Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XVI/Troisième partie/Livre VII/Chapitre II

CHAPITRE II.

Caracas.

Les auteurs de l’Histoire des Voyages n’ont presque rien dit de ce pays intéressant ; nous allons suppléer à leur silence par un exposé succinct, qui donnera des notions suffisantes.

Cette partie du continent fut découverte par Christophe Colomb, dans son troisième voyage en 1498, ainsi que nous l’avons dit dans le premier livre de la troisième partie. Retenu par les calmes à l’embouchure de l’Orénoque, il fut convaincu pour la première fois de l’existence du continent de l’Amérique. « Une si prodigieuse quantité d’eau douce, se disait ce grand homme qui connaissait parfaitement la nature, n’a pu être rassemblée que par un fleuve d’un cours très-prolongé ; la terre qui lui donne naissance doit donc être un continent, et non pas une île. » Cependant, comme il ignorait la ressemblance qu’ont entre elles toutes les productions de la zone torride, il pensait que ce nouveau continent était la prolongation de la côte orientale de l’Asie. Ayant reconnu le golfe de Paria, il fit voile pour Saint-Domingue. La découverte fut continuée par Ojéda et Americ Vespuce ; des navires marchands vinrent trafiquer à cette côte ; quelques Indiens attaquèrent les Européens ; le gouvernement espagnol permit de réduire en esclavage les naturels qui empêcheraient ou retarderaient la conquête. Il en résulta un brigandage infâme, auquel on mit enfin un terme. Des missions furent établies sur certains points de la côte en 1512 et 1517 ; mais plusieurs missionnaires périrent victimes de la scélératesse de quelques-uns de leurs compatriotes envers les Indiens. Une expédition militaire lut envoyée en 1520, sous le commandement de Gonzalo Ocampo, pour soumettre le pays et punir les coupables. Tout commençait à se paciner ; quelques caciques reconnurent l’autorité des Espagnols. Le pays compris depuis l’embouchure de l’Orénoque jusqu’au cap de la Vela, et désigné par le nom de Nouvelle Andalousie, fit partie de l’audience de San-Domingo. Cumana fut bâtie en 1525, par Jacques Castellon : les Espagnols n’avaient pas encore eu d’établissement fixe sur cette côte. Coro fut fondé en 1527 par Jean Ampuès. L’année suivante, Charles-Quint, qui devait de fortes sommes aux Welzer, riches négocians d’Augsbourg, leur concéda la propriété des pays depuis le cap de la Vela jusqu’à Maracapana, lieu situé entre Cumana et Nueva-Barcelona, et y ajouta la faculté de s’étendre, autant qu’ils le voudraient, au sud. Les agens des Welzer se conduisaient avec une perfidie et une férocité qui rappelait celle des Pizarre. Coro fut pendant long-temps un marché ouvert pour la vente des Indiens ; les troupes de la compagnie étaient constamment et uniquement occupées à piller les Indiens et à leur enlever leurs enfans. Les Welzer furent dépossédés en 1550, et cette partie du continent espagnol fut soumise au même régime que les autres, et remise sous l’audience de San-Domingo.

En 1540, Philippe de Urre entreprit une expédition contre les Omaguas, qui habitaient dans les environs du lac Parimé ; il fut repoussé. Losado essaya, en 1556, de réduire la vallée de Caracas ; il réussit, et bâtit, en 1567, la ville de ce nom. La conquête de la Guiane espagnole, comprise entre l’Orénoque et l’Essequebo, fut commencée par Pedro de Silva en 1568 ; on fonda la ville de San-Thomé en 1568 ; cependant aujourd’hui encore les Indiens sont maîtres de la plus grande partie de ce pays. Alonzo Pacheco termina la conquête de la province de Maracaïbo en 1571, et bâtit la ville de ce nom. En 1718, le gouvernement de Caracas fut distrait de l’audience de San-Domingo, et placé sous celle de Santa-Fé de Bogota ; quatre ans après, les choses furent rétablies sur l’ancien pied ; mais en 1786 une audience royale fut placée à Caracas, qui devint le chef-lieu d’une capitainerie générale. Elle comprend cinq provinces : Venezuela ou Caracas, au centre ; Maracaïbo, à l’ouest ; Cumana, à l’est ; Varinas, dans l’intérieur ; la Guiane, au sud.

Ce pays s’étend, de l’embouchure d’une petite rivière à l’ouest de l’Essequebo, par 62° de longitude à l’ouest de Paris, jusqu’au cap de la Vela sous le 75e. degré. Il a pour bornes au nord la mer des Caraïbes ; au nord-est, l’Océan atlantique ; à l’est, les Guiane anglaise, hollandaise et française ; au sud, le Brésil ; à l’ouest, la Nouvelle Grenade. Il est compris entre l’équateur et le 12e. degré de latitude septentrionale.

Nous avons vu, en parlant des montagnes de ce dernier pays, qu’une chaîne de la cordillière des Andes se prolonge à l’est vers la côte de Caracas ; elle se desserre en s’approchant du cap de la Vela, et court ensuite le long de la mer. Sa hauteur générale est de 600 à 800 toises au-dessus de l’Océan ; mais quelques sommets s’élancent bien au delà de cette élévation. La Sierra Nevada de Merida atteint 2,350 toises, et la Silla de Caracas 2,316. Ces cimes, isolées au milieu des plaines, sont couvertes de neiges éternelles ; il sort souvent de leurs flancs des torrens de matières bouillantes. La chaîne est plus escarpée au nord qu’au sud ; la Silla de Caracas offre un précipice effroyable de plus de 1,300 toises au-dessus de la mer qui en baigne le pied. Les plaines de cette chaîne sont élevées de 100 à 260 toises. La chaîne, qui est composée de gneiss et schiste micacé, comme les branches inférieures des Andes, est accompagnée au sud par des montagnes calcaires qui s’élèvent quelquefois très-haut.

Les tremblemens de terre sont fréquens dans cette chaîne, qui a dix à vingt lieues de largeur. Le peu de hauteur des plaines les rend presque toutes susceptibles d’être cultivées et habitées. On avait découvert des mines d’or dans la province de Caracas ; mais les révoltes des Indiens en ont fait abandonner l’exploitation. On a trouvé dans la juridiction de San-Felippe une mine de cuivre qui fournit aux besoins du pays, et même à l’exportation. Jadis on pêchait des perles le long des côtes ; aujourd’hui cette branche d’industrie est abandonnée. La côte septentrionale de Venezuela produit beaucoup de sel très-blanc. Les eaux minérales et thermales sont assez abondantes, mais peu fréquences. Les vastes forêts qui couvrent les montagnes de Caracas produisent les mêmes espèces de bois que les Antilles, et beaucoup d’autres qui leur sont particulières ; elles suffiraient pour fournir pendant des siècles aux besoins des chantiers les plus considérables, si la nature du terrain ne rendait pas l’exploitation du bois trop difficile ; d’ailleurs la navigation peu active ne réclame pas encore ces secours. Les forêts produisent aussi des bois de marqueterie et de teinture, et l’on y recueille des drogues médicinales, telles que la salsepareille et le quinquina.

Le lac de Maracaïbo fournit de la poix minérale ou du pissasphalte, qui, mêlé avec du suif, sert à goudronner les navires. Souvent les vapeurs bitumineuses qui planent sur le lac s’enflamment spontanément, surtout dans les grandes chaleurs. Les bords de ce lac sont si stériles et si malsains, que les Indiens, au lieu d’y fixer leur demeure, aiment mieux habiter sur le lac même. Les Espagnols y trouvèrent beaucoup de villages construits sans ordre et sans alignement, mais avec solidité, sur des pilotis. C’est ce qui fit donner à ce lieu le nom de Venezuela, ou Petite Venise, qu’il n’a pas gardé, mais qui a passé à toute la province où est situé Caracas. Ce lac a cinquante lieues de long sur trente de large ; il communique avec la mer : cependant ses eaux sont douces. La navigation y est facile, même pour les bâtimens d’une grande capacité. La marée s’y fait sentir plus fortement que sur les côtes voisines.

Le lac de Valencia, nommé par les Indiens Tacarigua, offre un coup d’œil plus agréable. Ses bords, ornés d’une végétation féconde, jouissent de la température la plus douce. Long de treize lieues sur une largeur de quatre, il reçoit une vingtaine de rivières, et n’a aucune issue, étant séparé de la mer par un espace de six lieues rempli de montagnes escarpées.

Les provinces de Caracas sont très-riches en rivières, ce qui procure beaucoup de facilité pour l’arrosement ; celles qui serpentent dans la chaîne des montagnes se déchargent dans la mer, et courent du sud au nord, tandis que celles qui prennent leur source sur le revers méridional de la montagne parcourent toute la plaine, et vont porter leurs eaux à l’Orénoque. Les premières sont en général encaissées par la nature ; elles ont une pente suffisante pour ne déborder que rarement, et pour que ces débordemens ne soient ni longs ni nuisibles ; les secondes, qui coulent sur un terrain plus uni, confondent leurs eaux une partie de l’année, et ressemblent alors plutôt à une mer qu’à des rivières débordées.

Les sources de l’Orénoqne ne sont guère plus connues que celles du Nil. Elles n’ont encore été visitées ni par les Européens, ni par aucun naturel qui ait eu quelque relation avec eux. Des moines franciscains ont pénétré jusqu’à l’embouchure du Chiguiré, où l’Orénoque est si étroit, que, près de la cataracte des Guabaribès, les naturels y ont jeté un pont de lianes tressées ; mais la nation des Guaïcas, race d’hommes d’une blancheur surprenante, mais très-petits, empêchent d’avancer plus loin vers l’est les voyageurs, qui redoutent leurs flèches empoisonnées. Suivant l’opinion la plus probable, l’Orénoque sort de la pente méridionale de la chaîne des montagnes qui s’étendent dans la Guiane. Suivant les témoignages les moins suspects, il prend sa source sous les 5° 5′ de latitude, dans le petit lac d’Ypova, qui est couvert de roseaux. Ce n’est long-temps qu’un torrent impétueux, qui, au milieu des forêts épaisses, se fraie un chemin au nord et au sud, au milieu des montagnes. Il fait ensuite un grand détour en spirale, et entre dans le lac Parimé, dont l’existence a été reconnue par don Solano, gouverneur de Caracas, mais qui peut-être doit son origine à des débordemens plus ou moins temporaires. Ensuite, bordé de rivages sans arbres, il coule lentement à l’ouest sur une surface presque horizontale. L’Orénoque est du nombre de ces fleuves singuliers qui, après avoir fait beaucoup de détours à l’est et à l’ouest, au nord et au sud, suivent enfin une direction tellement opposée à celle qu’ils ont prise d’abord, que leur embouchure se trouve à peu près sous le même méridien que leur source. Du Chiguiré au Gehelté, l’Orénoque court à l’ouest, comme s’il voulait porter ses eaux au grand Océan. Dans cet intervalle, il envoie au sud un bras très-remarquable, nommé le Cassiquiaré, qui se réunit au Rio-Negro, un des affluens de l’Amazone, ainsi que nous l’avons vu dans le voyage de La Condamine. Les Indiens donnent au Rio-Negro le nom de Guaïnia. Jusqu’au confluent du Guaviaré, il coule le long de la pente méridionale des monts Parimé. La nature du sol, et sa jonction avec la Guaviaré et l’Atabopo, qui viennent de la cordillière de Santa-Fé, le déterminent à se diriger tout d’un coup au nord-est. Par ignorance de la géographie, on a long-temps pris le Guiaviaré pour le principal bras de l’Orénoque. À San-Fernando de Atabopo, l’Orénoque, qui a pris son cours au nord, perce une chaîne de collines, de rochers, et forme les cataractes d’Atourès et de Maypourès. Son lit est tellement rétréci par des masses de rochers gigantesques, qu’il semble partagé en différens réservoirs par des digues naturelles ; en pénétrant dans les terres, il forme au milieu des rochers des baies très-pittoresques. Depuis le confluent de l’Apouré, il se dirige à l’est, sépare jusqu’à l’Océan les forêts impénétrables de la Guiane de savanes d’une longueur immense, et entoure de trois côtés un groupe de montagnes ; après Carichana, où il s’ouvre un passage par un défilé très-étroit, il est libre de rochers et de tourbillons : enfin, après un cours de trois cents lieues, il entre dans l’Océan en formant un delta très-étendu, situé vis-à-vis l’île de la Trinité. Sa principale embouchure, située un peu plus au sud-est, ressemble à un lac sans bords, et ses eaux douces couvrent au loin l’Océan. Ses ondes verdâtres, ses vagues d’un blanc de lait, au-dessus des écueils, contrastent avec le bleu foncé de la mer, qui les coupe par une ligne bien tranchée.

Le courant formé par l’Orénoque entre le continent de l’Amérique méridionale et l’île de la Trinité, est d’une telle force, que les navires, favorisés par un vent frais de l’ouest, peuvent à peine le refouler. Cet endroit solitaire et redouté s’appelle le Golfe triste ; l’entrée en est formée par la bouche du dragon, nom que lui imposa Christophe Colomb.

Les marées, peu sensibles sur la côte septentrionale de Caracas, depuis le cap de la Vela jusqu’au cap Paria, deviennent très-fortes depuis ce dernier cap jusqu’à l’embouchure de l’Essequebo. Un grand inconvénient, commun à toutes les provinces de Caracas, est d’être continuellement exposées aux ras de marée et à ces lames houleuses qui ne paraissent nullement occasionées par les vents, mais qui n’en sont pas moins incommodes, ni souvent moins dangereuses.

D’après la position de ce pays, qui est compris tout entier entre le 12e. degré de latitude septentrionale et la ligne, on serait porté à croire qu’il ne doit offrir qu’une terre inhabitable par l’excès de la chaleur ; mais la nature y a tellement diversifié la température, suivant la différence des niveaux au-dessus de l’Océan, qu’on jouit dans quelques endroits de la fraîcheur d’un printemps continu, tandis que dans d’autres la latitude se fait pleinement sentir. L’hiver et l’été, c’est-à-dire les pluies et la sécheresse, se partagent l’année. Les premières commencent en novembre et finissent en avril. Durant les six autres mois, les pluies sont moins fréquentes, quelquefois même très-rares. Les orages sont devenus moins fréquens depuis 1792.

Les vallées septentrionales sont les parties les plus productives, parce que c’est là que la chaleur et l’humidité sont plus également combinées qu’ailleurs. Les plaines méridionales, trop exposées aux ardeurs du soleil, ne donnent que des pâturages où l’on élève des bœufs, des mulets, des chevaux. La culture aurait dû depuis long-temps être très-florissante dans ces provinces, où l’activité n’est pas exclusivement tournée vers la recherche des mines ; mais ses progrès ont été retardés par la paresse et le défaut de lumières. Le cacao que produisent ces provinces est, après celui de Soconusco, le plus estimé dans le commerce. Les plantations de cacaoyers sont toutes au nord de la chaîne de montagnes qui cotoie la mer. Dans l’intérieur on ne cultive que depuis 1774 l’indigo, qui se recommande par sa bonne qualité. Ce fut à la même époque que l’on s’adonna aussi à la culture du coton. En 1784 on songea au café ; les plantations ont commencé à donner des produits importans. On n’exporte que peu de sucre, parce que toute la récolte se consomme dans le pays. Le tabac est excellent, mais sa culture est entravée par un monopole aussi absurde que désastreux.

La population s’élève au plus à un million d’habitans. Les blancs entrent dans cette quantité pour deux dixièmes, les Indiens, pour un dixième, le reste se compose d’esclaves et d’affranchis ; ceux-ci sont les plus nombreux. La plupart des Espagnols qui quittent la mère-patrie, cédant au désir de chercher des mines, sont entraînés vers le Mexique et le Pérou, et dédaignent les provinces de Caracas. En effet, elles n’offrent à des hommes qui veulent trouver l’or en nature que les productions lentes, périodiques et variées d’une terre qui demande du travail et de la persévérance.

On remarque dans cette capitainerie les villes suivantes.

Caracas, capitale, est située par 10° 31′ de latitude nord, et à 60° 3′ de longitude à l’ouest de Paris. Elle a été bâtie dans une vallée entre les montagnes de la grande chaîne qui cotoie la mer, et sur un terrain très-inégal. Elle est baignée par quatre petites rivières. On jouit dans cette ville d’un printemps presque continuel, avantage qu’elle doit à son élévation, qui est de 406 toises au-dessus de l’Océan. Ses rues étaient bien alignées, larges d’environ vingt pieds, et pavées. Elle avait de fort belles maisons. Avant le dernier tremblement de terre, on y comptait 30,000 habitans. Le 26 mars 1812, cette ville fut renversée ; un grand nombre d’habitans furent ensevelis sous les ruines des maisons et des édifices. La cathédrale résista seule aux secousses qui répandaient partout la dévastation.

Caracas a pour port la Goaïra, qui en est à cinq petites lieues au nord. Quoiqu’il soit ouvert au vent du large et exposé à une mer houleuse, que le mouillage, à un quart de lieue de la plage, ait peu de profondeur, que l’air y soit chaud et malsain, ce port, à cause du voisinage de la capitale, est le plus fréquenté de la côte. Les maisons sont chétives, les rues étroites, tortueuses et mal pavées. La population est de 6,000 habitans. Pour aller à la capitale, il faut s’élever, par un chemin taillé dans le roc, jusqu’à 640 toises, puis en descendre 234. Dans les temps chauds, cette route est extrêmement pénible. Les mulets chargés la parcourent en cinq heures ; il faut trois heures et demie à un cavalier pour accomplir le trajet.

Valencia, dans une situation agréable, au milieu d’une plaine fertile et salubre, à une demi-lieue du lac du même nom, est une cité florissante ; elle est assez bien bâtie. Elle a 8,000 habitans.

Porto-Cabello, le meilleur port de l’Amérique espagnole ; la baie est grande, belle, commode, et sûre. Toute la mariné espagnole y pourrait mouiller ; elle est à l’abri de tous les vents ; car la terre qui l’entoure au sud, à l’est et à l’ouest, est trés-élevée, et les deux pointes qui forment son entrée au nord ont été disposées par la nature pour rendre impuissante l’impétuosité ordinaire des vents de nord-est. La mer est si tranquille, dans cette rade, qu’elle a donné lieu au nom de Porto-Cabello (Port à cheveux), parce que les navires y sont mieux assujettis avec les plus simples cordages qu’ils ne le sont dans les autres ports avec les plus forts câbles. Malheureusement des marécages rendant l’air de la ville malsain. Porto-Cabello est le port où abordent les marchandises destinées pour l’intérieur ; elles passent ensuite par Valencia.

Coro, ancienne capitale, près de la mer, dans une plaine aride et sablonneuse, a un port peu fréquenté ; le temps, qui met chaque chose à sa place, a fait prendre à cette ville le rang que la stérilité de son sol lui assigne.

Maracaïbo, sur la rive gauche du lac du même nom, est à six lieues de la mer, et, de même, dans un terrain sablonneux ; l’air y est extrêmement chaud, mais sain. Ses habitans sont bons marins, bons soldats, et très-actifs. Ceux qui ne s’embarquent pas s’occupent de l’éducation des bestiaux, dont le territoire est couvert. Ils ont l’esprit singulièrement vif, et s’appliquent à l’étude des lettres, dans laquelle leurs progrès sont remarquables, malgré le peu de ressources que leur pays leur offre pour s’instruire.

Merida, petite ville au sud du lac de Maracaïbo, a un évêché ; elle est entourée de trois rivières, dont aucune n’est navigable. Son territoire est le mieux cultivé et le plus productif de la province. Les gens de couleur fabriquent des tapis en laines du pays, auxquelles ils ont l’art de donner des couleurs dont la vivacité ne s’altère point.

Varinas est renommée depuis long-temps dans les marchés de l’Europe par la réputation du tabac que produit son territoire ; mais c’est le préjugé plutôt que la raison, qui en fait regarder la qualité comme supérieure à celle de tous les autres ; car il est inférieur, sous tous les rapports au tabac que l’on cultive ailleurs, notamment à Cumanacoa, dans la province de Cumana. Cependant la prévention est telle, que tout ballot de tabac qui arrive à Amsterdam ou à Hambourg, sous une autre dénomination que celle de Varinas, se vend, quelle que soit sa qualité, vingt ou vingt-cinq pour cent de moins. Le territoire de Varinas est d’ailleurs propre à la culture de toutes les denrées coloniales, et l’on y voit aussi des hates considérables, d’où l’on tire beaucoup de bœufs et de mulets que l’on exporte par l’Orénoque, ou qui se consomment dans la province. Varinas est à cent lieues au sud-sud-est de Caracas ; on y compte 10,000 habitans.

La Guiane espagnole, désignée aussi sous le nom de Nouvelle Andalousie, a plus de quatre cents lieues de longueur depuis les bouches de l’Orénoque jusqu’aux frontières du Brésil. Sa largeur va, en quelques endroits, jusqu’à cent cinquante lieues. Sur cette immense surface on ne compte que 58,000 habitans de toutes couleurs, dont 20,000 Indiens, sous la conduite des missionnaires ; mais la population indépendante paraît plus considérable : la province est plus peuplée vers le milieu de la partie intérieure. On la divise en haut et bas Orénoque. Le gouverneur et l’évêqué résident à San-Thomé de l’Angoustoura, ville fondée en 1586, sur la rive droite du fleuve, à cinquante lieues de son embouchure, et qui depuis a été transportée à quatre-vingt-dix lieues de la mer. Les rues sont alignées et pavées ; l’air y est assez sain. On y dort, dans les grandes chaleurs, sur les terrasses des maisons, sans que le serein y porte atteinte à la santé ou à la vie. La vieille ville de San-Thomé est extrêmement malsaine.

La terre de la Guiane est excellente, surtout pour la culture du tabac ; mais on ne rencontre qu’un petit nombre d’habitations mal exploitées, où les propriétaires récoltent un peu de coton, de sucre et de vivres du pays. On en exporte une assez grande quantité de bétail. Cette province, destinée par sa fertilité et par sa position à acquérir une grande importance, la devra surtout à l’Orénoque. Les rivières qu’il reçoit, et dont le nombre passe trois cents, sont autant de canaux qui porteraient à la Guiane toutes les richesses que l’intérieur pourrait produire. Sa communication avec le fleuve des Amazones par plusieurs branches navigables, que M. de Humboldt a parcourues, ajoute aux avantages qu’il peut procurer à la Guiane en facilitant les relations avec le Brésil et les parties intérieures du nouveau continent.

La Guiane espagnole comprend une partie de ces déserts arides connus sous le nom de Llanos, dont le reste appartient à la province de San-Juan de Llanos, dans la nouvelle Grenade. M. de Humboldt en fait, dans ses Tableaux de la nature, une description intéressante que nous allons offrir au lecteur. « En quittant les humides bords de l’Orénoque et les vallées de Caracas, lieux où la nature prodigue la vie organique, le voyageur, frappé d’étonnement, entre dans un désert dénué de végétation. Pas une colline, pas un rocher ne s’élève au milieu de ce vide immense. La terre présente seulement çà et là des couches horizontales fracturées qui couvrent souvent un espace de deux cents milles carrés, et sont sensiblement plus élevées que ce qui les entoure. Deux fois chaque année, l’aspect de ces plaines change totalement : tantôt elles sont nues comme la mer de sable de Libye, tantôt couvertes d’un tapis de verdure comme les steppes élevées de l’Asie moyenne. À l’arrivée des premiers colons, on les trouva presque inhabitées. On n’y rencontre aucun arbre que des palmiers en éventail, appelés mauritia, dispersés çà et là. Depuis la découverte du nouveau continent, cette vaste étendue est devenue moins inhabitable. Pour faciliter les relations entre la côte et la Guiane on a formé quelques établissemens sur le bord des rivières, et l’on a commencé à élever des bestiaux dans les parties encore plus reculées de cet espace immense. Ils s’y sont prodigieusement multipliés malgré les nombreux dangers auxquels ils sont exposés dans la saison de la sécheresse et dans celle des pluies, qui est suivie de l’inondation. Au sud, la plaine est entourée par une solitude sauvage et effrayante. Des forêts d’une épaisseur impénétrable remplissent la contrée humide située entre l’Orénoque et le fleuve des Amazones. Des masses immenses de granit rétrécissent le lit des fleuves ; les montagnes et les fonds retentissent sans cesse du fracas des cataractes, du rugissement des bêtes féroces, et des hurlemens du singe barbu, qui annoncent la pluie.

» Dans la partie supérieure du domaine de l’Orénoque, entre le troisième et le quatrième parallèle nord, la nature a plusieurs fois répété le phénomène singulier de ce qu’on appelle les eaux noires. L’Atabapo, le Témi, le Tuamini et le Guaïnia, ont des eaux d’une teinte couleur de café. À l’ombre des massifs de palmiers, leur couleur passe au noir foncé ; mais dans des vaisseaux transparens, elles sont d’un jaune doré. L’image des constellations australes s’y reflète avec un éclat singulier. L’absence de crocodiles et de poissons, une fraîcheur plus grande, un moindre nombre de mosquites, et un air plus salubre, distinguent la région des fleuves noirs. Ils doivent probablement leur couleur à une dissolution de carbure d’hydrogène, résultat de la multitude de plantes dont est couvert le sol qu’ils traversent[1]. »

Quittons ces déserts, et revenons aux lieux habités dans le gouvernement de Cumana, le plus orientale de la capitainerie de Caracas. La ville de Cumana, la plus ancienne de toute cette côte, fut bâtie en 1520, à près d’un quart de lieue de la mer, sur un terrain sablonneux et aride. L’air y est sain, quoique brûlant. Mais on n’ose y élever beaucoup de maisons, ni les construire solidement, à cause de la fréquence des tremblemens de terre. Les violentes secousses qui s’y firent sentir au mois de décembre 1797 renversèrent presque tous les édifices en pierre, et rendirent inhabitables ceux qui restèrent debout. On y éprouva un nouveau tremblement de terre au mois de novembre 1799.

Nueva-Barcelona est une ville malpropre, dans une plaine inculte, mais dont le sol est excellent. Elle est située à la gauche du Neveri, à une demi-lieue de son embouchure.

L’île de la Marguerite, située par 10° 56′ nord, 66° 30′ à l’ouest de Paris, dépend du gouvernement de Cumana. Elle est aride, mais salubre. Autrefois on y péchait des perles ; aujourd’hui les habitans ont tourné leur industrie vers la pêche des poissons, qui abondent dans le canal, large de huit lieues, par lequel elle est séparée du continent. Sa population est de 15,000 habitans.

L’extrémité orientale du gouvernement de Cumana est formée par le cap et la côte Paria, baignés par le golfe de même nom, que Colomb nomma Golfe triste. On trouve sur la côte Paria plusieurs ports et rades, qui rendent très-facile la communication avec l’île de la Trinité. Cet avantage tourne uniquement en faveur des Anglais, possesseurs actuels de cette île. Comme ils sont toujours poussés par une activité éclairée, ils ont établi des postes militaires dans quelques-unes des îles situées à l’embouchure de l’Orénoque, d’où ils protègent la coupe des bois de teinture, et d’où ils communiquent avec les Indiens Guaranos, tribu paisible, qui, dans des marais boisés, a bravé la domination espagnole. Une autre nation indépendante et belliqueuse, celle des Aroucas, qui occupe la côte maritime au sud de l’Orénoque, recevait des armes et des liqueurs spiritueuses de la colonie hollandaise d’Essequebo et de Demerary, aujourd’hui soumise aux Anglais. Ainsi la souveraineté des Espagnols sur l’embouchure de ce fleuve important n’est rien moins que solidement rétablie.

On a vu, dans la description de la Nouvelle Grenade, de quelle manière se faisait autrefois le commerce des colonies espagnoles avec la métropole. Celle-ci avait adopté un régime fiscal, qu’elle regardait comme avantageux, parce qu’elle supposait que ses galions, et ensuite ses vaisseaux de registre, portaient exclusivement dans ses colonies les marchandises d’Europe dont leurs habitans avaient besoin, et rapportaient en Europe tout l’or et l’argent que rendait le Nouveau Monde. Mais l’immense étendue des côtes, et la dissémination de la population rendaient illusoire la surveillance des garde-côtes. Les nations européennes, bannies par les lois des ports de l’Amérique espagnole, y pénétraient audacieusement. Le monopole était ruineux pour l’Espagne ; elle s’en aperçut. En 1778, le ministère espagnol proclama successivement la liberté du commerce entre les treize principaux ports de la péninsule en Europe et les colonies d’Amérique. Un petit nombre de ports du nouveau continent furent ouverts aux étrangers, et la surveillance la plus rigoureuse s’efforça d’empêcher l’introduction de plusieurs marchandises de fabrique étrangère.

Dix ans après, ce commerce avait pris un accroissement considérable. L’exportation des marchandises nationales pour l’Amérique avait quintuplé ; celle des marchandises étrangères plus que triplé, et les retours d’Amérique se trouvèrent augmentés de plus des neuf dixièmes.

Les événemens arrivés en Espagne en 1808 se sont fait ressentir en Amérique. Les colonies refusèrent de reconnaître le roi imposé à la métropole par un monarque étranger. Elles formèrent des juntes de gouvernement, qui proclamèrent Ferdinand vii. Cependant des esprits ardens profitèrent de quelques mécontentemens excités par des fausses mesures de la junte de Cadix, et proclamèrent l’indépendance de l’Amérique espagnole. La conduite de Ferdinand vii, lorsqu’il rentra dans ses états en 1814, exaspéra plusieurs colonies. Caracas et Buénos-Ayres levèrent l’étendard et combattirent les troupes envoyées d’Europe. Le Chili fut conquis par les insurgés de Buénos-Ayres. Dans le Pérou et le Mexique, au contraire, la cause du roi triompha. Les deux partis sont encore en présence à Caracas.

FIN DU SEIZIÈME VOLUME.
  1. Tableaux de la nature, traduits de l’allemand par J. B. B. Eyriès. Paris, 1808, 2 vol. in-12.