier accorda tout : le fort lui fut remis aussitôt ; et la nouvelle n’en fut pas plus tôt répandue à la côte de Saint-Domingue, que tous les catholiques qui avaient été chassés de la Tortue par Le Vasseur s’empressèrent d’y retourner. Fontenay est le premier qui ait pris le titre de gouverneur, pour le roi, de cette île et de la côte de Saint-Domingue.

Il donna ses premiers soins au rétablissement de la religion romaine ; ensuite, pensant à fortifier sa citadelle, il fit construire deux grands bastions de pierre de taille, qui environnaient toute la plate-forme, et se trouvaient appuyés d’un côté sur une montagne qu’on croyait inaccessible. Ce fut alors que l’île se peupla mieux que jamais ; et le terrain commençant bientôt à manquer, on fut obligé d’envoyer une colonie dans l’île de Saint-Domingue. Ce premier essaim de la Tortue préféra la côte de l’ouest à celle du nord, où les boucaniers auraient pu le secourir plus facilement, parce qu’elle est plus éloignée des habitations espagnoles. Mais on ne fut pas moins alarmé de ce nouvel établissement à Saint-Domingue que si l’on eût déjà vu les Français à la porte de cette capitale. Quelques chaloupes armées furent dépêchées sur-le-champ pour chasser les aventuriers de leur poste avant qu’ils eussent le temps de s’y fortifier. On leur brûla quelques habitations, et le reste était fort menacé, lorsqu’un corps de flibustiers et de boucaniers vint heureusement tomber sur les Espagnols.

Leur défaite fit comprendre à l’auditeur royal que, pour se délivrer entièrement de ces fâcheux voisins, il fallait aller à la source du mal, s’emparer de l’île de la Tortue, et s’y établir avec des forces capables d’en assurer la possession à l’Espagne. En effet, le mal devenait pressant pour le commerce espagnol du Nouveau Monde. La Tortue était le réceptacle de tous les corsaires, dont le nombre augmentait de jour en jour. Des habitans laissaient leurs terres en friche pour aller en course ; et les avantages qui en revenaient au gouverneur ne lui permettant guère de s’y opposer, l’île se trouvait quelquefois presque entièrement déserte. Ce désordre, dont les Espagnols furent informés, leur offrait des occasions qu’ils résolurent de ne pas négliger. En effet, ils formèrent leur attaque avec tant de conduite et de succès, que le chevalier de Fontenay, surpris dans son fort, se vit forcé de le rendre avec une capitulation honorable, et fit ensuite d’inutiles efforts pour s’y rétablir.

Les Espagnols en demeurèrent maîtres pendant quelques années, ou du moins il ne paraît pas que les aventuriers, privés de chefs après la retraite du chevalier de Fontenay, aient tenté d’y retourner. Ils aidèrent dans cet intervalle les Anglais à se rendre maîtres de la Jamaïque ; et les boucaniers de Saint-Domingue furent assez embarrassés à se défendre contre la Cinquantaine espagnole. Mais il est certain qu’en 1659, un gentilhomme français se remit en possession de la Tortue, et que, l’ayant possédée quatre ans à titre de conquête, avec la qualité de gouverneur et de lieutenant-général pour le roi, il la vendit en 1664 à la compagnie des Indes occidentales, à qui le roi l’accorda. Ogeron de la Bouère, gentilhomme angevin, ancien capitaine au régiment de la marine, fut nommé alors le gouverneur de la Tortue ; et, se trouvant à la côte de Saint-Domingue, où il reçut ses provisions, il se rendit à son gouvernement le 6 juin 1665. Ce fut la même année que les flibustiers pillèrent San-Iago, pour venger la mort de quelques Français que les Espagnols avait cruellement massacrés ; et c’est elle aussi qu’on donne proprement pour l’époque de l’établissement des Français dans l’île de Saint-Domingue, comme on donne le nouveau gouverneur pour le père et le véritable fondateur de cette colonie.

En effet, la côte de Saint-Domingue avait toujours suivi la fortune de la Tortue ; et lorsque cette petite île fut revenue au pouvoir des Français, qui ne l’ont pas perdue depuis, les plantations de la grande, jusqu’alors faibles et chancelantes, prirent bientôt une forme plus solide. Avant l’arrivée du nouveau gouverneur, le meilleur établissement français ne valait pas le moindre de ceux des Espagnols. Dans la Tortue même, qui était le quartier-général, on ne comptait que deux cent cinquante habitans, qui n’y faisaient encore que du tabac. Au Port-Margot, qui en est à sept lieues, il y en avait soixante dans un îlot d’une demi-lieue de tour ; et vis-à-vis, dans la grande terre, le nombre n’était guère que de cent. On avait commencé à défricher le port de Paix, vis-à-vis de la Tortue ; mais ce commencement d’habitation se réduisait presqu’à rien. La côte de l’ouest n’avait qu’un seul établissement, et c’était celui de Léogane. Les Hollandais en avaient chassé les Espagnols, mais ils ne s’y étaient pas établis. On y comptait environ cent vingt Français, dont le principal soutien consistait dans le secours de deux corps qui causaient déjà beaucoup d’alarmes aux Espagnols dans le Nouveau Monde, et qui firent bientôt trembler les provinces les plus reculées de ce vaste empire. C’étaient les flibustiers et les boucaniers, tous compris sous le nom d’aventuriers. Quoiqu’ils soient assez connus par leur histoire particulière, traduite de l’anglais dans toutes les langues, il convient de donner quelque idée de leur caractère et de leurs exploits.

On a rapporté leur origine. Les boucaniers n’avaient point d’autre établissement dans l’île de Saint-Domingue que ce qu’ils nommaient leurs boucans. C’étaient de petits champs défrichés, où ils avaient des claies pour boucaner la viande, un espace pour étendre les cuirs, et des baraques qu’ils nommaient ajoupas, nom emprunté des Espagnols, mais qu’on croit venu originairement des naturels du pays. Toutes les commodités de cette situation se réduisaient à les mettre à couvert de la pluie et des ardeurs du soleil. Comme ils étaient sans femmes et sans enfans, ils avaient pris l’usage de s’associer deux à deux, pour vivre ensemble et se rendre mutuellement les secours qu’un père trouve dans sa famille. Tous les biens étaient communs dans chaque société, et demeuraient à celui des deux qui survivait à l’autre. C’est ce qu’ils nommaient s’emmateloter ; et de là vient dit-on, le nom de matelotage qu’on donne encore aux sociétés qui se forment pour des intérêts communs. La droiture et la franchise étaient si bien établies, non-seulement entre les associés, mais d’une société à l’autre qu’on ne tenait rien sous la clef ; et que le moindre larcin était un crime irrémissible pour lequel on aurait été chassé du corps. Mais on n’en avait pas même l’occasion : tout était commun ; ce qu’on ne trouvait pas chez soi, on l’allait prendre chez ses voisins, sans autre assujettissement que de leur en demander la permission ; et ceux à qui l’on s’adressait se seraient déshonorés par un refus. On ne connaissait pas d’ailleurs d’autres lois qu’un bizarre assemblage de conventions dont la coutume faisait toute l’autorité, et contre lesquelles on admettait d’autant moins d’objections, que les boucaniers se prétendaient affranchis de toute obligation précédente par le baptême de mer qu’ils avaient reçu au passage du tropique. Ils ne se croyaient pas beaucoup plus dépendans du gouverneur de la Tortue, auquel ils se contentaient de rendre quelque léger hommage. La religion même conservait si peu de droits sur eux, qu’à peine se souvenaient-ils du Dieu de leurs pères : sur quoi l’on observe qu’il n’est pas surprenant qu’on ait eu peine à découvrir quelques traces d’un culte religieux chez divers peuples, puisque l’on ne saurait douter que, si les boucaniers s’étaient perpétués dans l’état qu’on représente, ils n’eussent eu moins de connaissance du ciel, à la seconde ou troisième génération, que les Cafres, les Hottentots, les Topinambous ou les Caraïbes. Ils avaient quitté jusqu’aux noms de leurs familles, pour y substituer des sobriquets et des noms de guerre, dont la plupart ont passé à leurs descendans. Cependant ceux qui se marièrent dans la suite signèrent leur véritable nom ; ce qui a fait passer en proverbe, dans les Antilles, qu’on ne connaît bien les gens qu’au temps du mariage. Leur habillement consistait dans une chemise teinte du sang des animaux qu’ils tuaient, un caleçon encore plus sale, fait en tablier de brasseur, une courroie qui leur servait de ceinture, et d’où pendait une large gaine dans laquelle était une espèce de sabre fort court, qu’ils nommaient manchette, et quelques couteaux flamands ; un chapeau sans bord, excepté sur le devant, où ils en laissaient pendre un bout pour le prendre ; point de bas ; des souliers de peau de cochon. Leurs fusils avaient un canon de quatre pieds et demi de long, et portaient des balles de seize à la livre. C’est d’eux qu’on a donné le nom de boucaniers aux fusils de ce calibre. Chacun avait à sa suite un certain nombre d’engagés et une meute de vingt ou trente chiens, entre lesquels il y avait un braque ou venteur. Quoique la chasse du bœuf fut leur principale occupation, ils se faisaient quelquefois un amusement de celle du porc marron. Dans la suite quelques-uns s’y attachèrent uniquement, et faisaient boucaner la chair de ces animaux à la fumée de la peau même, ce qui lui donnait un goût délicieux.

Les chasseurs partaient à la pointe du jour, ordinairement seuls, et leurs engagés suivaient avec les chiens. Le seul chien venteur allait devant, et conduisait souvent le chasseur par d’affreux chemins. Dès que la proie était éventée, tous les autres chiens accouraient, et l’arrêtaient en aboyant autour d’elle, jusqu’à ce que le boucanier fut posté pour tirer. Il tâchait de lui donner le coup au défaut de la poitrine ; et s’il la jetait bas, il se hâtait de lui couper le jarret, pour la mettre hors d’état de se relever. Quelquefois l’animal, n’étant que légèrement blessé, se jetait furieusement sur les chasseurs ; mais, outre qu’ils étaient presque toujours sûrs de leur coup, la plupart étaient assez agiles pour se réfugier derrière un arbre et pour monter au sommet. La bête était écorchée sur-le-champ, et le maître en tirait un des plus gros os, qu’il cassait pour en sucer la moelle. C’était le déjeuner ordinaire des boucaniers. Ils abandonnaient les autres os à leurs engagés, et laissaient toujours un de ces derniers pour achever de dépouiller l’animal, et pour en lever une pièce choisie. Les autres continuaient leur chasse jusqu’à ce que le maître eût tué autant de bétes qu’il avait de personnes à sa suite. Il retournait le dernier, chargé comme les autres d’une peau et d’une pièce de viande. Du piment, avec un peu de jus d’orange, faisait tout l’assaisonnement de ce mets. La table était une pierre avec un tronc d’arbre, de l’eau claire pour toute boisson, et nulle sorte de pain. L’occupation d’un jour était celle de tous les autres, jusqu’à ce qu’on eût rassemblé le nombre de cuirs qu’on s’était engagé à fournir aux marchands. Alors le boucanier portait sa marchandise à la Tortue, ou dans quelque port de la grande île.

Leurs principaux boucans étaient la presqu’île de Samana, une petite île qui est au milieu du port de Bayaha, le Port-Margot, la Savane, brûlée vers les Gonaïves, l’embarcadère de Mirbalais, et le fond de l’île Avache ; mais de là ils couraient toute l’île jusqu’aux habitations espagnoles.

Tels étaient les boucaniers de Saint-Domingue lorsque les Espagnols entreprirent d’en purger cette île. Les commencemens de cette guerre leur furent assez favorables. Ils surprenaient les chasseurs en petit nombre dans leurs courses, ou, pendant la nuit, dans leurs habitations. Plusieurs furent massacrés, d’autres pris et condamnés au plus cruel esclavage. C’était fait de tout ce corps d’aventuriers ; et la seule Cinquantaine eût achevé de les exterminer, s’ils ne se fussent attroupés pour se défendre. Ils se vengèrent alors avec la dernière fureur, et toute l’île fut inondée de sang. De là le nom de Massacre donné à plusieurs endroits qui le conservent encore. Cependant l’Espagne ayant envoyé au secours de sa colonie des troupes du continent et de quelques îles voisines, les boucaniers commencèrent à craindre de ne pouvoir résister à tant de forces, sans compter que leurs chasses étaient interrompues par une guerre si sanglante. Après une mûre délibération, ils prirent le parti de transporter leurs boucans dans les petites îles qui environnent celle de Saint-Domingue, de s’y retirer chaque jour au soir, et de n’aller à la chasse qu’en troupes nombreuses. Cet expédient les mit en état de vivre et de continuer la guerre avec une sorte d’égalité. Il arriva même que les nouveaux boucans, étant moins exposés, devinrent des habitations plus régulières ; et c’est à ce changement que l’établissement français de Bayaha doit son origine. C’est d’ailleurs le plus spacieux et le plus beau port de toute l’île : une petite île, qui en occupe le centre, en défend l’entrée, et les plus gros navires y peuvent mouiller fort près de terre. D’ailleurs la chasse y était très-abondante, et les boucaniers pouvaient se rendre en peu d’heures à la Tortue pour y vendre leurs cuirs. Bientôt même on leur épargna ce
court trajet, parce qu’il parut plus commode aux vaisseaux français et hollandais d’aller charger à Bayaha, où il se forma insensiblement une nombreuse bourgade.

Aussitôt que les boucaniers se furent fixés, ceux d’un même boucan se rendaient le matin à l’endroit le plus élevé de la petite île pour observer les Espagnols ; et, convenant du lieu où ils devaient se rassembler le soir, ils passaient dans la grande île, d’où ils revenaient à l’heure marquée. Si quelqu’un ne paraissait point, on concluait qu’il avait été pris ou tué, et les chasses étaient suspendues jusqu’à ce qu’il fût retrouvé, ou que sa mort eût été vengée. Un jour les boucaniers de Bayaha se trouvant quatre hommes de moins, prirent sur-le-champ la résolution de se réunir tous le jour suivant. Ils marchèrent vers San-Iago ; et dans leur route ils firent quelques prisonniers, dont ils apprirent que leurs compagnons avaient été massacrés par des Espagnols qui leur avaient refusé quartier. Ce récit les fit entrer en fureur, et ceux dont ils le tenaient furent leurs premières victimes. Ensuite, se répandant comme des bêtes féroces dans les premières habitations, ils y sacrifièrent à leur vengeance tout ce qu’ils purent trouver d’Espagnols.

Les troupes d’Espagne avaient quelquefois aussi leur revanche ; mais ces petits avantages ne décidaient de rien. Enfin les Espagnols s’avisèrent de faire eux-mêmes des chasses générales dans l’île, et la dépeuplèrent presque entièrement de bœufs. Alors la plupart des boucaniers, qui ne trouvèrent plus de quoi subsister ni continuer leur commerce, se virent dans la nécessité d’embrasser un autre genre de vie. Plusieurs s’attachèrent à former des habitations. Les quartiers du grand et du petit Goave furent défrichés, et l’établissement du port de Paix s’accrut beaucoup à cette occasion. Ceux qui ne purent s’accommoder d’une vie sédentaire se rangèrent parmi les flibustiers, et leur jonction rendit ce corps très-célèbre.

On s’imagine aisément qu’entre les fugitifs de la Tortue, dont on a rapporté les aventures, ce n’étaient pas les plus honnêtes gens qui avaient donné naissance à la flibuste. Rien n’avait été plus faible que les commencemens de cette redoutable milice. Les premiers n’avaient eu ni vaisseaux, ni munitions, ni pilotes ; mais la hardiesse et le génie leur avaient fait trouver les moyens d’y suppléer. Ils avaient commencé par se joindre, pour former de petites sociétés, auxquelles ils avaient donné, comme les boucaniers, le nom de matelotage. Entre eux, ils ne s’en donnaient pas d’autre que celui de Frères de la côte, qui s’étendit ensuite à tous les aventuriers, surtout aux boucaniers de Saint-Domingue. Chaque société de flibustiers acheta un canot, et chaque canot portait vingt-cinq ou trente hommes. Avec cet équipage, ils ne s’attachaient d’abord qu’à surprendre quelques barques de pêcheurs ou quelques bâtimens du même ordre. Si le succès répondait à leur audace, ils retournaient à la Tortue pour y augmenter leur troupe ; et l’équipage d’une barque était ordinairement de cent cinquante hommes. Ils allèrent ensuite, les uns à Bayaha, les autres au Port-Margot, pour y prendre du bœuf ou du porc. Ceux qui aimaient mieux la chair de tortue allaient à la côte méridionale de Cuba, où ces animaux se trouvent en abondance.

Avant que de se mettre sérieusement en course, ils se choisissaient un capitaine, dont toute l’autorité consistait à commander dans l’action ; mais il avait le privilége de lever un double lot dans le partage du butin. Le coffre du chirurgien se payait à frais communs, et les récompenses des blessés étaient prélevées sur le total. On les proportionnait au dommage de la blessure : c’est-à-dire qu’on donnait, par exemple, six cents écus ou six esclaves à ceux qui avaient perdu les deux yeux ou les deux pieds. Cette convention se nommait chasse-partie ; et la méthode établie pour le partage, s’appelait partager à compagnon bon lot. Quoique les flibustiers tombassent d’abord sur tout ce qu’ils rencontraient, on assure que les Espagnols furent toujours le principal objet de leurs brigandages. Ils établissaient la justice de leur haine pour cette nation sur ce qu’elle leur interdisait dans ses îles la pêche et la chasse, qui sont, disaient-ils, de droit naturel ; et, formant leur conscience sur ce principe, ils ne s’embarquaient jamais sans avoir fait des prières publiques pour demander au ciel le succès de leur expédition, comme ils ne manquaient point de lui rendre des grâces solennelles après la victoire. Il semblait que le ciel se servit d’eux pour châtier les Espagnols des cruautés inouïes qu’ils avaient exercées contre les habitans du Nouveau Monde. Les relations publiques avaient rendu le nom des Espagnols très-odieux. On a vu des aventuriers qui, sans aucune vue de libertinage ou d’intérêt, ne leur faisaient la guerre que par animosité. Tel fut un gentilhomme de Languedoc, nommé Monbars, qui, dès sa plus tendre jeunesse, avait pris contre eux, dans ses lectures, une aversion si forte, qu’elle semblait tourner quelquefois en fureur. On raconte qu’étant au collége, et jouant dans une pièce de théâtre le rôle d’un Français qui avait quelque démêlé avec un Espagnol, il entra en ce moment dans une telle fureur, qu’il se jeta sur celui qui représentait l’Espagnol, et que, sans un prompt secours, il l’aurait tué. Une passion capable de cet excès n’était pas facile à réprimer. Monbars ne respirait que les occasions de l’assouvir dans le sang espagnol ; et la guerre ne fut pas plus tôt déclarée entre la France et l’Espagne, qu’il monta sur mer pour les aller chercher sur les mêmes côtes que les premiers conquérans ont tant de fois rougies du sang des Américains. On ne peut représenter tous les maux qu’il leur causa, tantôt sur terre, à la tête des boucaniers, et tantôt sur mer, avec les flibustiers. Il en a remporté le surnom d’Exterminateur. Mais on ajoute que jamais il ne tua un homme désarmé, et qu’on n’eut point à lui reprocher ces brigandages et ces dissolutions qui ont rendu la plupart des aventuriers détestables devant Dieu et devant les hommes.

Achevons la peinture de cette étrange espèce de guerriers, et renvoyons nos lecteurs à l’histoire pour le détail de leurs exploits. Ils étaient si serrés dans leurs barques, surtout ceux des premiers temps, qu’à peine leur restait-il place pour s’y coucher. Nuit et jour ils y étaient exposés à toutes les injures de l’air ; et l’indépendance dont ils faisaient profession les rendant ennemis de toute contrainte, les uns ne laissaient pas de chanter quand les autres pensaient à dormir. La crainte de manquer de vivres n’était jamais une raison pour les ménager : aussi se voyaient-ils souvent réduits aux dernières extrémités de la soif et de la faim. Mais on peut juger que, menant une vie pénible, ils ne trouvaient rien de difficile pour se mettre au large. La vue d’un navire plus grand et plus commode échauffait leur sang jusqu’au transport. La faim leur ôtait la vue du péril lorsqu’il était question de se procurer des vivres. Ils attaquaient sans délibérer. Leur méthode était toujours d’aller droit à l’abordage. Souvent une seule bordée aurait pu suffire pour les couler à fond ; mais leurs petits bâtimens se maniaient sans peine, et jamais ils ne présentaient que la proue chargée de fusiliers, qui, tirant dans les sabords, déconcertaient tous les canonniers. Lorsqu’une fois ils avaient attaché le grapin, il n’y avait qu’un bonheur extrême qui pût sauver le plus grand vaisseau. Les Espagnols, qui les regardaient comme autant de démons, et qui ne les nommaient pas autrement, sentaient leur courage glacé lorsqu’ils les voyaient de près, et prenaient ordinairement le parti de se rendre en demandant quartier ; ils l’obtenaient, si la prise était considérable ; mais si leur avidité n’était pas satisfaite, le dépit leur faisait jeter les vaincus dans les flots. Ils conduisaient leurs prises à la Tortue ou dans quelque port de la Jamaïque. Avant le partage, chacun levait la main, et protestait qu’il avait porté à la masse tout ce qu’il avait pillé. Si quelqu’un était convaincu de faux serment, on ne manquait point de le descendre à la première occasion dans quelque île déserte, où il était dégradé et abandonné à son triste sort. Ceux qui prenaient commission du gouverneur de la Tortue lui donnaient fidèlement le dixième de leurs prises. Si la France et l’Espagne étaient en paix, ils allaient partager leur proie dans quelque endroit éloigné du fort ; et le gouverneur, dont non-seulement les ordres n’étaient pas d’un grand poids, mais qui n’était point en état de les faire respecter, se laissait fermer les yeux par un présent. Après la distribution des lots, on ne pensait qu’à se réjouir, et les plaisirs ne finissaient qu’avec l’abondance. Alors on se remettait en mer, et les fatigues recommençaient dans la même vue, c’est-à-dire, pour conduire encore à la débauche. Jamais ils ne s’engageaient au combat sans s’être embrassés les uns les autres avec de parfaits témoignages de réconciliation. Ils se donnaient même de grands coups sur la poitrine, comme s’ils se fussent efforcés d’exciter dans leur cœur une componction qu’ils ne connaissaient guère. En sortant du danger, ils retombaient dans leur crapule, dans leurs blasphèmes et leurs brigandages.

Les côtes que les flibustiers fréquentaient le plus étaient celles de Cumana, de Carthagène, de Porto-Bello, de Panama, de Cuba, et de la Nouvelle Espagne, l’embouchure du Chagre, et les environs de Maracaïbo et de Nicaragua ; mais ils couraient rarement sur les navires qui allaient d’Europe en Amérique, parce que, ces bâtimens n’étant chargés que de marchandises, ils n’auraient reçu que de l’embarras de mille choses dont ils n’auraient pu trouver facilement le débit. C’était au retour qu’ils les cherchaient, lorsqu’ils se croyaient sûrs d’y trouver de l’or, de l’argent, des pierres précieuses, et toutes les riches productions du Nouveau Monde. Ils suivaient ordinairement les galions jusqu’à la sortie du canal de Bahama ; lorsqu’un gros temps ou quelque autre accident de mer retardait un bâtiment de la flotte, c’était une proie qui ne leur échappait point. Un de leurs capitaines, nommé Pierre-le-Grand, natif de Dieppe, enleva par cette ruse un vice-amiral des galions, et le conduisit en France. Il n’avait à bord que vingt-huit hommes et quatre petits canons. En abordant le navire espagnol, il fit couler le sien à fond ; et cette audace causa tant d’épouvante à ses ennemis, que personne ne s’étant présenté pour lui disputer le passage, il pénétra jusqu’à la chambre du vice-amiral, qui était à jouer ; il lui mit le pistolet sur la gorge, et le força de se rendre à discrétion. Il le fit débarquer avec tout son monde au cap de Tiburon, dont il était proche, et ne garda que le nombre de matelots espagnols dont il avait besoin pour la manœuvre. Un autre, nommé Michel-le-Basque, avait eu la témérité d’attaquer, sous le canon de Porto-Bello, un navire de la même flotte, nommé la Marguerite, chargé d’un million de piastres, et s’en était rendu maître avec peu de perte.

Les habitans français de l’île de Saint-Domingue avaient aussi leurs associations. On leur donnait du terrain à proportion de leur nombre ; et quoiqu’ils fussent moins exposés que les autres aventuriers au ressentiment des Espagnols, il se trouvait entre eux des gens de courage, dont le nouveau gouverneur de la Tortue forma une milice bien ordonnée. Les engagés, qui formaient comme une quatrième classe d’aventuriers, étaient dans la dépendance de leurs chefs ; mais dans l’occasion ils s’employaient de bonne grâce à la guerre. Il s’en trouva même de fort braves, et d’assez habiles pour faire d’immenses fortunes après s’être délivrés de la servitude.

Des qualités médiocres n’auraient pas suffi dans un gouverneur pour inspirer le goût de l’ordre à des gens d’un caractère si singulier, et pour en former une colonie réglée. D’Ogeron possédait au plus haut degré celles qui convenaient à cette grande entreprise. Deux voyageurs, également respectables par leur mérite et leur profession, se sont épuisés sur son éloge. « Jamais, dit l’un d’eux, on ne vit un plus honnête homme, une âme plus noble et plus désintéressée, un meilleur citoyen, plus de probité et de religion, des manières plus simples et plus aimables, une plus grande attention à faire plaisir, plus de constance et de fermeté, plus de sagesse et de véritable valeur, un esprit plus fécond en ressources, ni des vues plus réglées. Il avait, dit l’autre, toute la sagesse, la bravoure, la politesse, le désintéressement et la fermeté qui sont nécessaires à un chef. Il sembla se dépouiller entièrement de la qualité de gouverneur pour se revêtir de celle de père de tous les habitans. Il les aidait de sa protection, de ses avis, de sa bourse ; il était toujours prêt à répandre son bien sur ceux qu’il voyait dans le besoin : il les prévenait. On lui est redevable de la plus grande partie des établissemens qui se firent sur la côte de Léogane jusqu’au Cul-de-Sac, et depuis le Port-Margot jusqu’au delà du Cap-Français. » Il ne reste, pour la conclusion de cet article, qu’à rassembler les principaux traits d’un gouvernement dont la mémoire est en vénération à Saint-Domingue, et qui passe pour la véritable fondation de cette colonie.

Mais ne dérobons rien à la gloire du vertueux gouverneur. Il avait été pendant quinze ans capitaine au régiment de la marine, lorsqu’il prit le parti de s’associer à la compagnie qui fut formée en 1656, pour la rivière d’Ouatinigo, dans le continent d’Amérique. L’année suivante, il s’embarqua sur un navire nommé la Pélagie, après avoir employé dix-sept mille francs aux préparatifs nécessaires pour un grand établissement. En arrivant à la Martinique, il apprit qu’on avait abusé de sa bonne foi ; et, prenant la résolution de s’établir dans cette île, il demanda au gouverneur, qui en était propriétaire, un quartier, qui lui fut accordé, mais qu’ensuite on voulut lui faire changer pour un autre. Cette nouvelle infidélité le piqua si vivement, qu’il se laissa persuader par quelques boucaniers de passer avec eux dans l’île de Saint-Domingue. Une méchante barque, sur laquelle ils le reçurent avec ses engagés et tout son train, l’ayant conduit droit à Léogane, il fit naufrage à la vue des côtes. Tout le monde se sauva, mais la meilleure partie de ses marchandises et de ses provisions fut perdue ; et ce malheur le mit dans la nécessité de congédier ses engagés. Il se vit réduit lui-même à vivre quelque temps avec les boucaniers, dont son mérite lui attira beaucoup de considération.

Il n’était pas sans ressource en France, où il avait laissé ordre à ses correspondans de lui envoyer des marchandises à la Martinique ; et lorsqu’il vit approcher le temps auquel ce secours devait arriver, il partit pour l’aller recevoir. Mais il apprit en débarquant que le convoi était venu, et malheureusement dissipé. Cette continuation d’infortune l’obligea de repasser en France avec la valeur de cinq ou six cents francs en marchandises, et sa famille le crut dégoûté des entreprises de mer. Cependant, à peine eut-il pris quelques jours de repos, qu’il employa tout l’argent qu’il put recueillir à lever des engagés, à fréter un vaisseau, à le remplir de vins, et d’eau-de-vie, et qu’il prit la route de Saint-Domingue, avec d’autant plus d’espérance de faire un profit considérable sur sa cargaison, qu’il avait observé dans cette île que les liqueurs y manquaient. Mais, depuis qu’il en était parti, on y en avait porté une si grande quantité, qu’elles y étaient à vil prix. Il porta sa marchandise à la Jamaïque, où des commissionnaires, qu’il connaissait mal, le trompèrent si cruellement, qu’il n’en tira pas un sou. Ce second voyage lui coûta, dit-on, dix ou douze mille livres.

Il retourna droit en France. Un de ses amis s’y était chargé de lui faire construire pendant son absence un navire plus propre à porter des hommes que des marchandises ; mais sa famille mit tout en usage pour l’arrêter, et lui refusa tous les secours sans lesquels il ne pouvait former une nouvelle entreprise. Son chagrin répondit à son courage, que ses pertes n’avaient fait qu’irriter. Enfin sa sœur, dont il était tendrement aimé, lui donna dix mille livres, et des lettres de crédit pour une plus grosse somme, sur divers marchands de Nantes. Il leva aussitôt des engagés dont il chargea son navire, et, s’étant hâté de passer à Saint-Domingue, il commença au Port-Margot une plantation, dont il laissa la conduite à des agens sûrs. Ensuite il se transporta au petit Goave et à Léogane, où quelques habitans s’étaient établis depuis peu, après en avoir chassé les Espagnols. Sur sa seule réputation, ces deux postes ne tardèrent point à se peupler : il avait déjà celle d’être le protecteur des misérables. Une autre entreprise qu’il forma immédiatement eut moins de succès. Malgré la disgrâce qu’il avait essuyée à la Jamaïque, il avait conçu de l’inclination pour les Anglais, et ce goût, soutenu par des conseils qu’il respectait, lui fit prendre la résolution de fonder une habitation dans cette île. Il y donna tous ses soins ; mais, loin d’en tirer le moindre avantage, il y perdit encore huit ou dix mille livres. Telle était à peu près sa situation lorsque la compagnie des Indes occidentales jeta les yeux sur lui pour l’administration de toute la colonie française, et le fit agréer à la cour, qui lui envoya ses provisions à Saint-Domingue. Elles étaient du mois de février 1665 ; et, les ayant reçues dès le mois de mai suivant, il alla conférer au port Français avec le marquis de Tracy, envoyé l’année précédente pour mettre la compagnie des Indes occidentales en possession de toutes les Antilles françaises.

Ce ne fut pas tout d’un coup que d’Ogeron fit reconnaître son autorité à la Tortue. Le seul nom de compagnie révolta les aventuriers de cette île ; ils lui firent déclarer que jamais ils ne recevraient des lois d’aucune compagnie ; que, s’il venait les gouverner au nom du roi, il trouverait des sujets soumis, à l’exception d’un point sur lequel ils ne lui répondaient pas d’une parfaite obéissance, qu’ils n’étaient pas disposés à souffrir qu’on leur interdît le commerce avec les Hollandais, dont ils avaient reçu toute sorte d’assistance dans un temps où l’on ne savait pas même en France qu’il y eût des Français à la Tortue ni à la côte de Saint-Domingue. Les difficultés n’étaient pas de saison. La prudence du nouveau gouverneur lui fit feindre de goûter cette déclaration. Mais lorsqu’il se vit tranquille dans son nouveau gouvernement, il chercha les moyens d’y établir solidement son autorité. Il s’y fortifia. Il entreprit d’occuper tous ceux qu’il avait sous ses ordres, de faciliter tout à la fois le commerce du dehors et celui que les différens quartiers devaient avoir entre eux ; enfin de mettre sa colonie en réputation. Ses projets furent mal secondés de la cour ; mais la Tortue et la côte de Saint-Domingue n’en prirent pas moins une nouvelle face. En 1667, on donna plus d’attention à la demande qu’il fit d’un certain nombre de filles pour marier ses habitans. Quoique le premier envoi ne fût pas considérable, on remarqua bientôt un grand changement dans la colonie. Les liens de la nature et du mariage adoucirent les mœurs des hommes, et les femmes montrèrent plus d’une fois le courage de leurs maris.

La compagnie n’avait envoyé que cinquante filles, qui furent aussitôt vendues et livrées à ceux qui en offrirent le plus. D’Ogeron renvoya promptement en France le bâtiment qui les avait apportées ; et bientôt on le vit revenir avec une autre charge, dont le débit ne fut pas plus lent. Mais on ne continua pas avec le même zèle de seconder les vues du gouverneur. Après la guerre, quantité de jeunes gens que rien ne retenait sur les côtes de Saint-Domingue, et qui s’y seraient établis, s’ils y avaient pu trouver des femmes, passèrent au service des étrangers. On commença néanmoins à faire transporter des filles engagées pour trois ans ; mais les désordres dont ce commerce devint la source le firent bientôt cesser. D’Ogeron, fertile en expédiens pour rendre sa colonie florissante, en inventa un qui réussit merveilleusement, et qui ne fit pas moins d’honneur à sa générosité qu’à sa prudence. Il avait observé que plusieurs aventuriers ne continuaient de mener une vie errante et libertine que faute de secours pour commencer une habitation. Non-seulement il en informa la compagnie, avec des représentations qui l’engagèrent à faire des avances en faveur de ceux qui voudraient s’attacher à la culture des terres, mais il ne ménagea point ses propres deniers dans la même vue, et cette libéralité fut toujours sans intérêt. Ensuite, sous prétexte d’envoyer ses propres marchandises en France, il acheta deux navires, qui furent moins à lui qu’à ses habitans : chacun y embarquait ses denrées pour un fret modique. Au retour, le généreux gouverneur faisait étaler la cargaison à la vue du public ; et non-seulement il n’exigeait pas que ce qu’on prenait fût payé argent comptant, mais il ne voulait pas même de billet. Une promesse verbale était la seule garantie qu’il exigeait. Cette conduite lui gagnait les cœurs, et lui faisait ouvrir toutes les bourses. On accourait de toutes parts à la Tortue ou à la côte de Saint-Domingue pour vivre sous un gouvernement si doux. Les Angevins firent le plus grand nombre, parce que d’Ogeron était d’Anjou. Insensiblement toute cette partie de la côte septentrionale de Saint-Domingue qui est entre le Port-Margot et le Port-de-Paix se trouva peuplée. La guerre que la révolution de Portugal avait allumée entre cette couronne et celle d’Espagne donna occasion au gouverneur de s’attacher aussi un grand nombre de flibustiers qui étaient demeurés dans l’indépendance. Son dessein, après avoir employé ces brigands pour affermir sa colonie contre les efforts des Espagnols, était d’en faire de bons habitans.

On trouve dans un mémoire qu’il fit présenter à la cour en 1669 les progrès que la colonie avait faits sous sa conduite. « Il y avait, dit-il, à la Tortue et sur les côtes de Saint-Domingue, environ quatre cents hommes lorsque j’en fus nommé gouverneur il y a quatre ans. On en compte aujourd’hui plus de quinze cents ; et cette augmentation est arrivée pendant la guerre, malgré la difficulté de faire venir des engagés. J’y ai fait passer chaque année, à mes propres frais, trois cents personnes. L’avantage de cette colonie, ajoute-t-il, consiste, 1o. en ce qu’elle fournit au roi des hommes aguerris et capables de tout entreprendre ; 2o. elle tient en échec les Anglais de la Jamaïque, et les empêche d’envoyer leurs vaisseaux pour nous attaquer dans les îles du Vent, ou pour secourir celles qu’il nous prendrait envie d’attaquer. Dans la dernière guerre, le gouverneur de la Jamaïque s’excusa d’envoyer du secours à Nièves, sur le danger où il était d’avoir sur les bras toutes les forces de la Tortue. Il redoublait même ses gardes, il faisait fortifier ses places et ses ports ; et depuis peu il m’a proposé une neutralité perpétuelle, quelque guerre qu’il y ait en Europe, ce qu’il m’avait refusé auparavant, lorsque je lui en avais fait la demande au nom de la compagnie. En effet, les Anglais n’ont rien à gagner avec nous, qui sommes ordinairement dans les bois ; et ils doivent nous craindre. Ils ont su que j’avais eu pendant un mois entier cinq cents hommes à la Tortue prêts à fondre sur Port-Royal, que j’aurais pris assurément, si la poudre que j’attendais fût arrivée. »

Ce fut vers ce temps que les Anglais s’établirent dans cette partie de la Floride à laquelle ils ont donné le nom de Caroline. D’Ogeron avait représenté, dans le même mémoire l’importance de se rétablir dans une contrée dont les Français avaient eu la possession, et n’avait demandé, pour cette entreprise, que ce qui reviendrait de la Tortue lorsque cette île serait à couvert d’insulte. Il avait donné pour motif que la Floride n’en est qu’à deux cents lieues, que les vents sont toujours bons pour aller et revenir ; qu’il serait facile de se rendre maître de tout le commerce des Espagnols en établissant un poste qui dominât le canal de Bahama ; que, les denrées étant toujours fort chères à Saint-Domingue, la Floride pouvait fournir toutes celles qui croissent dans tout autre endroit ; que, dans le cas d’accident, on y trouverait un refuge sûr et peu éloigné ; enfin que cet établissement était désiré des Français de toutes les Antilles, ne fût-ce que pour mettre une digue à la puissance anglaise, qui devenait excessive dans ces mers. Rien n’était si sage ; mais il paraît que la cour regardait alors cet établissement comme un objet peu digne de l’intéresser, et qui ne devait occuper que la compagnie des Indes occidentales.

L’interdiction du commerce avec les étrangers devint, en 1670, une source de troubles, qui durèrent plusieurs années, et qui nuisirent beaucoup aux progrès de la colonie. Les troupes que la cour y fit passer contribuèrent moins au rétablissement de l’ordre que les sages mesures du gouverneur ; et lorsqu’il eut fait rentrer les habitans dans la soumission, il chercha de nouveaux moyens de les occuper. Le nombre de ceux qui pouvaient porter les armes montait alors à plus de deux mille. Il les employa de divers côtés à des expéditions qui n’eurent pas toutes le même succès ; mais, en 1673, l’Espagne ayant déclaré la guerre à la France en faveur de la Hollande, il forma un grand dessein, dont l’exécution fut son unique objet jusqu’à la fin de sa vie ; c’était l’envie d’enlever aux Espagnols tout ce qui leur restait de l’île de Saint-Domingue. Son plan fut dressé sur celui que les Anglais avaient suivi pour se rendre maîtres de la Jamaïque, c’est-à-dire qu’il projeta de se saisir de tous les ports occupés par des Espagnols, ou du moins de leur en fermer l’entrée. Il commença par envoyer une colonie vers le cap de Tiburon, sur la côte du sud ; ensuite il en fit partir une autre pour la presqu’île de Samana ; et ces deux établissemens ne laissant plus aux ennemis d’autre sortie que San-Domingo vers la mer, il rapporta toutes ses vues à la réduction même de cette capitale.

La première de ces deux nouvelles colonies n’eut pas le temps de se fortifier dans son poste, et fut bientôt forcée de l’abandonner ; mais il n’en conçut que plus d’ardeur pour le succès de la seconde, qu’il jugeait beaucoup plus importante. Samana est une péninsule dans la partie orientale de Saint-Domingue. L’isthme qui la joint à la grande terre n’a pas plus d’un quart de lieue de large, et son terrain, qui est fort marécageux, la rend facile à défendre. On donne à la péninsule environ cinq lieues de largeur sur quinze à seize de longueur, ce qui fait au moins quarante de circuit. Elle court dans sa longueur à l’est-sud-est, et laisse ouverte du même côté une baie profonde de quatorze lieues, où le mouillage est à quatorze brasses, et si commode, que les navires y peuvent être amarrés à terre. L’entrée et le dedans sont remplis d’îlots, qu’il est aisé d’éviter en rangeant la terre du côté de l’ouest. Le terrain de la presqu’île, quoique peu uni, est très-fertile, et sa situation fort avantageuse pour le commerce. Dès l’origine, les aventuriers avaient pensé à s’établir dans un si bon poste ; mais la trop grande proximité de Saint-Domingue, qui n’en est qu’à vingt lieues, et d’où ils devaient s’attendre à recevoir de continuelles insultes, leur avait fait préférer l’île de la Tortue ; cependant on avait toujours vu des boucaniers à Samana pendant que ce corps avait été florissant ; et les flibustiers s’y arrêtaient aussi plus volontiers qu’en aucun autre endroit de la côte. C’étaient toutes ces raisons qui avaient fait naître au gouverneur, l’idée d’y former une colonie, à laquelle il avait donné pour chef un aventurier nommé Jamet. La troupe n’étant composée que d’hommes, il avait jugé qu’il ne fallait pas penser si tôt à faire passer des femmes dans un lieu qui n’avait besoin d’abord que de soldats ; mais le hasard fit mouiller dans la baie de Samana un navire malouin, chargé de filles pour la Tortue. Les nouveaux colons ne manquèrent point l’occasion de prendre chacun la leur ; et le marchand, à qui elles furent bien payées, n’eut pas de peine à les leur laisser. Le gouverneur, charmé au fond de pouvoir enchaîner tous ses aventuriers, ne leur fit pas un reproche d’avoir pris volontairement des fers, quoiqu’un peu plus tôt qu’il ne le désirait ; et la colonie s’en trouva si bien, que dans la suite elle ne consentit qu’à regret à quitter cet établissement pour passer au Cap-Français.

Mais les autres vues du gouverneur furent interrompues par l’érection d’une nouvelle compagnie, qui prit la place de celle des Indes occidentales sous le nom de Compagnie des fermiers du domaine d’occident ; et sa mort, qui suivit bientôt après, acheva de dissiper un projet de conquête pour lequel il n’attendait plus que le consentement de la cour. À la première nouvelle du changement des fermiers royaux, il passa en France, dans la seule vue d’y faire goûter ses desseins. Comme il n’était question, pour les assurer, que de se rendre maître de Saint-Domingue, il comptait pouvoir prendre cette capitale avec ses seules forces, pourvu qu’il fût secondé d’une escadre qui bloquât le port. Suivant un autre plan qu’il avait dressé pour l’administration de la colonie, il promettait d’y entretenir trois garnisons, de payer les appointemens du gouverneur et de faire entrer tous les ans dans les coffres du roi 40,000 livres de pur bénéfice, sans que sa majesté fît la moindre avance. Mais étant arrivé à Paris avec une lienterie invétérée, dont ses dernières fatigues avaient augmenté le danger, il y mourut vers la fin de 1676, sans s’être trouvé en état de voir le roi ni le ministre. La compagnie des Indes occidentales lui était redevable de plusieurs grosses sommes, dont on assure qu’il n’est jamais rien revenu à ses héritiers ; et toute la France fut surprise de voir mourir assez pauvre un homme à qui les occasions n’avaient pas manqué pour amasser légitimement de grandes richesses. Mais il mourut avec une réputation d’autant plus distinguée, qu’ayant toujours été malheureux dans ses entreprises, il n’y avait rien eu dans sa conduite dont on pût faire honneur à la fortune.

Sa colonie continua de devoir ses accroissemens aux principes qu’il y avait établis. Trois ans après, sous le gouvernement de son neveu, qui lui avait succédé, il s’y trouva sept mille personnes, dont trois mille pouvaient être employées aux expéditions les plus difficiles ; et dans le dénombrement de 1680, on en compta sept mille huit cent quarante-huit, dont plus de la moitié étaient capables de porter les armes. Ils étaient entretenus dans une vigilance continuelle par la crainte des Espagnols, qui ne cessaient pas de les regarder comme des corsaires ; mais on ne leur attribue point dans cet intervalle d’autre exploits que ceux des flibustiers. En 1684, quelques désordres qui venaient du relâchement de la subordination firent penser à régler l’administration de la justice. C’étaient jusqu’alors les officiers de la milice de chaque quartier qui l’avaient rendue dans une espèce de conseil établi sous l’autorité du gouverneur ; mais, comme ils n’avaient aucune connaissance des lois, on proposa de donner un conseil supérieur à la colonie, et des siéges royaux aux quatre principaux quartiers, qui étaient Léogane et le Petit-Goave pour la côte occidentale ; le port de Paix et le Cap-Français pour la côte septentrionale. Dès l’année suivante, cette idée fut remplie avec quelques changemens : le conseil supérieur fut établi au Petit-Goave ; et ce poste, comme eelui de Léogane, et les deux autres proposés pour la côte du nord, eurent chacun leur siége royal. Celui du Petit-Goave étendit sa juridiction aux quartiers de Nippe, de Rochellois, de la grande Anse, et de l’île d’Avache. Celui de Léogane comprit tous les établissemens de l’Arcahay et des environs. Celui du port de Paix commençait au môle Saint-Nicolas, embrassait la Tortue, et finissait au port Français ; le reste de la côte était de la dépendance de celui du Cap.

Le commerce de la colonie s’était borné long-temps au tabac, et la dureté des fermiers royaux avait failli plus d’une fois causer la ruine des habitans, en les portant à la révolte. Ils ne pouvaient se persuader que le roi fût informé de leur misère. Dans une assemblée générale, ils offrirent, si sa majesté leur faisait la grâce de supprimer la ferme, un quart de tout ce qu’ils enverraient dans le royaume, affranchi de toute sorte de frais, et de celui même du transport, mais sans choix, et surtout à condition que les trois autres quarts, qui demeureraient pour eux, seraient quittes aussi de toutes sortes de droits, et que les marchands ou les propriétaires pourraient, avec la même liberté, les vendre en gros et en détail, au dehors et dans l’intérieur du royaum. Ils prétendaient que sa majesté tirerait plus par cette voie que des quarante sous par cent qu’elle recevait du fermier, sans compter qu’une faveur si bien entendue leur ferait augmenter la culture de l’indigo et la fabrique du coton, d’où l’état pourrait tirer encore de grands profits. On ignore quelle réponse le ministère fit à ces articles ; mais il paraît qu’on n’en obtint rien, et que les années suivantes la colonie se vit plusieurs fois à la veille de sa perte par la langueur du commerce ou par le désespoir des habitans. Enfin la fabrique de l’indigo, qui devint considérable, jeta beaucoup d’argent dans le pays, et mit quantité de particuliers en état de monter des sucreries. À l’égard du coton, on y renonça bientôt, et les cotonniers furent arrachés, par la seule raison qu’un nègre ne pouvait filer dans l’espace d’un an assez de coton pour dédommager son maître du prix qu’il lui coûtait et des frais de son entretien ; objection difficile à comprendre, car ces esclaves africains devaient être exercés à ce travail ; et, dans la plus grande splendeur de la colonie espagnole, le coton avait fait une de ses principales richesses, après la destruction même des Américains, c’est-à-dire lorsqu’il n’était fabriqué que par les nègres. Il est incertain dans quel temps on entreprit de planter les cacaoyers ; mais, quoique dans la suite ils aient péri par des causes fort obscures, on prétend que, de toutes les marchandises qu’on a tirées de Saint-Domingue, c’est celle qui a le plus contribué à peupler la colonie. Enfin le rocou faisait encore un des plus grands revenus de cette île ; objet faible néanmoins, et qui n’aurait point empêché la plupart des habitans de chercher une autre retraite, s’ils n’eussent trouvé quelque profit à faire sur les prises des flibustiers.

D’Ogeron ayant donné ses principaux soins à la grande île, son successeur fut surpris de trouver celle de la Tortue presque abandonnée. En vain s’efforça-t-il de la repeupler ; et les mêmes efforts ne réussirent pas mieux au gouverneur qui lui succéda. On prétendait que le terrain avait perdu sa première fertilité ; et quoiqu’il y restât quelques habitans, à qui le pouvoir ou l’occasion avait peut-être manqué pour se transporter dans un autre lieu, il ne s’y forma presque plus de nouvelles habitations. Aujourd’hui elle est absolument déserte. Ce fut le quartier du port de Paix qui tira le plus d’avantages de ses débris. Ce poste, le plus important de la colonie, demandait un fort, que l’abandonnement de la Tortue rendait encore plus nécessaire pour la sûreté du canal qui les sépare. Il fut élevé.

Les Anglais s’étant saisis de Saint-Christophe en 1690, une partie des habitans français de cette île fut transportée à la Martinique, et les autres furent destinés pour Saint-Domingue, qui reçut un accroissement considérable de cette révolution. Quantité de ces fugitifs arrivèrent au port de Paix, où l’on s’empressa de leur distribuer des terres. Il en restait à Saint-Christophe environ trois cents, hommes, femmes, galériens, nègres et mulâtres, que le général anglais remit à la conduite d’un homme de sa nation, nommé Smith, qui s’était fait naturaliser dans la partie française de cette colonie. Ils partirent sous ses ordres à la fin de septembre ; mais, en approchant de Monte-Christo, ils furent surpris de lui voir prendre le large, mettre à l’avant du navire deux canons chargés à mitraille, avec des canonniers prêts à faire feu, et placer sur le pont son équipage armé de pistolets et de sabres. Lorsqu’ils lui demandèrent la cause de cette conduite, il leur reprocha d’avoir pris la résolution de se saisir de son vaisseau. Ce soupçon n’était pas sans vraisemblance ; mais, sur quelque fondement qu’il l’eût conçu, il continua sa route avec les mêmes précautions, et presque toujours hors de la vue de terre. En arrivant à l’extrémité occidentale de l’île, il feignit d’avoir manqué le port de Paix, où il avait ordre de débarquer sa malheureuse troupe ; il se plaignit de manquer de vivres ; il accusa les vents contraires qui ne lui permettaient pas d’aller plus loin : enfin il déclara qu’il était forcé de mettre tous les Français à terre. Aussitôt les hommes furent embarqués dans deux chaloupes, sous prétexte de leur faire chercher des habitans de leur nation pour les secourir ; mais il retint leurs hardes en leur représentant qu’elles ne feraient que les embarrasser ; ensuite, ayant fouillé les femmes et les enfans, qu’il laissa presque nus sur le rivage, il mit à la voile et disparut. Quelques Français, qui se trouvèrent heureusement dans ce canton, ne manquèrent point de faire un accueil fort tendre à ces misérables, et les plus riches habitans de l’île s’empressèrent bientôt de les soulager. La plupart furent conduits au Petit-Goave, où ils furent reçus comme des frères. Le gouverneur, ayant su que Smith s’était retiré à la Jamaïque, et qu’il y avait eu le front d’assurer qu’il avait remis ses passagers à leur destination, envoya demander justice de ce perfide au général anglais. D’un autre côté, on vit arriver, au Cul-de-Sac une grande barque anglaise, chargée aussi de trois cents Français de l’un et de l’autre sexe, qui avaient été conduits de Saint-Christophe à l’île de Sainte-Croix, où l’on avait refusé de les recevoir. Les commandans de Saint-Domingue, plus humains, les distribuèrent dans les meilleures habitations de leur dépendance, où leur établissement devint fort utile. De toutes les colonies françaises de l’Amérique, celle de Saint-Christophe avait toujours été la mieux policée, et la dispersion qui se fit de ses habitans dans toutes les autres y porta, dit-on, de la politesse, des sentimens et des principes d’honneur et de religion qui n’y étaient guère connus.

En 1691, sous le gouvernement de du Casse, on proposa de réunir tous les quartiers, alors occupés par les Français de l’île de Saint-Domingue, à ceux de l’île Avache et du Cap-Français ; on donnait pour motif qu’outre la bonté de leurs ports ces deux quartiers sont les seuls capables de contenir un assez grand nombre d’habitans pour faire une grande résistance, et que, par la même raison, il n’était pas à craindre que les ennemis de la France s’établissent puissamment dans ceux qui seraient abandonnés. Mais il paraît que du Casse fut d’un autre avis, et que son autorité l’emporta. On continua les établissemens dans tous les postes jusqu’en 1701, où l’avénement du duc d’Anjou à la couronne d’Espagne rendit les Français tranquilles du côté des Espagnols. La guerre que les deux nations eurent ensuite à soutenir contre les alliés de la maison d’Autriche fut poussée avec une grande variété d’événemens, qui n’empêchèrent point qu’en 1704 il ne se fît quelque changement dans le gouvernement spirituel de la colonie. On a représenté l’état de la religion sous les boucaniers. Lorsqu’ils eurent commencé à sortir de leur barbarie, une paroisse, à mesure qu’elle se formait, était desservie par le premier prêtre qui venait s’offrir ; ensuite la plupart de celles du nord étaient passées entre les mains des PP. capucins. Mais l’air du pays se trouvant si contraire à l’habillement et au genre de vie des religieux de cet ordre, qu’ils y mouraient presque tous, ils demandèrent la liberté de se retirer. Les jésuites furent chargés des cures qu’ils abandonnaient, et les dominicains eurent les paroisses des côtes du sud et de l’ouest.

Enfin la tranquillité générale, qui fut rétablie en 1714 par le traité d’Utrecht, mit la colonie française de Saint-Domingue en état de se peupler et de s’établir solidement. Ce fut alors que les flibustiers, se voyant réduits à l’oisiveté, prirent en grand nombre le parti de se disperser dans les habitations, et devinrent plus utiles à la colonie par leur travail qu’ils ne l’avaient été par cette longue suite d’expéditions qui feront l’étonnement de la postérité. Le gouvernement de Saint-Domingue fut érigé en gouvernement général.

Ce fut de 1700 à 1722 que le P. Labat et le P. Charlevoix visitèrent Saint-Domingue. L’extrait de leur voyage fera connaître l’état de la colonie à cette époque.

« La plaine du Cap, dit le P. Charlevoix, qui visita la colonie en 1722, a la mer pour limite au nord ; au sud, elle est resserrée par une chaîne de montagnes, qui n’a nulle part moins de quatre lieues de profondeur, et qui, dans quelques endroits, en a jusqu’à huit. Ces montagnes renferment les plus belles vallées du monde, coupées d’une multitude infinie de ruisseaux, qui les rendent également agréables et fertiles. Les montagnes mêmes n’ont rien d’affreux : la plupart ne sont pas d’une hauteur extraordinaire ; plusieurs sont fort habitables, et peuvent être cultivées jusqu’à la cime.

» La ville du Cap-Français est presqu’au milieu de la côte qui borde cette plaine ; et depuis long-temps c’est le plus fréquenté de tous les ports de l’île : sa situation le rend non-seulement très-sûr, mais fort commode pour les navires qui viennent de France. Il est ouvert au seul vent du nord-est, dont il ne peut même recevoir aucun dommage, parce que l’entrée est toute semée de récifs qui rompent l’impétuosité des vagues, et qui demandent toutes les précautions des pilotes. Neuf ou dix lieues à l’est, on trouve le port de Bayaha, le plus grand de toute l’île : son circuit est de huit lieues ; et son entrée, qui n’a de largeur que la portée d’un pistolet, offre en face une petite île sous laquelle les navires peuvent mouiller. Le Port-Margot, célèbre du temps des flibustiers, n’est qu’une simple rade. Entre le Cap et le Port-Margot, à une lieue du premier, on rencontre le Port-Français, qui est fort profond, mais peu fréquenté, parce qu’il est au pied d’une très-haute montagne, et que les terres en sont stériles. Cette montagne s’étend l’espace de quatre lieues sur la côte, et se termine à l’ouest par un port très-vaste et très-profond, que les Espagnols ont nommé Ancon de Lérisa, et les français, par corruption, le Can de Louise ; mais on l’appelle plus ordinairement le port de l’Acul, du nom d’une paroisse qui n’en est pas éloignée. Du Port-Margot, qui est à deux lieues de celui de l’Acul, on en compté cinq à la Tortue, vis-à-vis laquelle est le port de Paix. En continuant de suivre la côte, on entre d’abord dans le port des Moustiques, qui est fort resserré par ses deux pointes ; mais douze navires y peuvent aisément mouiller. Une lieue plus loin est le port à l’Écu. De là on a six ou sept lieues jusqu’au môle Saint-Nicolas, à côté duquel est un havre de même nom, sûr partout, à douze brasses, et pour toutes sortes de navires. Entre le Cap-Français et Bayaha, on rencontre, dans le quartier de la Limonade , à deux lieues du Cap, la baie de Caracol, qui est le Puerto-Real, où Cristophe Colomb avait placé sa première colonie. À trois lieues de Bayaha, vers l’est, on trouve la baie de Mancenille, où se termine le territoire français.

Après le port Saint-Nicolas, on rencontre, le port Piment, ensuite les salines de Coridone, qui sont à six ou sept lieues du môle Saint-Nicolas. De là aux Gonaïves, grande baie où l’on trouve depuis trois jusqu’à cinq brasses d’eau, il n’y a pas tout-à-fait trois lieues. L’Artibonite est environ deux lieues plus loin, et l’on en compte autant de l’Artibonite à la baie de Saint-Marc, où le mouillage est sûr pour toutes sortes de vaisseaux marchands. De Saint-Marc à Léogane, la distance est de vingt-cinq lieues, et dans l’intervalle on rencontre, 1o. les Vases, méchante rade qui fait face au quartier de Mirbalais ; 2o. Mont-Roui ; 3o. l’Arcahais ; 4o. le port du Prince ; 5o. le Cul-de-Sac ; 6o. le Trou-Bourdet. Le Cul-de-Sac est le plus grand enfoncement de toute la côte occidentale, qui est elle-même une sorte de cul-de-sac entre le môle Saint-Nicolas et le cap Tiburon.

Le P. Labat, étant venu au Cap en 1701, avait vu cette ville dans son enfance ; il la traite de bourg. « Après avoir été ruiné et brûlé deux fois, dit-il, ce bourg s’était rétabli, et rien n’était plus facile, puisque toutes les maisons n’étaient que des fourches en terre, palissadées ou entourées de palmistes refendus, et couvertes de tasches, nom qu’on donne dans le pays aux queues ou gaînes des palmistes. Il y avait au milieu du bourg une assez belle place, d’environ trois cents pas en carré, bordée de maisons semblables aux autres. Un des côtés offrait, entre autres bâtimens, un grand magasin qui avait servi pour les munitions du roi, et qui servait alors d’hôpital, en attendant que celui qu’on bâtissait à un quart de lieue du bourg fût achevé. Sept ou huit rues, qui aboutissaient à cette place, étaient composées d’environ trois cents maisons. L’église paroissiale était, comme les maisons, de fourches en terre, mais couvertes d’essentes ; le derrière du sanctuaire, et dix pieds de chaque côté, étaient garnis de planches : tout le reste était ouvert et palissadé de palmistes, refendus seulement à hauteur d’appui, afin qu’on pût entendre la messe en dehors de l’église comme en dedans.

» Le P. Labat remarqua aux environs du Cap-Français de très-belles terres, un pays agréable, et qui ne lui parut pas moins fertile. On commençait à former quantité de sucreries, au lieu de l’indigo qu’on y avait cultivé jusqu’alors.

» Quoiqu’il y ait peu de pays mieux arrosés que le quartier du Cap-Français, dit le P. Charlevoix, il n’a pas une seule rivière que les chaloupes puissent remonter plus de deux lieues ; elles sont toutes guéables, sans excepter celle qu’on a nommée la Grande-Rivière, dont le cours est de quinze ou seize lieues, et qui sépare le quartier de Limonade du quartier Morin. Les plus considérables après elle sont, la rivière Marion, qui arrose le canton du Grand-Bassin et celui du Bayaha ; celle du Jaquesia, qui passe au Trou ; celle du haut du cap, qui coupe en deux les cantons du Morne-Rouge et de l’Acul ; celle qui traverse le Limbé et qui en porte le nom ; et celle qui se décharge dans le Port-Margot. Avec l’avantage d’une extrême fertilité, on prétend que la plaine du Cap a des mines de plusieurs espèces. Diverses raisons font juger que le Morne-Rouge contient une mine de cuivre. On en connaît une du même métal à Sainte-Rose, une d’aimant à Limonade ; et l’opinion commune en met une d’or au Grand-Bassin, vers la source de la rivière Marion. Le quartier Morin a de petites collines qu’on nomme Mornes-Pelés, parce qu’il n’y croît que de l’herbe ou des arbrisseaux, quoique autrefois tous les environs aient été couverts de grands bois. On ne doute presque point que ces mornes ne renferment des mines de fer.

» Mais pour les particuliers, et peut-être pour l’état même, le sucre et l’indigo sont plus avantageux que les mines d’or et d’argent. On comptait, en 1726, dans le quartier du Cap, plus de deux cents moulins à sucre, et le nombre en augmentait tous les jours. Chaque moulin donne continuellement quatre cents barriques ou deux cents milliers de sucre ; car, toute déduction faite, le poids net de chaque barrique est de cinq cents livres.

» Pendant fort long-temps on n’avait osé faire que de l’indigo dans les montagnes : une heureuse hardiesse y a fait planter des cacaoyers, dont on espère les plus grands avantages. Le tabac en apporterait d’immenses, si celui de Saint-Domingue n’était pas interdit en France : il n’y a que les Dunkerquois qui s’en chargent, parce que leur port est franc. Le café est une nouvelle richesse de la colonie, et semble promettre d’en faire bientôt un des principaux commerces. On assure que l’arbre y croît aussi vite, et n’y devient pas moins beau que s’il était naturel au pays ; qu’il fleurit dans l’espace de dix-huit mois, et qu’il ne demande que du temps pour acquérir toute sa perfection. Il y a beaucoup d’apparence que la cannelle, le girofle, la muscade et le poivre pourraient être utilement cultivés à Saint-Domingue ; mais ces essais veulent du courage et de la constance. Le coton, le gingembre, la soie et la casse, qui étaient autrefois les plus grandes richesses de la colonie espagnole, ne pourraient-ils pas, demande Labat, rapporter aujourd’hui les mêmes avantages aux Français ? »

En 1726, les paroisses de la plaine du Cap étaient, l’une portant l’autre, de trois mille âmes au moins ; mais pour un habitant libre il y avait dix esclaves. Dans la ville, où l’on comptait quatre mille âmes, le nombre des blancs étaient presque égal à celui des noirs. Dans les montagnes, les esclaves étaient au plus trois contre un. On se promettait alors que, si le cacao et le café tournaient heureusement, ou si le tabac revenait en grâce, tous les cantons du Cap se peupleraient au triple, et qu’à proportion les blancs y multiplieraient plus que les noirs. Cependant le quartier du Cap, en y comprenant les montagnes, n’est qu’environ la dixième partie du terrain que les Français occupent dans l’île. Celles de Léogane, de l’Artibonite, et du fond de l’île d’Avache, ne lui cèdent pas même beaucoup en bonté. La première et la dernière sont fort célèbres par le nombre de leurs sucreries, et la seconde par la quantité d’indigo qui s’y fabrique ; mais le terroir y est si varié, comme dans le reste de l’île, que d’une lieue à l’autre on ne se croirait pas dans le même pays : au lieu que dans la plaine du Cap cette variété se fait moins sentir. Les cantons de l’est, tels que Ouanaminte, Bayaha, le Grand-Bassin, le Terrier-Rouge et le Trou, quoique les plus étendus, ne sont pas, dit-on, les plus fertiles. On y voit des savanes assez semblables à certaines landes de France, et dont on ne tire presque rien. Au contraire, Limonade, le quartier Morin, la Petite-Anse, le Morne-Rouge et l’Acul n’ont pas un pouce de terre qui ne soit excellent, à l’exception d’une savane de Limonade.

Toute la plaine du Cap est coupée par des chemins de quarante pieds de large tirés au cordeau, et la plupart bordés de haies de citronniers, assez épaisses pour servir de barrière contre les bêtes. Divers particuliers ont aussi planté de longues avenues d’arbres qui conduisent à leurs plantations. Cependant la chaleur y serait excessive pendant six mois de l’année, comme dans la plupart des autres plaines de l’île, si l’air n’y était rafraîchi par la brise. Les nuits y sont d’ailleurs assez fraîches ; mais on représente les vallées qui sont entre les montagnes voisines comme le règne d’un printemps perpétuel. La terre et les arbres y sont toujours chargés de fruits et couverts de fleurs. Les ruisseaux qui serpentent de toutes parts, ou qui tombent d’en haut des rochers, roulent des eaux d’une fraîcheur surprenante. On y respire en tout temps un air fort sain. Les nuits, plus froides que chaudes pendant une bonne partie de l’année, obligent de s’y couvrir comme en France. Aussi les habitans de la plaine n’ont-ils pas de remède plus sûr contre les effets d’une excessive chaleur que d’aller respirer l’air et boire de l’eau des montagnes. Entre les bonnes qualités des eaux, on les juge détersives et fort apéritives, parce qu’on n’a jamais connu dans les vallées ni la pierre, ni la gravelle, ni la dysurie. Quoique l’eau soit la boisson ordinaire des nègres et des plus pauvres habitans, ils peuvent à peu de frais la changer en limonade, puisqu’il se trouve partout des citrons sur les grands chemins, que le sucre ne vaut que trois sous la livre, et le sirop de sucre beaucoup moins. Ceux qui n’ont pas toujours la commodité de puiser de l’eau à sa source peuvent la garder long-temps fraîche dans des vases espagnols qu’on nomme canaris, et qui donnent passage à l’air par leurs pores. Les calebasses du pays ont la même propriété, et sont d’une singulière grosseur. Une autre ressource des pauvres est l’eau-de-vie qui se fait des cannes à sucre, avec ce double avantage sur celle de France, qu’elle est moins chère et plus saine. On ne lui reproche qu’un goût de canne assez désagréable, mais qu’il ne serait pas difficile de lui ôter, puisqu’elle fait le fond de l’eau des Barbades, qui ne l’a point. Les Anglais en font aussi leur punch et l’on conçoit qu’en y faisant entrer divers ingrédiens, on peut la varier en mille manières.

Les personnes aisées, ont des basses-cours et des vergers, où rien ne manque pour les délices de la vie. Entre les fruits américains qu’on y cultive, les plus communs sont le mamey, qu’on nomme aussi l’abricot de Saint-Domingue ; l’avocat, la sapotille, la caïmite, une espèce de papaie, qui s’appelle mamoera, l’icaque, la grenadille, le coco, les dattes, l’ananas et la banane. Des arbres fruitiers de l’Europe, il n’y a guère que la vigne, le grenadier et l’oranger qui aient réussi dans les îles ; et parmi les petites plantes, le fraisier et les melons de toute espèce. On est persuadé que le froment viendrait très-bien dans la plupart des quartiers de Saint-Domingue ; mais les plus riches habitans trouvent mieux leur compte à faire acheter des farines de France ou de Canada, et les pauvres à se contenter d’autres grains, de patates et de légumes. Les volailles qu’on élève sont les poules d’Inde, des pintades, des paons et des pigeons. Plusieurs habitans ont des bêtes à cornes, des haras de chevaux, des mulets et des porcs qu’ils nourrissent à peu de frais, dans leurs savanes, de l’herbe qui y croît, et des bouts de cannes qu’on y jette. Tout multiplie merveilleusement dans un climat où toutes les saisons sont également fécondes.

Le P. Labat fit un voyage dans l’île. Nous allons le laisser parler, pour que l’on se fasse une idée de ce qu’elle était alors. « Nous partîmes du port de Paix le mercredi matin 12 janvier, et le jeudi à midi nous nous trouvâmes à la pointe du cap Saint-Nicolas, par le travers d’une pointe plate, qu’on nomme le Moule, ou plutôt Môle. On prétend que ce canton a des mines d’argent ; c’est un pays sec, assez propre pour la production de ce métal et de l’or, qui ne se trouve jamais dans de bonnes terres. Une anse profonde et bien couverte, qui est à côté du môle, est la retraite des corsaires en temps de guerre, et des forbans en temps de paix. C’est à cette pointe ou môle que commence une grande baie de plus de quarante lieues d’ouverture jusqu’au cap Dona-Maria, et de plus de cent lieues de circuit, dont le plus profond enfoncement se nomme le Cul-de-sac de Léogane. Elle a plusieurs îles désertes, entre lesquelle celle de la Gonaïve se fait distinguer par sa grandeur : à la vue, elle paraît longue de sept ou huit lieues, mais environnée de bancs dangereux, et sans eau douce, quoique la terre y soit bonne et l’air fort pur. Nous arrivâmes le samedi à la rade du bourg de la Petite-Rivière ; on compte soixante-dix-sept lieues du Cap jusqu’ici, supposé qu’on vienne de la pointe Saint-Nicolas en droite ligne ; mais rien n’étant moins possible, il en faut compter près de cent.

» J’avais entendu parler avec tant d’éloges du quartier de la Petite-Rivière, que je fus surpris de le trouver fort au-dessous de mes idées. Le bourg devant lequel notre vaisseau mouilla était couvert par des mangles ou paletuviers qu’on avait laissés sur les bords de la mer, et dans lesquels on n’avait fait qu’une très-petite ouverture pour en rendre l’accès plus difficile à toutes sortes d’ennemis ; mais cet avantage est payé bien cher par les maladies dangereuses qui viennent des eaux croupissantes, et par l’incommodité d’un nombre infini de moustiques, de maringoins, de vareurs et d’autres bigailles dont les habitans sont dévorés nuit et jour. On n’apercevait le bourg que lorsqu’on était au milieu d’une rue très-large, mais assez courte, qui en faisait alors plus des trois quarts. La plupart des maisons étaient de fourches en terre, couvertes de tasches ; quelques-unes de charpente à double étage, couvertes d’essentes ou de bardeaux : on en comptait environ soixante, occupées par des marchands, par quelques ouvriers, et par un grand nombre de cabarets ; le reste servait de magasins où les habitans mettaient leur sucre et leurs autres marchandises, en attendant la vente ou l’embarquement. L’église paroissiale était éloignée du bourg d’environ deux cents pas, si couverte de halliers qu’on avait peine à la découvrir, et d’une saleté qui me fit penser que Notre Seigneur n’avait pas été logé si malproprement depuis qu’il était sorti de l’étable de Bethléem.

» Nous passâmes à l’Estero, qui est un bourg à trois lieues de la Petite-Rivière. Si j’avais été peu satisfait du pays d’où nous sortions, j’admirai au contraire la beauté de celui qui succédait, surtout celle des terres et des chemins. Je me croyais dans les grandes allées du parc de Versailles. Ce sont des routes de six à sept toises de large, tirées au cordeau, bordées de plusieurs rangs de citronniers plantés en haies, qui font une épaisseur de trois à quatre pieds, sur six à sept de hauteur, et taillés par les côtés et le dessus comme on taille le buis ou la charmille. Les habitations qui se présentent dans ces beaux lieux ont de belles avenues de chênes ou d’ormes plantés à la ligne ; et quoique les édifices qui les terminent n’aient rien de superbe pour la matière et l’architecture, on y remarque de la noblesse et du goût. Le terrain est plat et fort uni ; la terre, grasse, bonne et profonde. Je trouvai le bourg de l’Estero digne du pays. La plupart des maisons n’étaient que de charpente, palissadées de planches, et couvertes d’essentes, mais à deux étages, bien prises, occupées par de riches marchands et par un bon nombre d’ouvriers, avec quantité de magasins. Elles composaient plusieurs rues larges et bien percées ; en un mot, tout s’y ressentait de la politesse du quartier, qui était celui du beau monde, la résidence du gouverneur, celle du conseil, et le séjour des plus riches habitans. L’église paroissiale, sans pouvoir passer pour magnifique, était d’une propreté décente. C’était un bâtiment de quatre-vingts pieds de long sur trente de large, dont le comble en enrayure n’était pas sans grâce. L’autel était bien orné, les bancs disposés dans une belle symétrie, et le plain-pied revêtu d’un bon plancher, avec des balustrades et des contre-vents. La maison du gouverneur était grande et commode, précédée d’une belle avenue, et la salle entourée des portraits de tous les gouverneurs de Carthagène.

» On prétend que tout ce pays, depuis la rivière de l’Artibonite jusqu’à la plaine de Jaquin, qui est du côté du sud, fut érigé en principauté par Philippe iii, roi d’Espagne, en faveur d’une fille naturelle de ce prince. On assure même qu’elle y a fini ses jours, et l’on voit encore les restes d’un château où l’on suppose qu’elle faisait sa demeure. Il doit avoir été considérable, si l’on en juge par ses ruines. Cet édifice, qu’on nomme aujourd’hui le grand Boucan, est à deux lieues de l’Estero. » Labat y trouva quelques voûtes entières, grandes et d’un beau travail. Il en resterait beaucoup plus, si les habitans ne les avaient démolies pour faire servir les briques aux cuves de leur indigoteries. Ce qu’il y a de plus entier est un aqueduc qui conduit l’eau de la rivière au château. Il a plus de cinq cents pas de long. Sa largeur par le bas est d’un peu plus de huit pieds, qui se resserrent à quatre et demi par le haut. La rigole en a deux et demi de large sur dix-huit à vingt pouces de profondeur. Le château était bâti sur un terrain de quelque hauteur, au milieu d’une vaste savane. L’air y est très-pur, et si l’on y bâtissait une ville, la rivière, qu’il ne serait pas difficile d’y faire passer, y apporterait mille commodités ; aussi s’était-on proposé d’y transférer Léogane, et l’on regrette que ce projet n’ait pas eu d’exécution. Le conseil supérieur et la justice ordinaire de Saint-Domingue s’étaient avisés de gratifier le roi du titre de prince de Léogane, qu’ils ne manquaient jamais de lui donner dans leurs arrêts, après les qualités de roi de France et de Navarre, comme on lui donne celui de comte de Provence ; mais la cour les a remerciés de ce présent, avec défense de rien ajouter, sans un ordre exprès, aux titres de sa majesté.

Le terrain qui se nomme proprement Plaine de Léogane, a douze ou treize lieues de longueur de l’est à l’ouest, sur deux, trois et quatre lieues de large du nord au sud. Cette belle plaine commence aux montagnes du Grand-Goave, et finit à celles du Cul-de-Sac. C’est un pays uni, arrosé de plusieurs rivières, d’une terre profonde et si bonne, quelle produit également des cannes, du cacao, de l’indigo, du rocou, du tabac, du manioc, du mil, des patates, des ignames, et toutes sortes de fruits, de pois et d’herbes potagères. Les cannes surtout y viennent en perfection ; leur bonté répond à leur grosseur : sur quoi l’on remarque en général que les raffineurs de France prétendent trouver plus de profit à travailler les sucres bruts de Saint-Domingue que ceux des autres îles, et les font valoir trois et quatre livres par cent plus que les autres sucres.

« Je ne pouvais me lasser de considérer les cacaoyers, qui, par leur grosseur, leur hauteur, leur fraîcheur et les beaux fruits dont ils étaient chargés, surpassaient tous ceux que j’avais vus jusqu’alors. On faisait une prodigieuse quantité de cacao au Fonds des Nègres ; c’est un canton à huit lieues au sud du Petit-Goave, en allant à la plaine de Jaquin. Tous les environs de la rivière des Citronniers et de celle des Cormiers, à deux lieues au sud de la ville de Léogane, aussi-bien que toutes les gorges des montagnes du même côté, étaient des forêts de cacaoyers. »

Après Léogane, on trouve le Grand-Goave, qui en est éloigné de quatre lieues ; ensuite, une lieue plus loin, le Petit-Goave, qui passe pour le meilleur port de toute cette côte, et à une demi-lieue au delà du Petit-Goave, un village qui porte le nom de l’Acul. Celui de Nippes en est à quatre lieues, et la grande baie des Baradères, qui a quantité d’îlots, est à quatre autres lieues de Nippes. On trouve ensuite, à trois lieues, celle des Caïmites, qui ne peut recevoir des navires au-dessus de cent ou cent cinquante tonneaux. La grande anse suit, après trois autres lieues, et n’est bonne ni pour les navires ni pour les bateaux. Le cap de Dame-Marie, à côté duquel les vaisseaux peuvent mouiller depuis six jusqu’à trente brasses, est sept lieues plus loin ; et le cap Tiburon, à sept lieues du cap de Dame-Marie. On trouve à Tiburon deux rivières assez belles, dont la moindre a sept ou huit brasses d’eau. De là, tournant au sud, on découvre l’île d’Avache, à douze lieues. Sa largeur est d’une lieue, sa longueur de quatre, et sa circonférence de huit ou neuf. Au nord de cette île, on trouve la baie de Mesle, qui ne reçoit que des bâtimens de cent cinquante tonneaux. Ce qu’on nomme le fond de l’île d’Avache est plus au nord-ouest, et la baie de Cornuel en est éloignée d’une lieue. On trouve ensuite les cayes d’Aquin qui forment une baie, où les navires de deux à trois cents tonneaux peuvent aisément mouiller : c’est ce que les Espagnols nommaient Yaquimo, ou port du Brésil. La baie de Jaquemel en est à dix ou douze lieues. On représente ce quartier comme le mieux établi de cette côte méridionale, après celui de Saint-Louis.

La ville de Léogane n’est pas dans une situation avantageuse ; elle est à deux lieues de l’ancienne Yaguana, entre l’Estero et la Petite-Rivière, qui en sont comme deux faubourgs, et à une demi-lieue de la mer ; ses environs sont marécageux, ce qui n’en rend pas l’air fort sain. L’embarquement et le débarquement y sont également incommodes ; enfin elle n’a point de port, et sa rade même n’est pas des meilleures.

Dans plusieurs endroits de la plaine de Léogane il se trouve des lits d’une espèce de pierres blanches, assez dures, pesantes ; elles se rencontrent à différentes profondeurs au-dessous de la superficie du terrain, et l’on s’en sert pour faire une très-bonne chaux. On fait encore beaucoup d’indigo sur toute la côte, quoique les principaux habitans aient jugé avec raison qu’il valait mieux s’attacher à faire du sucre, fondés, observe le P. Labat, sur la maxime que, de toutes les marchandises, les comestibles sont toujours celles qui se vendent le mieux. Il ajoute que « c’est ordinairement par l’indigo et le tabac qu’on commence les habitations, parce que ces manufactures ne demandent pas un grand attirail ni beaucoup de nègres, et qu’elles mettent les habitans en état de faire des sucreries, avantage auquel ils aspirent tous, non-seulement pour le profit qu’il rapporte, mais encore parce qu’une sucrerie les met au rang des gros habitans ; au lieu que l’indigo les retient dans la classe des petits. »

Les patates, les ignames, les bananes et les figues viennent mieux à Léogane, et sont de meilleur goût que dans les îles du Vent ; ce qu’on n’attribue pas moins à la chaleur de la terre qu’à sa profondeur : la Martinique et la Guadeloupe sont néanmoins plus près de la ligne ; mais ces petites îles sont rafraîchies sans cesse d’un vent frais de nord-est, au lieu que la plaine de Léogane, étant à l’extremité occidentale d’une très-grande île qui a de fort hautes montagnes, est presque entièrement privée de ce secours. La chaleur s’y renferme et s’y concentre jusqu’au point qu’elle brûlerait entièrement les potagers, si l’on n’avait soin d’élever sur les planches nouvellement semées des espèces de toits qu’on couvre de broussailles pour les défende de l’ardeur du soleil, sans leur ôter tout-à-fait l’air.

« Dès le commencement de ce siècle, on voyait à Léogane un grand nombre de carrosses et de chaises : il n’y avait presque plus que les petites habitans qui allassent à cheval. L’entretien d’un équipage est aisé lorsqu’on a fait la dépense d’un carrosse : les cochers et les postillons sont des nègres auxquels on ne donne point de gages, et dont on tire d’autres services ; les chevaux paissent toute l’année dans les savanes, et le peu de mil qu’on leur donne se cueille sur l’habitation. D’ailleurs ils ne sont pas chers, à moins qu’ils ne soient d’une taille et d’une beauté fort distinguées. On en trouve des légions dans les bois et dans les grandes savanes incultes. Leurs airs de tête font reconnaître qu’ils viennent tous de race espagnole ; quoiqu’on y remarque, dans chaque canton, des différences qui viennent apparemment de celle de l’air, des eaux et des pâturages. Aux environs de Nippes, il se trouve des chevaux qui ne sont pas plus grands que des ânes, mais plus ramassés, et d’une admirable proportion, vifs, infatigables, d’une force et d’une ressource surprenantes.

» On prend quantité de chevaux sauvages dans les routes des bois qui conduisent aux savanes et aux rivières, avec des éperlins, c’est-à-dire, des nœuds coulans de corde ou de liane ; quelques-uns, surtout les vieux, s’épaulent ou se tuent, en se débattant lorsqu’ils sont pris ; les jeunes font moins d’efforts, et se laissent plus facilement dompter. La plupart sont ombrageux, et l’on parvient rarement à les guérir de ce vice ; s’ils entrent dans une rivière, ils hennissent et frappent des pieds dans l’eau, en regardant de toutes parts avec une sorte d’effroi. On juge que la nature leur a donné cet instinct pour épouvanter les caïmans, ou pour les obliger de faire quelque mouvement qui, servant à les faire découvrir puissent donner le temps de les éviter par la fuite. Les chiens sauvages et ceux de chasse ont le même instinct : ils s’arrêtent sur les bords des rivières, ils japent de toutes leurs forces, et s’ils voient remuer quelque chose, ils se privent de boire, et quittent plutôt leurs maîtres que de se mettre en danger d’être dévorés ; souvent les chasseurs se voient forcés de les porter dans leurs bras. Ce qu’on nomme ici chiens sauvages est une race singulière, descendue sans doute, comme à Buénos-Ayres et dans d’autres lieux, de quelques chiens domestiques que les chasseurs ont laissés dans les bois. Ils ont presque tous la tête plate et longue, le museau effilé, l’air féroce, le corps mince et décharné : ils sont fort légers à la course, et chassent en perfection. Les habitans leur donnent le nom de casque, sans qu’on en connaisse l’origine ; ils vont en meute, et ne cessent point de multiplier, quoiqu’on en tue beaucoup : les plus jeunes s’apprivoisent aisément. »

Le P. Labat compte treize lieues de l’Estère au Cul-de-Sac, et se plaint des chemins qu’il trouva fort incommodes, mais qu’il était aisé, dit-il, de rendre moins difficiles. À l’occasion des nègres marrons, ou fugitifs , qui s’étaient réfugiés, au nombre de six à sept cents, dans un canton de l’île nommé la Montagne noire, il nous apprend que l’usage de cette colonie est de marquer les nègres lorsqu’on les achète. On se sert, pour cette opération, d’une lame d’argent très-mince, qui forme leur chiffre ; elle est soutenue par un petit manche ; et comme le chiffre ou les lettres pourraient se trouver les mêmes dans plusieurs habitations, on observe d’appliquer la lame en divers endroits du corps, ce qui s’appelle étamper un nègre. Il suffit de chauffer l’étampe sans la faire rougir ; on frotte l’endroit où elle doit être appliquée avec un peu de suif ou de graisse, et l’on met dessus un papier huilé ou ciré, sur lequel l’étampe s’applique le plus légèrement qu’il est possible. La chair s’enfle aussitôt ; et dès que l’effet de la brûlure est passé, la marque reste imprimée sur la peau, sans qu’il soit jamais possible de l’effacer. Un esclave qui est vendu et revendu plusieurs fois se trouve aussi chargé de ces caractères qu’un ancien obélisque d’Égypte. On n’a point cette méthode dans les petites îles, et les nègres y seraient au désespoir de se voir marqués comme les chevaux et les bœufs ; mais on a jugé cette précaution absolument nécessaire dans une île aussi vaste que Saint-Domingue, où les nègres peuvent fuir et se retirer dans des montagnes inaccessibles : c’était le cas où la colonie se trouvait alors. On proposa d’assembler des volontaires pour enlever ceux qui avaient pris la fuite ; personne ne se présenta pour une expédition qui ne promettait que de la fatigue et du danger ; il n’y avait que les chasseurs, c’est-à-dire les boucaniers, qui fussent capables de l’entreprendre, parce qu’ils connaissaient tous les détours des montagnes, et qu’ils étaient faits aux plus rudes marches ; mais loin de souhaiter la réduction des nègres, ils trouvaient de l’avantage à tirer d’eux des chevaux sauvages, des cuirs, et des viandes toutes boucanées, pour de la poudre, des balles, des armes, des toiles et d’autres secours qu’ils leur donnaient en échange. Cependant, comme ce trafic ne pouvait être secret, et qu’on en murmurait hautement, ils offrirent, pour l’honneur de leur fidélité, de marcher à la manière des flibustiers, c’est-à-dire à condition que ceux qui reviendraient estropiés auraient six cents écus, ou six nègres ; que les nègres qui seraient pris leur appartiendraient, et que, pour la sûreté des estropiés, toute la colonie s’obligerait solidairement. Ces conditions furent rejetées, parce que le profit n’aurait été que pour les chasseurs. En général, le maître d’un nègre fugitif est obligé de payer vingt-cinq écus à celui qui le prend hors des quartiers français, et cinq écus seulement pour ceux qu’on prend dans les quartiers, mais hors de leur habitation.

On ne compte qu’environ vingt-cinq lieues de l’île de Saint-Louis au Petit-Goave ; et dans cette route on trouve un quartier, nommé le Fonds des Nègres, qui est une pépinière de cacao et d’enfans. La plupart sont des habitans mulâtres et des nègres libres qui cultivent les plus beaux cacaoyers du monde. Leur manière d’élever les enfans, consiste à leur donner le matin, pour tout le jour, une jatte de chocolat avec du maïs écrasé. Une nourriture si simple les préserve de toutes sortes de maladies, et les rend plus forts qu’on ne l’est ordinairement à cet âge.

Labat passa de l’île Saint-Louis à la Grande-Terre pour visiter un quartier qu’on nomme le Fonds de l’île Avache. C’est une très-grande plaine, dont le bord de la mer fait une anse en forme de croissant fort ouvert, masqué par l’île Avache, qui est éloignée de la Grande-Terre d’environ trois lieues. Quoique cette île, qui en a cinq ou six de longueur, paraisse couvrir l’anse, son éloignement empêche qu’elle lui soit fort utile. La mer, qui brise rudement à la côte, y rend l’embarquement et le mouillage également difficiles. Les flibustiers mouillaient apparemment près de l’île lorsqu’ils venaient faire leurs partages dans ce quartier. Labat fit jusqu’à douze lieues dans le fond de l’île Avache, et trouva non-seulement le pays fort beau, mais la terre grasse, profonde, et propre à toutes sortes de productions. « Il est certain, dit-il, que les Espagnols, et les Américains avant eux, ont habité toute cette partie de la Grande-Île. Les premiers l’abandonnèrent pour aller s’établir au Mexique après la conquête de Fernand Cortez ; et comme ils avaient déjà détruit tous les habitans naturels, ce beau canton demeura désert, et les arbres y étaient revenus. La plupart ne sont, à la vérité, que des bois tendres, mais en fort grand nombre, très-hauts, gras et fort pressés, ce qui n’est pas une petite preuve de la bonté du terrain. » On juge que les habitations espagnoles n’avaient pas plus de quatre à cinq cents pas de large, parce que toute la plaine est partagée en divisions de cette grandeur par des épaisseurs d’arbres de haute futaie, qu’on nomme dans le pays raques de bois, et qui ressemblent à celles qui se trouvent dans le milieu des forêts ou dans les montagnes qu’on n’a jamais défrichées. Les Espagnols suivaient apparemment cette méthode pour séparer leurs habitations, pour conserver des retraites à leurs bestiaux pendant la grande chaleur du jour, et pour avoir toujours des bois de charpente à leur disposition. Mais ces trois utilités étaient accompagnées d’un inconvénient : les raques, empêchant le mouvement de l’air, contribuaient à sa corruption, et devaient nuire beaucoup à la santé.

On trouve sans cesse dans les terres de cette plaine des fers à cheval et d’autres ferremens à l’espagnole. On y trouve aussi d’anciens meubles américains, tels que des pots et des marmites de terre, avec une sorte de cailloux couleur de fer, d’un grain compacte et très-fin. La plupart de ces cailloux ont deux pieds à deux pieds et demi de longueur, quinze à dix-huit pouces de large, et huit à neuf d’épaisseur : ils sont arrondis par les deux extrémités. Les naturels du pays avaient l’art de les fendre au milieu de leur longueur, et de les creuser, pour en faire des espèces de tourtières ovales, d’un peu plus d’un pouce d’épaisseur, qui résistaient au grand feu. On en fit présent d’une à Labat, avec deux ou trois petites figures de terre cuite, trouvées dans des grottes qu’on avait découvertes entre les falaises. Quelques habitans du quartier l’assurèrent qu’ils avaient trouvé dans les montagnes d’autres grottes fort profondes et remplies d’ossemens humains. C’étaient vraisemblablement les anciennes sépultures des Américains. Peut-être y mettaient-ils aussi leurs richesses ; car on voit des traces de cet usage dans tous les pays du monde ; mais les habitans français sont peu tentés de remuer ces os, parce qu’ils ne peuvent douter que les Espagnols, qui ont été long-temps maîtres des mêmes lieux, ne les aient visités très-soigneusement.

Dans plusieurs endroits du fond de l’île Avache, on trouve des cuves de maçonnerie qui ne laissent aucun doute que les Espagnols n’aient fait de l’indigo dans tout ce quartier. Labat, persuadé qu’en effet les terres y sont aussi propres que celles des Indes orientales et de la Nouvelle Espagne, regretta qu’elles ne fussent pas mieux peuplées, et prédit qu’elles le seraient un jour. Cependant il avoue que c’est le véritable pays des moustiques, des maringoins, des vareurs et d’autres ennemis des hommes et des bestiaux. L’île même de Saint-Louis, quoique environnée de la mer, sans buissons et sans eau, en contient des légions qui se nichent dans les trous des crabes, sous les toits des édifices, et qui, remplissant l’air aussitôt que le soleil est couché, se rendent insupportables par leurs cruelles piqûres. Dans le fond de l’île Avache, leur persécution se fait sentir en plein jour, et va si loin, qu’elle oblige les maîtres des habitations de donner une sorte de bottines à leurs esclaves, pour leur couvrir les jambes et les pieds. Cependant on se flattait que cette incommodité pourrait diminuer à mesure que le terrain viendrait à se défricher, et surtout lorsque les bords de la mer seraient entièrement découverts.

Labat compte entre les richesses de cette côte de beaux coquillages, dont il rapporta un fort grand nombre. Le gouverneur de l’île Saint-Louis lui donna quelques pierres légères que la mer y amène pendant les grands vents du sud. Il en vante une « de deux pieds et demi de long sur dix-huit pouces de large, et d’environ un pied d’épaisseur, qui ne pesait pas tout-à-fait cinq livres : elle était blanche comme la neige, bien plus dure que les pierres de ponce, d’un grain fin, ne paraissant point poreuse, et bondissant néanmoins comme le meilleur ballon, lorsqu’on la jetait dans l’eau. À peine y enfonçait-elle d’un demi-travers de doigt. Il y fit faire, dit-il, quatre trous de vrillière pour y planter quatre bâtons et soutenir deux petites planches fort légères qui renfermaient les pierres dont il essaya de la charger : elle en porta cent soixante livres, et dans une autre occasion elle soutint trois poids de fer, chacun de cinquante livres. Enfin elle servait de chaloupe à son nègre, qui se mettait hardiment dessus pour aller se promener autour de l’île. »

Il se trouve sur cette cote des burgaux, dont le dehors est peint comme le point de Hongrie noir, de différentes teintes, sur un fond argenté ; ce qui leur a fait donner le nom de veuve. Le poisson qui est dans ces coquilles est plus délicat que celui des burgaux ordinaires : il a sur la tête une espèce de couvre-chef plat, et d’une substance noire et dure dont il ferme l’ouverture de sa coque. Labat vit plusieurs branches de corail noir, qu’il crut, à la couleur près, de même nature que le rouge, parce qu’il en avait le grain, le poli et la pesanteur. Mais ce qu’il apporta de plus curieux en ce genre, ce furent des nacres de perle d’une beauté achevée. On lui en donna une dans laquelle il y avait sept ou huit perles attachées au fond de la coque. Le dedans était très-vif et très-beau, le dehors sale, raboteux, grisâtre, couvert de mousse et de petits coquillages informes ; mais ayant levé cette croûte, il ne trouva plus qu’une belle écaille aussi lustrée, aussi argentée que le dedans.

Sa dernière observation sur ce quartier regarde la pointe de l’île Avache : elle est redoutable, dit-il, par un courant rapide et un vent forcé qui portent dessus. Les vaisseaux qui vont à la Jamaïque en éprouvent souvent les dangers ; et depuis peu de jours il s’en était perdu un dont les débris n’avaient pas été inutiles au quartier français.

« Le commerce des Espagnols de l’île était fort lucratif, dit le père Labat, avant que les français eussent trouvé le secret d’en perdre les avantages, en y portant une trop grande quantité de marchandises ; non qu’ils en eussent la liberté, car il n’est permis à aucune nation d’aller traiter chez les Espagnols ; ils confisquent tous les bâtimens qu’ils trouvent mouillant sur leurs côtes, ou même à quelque distance, lorsqu’ils y trouvent des marchandises de leur fabrique ou de l’argent d’Espagne ; mais cette loi, comme la plupart des autres, reçoit quantité de modifications. Si l’on veut entrer dans un de leurs ports pour y faire le commerce, on feint d’avoir besoin d’eau, de bois, ou de vivres. Un placet qu’on fait présenter au gouverneur expose les embarras du bâtiment. Quelquefois c’est un mât qui menace ruine, ou une voie d’eau qu’on ne peut trouver sans décharger les marchandises. Le gouverneur se laisse persuader par un présent, et les autres officiers ne résistent pas mieux à la même amorce. On obtient la permission d’entrer dans le port pour chercher le mal et pour y remédier. Nulle formalité n’est négligée. On enferme soigneusement les marchandises, on applique le sceau à la porte du magasin par laquelle on les fait entrer ; mais on a soin qu’il y en ait une autre, qui n’est pas scellée, par laquelle on prend le temps de la nuit pour les faire sortir et pour mettre à la place des caisses d’indigo, de cochenille et de vanille, de l’argent en barres ou monnayé, et d’autres marchandises. Aussitôt que le négoce est fini, la voie d’eau se trouve bouchée, le mât assuré, et le bâtiment prêt à mettre à la voile. C’est ainsi que se débitent les plus grosses cargaisons. À l’égard des moindres, qui viennent ordinairement dans des barques françaises, anglaises, hollandaises et danoises, on les conduit aux Estères, c’est-à-dire, aux lieux d’embarquement qui sont éloignés des villes, ou dans les embouchures des rivières. On avertit les habitations voisines par un coup de canon, et ceux qui veulent trafiquer s’y rendent dans leurs canots. C’est la nuit qu’on fait ce commerce ; mais il demande beaucoup de précautions, et surtout de ne laisser jamais entrer dans le bâtiment plus de monde qu’on ne se trouve en état d’en chasser, si l’on se voyait menacé de quelque insulte. Cette espèce de commerce se nomme traite à la pique : on n’y parle jamais de crédit ; elle se fait argent comptant, et les marchandises présentes. L’usage est de faire devant la chambre, ou sous le gaillard de la barque, un retranchement avec une table sur laquelle on étale les échantillons des marchandises. Le marchand ou son commis, à la tête de quelques gens armés, est derrière la table ; d’autres sont au-dessus de la chambre ou sur le gaillard. Le reste de l’équipage est sur le pont, armes en main, avec le capitaine, pour faire les honneurs, offrir des rafraîchissemens aux Espagnols qui arrivent, les reconduire civilement ; et s’il vient quelques personnes de distinction qui fassent des emplettes considérables, on n’oublie point, à leur départ, de les saluer de quelques coups de canon. Ces honneurs, qui flattent leur vanité, tournent toujours au profit des marchands. Cependant il ne faut jamais cesser d’être sur ses gardes, ni se trouver le plus faible à bord ; car, s’ils trouvent l’occasion de se saisir de la barque, il est rare qu’ils la manquent ; ils la pillent et la coulent à fond avec l’équipage, pour ne laisser personne qui puisse révéler leur perfidie. Sur la moindre plainte, dans un cas de cette nature, ils seraient forcés à la restitution de tout ce qu’ils auraient pillé, non pas à la vérité en faveur des propriétaires, mais au profit des officiers de leur prince, qui s’approprieraient tout à titre de confiscation. Au reste, le religieux voyageur assure que c’est une pratique constante, non-seulement sur les côtes de Saint-Domingue, mais sur celles de la Nouvelle Espagne, des Caraques et de Carthagène, et qu’un grand nombre de Français, d’Anglais et de Hollandais en ont fait une triste expérience. »

Il ajoute, pour l’instruction des marchands et des voyageurs, que, dans les mêmes occasions, il ne faut pas veiller moins soigneusement sur les mains des Espagnols. « Lorsqu’ils trouvent, dit-il, l’occasion de s’accommoder d’une chose sans qu’elle leur coûte rien, jamais ils ne la laissent échapper ; et si l’on s’aperçoit de quelque subtilité, on ne doit les en avertir que d’un ton civil, en feignant de la prendre pour une méprise, si l’on ne veut s’exposer à de fâcheuses querelles. » La meilleure marchandise qu’on puisse porter dans tous les lieux qui sont en relation avec les mines, est le vif-argent. On donne poids pour poids, c’est-à-dire, une livre d’argent pour une livre de mercure, profit immense, puisqu’il faut seize piastres pour le poids d’une livre, et que le mercure n’en vaut qu’une. Ceux qui veulent y gagner encore plus se font payer poids pour poids, en petites monnaies, telles que des réales et des demi-réales, qu’on trouve ensuite l’occasion de donner en compte : il y a souvent deux, et même trois écus de profit par livre. Le commerce avec les Espagnols a ses difficultés. Les acheteurs sont bizarres et capricieux. Il faut savoir se relâcher sur quelque marchandise, et le faire sentir d’une manière fine. Comme ils se piquent de politesse et de générosité, on est sûr de réparer bientôt sa perte en leur remplissant la tête de fumée. Les Anglais et les Hollandais excellent dans ces petites ruses. Qu’un Espagnol, qui vient acheter une platille pour faire deux chemises, s’obstine à demeurer au-dessous du prix, ils ne laissent pas de la donner ; mais ensuite ils lui font voir des dentelles, qu’il ne manque pas acheter dix fois plus qu’elles ne valent, lorsqu’il leur entend dire que tous les grands d’Espagne n’en portent plus d’autres.

La plupart des chapeaux qu’on leur porte doivent être gris. Il faut que la forme soit plate, les bords larges, et surtout que la coiffe soit de satin de couleur. Qu’ils soient vieux ou neufs, de castor ou de loutre, on les vend avec avantage, pourvu qu’ils soient propres et bien lustrés. Ils se vendaient autrefois quarante et cinquante piastres ; et quoique ce prix soit fort diminué depuis que les Français en ont porté un trop grand nombre, on y fait encore de très-grands profits. Les bas de soie sont les seuls qui se vendent, clairs, bons ou mauvais, n’importe. L’usage des Espagnols de Saint-Domingue est d’en porter deux paires, une de couleur par-dessus, et l’autre noire. Enfin, quoique le commerce étranger soit rigoureusement défendu aux sujets, les gouverneurs et les autres officiers se dispensent si généralement de cette loi, que la difficulté, pour les étrangers, n’est qu’à se faire instruire de ce qui leur plaît, et qu’à leur ouvrir des voies pour sauver les apparences.

C’est du P. Charlevoix, ou plutôt du P. Pers, dont il fait profession de suivre les mémoires, qu’il faut emprunter quelques observations sur le caractère des habitans de la partie française de Saint-Domingue. On comprend sous ce nom les créoles français et les nègres. Si l’on s’apercevait, dès 1726, que les premiers commençaient à se ressentir moins du mélange des provinces d’où sont sortis les fondateurs de la colonie, on doit juger qu’il n’y resta plus par la suite aucun vestige du génie de ces anciens aventuriers, auxquels la plupart doivent leur naissance. Ils ont presque tous la taille assez belle et l’esprit ouvert ; mais on nous fait une peinture un peu confuse de leurs bonnes et mauvaises qualités. On les représente tout à la fois francs, prompts, fiers, dédaigneux, présomptueux, intrépides. On leur reproche d’avoir beaucoup d’indolence pour tout ce qui regarde la religion. Cependant on adoucit un peu ces traits en assurant qu’une bonne éducation corrige aisément la plupart de leurs défauts, et trouve en eux un fonds riche. On ajoute que l’héritage qu’ils ont conservé le plus entier de leurs pères, est l’hospitalité, et qu’il semble qu’on respire cette belle vertu avec l’air de Saint-Domingue. Les Américains la portaient fort loin avant la conquête ; et leurs vainqueurs, qui n’étaient pas gens à les prendre pour modèles, y ont d’abord excellé. Il n’est pas vraisemblable non plus que les Français l’aient prise des Espagnols, puisque ces deux nations ont été longtemps dans l’île sans aucune relation de société, et que leur antipathie naturelle ne leur a guère permis de se former l’une sur l’autre. Enfin l’on assure que les nègres mêmes s’y distinguent, et d’une manière admirable, dans des esclaves à qui l’on fournit à peine les nécessités de la vie. Un voyageur peut faire le tour de la colonie française sans aucune dépense. Il est bien reçu de toutes parts, et s’il est dans le besoin, on lui donne libéralement de quoi continuer son voyage. Si l’on connaît une personne de naissance qui soit sans fortune, l’empressement est général pour lui offrir un asile. On ne lui laisse point l’embarras d’exposer sa situation ; chacun le prévient. Il ne doit pas craindre de se rendre importun par un trop long séjour dans l’habitation qu’il choisit ; on ne se lasse point de l’y voir. Dès qu’il touche à la première, il doit être sans inquiétude pour les commodités de la plus longue route : nègres, chevaux, voitures, tout est à sa disposition ; et s’il part, on lui fait promettre de revenir aussitôt qu’il sera libre. La charité des créoles est la même pour les orphelins. Jamais le public n’en demeure chargé. Les plus proches parens ont la préférence, ou les parrains et les marraines, à leur défaut ; mais si cette ressource manque à quelque malheureux enfant, le premier qui peut s’en saisir regarde comme un bonheur de l’avoir chez soi et de lui servir de père.

Un mal dont on craint, dit-on, de fâcheuses suites, si la partie française de l’île de Saint-Domingue continue de se peupler, c’est qu’il n’y a point de biens nobles, et que tous les enfans ont une part égale à la succession. Si tout se défriche, il arrivera nécessairement qu’à force de divisions et de subdivisions, les habitations se réduiront à rien, et que tout le monde se trouvera pauvre ; au lieu que, si toute une habitation demeurait à l’aîné, les cadets se verraient obligés d’en commencer d’autres avec les avances qu’ils recevraient de leurs proches ; et lorsqu’il ne resterait plus de terrain vide à Saint-Domingue, rien ne les empêcherait de s’étendre dans les îles voisines et dans les parties du continent qui appartiennent à la France, ou qui sont encore du droit public. On verrait ainsi des colonies se former d’elles-mêmes, sans qu’il en coûtât rien à l’état. Mais l’inconvénient dont on se plaint n’est pas un mal fort pressant, puisqu’il reste encore à défricher pour plus d’un siècle dans les quartiers de l’île de Saint Domingue.

Quelques-uns prétendent que peu de Français y sont sans une espèce de fièvre interne, qui mine insensiblement, et qui se manifeste moins par le désordre du pouls que par une couleur livide et plombée dont personne ne se garantit. Dans l’origine de la colonie, on n’y voyait arriver personne à l’extrême vieillesse ; et cet avantage est encore assez rare parmi ceux qui sont nés en France. Mais les créoles, à mesure qu’ils s’éloignent de leur souche européenne, devienne plus sains, plus forts, et jouissent d’une plus longue vie ; d’où l’on peut conclure que l’air de Saint-Domingue n’a point de mauvaise qualité, et qu’il n’est question que de s’y naturaliser. À l’égard des nègres, on convient qu’ici, comme dans les autres îles, rien n’est plus misérable que leur condition. Il semble que ce peuple soit le rebut de la nature, l’opprobre des hommes, et qu’il ne diffère guère des plus vils animaux. Sa condition du moins ne le distingue pas des bêtes de charge. Quelques coquillages font toute sa nourriture : ses habits sont de mauvais haillons qui ne garantissent ni de la chaleur du jour ni de la trop grande fraîcheur des nuits. Ses maisons ressemblent à des tanières d’ours ; ses lits sont des claies, plus propres à briser le corps qu’à procurer du repos ; ses meubles consistent en quelques calebasses et quelques petits plats de bois ou de terre. Son travail est presque continuel, son sommeil fort court. Nul salaire. Vingt coups de fouet pour la moindre faute. C’est à ce fatal état qu’on a su réduire les hommes qui ne manquent point de raison, et qui ne peuvent ignorer qu’ils sont absolument nécessaires à ceux qui les traitent si mal.

Dans cet incroyable abaissement, ils ne laissent pas de jouir d’une santé parfaite, tandis que leurs maîtres, qui regorgent de biens et qui ne manquent d’aucune sorte de commodités, sont la proie d’une infinité de maladies. Ils jouissent donc du plus précieux de tous les biens ; et leur caractère les rend peu sensibles à la privation des autres. On n’a pas fait difficulté de soutenir que ce serait leur rendre un mauvais office que de les tirer de cet étal. À la vérité ceux qui tiennent ce langage y sont intéressés : on peut dire qu’ils sont à la fois juges et parties. Cependant l’avantage qu’ils tirent des nègres n’est pas sans inconvéniens. S’il n’y a point de service plus flatteur pour l’orgueil humain que celui de ces malheureux esclaves, il n’en est pas d’aussi sujet à quantité de fâcheux retours ; et l’on assure que la plupart des habitans de nos colonies s’affligent de ne pouvoir être servis par d’autres valets n’y eût-il que ce sentiment, naturel à l’homme, de compter pour rien les services que la crainte seule arrache, et des respects auxquels le cœur n’a jamais de part.

« Malheureux, dit le P. Charlevoix, celui qui a beaucoup d’esclaves ! c’est la matière de bien des inquiétudes, et une continuelle occasion de patience : malheureux qui n’en a point du tout ! il ne peut absolument rien faire ; malheureux qui en a peu ! il faut qu’il en souffre tout, de peur de les perdre, et tout son bien avec eux. »

Les nations établies entre le Cap Blanc et le cap Nègre sur la côte d’Afrique, sont proprement les seules qui paraissent nées pour la servitude. Ces misérables avouent, dit-on, qu’ils se regardent eux-mêmes comme une nation maudite. Les plus spirituels, qui sont ceux du Sénégal, racontent, sur une ancienne tradition dont ils ne connaissent pas l’origine, que ce malheur leur vient du péché de leur premier père, qu’ils nomment Tam. Ils sont les mieux faits de tous les Nègres, les plus aisés à discipliner, et les plus propres au service domestique. Les Bambaras sont les plus grands, mais voleurs ; les Arades, ceux qui entendent le mieux la culture des terres, mais les plus fiers ; les Congos sont les plus petits et les plus habiles pêcheurs, mais ils désertent aisément : les Nagots sont les plus humains, les Mandingues, les plus cruels ; les Minajs, les plus résolus, les plus capricieux, les plus sujets à se désespérer. Enfin les nègres créoles, de quelque nation qu’ils tirent leur origine, ne tiennent de leurs pères que la couleur et l’esprit de servitude ; ils ont néanmoins un peu plus de passion pour la liberté, quoique nés dans l’esclavage ; ils sont aussi plus spirituels, plus raisonnables, plus adroits, mais plus fainéans, plus fanfarons, plus libertins que ceux qui viennent d’Afrique. On comprend tous ces nouveau-venus sous le nom général de Dandas.

On a vu à Saint-Domingue des nègres du Monomotapa et de l’île de Madagascar ; mais leurs maîtres en ont tiré peu de profit. Les premiers périssent d abord, et les seconds sont presque indomptables. À l’égard de l’esprit, tous les nègres de Guinée l’ont extrêmement borné. Plusieurs sont comme hébétés, jusqu’à ne pouvoir compter au-dessus de trois, ni jamais faire entrer l’oraison dominicale dans leur mémoire. Ils n’ont aucune idée fixe : le passé ne leur est pas plus connu que l’avenir ; vraies machines qu’il faut remonter chaque fois qu’on veut les mettre en mouvement. Les deux missionnaires assurent que ceux qui leur attribuent plus de malice que de stupidité et de manque de mémoire se trompent ; et que, pour s’en convaincre, il suffit de voir combien ils ont peu de prévoyance pour ce qui les concerne personnellement. D’un autre côté, on convient généralement que, dans les affaires qu’ils ont fort à cœur, ils sont très-fins et très-entendus ; que leurs railleries ne sont pas sans sel ; qu’ils saisissent merveilleusement le ridicule ; qu’ils savent dissimuler, et que le plus stupide nègre est un mystère impénétrable pour ses maîtres, tandis qu’il les démêle avec une facilité surprenante. Il n’est pas aisé d’accorder toutes ces contrariétés. On ajoute que leur secret est comme leur trésor, qu’ils mourraient plutôt que de le révéler, et que leur contenance est un spectacle réjouissant lorsqu’on veut l’arracher de leur bouche. Ils prennent un air d’étonnement si naturel, que, sans une grande expérience, on y est trompé ; ils éclatent de rire ; jamais ils ne se déconcertent, fussent-ils pris sur le fait ; les supplices ne leur feraient pas dire ce qu’ils ont entrepris de tenir caché. Ils ne sont pas traîtres ; mais il ne faut pas toujours compter sur leur attachement. La plupart seraient fort bons soldats, s’ils étaient bien disciplinés et bien conduits. Un nègre qui se trouverait dans un combat à côté de son maître ferait son devoir, s’il n’en avait point été maltraité sans raison. Lorsqu’ils s’attroupent dans quelque soulèvement, le remède est de les dissiper sur-le-champ à coups de bâton et de nerf de bœuf : si l’on diffère, on se met quelquefois dans la nécessité d’en venir aux armes, et dans ces occasions ils se défendent en furieux. Dès qu’ils se persuadent qu’il faut mourir, peu leur importe comment ; et le moindre succès achève de les rendre invincibles.

On remarque encore que le chant parmi ces peuples est un signe fort équivoque de gaieté ou de tristesse. lis chantent dans l’affliction pour adoucir leur chagrin ; ils chantent dans la joie pour faire éclater leur contentement ; mais comme ils ont des airs joyeux et des airs lugubres, il faut une longue expérience pour les distinguer. Naturellement ils sont doux, humains, dociles, crédules, et superstitieux à l’excès. Ils ne peuvent haïr long-temps ; ils ne connaissent ni l’envie, ni la mauvaise foi, ni la médisance. Le christianisme, qu’on n’a pas de peine à leur faire embrasser, et les instructions qu’ils reçoivent continuellement des missionnaires, perfectionnent quelquefois ces vertus.

« Ce sont les nègres, dit le P. Pers, qui nous attirent ici principalement ; et sans eux, nous n’oserions aspirer à la qualité de missionnaires. Il se passe peu d’années sans qu’on en amène au seul Cap-Français deux à trois mille. Lorsque j’apprends qu’il en est arrivé quelques-uns dans mon quartier, je vais les voir, et je commence par leur faire faire le signe de la croix, en conduisant leur main ; et puis je le fais moi-même sur leur front, comme pour en prendre possession au nom de Jésus-Christ et de son Église. Après les paroles ordinaires, j’ajoute : « Et toi, maudit esprit, je te défends, au nom de Jésus-Christ, d’oser violer jamais ce signe sacré que je viens d’imprimer sur cette créature qu’il a rachetée, de son sang. » Le nègre, qui ne comprend rien à ce que je fais ni à ce que je dis, ouvre de grands yeux, et paraît tout interdit ; mais, pour le rassurer, je lui adresse par un interprète ces paroles du Sauveur à saint Pierre : « Tu ne sais pas présentement ce que je fais, mais tu le sauras dans la suite. » Le P. Pers ajoute qu’on s’efforce de les instruire, et qu’ils ont un véritable empressement pour recevoir le baptême, mais que les adultes n’en sont guère capables qu’au bout de deux ans ; qu’alors même il faut souvent, pour le leur conférer, être du sentiment de ceux qui ne croient pas la connaissance du mystère de la Trinité nécessaire au salut ; et qu’ils n’entendent pas plus ce qu’on leur apprend là-dessus que ne ferait un perroquet à qui on l’aurait appris de même ; que la science du théologien est ici fort courte ; mais qu’un missionnaire doit y penser deux fois avant que de laisser mourir un homme, quel qu’il soit, sans baptême ; et que, s’il a quelque scrupule sur cela, ces paroles du prophète-roi, homines et jumenta salvabis, Domine, lui viennent d’abord à l’esprit pour le rassurer.

On sait que Louis xiii, sur l’ancien principe que les terres soumises aux rois de France rendent libres tous ceux qui peuvent s’y retirer, eut beaucoup de peine à consentir que les premiers habitans des îles eussent des esclaves, et ne se rendit qu’après s’être laissé persuader que c’était le plus sûr, et même l’unique moyen d’inspirer aux Africains le culte du vrai Dieu, de les tirer de l’idolâtrie, et de les faire persévérer jusqu’à la mort dans la profession du christianisme. L. P. Labat nous apprend que depuis on a proposé en Sorbonne les trois cas suivans : 1o. si les marchands qui vont acheter des esclaves en Afrique, ou les commis qui demeurent dans les comptoirs, peuvent acheter des nègres dérobés ; 2o. si les habitans de l’Amérique à qui ces marchands viennent les vendre peuvent acheter indifféremment tous les nègres qu’on leur présente, sans s’informer s’ils ont été volés ; 3o. à quelle réparation les uns et les autres sont obligés lorsqu’ils savent qu’ils ont acheté des nègres dérobés. « La décision, dit le même voyageur, fut apportée aux îles par un religieux de notre ordre. On y trouva des difficultés insurmontables. Nos habitans répondirent que les doteurs qu’on avait consultés n’avaient ni habitation aux îles ni intérêt dans les compagnies ; et que, s’ils eussent été dans l’un ou l’autre de ces deux cas, ils auraient décidé tout autrement. » Ainsi les Français des îles ne sont pas plus délicats sur ce point que les Anglais et d’autres nations ; mais ils sont beaucoup plus humains dans le traitement qu’ils font à leurs nègres. Premièrement, quoique la prudence les oblige de n’en point acheter sans savoir s’ils ont quelque défaut, ils donnent à la pudeur de ne pas faire eux-mêmes cet examen ; l’usage est de s’en rapporter aux chirurgiens. En second lieu, on accuserait de dureté et d’avarice celui qui les ferait travailler à leur arrivée sans leur accorder quelques jours de repos. Ces malheureux sont fatigués d’un long voyage, pendant lequel ils ont toujours été liés deux à deux avec des entraves de fer. Ils sont exténués de faim et de soif, sans compter l’affliction de se voir enlevés de leur pays pour n’y retourner jamais ; ce serait mettre le comble à leurs maux que de les jeter tout d’un coup dans un pénible travail.

Lorsqu’ils sont arrivés chez leurs maîtres, on commence par les faire manger et les laisser dormir pendant quelques heures. Ensuite on leur fait raser la tête et frotter tout le corps avec de l’huile de palma christi, qui dénoue les jointures, les rend plus souples, et remédie au scorbut. Pendant deux ou trois jours on humecte d’huile d’olive la farine ou la cassave qu’on leur donne ; on les fait manger peu, mais souvent, et baigner soir et matin. Ce régime est suivi d’une petite saignée et d’une purgation douce. On ne leur permet point de boire trop d’eau, encore moins d’eau-de-vie : leur unique boisson est la grappe et l’ouïcou. Non-seulement ces soins les garantissent des maladies dont ils seraient d’abord attaqués, mais avec les habits qu’on leur donne, et la bonté qu’on leur témoigne, ils servent à leur faire oublier leur pays et le malheur de la servitude. Sept ou huit jours après, on les emploie à quelque léger travail, pour les y accoutumer par degrés. La plupart n’en attendent pas l’ordre, et suivent les autres, lorsqu’ils les voient appelés par ce qu’on nomme le commandeur.

L’usage commun pour les instruire et les former au train de l’habitation est de les départir dans les cases des anciens, qui les reçoivent toujours volontiers, soit qu’ils soient de même pays ou d’une nation différente, et qui se font même honneur que le nouveau nègre qu’on leur donne paraisse mieux instruit et se porte mieux que celui de leur voisin. Mais ils ne le font point manger avec eux, ni coucher dans la même chambre ; et lorsque le nouvel esclave paraît surpris de cette distinction, ils lui disent que, n’étant pas chrétien, il est trop au-dessous d’eux pour être traité plus familièrement. Le P. Labat assure que cette conduite fait concevoir aux nouveaux nègres une haute idée du christianisme, et qu’étant naturellement orgueilleux ils importunent sans cesse leurs maîtres et leurs prêtres, pour obtenir le baptême. « Leur impatience est si vive, dit-il, que, s’ils en étaient crus, on emploierait les jours entiers à les instruire. Outre le catéchisme, qui se fait en commun soir et matin dans les habitations bien réglées, on charge ordinairement quelques anciens des mieux instruits de donner des leçons aux nouveaux ; et ceux chez lesquels ils se trouvent logés ont un soin merveilleux de les leur répéter, ne fût-ce que pour pouvoir dire au curé que le nègre qu’on leur a confié est en état de recevoir le baptême. Ils lui servent alors de parrains : et l’on aurait peine à s’imaginer jusqu’où va le respect, la soumission et la reconnaissance que tous les nègres ont pour leurs parrains. Les créoles mêmes, c’est-à-dire ceux qui sont nés dans le pays, les regardent comme leurs pères. J’avais, continue le même voyageur, un petit nègre qui était le parrain banal de tous les nègres, enfans ou adultes que je baptisais, du moins quand ceux qui se présentaient pour cet office n’en étaient pas capables, ou pour ne pas savoir bien leur catéchisme, ou pour n’avoir pas fait leurs pâques, ou parce que je les connaissais libertins, ou lorsque je prévoyais quelque empêchement pour leur mariage, s’ils contractaient ensemble une affinité spirituelle. J’étais surpris des respects que je lui voyais rendre par les nègres qu’il avait tenus au baptême. Si c’étaient des enfans, les mères ne manquaient point de les lui apporter aux jours de fêtes ; et si c’étaient des adultes, ils venaient le voir, lui répéter leur catéchisme et leurs prières, et lui apporter quelque petit présent. »

Tous les esclaves nègres ont un grand respect pour leurs vieillards. Jamais ils ne les appellent par leurs noms sans y joindre celui de père ; ils les soulagent dans toutes sortes d’occasions, et ne manquent jamais de leur obéir. La cuisinière de l’habitation n’est pas moins respectée ; et, de quelque âge qu’elle soit, ils la traitent toujours de maman.

Achevons tout ce qui concerne cette malheureuse espèce d’hommes, pour nous épargner l’embarras d’y revenir dans l’article des autres îles. Le même voyageur les représente fort sensibles aux bienfaits, et capables de reconnaissance, aux dépens même de leur vie, mais ils veulent être obligés de bonne grâce ; et s’il manque quelque chose à la faveur qu’on leur fait, ils en témoignent leur mécontentement par l’air dont ils la reçoivent. Ils sont naturellement éloquens ; et ce talent éclate, surtout lorsqu’ils ont quelque chose à demander, ou leur apologie à faire contre quelque accusation. On doit les écouter avec patience, lorsqu’on veut se les attacher. Ils savent représenter adroitement leurs bonnes qualités, leur assiduité au service, leurs travaux, le nombre de leurs enfans et leur bonne éducation ; ensuite ils font rénumération de tous les biens qu’on leur a faits, avec des remercîmens très-respectueux qu’ils finissent par leur demande. Une grâce accordée sur-le-champ les touche beaucoup. Si l’on prend le parti de la refuser, il faut leur en apporter quelque raison, et les renvoyer contens, en joignant au refus un présent de quelque bagatelle. Lorsqu’il s’élève entre eux quelque différent, ils s’accordent à venir devant leur maître, et plaident leur cause sans s’interrompre. L’offensé commence ; et lorsqu’il s’est expliqué, il déclare à sa partie qu’elle peut répondre. Des deux côtés la modération est égale. Comme il est presque toujours question de quelque bagatelle, ces procès sont bientôt vidés. « Lorsqu’ils s’étaient battus, dit le P. Labat, ou qu’ils s’étaient rendus coupables de quelque larcin bien avéré, je les faisais châtier sévèrement ; car il faut avec eux autant de fermeté que de condescendance. Ils souffrent avec patience les châtimens qu’ils ont mérités ; mais ils sont capables des plus grands excès lorsqu’on les maltraite sans raison ; c’est une règle générale de prudence de ne les menacer jamais. Le châtiment ou le pardon ne doit jamais être suspendu, parce que souvent la crainte les porte à fuir dans les bois ; et telle est l’origine des marrons. » On n’a pas trouvé de moyen plus sûr, pour les retenir, que de leur accorder la possession de quelques volailles et de quelques porcs, d’un jardin à tabac, à coton, à légumes, et d’autres petits avantages de même nature. S’ils s’absentent, et que dans l’espace de vingt-quatre heures ils ne reviennent pas d’eux-mêmes, ou conduits par quelque protecteur qui demande grâce pour eux, ce qu’on ne doit jamais refuser, on confisque ce qu’ils peuvent avoir de biens. Cette peine leur paraît si rude, qu’elle a plus de force que tous les châtimens pour les faire rentrer en eux-mêmes. Le moindre exemple de confiscation est long-temps un sujet de terreur. Ils sont liés entre eux par une affection si sincère, que non-seulement ils se secourent mutuellement dans leurs besoins, mais que, si l’un d’eux fait une faute, on les voit souvent venir tous en corps pour demander sa grâce, ou pour s’offrir à recevoir une partie du châtiment qu’il a mérité. Ils se privent quelquefois de leur nourriture pour être en état de traiter ou de soulager un nègre de leur pays dont ils attendent la visite.

Leur complexion chaude les rend si passionnés pour les femmes, qu’indépendamment du profit de la multiplication, on est obligé de les marier de bonne heure, dans la crainte des plus grands désordres. Ces mariages ont néanmoins de grands inconvéniens. « La loi du prince, observe le P. Charlevoix, ne veut pas qu’un esclave se marie sans la permission de son maître, et les mariages clandestins sont nuls. Mais s’il n’est pas permis à un jeune nègre de se marier hors de son habitation, que fera-t-il lorsqu’il n’y trouve pas de fille à son gré ? Et que fera un curé lorsqu’un nègre et une négresse de différens ateliers, après avoir eu long-temps ensemble un commerce défendu, sans pouvoir obtenir de leurs maîtres la permission de se marier, viendront lui déclarer à l’église qu’ils se prennent pour, époux ? On pourrait proposer là-dessus bien des cas qui jettent les missionnaires dans de fort grands embarras. L’autorité laïque, la seule qui soit respectée dans l’île, y peut seule apporter de véritables remèdes. »

Les esclaves nègres aiment non-seulement les femmes, mais encore le jeu, la danse, le vin et les liqueurs fortes. Ce qu’il y a d’étrange, c’est qu’un Européen s’en étonne. Le jeu qu’ils ont apporté aux îles, de quelque partie de l’Afrique qu’il soit venu, est une espèce de jeu de dés, composé de quatre bougis, c’est-à-dire de quatre de ces coquilles qui leur servent de monnaie. Un trou qu’elles ont du côté convexe les fait tenir sur cette face aussi facilement que sur l’autre. Ils les remuent dans la main comme on y remue les dés, et les jettent sur une table. Si toutes les faces trouées se trouvent dessus, ou les faces opposées, ou deux d’une sorte et deux d’une autre, le joueur gagne ; mais si le nombre des trous ou des dessous est impair, il a perdu. Quantité de nègres créoles ont appris, par l’exemple de leurs maîtres, à jouer aux cartes. Le P. Labat déplore une habitude qui les rend tout à la fois, dit-il, plus fripons et plus fainéans. La danse est leur passion favorite ; et l’on ne connaît point de peuple qui en ait une plus vive pour cet exercice. Si leur maître ne leur permet point de danser dans l’habitation, ils font trois ou quatre lieues le samedi à minuit, après avoir quitté le travail, pour se rendre dans quelque lieu où la danse soit permise. Celle qui leur plaît le plus, et qu’on croit venue du royaume d’Ardra, sur la côte de Guinée, se nomme la calenda. Les Espagnols l’ont apprise des nègres, et la dansent comme eux dans tous leurs établissement de l’Amérique. Elle est d’une indécence qui porte quelques maîtres à la défendre : et ce n’est pas une entreprise facile ; car le goût en est si général et si vif, que les enfans, même dans l’âge où la force leur manque encore pour se soutenir, imitent leurs père et mère auxquels ils la voient danser, et passeraient les jours entiers à cet exercice. Pour en régler la cadence, on se sert de deux instrumens en forme de tambours, qui ne sont que deux troncs d’arbres creusés et d’inégale grosseur. Un des bouts est ouvert ; l’autre est couvert d’une peau de brebis ou de chèvre, sans poil et soigneusement grattée. La plus grande de ces deux machines, qui se nomme simplement le grand tambour, a trois ou quatre pieds de long, sur huit à neuf pouces de diamètre. Le petit, qu’on nomme baboula, est à peu près de la même longueur, mais n’a pas plus de huit à neuf pouces dans l’autre dimension. Ceux qui battent de ces instrumens les mettent entre leurs jambes ou s’asseyent dessus, et les touchent du plat des quatre doigts de chaque main. Le grand tambour est battu avec mesure et posément : mais le baboula se touche avec beaucoup de vitesse, presque sans mesure ; et comme il rend moins de son que l’autre, quoiqu’il en rende un fort aigu, il ne sert qu’à faire du bruit, sans marquer la cadence ni les mouvemens des danseurs.

Ils sont disposés sur deux lignes, l’une devant l’autre, les hommes vis-à-vis des femmes. Ceux qui se lassent font un cercle autour des danseurs et des tambours. Un des plus habiles chante une chanson qu’il compose sur-le-champ, dont le refrain est répété par les spectateurs avec de grands battemens de mains. Tous les danseurs tiennent les bras à demi levés, sautent, tournent, s’approchent à deux ou trois pieds les uns des autres, et reculent en cadence, jusqu’à ce que le son redoublé du tambour les avertisse de se joindre en se frappant les uns contre les autres : ils se retirent aussitôt en pirouettant pour recommencer le même mouvement avec des gestes tout-à-fait lascifs, autant de fois que le tambour en donne le signal ; ce qu’il fait souvent plusieurs fois de suite. De temps en temps ils s’entrelacent les bras, et font deux ou trois tours, en continuant de se frapper et se donnant des baisers ; on juge combien la pudeur est blessée par cette danse. Cependant elle a tant de charmes pour les Espagnols de l’Amérique, et l’usage en est si bien établi parmi eux, qu’elle entre jusque dans leurs dévotions : ils la dansent à l’église et dans leurs processions. Les religieuses mêmes ne manquent guère de la danser, la nuit de Noël, sur un théâtre élevé dans leur chœur, vis-à-vis de la grille, qu’elles tiennent ouverte pour faire part du spectacle au peuple ; mais elles n’admettent point d’hommes à leur danse. Dans les îles françaises, on a défendu la calenda par des ordonnances, autant pour mettre l’honnêteté publique à couvert que pour empêcher les assemblées trop nombreuses. Une troupe de nègres, emportée par la joie et souvent échauffée par des liqueurs fortes, devient capable de toutes sortes de violences. Mais les lois et les précautions n’ont encore pu l’emporter sur le goût désordonné du plaisir.

Les esclaves nègres de Congo ont une autre danse plus modeste que la calenda, mais moins vive et moins réjouissante. Les danseurs de l’un et de l’autre sexe se mettent en rond ; et, sans sortir d’une place, ils ne font que lever les pieds en l’air pour en frapper la terre avec une espèce de cadence, en tenant le corps à demi courbé les uns vers les autres, tandis qu’un d’entre eux raconte quelque histoire, à laquelle tous les danseurs répondent par un refrain, et les spectateurs par des battemens de mains. Les nègres Minais dansent en rond et tournent sans cesse. Ceux du cap Vert et de Gambie ont aussi leur danse particulière ; mais il n’y en a point qui leur plaise tant à tous que la calenda. Dans l’impuissance des lois, on s’efforce, dit le P. Labat, de faire substituer à cet infâme exercice des danses françaises, telles que le menuet, la courante, le passe-pied, les branles et les danses rondes. Il s’en trouve quantité qui y excellent, et qui n’ont pas l’oreille moins fine ni les pas moins mesurés que nos plus habiles danseurs. Quelques-uns jouent assez bien du violon, et gagnent beaucoup à jouer dans les assemblées. Ils jouent presque tous d’une espèce de guitare, qu’ils composent eux-mêmes d’une moitié de calebasse, couverte d’un cuir raclé, avec un assez long manche : elle a quatre cordes de soie ou de pite, ou de boyaux secs et passés ensuite à l’huile, qui sont soutenues sur la peau par un chevalet à la hauteur d’un pouce et demi. Cet instrument se pince en battant ; mais le son en est peu agréable et les accords en sont peu suivis.

Il n’y a point d’esclaves nègres qui n’aient la vanité de paraître bien vêtus, surtout à l’église, et dans leurs visites mutuelles. Ils s’épargnent tout, et ne craignent point le travail lorsqu’il est question d’acheter pour leurs femmes ou leurs enfans quelque parure qui puisse les distinguer des autres. Cependant l’affection qu’ils ont pour leurs femmes ne va pas jusqu’à les faire manger avec eux, à l’exception du moins des jeunes gens, qui leur accordent cette liberté dans les premières tendresses du mariage. Dans leurs festins, les nègres Aradas ont toujours un chien rôti, et croiraient faire très-mauvaise chère si cette pièce y manquait. Ceux qui n’en ont point, ou qui ne peuvent en dérober un, l’achètent, et donnent en échange un porc deux fois plus gros. Les autres, surtout les nègres créoles, et ceux mêmes qui descendent d’un père et d’une mère aradas, ont au contraire de l’aversion pour ce mets, et regardent comme une grande injure le nom de mangeurs de chiens. Mais ce qui paraît plus étonnant au P. Labat, c’est que les chiens de l’île aboient à ceux qui les mangent et les poursuivent, surtout lorsqu’ils sortent de ces festins. Le public est averti des jours où l’on rôtit un chien chez quelque Arada par les cris de tous ces animaux, qui viennent hurler autour de la case, comme s’ils voulaient plaindre ou venger la mort de leur compagnon.

Les cases des nègres français sont assez propres. Le commandeur qui est chargé de ce soin doit y faire observer la symétrie et l’uniformité : elles sont toutes de même grandeur, dans leurs trois dimensions, toutes de file ; et, suivant leur nombre, elles composent une ou plusieurs rues. Leur longueur commune est de trente pieds sur quinze de large. Si la famille n’est pas assez nombreuse pour occuper tout ce logement, on le divise en deux parties dans le milieu de sa longueur. Les portes sont aux pignons ; et si la maison contient deux familles, elles répondent sur deux rues ; mais pour une seule famille on n’y souffre qu’une porte. Ces édifices sont couverts de têtes de cannes, de roseaux ou de feuilles de palmistes. Les murs sont composés de claies qui soutiennent un torchis de terre grasse et de bouse de vache, sur lequel on passe une couche de chaux. Les chevrons et la couverture descendent souvent jusqu’à terre et forment, à côté des cases, de petits appentis où les porcs et la volaille sont à couvert. On voit rarement plus d’une fenêtre à chaque case, parce que les nègres sont fort sensibles au froid, qui est quelquefois piquant pendant la nuit ; d’ailleurs la porte suffit pour donner du jour. La fenêtre est toujours au pignon. Quelques-uns ont une petite case près de la grande, pour y faire leur feu et leur cuisine ; mais la plupart se contentent d’une seule, où ils entretiennent du feu toute la nuit. Aussi les cases sont-elles toujours enfumées, et leurs habitans contractent eux-mêmes une odeur qu’on sent toujours avant qu’ils se soient lavés. Le mari et la femme ont chacun leur lit. Jusqu’à l’âge de sept ou huit ans, les enfans n’en occupent qu’un ; mais on n’attend pas plus long-temps pour les séparer, parce qu’avec le penchant de la nation pour les plaisirs des sens, il ne faut plus compter sur leur sagesse à cet âge. Les lits sont de petits enfoncemens pratiqués dans les murs de chaque maison. Ils consistent en deux ou trois planches posées sur des traverses, qui sont soutenues par de petites fourches. Ces planches sont quelquefois couvertes d’une natte de latanier, ou de côtes de balisier, avec un billot de bois pour chevet. Les maîtres un peu libéraux donnent à leurs nègres quelques grosses toiles, ou de vieilles étoffes pour se couvrir ; mais c’est un surcroît de soin pour le commandeur, qui est obligé de les leur faire laver souvent. L’importance de les tenir propres l’oblige aussi de leur faire laver souvent leurs habits et de leur faire raser la tête. À l’égard des meubles, ils consistent en calebasses et en vaisselle de terre, avec des bancs, des tables, et quelques ustensiles de bois. Les plus riches ont un coffre ou deux pour y conserver leurs hardes.

On laisse ordinairement entre les cases un espace de quinze ou vingt pieds, pour remédier plus facilement aux incendies, qui ne sont que trop fréquens, et cet espace est fermé d’une palissade. Les uns y cultivent des herbes potagères, et d’autres y engraissent des porcs. Dans les habitations où les maîtres en nourrissent aussi, on oblige les nègres de mettre les leurs dans le parc du maître, et de prendre soin des uns et des autres. Lorsqu’ils veulent vendre ce qui leur appartient, ils doivent offrir la préférence à leur maître ; mais la loi l’oblige aussi de leur payer ce qu’il achète d’eux au prix courant du marché. Une ordonnance fort utile, mais dont on se plaint que l’exécution est négligée, est celle qui défend de rien acheter des nègres, s’ils ne produisent une permission de leurs maîtres. C’est un moyen sûr de prévenir les vols, ou d’arrêter du moins ceux qui ont la mauvaise foi d’en profiter ; mais à Saint-Domingue comme en Europe il se trouve des marchands sans religion et sans honneur, qui, prenant tout ce qu’on leur présente à bon marché, entretiennent les nègres dans l’habitude du vol.

L’usage est de leur donner, à quelque distance de l’habitation, ou proche des bois, quelque portion de terre pour y cultiver leur tabac, leurs patates, leurs ignames, leurs choux caraïbes, et tout ce qu’ils peuvent tirer de ce fonds, avec la liberté de le vendre ou de l’employer à leur subsistance. On leur permet d’y travailler les jours de fêtes, après le service divin ; et les autres jours, pendant le temps qu’ils peuvent retrancher à celui qui leur est accordé pour leur repas. Il se trouve des nègres à qui ce travail vaut annuellement plus de cent écus. Lorsqu’ils sont voisins de quelque bourg, où ils peuvent porter leurs herbages et leurs fruits, ils croient leur sort très-heureux ; ils vivent dans l’abondance, eux et leur famille, et leur attachement en augmente pour leur maître.

Les plus misérables ne veulent pas reconnaître qu’ils le soient. Le P. Labat donne un exemple fort remarquable de cette vanité. « J’avais, dit-il, un petit nègre de quatorze à quinze ans, spirituel, sage, affectionné, mais d’une fierté que je n’ai jamais pu corriger. Une parole de mépris le désespérait. Je lui disais quelquefois, pour l’humilier, qu’il était un pauvre nègre qui n’avait pas d’esprit. Il était si piqué du mot pauvre, qu’il en murmurait entre ses dents lorsqu’il me croyait fâché ; et s’il jugeait que je ne l’étais pas, il prenait la liberté de me dire qu’il n’y avait que des blancs qui fussent pauvres, qu’on ne voyait point de nègres qui demandassent l’aumône, et qu’ils avaient trop de cœur pour cela. Sa grande joie, comme celle des autres noirs de la même maison, était de venir m’avertir qu’il y avait quelque pauvre Français qui demandait la charité : cela est rare dans la colonie ; mais il arrive quelquefois qu’un matelot, après avoir déserté, tombe malade, et qu’à la sortie de l’hôpital la force lui manque encore pour travailler. Dès qu’il en paraissait un, il y avait autant de gens pour me l’annoncer qu’il y avait de domestiques dans la maison, et surtout le petit nègre, qui ne manquait point de me venir dire d’un air content et empressé : « Mon père, il y a à la porte un pauvre blanc qui demande l’aumône. » Je feignais quelquefois de ne pas entendre, ou de ne vouloir rien donner, pour avoir le plaisir de le faire répéter. « Mais, mon père, reprenait-il, c’est un pauvre blanc ; si vous ne lui voulez rien donner, je vais lui donner quelque chose du mien, moi qui suis un pauvre nègre : Dieu merci, on ne voit point de nègre qui demande l’aumône. » Quand je lui avais donné ce que je voulais envoyer au pauvre, il ne manquait pas de lui dire en le lui présentant, « Tenez, pauvre blanc, voilà ce que mon maître vous envoie ; » et lorsqu’il croyait que je le pouvais entendre, il le rappelait pour lui donner quelque chose du sien, afin d’avoir le plaisir de l’appeler encor pauvre blanc. »

Il est rare que les esclaves nègres soient chaussés, c’est-à-dire qu’ils aient des bas et des souliers. À la réserve de ceux qui servent de laquais aux habitans de la première distinction, tous vont ordinairement nu-pieds. Leurs habits journaliers ne consistent qu’en des caleçons et une casaque ; mais, lorsqu’ils s’habillent aux jours de fêtes, les hommes ont une belle chemise, avec des caleçons étroits de toile blanche, sur lesquels ils portent une candale, d’une toile de couleur, ou d’une étoffe légère. Ce qu’on nomme candale est une espèce de jupe très-large, qui ne va pas jusqu’aux genoux, et dont le haut, plissé par une ceinture, a sur les hanches deux fentes qui se ferment avec des rubans. Ils portent sur la chemise un petit pourpoint sans basques, qui laisse trois doigts de vide entre lui et la candale, pour faire bouffer plus librement la chemise. Ceux qui sont assez riches pour se procurer des boutons d’argent, ou garnis de quelques pierres de couleur, en mettent aux poignets et au col de leur chemise. La plupart n’y mettent que des rubans. Ils ont rarement des cravates et des justaucorps. Dans cette parure, lorsqu’ils ont la tête couverte d’un chapeau, on vante leur bonne mine, d’autant plus qu’ils sont ordinairement fort bien faits. Avant le mariage, ils portent deux pendans d’oreilles, comme les femmes ; ensuite ils n’en portent plus qu’un seul. Les habitans qui se donnent des laquais leur font faire des candales et des pourpoints avec des galons, et de la couleur de leur livrée : ils leur font porter un turban au lieu de chapeau, des pendans d’oreilles, et un carcan d’argent avec leurs armes.

Les négresses, dans leur habillement de cérémonie, portent ordinairement deux jupes. Celle de dessous est de couleur, et celle de dessus presque toujours de toile blanche de coton ou de mousseline. Elles ont un corset blanc à petites basques, ou de la couleur de leur jupe de dessous, avec une échelle de rubans ; des pendans d’oreilles d’or ou d’argent, des bagues, des bracelets et des colliers de petite rassade à plusieurs tours, ou de perles fausses, avec une croix d’or ou d’argent. Le col de leur chemise, les manches et les fausses manches sont garnis de dentelle ; et leur coiffure est d’une toile très-blanche et très-fine, relevée aussi de quelques dentelles. Cependant on ne voit cet air de propreté qu’aux nègres et aux négresses qui se mettent en état, par leur travail, d’acheter ces ornemens à leurs frais ; car, à l’exception des laquais et des femmes de chambre de cet ordre, il n’y a point de maître qui fasse l’inutile dépense de parer une troupe d’esclaves.

Les Européens se trompent lorsqu’ils s’imaginent qu’aux îles on fait consister la beauté des nègres dans la difformité de leur visage, particulièrement dans de grosses lèvres, avec un nez écrasé. Si ce goût est celui de l’Europe, il règne si peu dans les colonies, qu’on y veut au contraire des traits bien réguliers. Les Espagnols y apportent surtout une extrême attention, et ne regardent point à cinquante piastres de plus pour se procurer une belle négresse. Avec la régularité des traits, on veut qu’elles aient la taille belle, la peau fine et d’un noir luisant. Jamais il n’y a de malpropreté à leur reprocher lorsqu’elles sont proches d’une rivière. Les nègres du Sénégal, de Gambie, du cap Vert, d’Angola et de Congo, sont d’un plus beau noir que ceux de Mina, de Juida, d’Issini, d’Ardra, et des autres parties de la côte. Cependant leur teint change dès qu’ils sont malades, et devient alors couleur de bistre, ou même de cuivre.

Ils sont d’une patience admirable dans leurs maladies ; rarement on les entend crier ou se plaindre au milieu des plus rudes opérations. Ce n’est pas insensibilité, car ils ont la chair très-délicate et le sentiment fort vif ; c’est un fonds de grandeur d’âme et d’intrépidité qui leur fait mépriser la douleur, les dangers, et la mort même. Le P. Labat rend témoignage qu’il en a vu rompre vifs et tourmenter plusieurs, sans leur entendre jeter le moindre cri. « On en brûla un, dit-il, qui, loin d’en paraître ému, demanda un bout de tabac allumé lorsqu’il fut attaché au bûcher, et fumait encore tandis que ses jambes étaient crevées par la violence du feu. Un jour, ajoute le même voyageur, deux nègres ayant été condamnés, l’un au gibet, l’autre à recevoir le fouet de la main du bourreau, le confesseur se méprit et confessa celui qui ne devait pas mourir. On ne reconnut l’erreur qu’au moment de l’exécution. On le fit descendre, l’autre fut confessé ; et quoiqu’il ne s’attendît qu’au fouet, il monta l’échelle avec autant d’indifférence que le premier en était descendu, comme si l’un ou l’autre sort ne l’eût pas touché. » C’est à ce mépris naturel de la mort qu’on attribue leur bravoure. On a déjà remarqué que ceux de Mina tombent souvent dans une mélancolie noire qui les porte à s’ôter volontairement la vie. Ils se pendent ou se coupent la gorge au moindre sujet, le plus souvent pour faire peine à leurs maîtres, dans l’opinion qu’après leur mort ils retourneront dans leur pays. Un Anglais établi dans l’île de Saint-Christophe, employa un stratagème fort heureux pour sauver les siens. Comme il les traitait avec la rigueur ordinaire à sa nation, ils se pendaient les uns après les autres, et cette fureur augmentait de jour en jour. Enfin il fut averti par un de ses engagés que tous ses nègres avaient pris la résolution de s’enfuir dans un bois voisin, et de s’y pendre tous pour retourner ensemble dans leur patrie. Il conçut que, les précautions et les châtimens ne pouvant différer que de quelques jours l’exécution de leur dessein, il fallait un remède qui eût quelque rapport à la maladie de leur imagination. Après avoir communiqué son projet à ses engagés, il leur fit charger sur des charrettes des chaudières à sucre, et tout l’attirail de sa fabrique, avec ordre de le suivre ; et s’étant fait conduire dans le bois, lorsqu’on eut vu prendre ce chemin à ses nègres, il les y trouva qui disposaient leurs cordes pour se pendre. Il s’approcha d’eux une corde à la main, et leur dit de ne rien craindre ; qu’ayant appris le dessein où ils étaient de retourner en Afrique, il voulait les y accompagner, parce qu’il y avait acheté une grande habitation, où il était résolu d’établir une sucrerie, à laquelle ils seraient beaucoup plus propres que des nègres qu’on n’avait jamais exercés à ce travail ; mais qu’alors, ne craignant plus qu’ils pussent s’enfuir, il les ferait travailler jour et nuit, sans leur accorder le repos ordinaire du dimanche ; que par ses ordres on avait déjà repris dans leur pays ceux qui s’étaient pendus les premiers, et qu’il les y faisait travailler les fers aux pieds. La vue des charrettes qui arrivèrent aussitôt, ayant confirmé cet étrange langage, les nègres, ne doutèrent plus des intentions de leur maître, surtout lorsque, les pressant de se pendre, il feignit d’attendre qu’ils eussent fini leur opération pour hâter la sienne et partir avec eux. Il avait même choisi son arbre, et sa corde y était attachée. Alors ils tinrent entre eux un nouveau conseil. La misère de leurs compagnons, et la crainte d’être encore plus malheureux leur fit abandonner leur résolution. Ils vinrent se jeter aux pieds de leur maître pour le supplier de rappeler les autres, et lui promettre qu’aucun d’eux ne penserait plus à retourner dans leur pays. Il se fit presser long-temps ; mais enfin ses engagés et ses domestiques blancs s’étant aussi jetés à genoux pour lui demander la même grâce, l’accommodement se fit à condition que, s’il apprenait qu’un seul nègre se fût pendu, il ferait pendre le lendemain tous les autres pour aller travailler à la sucrerie de Guinée. Ils le promirent avec serment. Le serment des nègres se fait en prenant un peu de terre qu’ils se mettent sur la langue, après avoir levé les yeux et les mains au ciel et frappé leur poitrine. Cette cérémonie, qu’ils expliquent eux-mêmes, signifie qu’ils prient Dieu de les réduire en poussière comme la terre qu’ils ont sur la langue, s’ils manquent à leur promesse, ou s’ils altèrent la vérité. Un autre habitant s’avisa de faire couper la tête et les mains à tous les nègres qui s’étaient pendus, et de les tenir enfermés sous la clef dans une cage de fer suspendue dans sa cour. L’opinion des nègres étant que leurs morts viennent prendre leurs corps pendant la nuit, et les emportent avec eux dans le pays, il leur disait qu’ils étaient libres de se pendre lorsqu’il leur plairait, mais qu’il aurait le plaisir de les rendre pour toujours misérables, puisque, se trouvant sans tête et sans mains dans leur pays, ils seraient incapables de voir, d’entendre, de parler, de manger et de travailler. Ils rirent d’abord de cette idée, et rien ne pouvait leur persuader que les morts ne trouvassent pas bientôt le moyen de reprendre leurs têtes et leurs mains ; mais lorsqu’ils les virent constamment dans le même lieu, ils jugèrent enfin que leur maître était plus puissant qu’ils ne se l’étaient imaginé, et la crainte du même malheur leur fit perdre l’envie de se pendre.

Le P. Labat, qu’on donne pour garant de ces deux faits, ajoute que, si ces remèdes paraissent bizarres, ils ne laissent pas d’être proportionnés à la portée de l’esprit des nègres, et de convenir à leurs préventions ; mais ils ne sont pas plus étranges que la disposition où le même voyageur les représente à l’égard du christianisme, qu’ils paraissent embrasser.

Il est vrai, dit-il, « qu’ils se convertissent aisément, lorsqu’ils sont hors de leur pays, et qu’ils persévèrent dans le christianisme tant qu’ils le voient pratiquer et qu’ils ne voient pas de sûreté à s’en écarter ; mais il est vrai aussi que, dès que ces motifs ne les retiennent plus, ils ne songent pas plus aux promesses de leur baptême que si tout cela ne s’était passé qu’en songe. S’ils retournaient dans leur pays, ils se dépouilleraient aussi facilement du nom de chrétien que de l’habit dont ils se trouveraient revêtus. »

Jusqu’en 1688 les travaux de Saint-Domingue avaient été faits par les engagés et par les plus pauvres habitans. Des expéditions heureuses sur les terres des Espagnols procurèrent quelques nègres. Leur nombre fut un peu grossi par l’arrivée de trois navires français venus d’Afrique, et beaucoup plus par les prises qu’on fit sur les Anglais, durant la guerre de 1688, enfin par une descente à la Jamaïque, d’où l’on en enleva trois mille en 1694. C’étaient des instrumens sans lesquels on ne pouvait entreprendre la culture du sucre ; mais ils ne suffisaient pas. Il fallait des richesses pour élever des bâtimens, pour se procurer des ustensiles. Le gain que firent quelques habitans avec les flibustiers, dont les expéditions étaient toujours heureuses, les mit en état d’employer les esclaves. On se livra donc à la plantation de ces cannes qui font passer l’or du Pérou aux mains des nations qui n’ont, au lieu de mines, que des terres fécondes.

Cependant la colonie, qui, même en se dépeuplant d’Européens, avait fait, au milieu des ravages qui précédèrent la paix de Ryswick, quelques progrès au nord et à l’ouest, n’était rien au sud. Cette partie ne comptait pas cent habitans, tous isolés et tous misérables. Le gouvernement n’imagina pas de meilleur parti, pour tirer quelque avantage d’un si grand terrain, que d’en accorder en 1698, pour un demi-siècle, la propriété à une compagnie qui prit le nom de Saint-Louis. Elle s’engageait, sous peine de voir son octroi annulé, à peupler sa concession de nègres et d’engagés. On la chargeait de distribuer des terres à ceux qui en demanderaient, et de leur fournir des esclaves et des marchandises payables à terme. À ces conditions, le privilége assurait à la compagnie le droit d’acheter et de vendre exclusivement dans tout le territoire qui lui avait été abandonné, mais seulement aux prix établis dans les autres quartiers de l’île.

Le monopole se détruit par son avidité même. La compagnie de Saint-Louis fut ruinée par les infidélités de ses agens, sans que le territoire confié à ses soins profitât de tant de pertes. Ce qui s’y trouva de culture et de population lorsqu’elle remit en 1720 ses droits au gouvernement était, pour la plus grande partie, l’ouvrage des interlopes.

Depuis leur établissement, les colonies françaises recevaient leurs esclaves des mains du monopole, et en conséquence en recevaient fort peu à un prix exorbitant. Réduit en 1713 à l’impossibilité de continuer ses opérations languissantes, le privilége associa lui-même à son commerce les négocians particuliers. Cette nouvelle combinaison fut suivie d’une telle activité, que le gouvernement commença enfin à se détacher de l’exclusif, en conférant, en 1716, la traite de Guinée aux ports de Rouen, Bordeaux, Nantes et la Rochelle.

On commençait à sentir le bien qu’allait produire cette liberté, tout imparfaite qu’elle était, lorsque Saint-Domingue fut encore condamné à recevoir ses cultivateurs de la compagnie des Indes, qui n’était même obligée de lui en fournir que deux mille chaque année. Ce fut en 1722 qu’arrivèrent dans la colonie les agens d’un corps odieux. Les édifices qui servaient à leurs opérations furent réduits en cendres. Les vaisseaux qui leur arrivaient de la côte d’Afrique ou ne furent pas reçus dans les ports, ou n’eurent pas la liberté d’y faire leurs ventes. Le gouverneur général, qui voulut s’opposer à une licence excitée par l’abus de l’autorité, vit mépriser des ordres qui n’étaient pas soutenus de la force : il fut même arrêté. Toutes les parties de l’île retentissaient de cris séditieux et du bruit des armes. On ne sait où ces excès auraient été poussés, si le gouvernement n’avait eu la modération de céder. « Pour cette fois, dit Raynal, les peuples ne furent point châtiés du délire de celui qui les gouvernait ; et le duc d’Orléans montra bien dans cette circonstance qu’il n’était point un homme ordinaire, en s’avouant lui-même coupable d’une rébellion qu’il avait excitée par une institution vicieuse, et qui aurait été sévèrement punie sous un administrateur moins éclairé ou moins modéré. » Après deux ans de trouble et de confusion, les inconvéniens qu’entraîne l’anarchie ramenèrent les esprits à la paix ; et la tranquillité se trouva rétablie sans les moyens violens de la rigueur.

Depuis ce temps, jamais colonie ne mit si bien le temps à profit que Saint-Domingue. Ses pas vers la prospérité furent prompts et soutenus. Des établissemens et des plantations se formèrent dans toutes les parties de l’île possédées par la France. En 1726, on y comptait trente mille personnes libres et cent mille esclaves noirs ou mulâtres. Les guerres qui troublèrent ses mers ne firent que comprimer le ressort de sa prospérité. Sa force s’en accrut ; son action en devint plus rapide. D’après le dénombrement de l’année 1789, le nombre des esclaves noirs se montait à quatre cent cinquante mille, celui des blancs ne s’élevait qu’à soixante mille. Les deux tiers de ces derniers habitaient les villes et les bourgs ; l’autre tiers, disséminé sur les habitations, dirigeait les ateliers.

Les importations des objets venant d’Europe étaient estimées à 220,000,000 de livres tournois ; la navigation entre la métropole et la colonie occupait six cents bâtimens français. La valeur des denrées exportées de Saint-Domingue était de 400,000,000 de livres tournois.

Des événemens désastreux, qui se sont passés de nos jours ont bouleversé Saint-Domingue ; la France n’en a plus que la souveraineté nominale. Il s’y est élevé deux gouvernemens indépendans. Un roi nègre réside au cap Français, qui se nomme maintenant cap Henri. Ses états se terminent aux plaines aujourd’hui désertes qu’arrose l’Artibonite. La partie méridionale, partagée en cantons républicains, dont chacun est gouverné par un conseil des principaux habitans, reconnaît un chef qui porte le titre de président, et fait son séjour au Port-au-Prince. On a donné à l’île son ancien nom d’Haïti. Un troisième parti, indépendant des deux autres, se maintient dans les montagnes.