Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XIV/Troisième partie/Livre III/Chapitre I

LIVRE TROISIÈME.

DESCRIPTION DE LA NOUVELLE ESPAGNE.


CHAPITRE PREMIER.

Division du Mexique.

Le nom de Nouvelle-Espagne a été appliqué par les Espagnols, non-seulement au Mexique, mais aussi à l’ensemble des provinces sur lesquelles le vice-roi de cette contrée exerce son pouvoir militaire suprême : il comprend donc, 1o. la vice-royauté du Mexique ; 2o. la capitainerie générale de Guatimala.

Cette vaste étendue de pays est renfermée entre les 10e. et 38e. degrés de latitude septentrionale. La largeur ne correspond pas à une longueur aussi considérable ; elle est même très-inégale. Sous le 30e. parallèlle elle est de 20 degrés de longitude ; sous le 20e., de 8 degrés, et sous le 10e. elle est restreinte à 1 degré. Les bornes sont, au nord, les contrées habitées par des Indiens indépendans ; à l’est, les États-Unis, le golfe du Mexique et la mer des Caraïbes ; à l’ouest et au sud, le grand Océan, et une chaîne de montagnes au nord de l’isthme de Darien.

La vice-royauté du Mexique est composée de dix-neuf provinces qui sont Mexico ; Puebla ou Tlascala ; Vera-Cruz, qui comprend Tabasco ; Guaxaca ; Yucatan ou Merida ; Mechoacan ou Valladolid ; Guadalajara ; Guanaxato ; Zacatécas ; Sonora, qui se divise en Sonora, Cinaloa et Hostimuri ; Vieille-Californie ; Nouvelle-Californie ; Nouveau-Mexique, Texas ; Cohahuila ; Nouveau-Sant-Ander ; Nouveau-Léon ; San-Luis Potosi ; Nouvelle Biscaye ou Durango.

La capitainerie-générale de Guatimala renferme six provinces : Guatimala, Chiapa, Honduras, Vera-Paz, Nicaraga, et Costa-Riga.

Il existe aussi, une division en audiences pour l’administration de la justice. L’on en compte trois dans la Nouvelle-Espagne : Mexico, Guadalajara, Guatimala. Chaque audience comprend un certain nombre de provinces.

Occupons-nous d’abord de la première province de la vice-royauté qui lui donne son nom, et suivons de l’œil le plan du fameux lac qui fut le champ des premiers exploits de Cortez. Voici le tableau que nous a laissé Gemelli Carreri, voyageur italien qui visita le Mexique en 1697.

« Le lac de Mexico est situé dans la partie orientale d’une vallée presque plate, dont la longueur est de quatorze lieues d’Espagne, du nord au sud, la largeur de sept, et le circuit d’environ quarante. On donne plus de seize cents toises de hauteur au-dessus de la mer aux montagnes qui environnent cette vallée. Le lac est composé de deux parties, qui ne sont séparées que par un espace fort étroit : l’une d’eau douce et tranquille, fort poissonneuse, et plus haute que l’autre, dans laquelle elle tombe ; la seconde partie est d’eau salée, qui ne nourrit aucune sorte de poisson et qui est sujette à des agitations fort violentes. Elles ont toutes deux environ sept lieues de long et sept de large, quoique avec différentes inégalités dans leur figure, et leur circonférence commune est d’environ trente lieues.

» Depuis si long-temps que les Espagnols sont en possession du pays, les opinions ne s’accordent point encore sur l’origine de ces eaux. Quelques-uns prétendent qu’elles n’ont qu’une même source qui vient d’une grande et hante montagne, située au sud-ouest de Mexico, et que ce qui rend une partie du lac salée est le fond de la terre que cette partie couvre, et qui est plein de sel. Il est certain qu’on en fait tous les jours de son eau, et qu’on en tire assez, non-seulement pour en fournir à toute la province, mais pour en transporter tous les ans une quantité considérable aux Philippines. D’autres sont persuadés que le lac a deux sources, et que, si l’eau douce sort de la montagne qui est au sud-ouest de Mexico, l’eau salée vient de quelques autres montagnes qui sont plus au nord-ouest. Ils ajoutent que ce qui la rend salée n’est que son agitation ou son flux et son reflux, qu’on ne doit pas traiter de marée régulière, mais qui, étant causé par le souffle des vents, rend quelquefois cette partie du lac aussi orageuse que la mer même. Quelque jugement qu'on en puisse porter, on ne connaît point de lac au monde qui ressemble à celui-là, c’est-à-dire qui soit d’une eau douce et d’une eau salée, dont une partie produise du poisson, tandis que l’autre n’en produit aucune espèce. La capitale et quantité d’autres villes placées sur ses bords étaient sujettes à des inondations qui en rendaient le séjour fort dangereux. Les digues que plusieurs des anciens rois avaient fait construire avec une dépense et des travaux incroyables, ne suffisaient pas toujours pour arrêter la violence des eaux qui tombaient des montagnes. Cortez éprouva lui-même qu’il y avait peu de sûreté contre un péril si pressant, et ce fut lui qui entreprit le premier d’y apporter d’autres remèdes. Il construisit une nouvelle chaussée. Après lui, on multiplia les digues ; et comme elles ne suffisaient pas pour arrêter les inondations qui mettaient de temps en temps en danger la ville de Mexico couverte d’eau à la hauteur de quatre pieds et demi, on imagina enfin de creuser un canal pour y détourner toutes les eaux qui se jettent dans le lac et causent le débordement. Ce canal, qui a coûté à l’Espagne des sommes immenses, et aux Mexicains des fatigues incroyables, abandonné et repris, est encore resté imparfait.

Mexico est situé sur le bord septentrional du lac salé, de manière néanmoins que, par sa forme et par la multitude de ses canaux, tout le corps de la ville paraît bâti dans l’eau, à peu près comme Venise l’est dans la mer. L’ancienne ville était composée d’environ vingt mille maisons, et l’on y distinguait trois sortes de rues, toutes fort larges et fort belles ; les unes, qui étaient des canaux traversés de plusieurs ponts ; d’autres, sur la terre ; les troisièmes, moitié sur la terre et sur l’eau, c’est-à-dire une partie sur laquelle on pouvait marcher, tandis que l’autre partie servait aux canots qui apportaient des vivres. La plupart des maisons avaient deux portes, l’une vers la chaussée, et l’autre vers l’eau. Elles étaient petites, basses et sans fenêtres, par une police singulière, qui ordonnait que les simples habitans fussent plus humblement logés que les seigneurs ; mais elles étaient propres, commodes, et capables, dans leur petitesse, de servir de logement à plusieurs ménages. Les premières relations donnent à l’ancien Mexico deux fois la grandeur de Milan. Elles assurent que par l’apparence il l’emportait de beaucoup sur Venise ; ce qui venait de la multitude des palais impériaux, de ceux des seigneurs qui étaient environnés de jardins, et surtout de la hauteur des temples. Mais quoique la ville fût si remplie d’eau, la principale incommodité des habitans était de n’en pouvoir faire aucun usage pour les besoins communs de la vie. Celle qu’ils buvaient leur venait de Chapultépèque, petite montagne à trois milles de la ville, par des aquéducs de terre cuite. Aujourd’hui même les Espagnols la tirent encore du même lieu, par deux tuyaux soutenus sur des arches de pierre et de brique, qui forment un très-beau pont. Mexico n’avait proprement que trois entrées, dont on a dû se rendre les noms familiers dans le récit des trois attaques de Cortez ; celle de Tacuba, qui regardait l’occident, par une chaussée d’une demi-lieue de longueur ; celle d’Istacpalapa, dont la chaussée, longue d’une lieue, venait du sud-est, et de la digue de pierre qui séparait la partie d’eau douce de celle d’eau salée ; celle de Cuyoacan, par laquelle Cortez fit son entrée, et qui venait du sud-ouest par une chaussée de deux lieues. Les Espagnols en ont construit deux autres ; et Gemelli nous apprend, sans les distinguer, que les cinq chaussées qui servent aujourd’hui d’entrée à Mexico portent les noms de la Piedad, Saint-Antoine, Guadeloupe, Saint-Côme et Chapultépèque. Il ajoute que celle par où Cortez prit la ville, et que les Espagnols avaient nommée del Pegnon, ne subsiste plus.

Le principal des palais impériaux, qui se nommait tépac, était d’une grandeur et d’une magnificence dont la description cause de l’étonnement. On y comptait vingt belles portes, qui donnaient sur autant de rues, et dont la principale offrait les armes de l’empire déjà représentées dans la première audience de Cortez. La partie des édifices qui servait de logement à l’empereur renfermait trois grandes cours, chacune ornée d’une belle fontaine ; cent chambres, de vingt-cinq ou trente pieds de long ; et cent bains. Quoiqu’il n’entrât pas un clou dans ce vaste bâtiment, tout y était d’une solidité que les Espagnols ne se lassèrent point d’admirer. Les murs étaient un mélange de marbre, de jaspe, de porphyre et de différentes pierres, les unes noires et rayées de rouge ; d’autres blanches, qui jetaient un éclat merveilleux. Les toits étaient des planches jointes avec beaucoup d’art, minces, sans être moins fermes. Toutes les chambres étaient curieusement parquetées de cèdre ou de cyprès, et nattées à hauteur d’appui. Les unes étaient enrichies de tableaux et de sculptures qui représentaient différentes sortes d’animaux ; et les autres, revêtues de tapisseries de coton, de poil de lapin, et de différentes sortes de plumes. À la vérité, les lits ne répondaient point à cet air d’opulence et de grandeur. C’étaient de simples couvertures étendues sur des nattes. Mais peu d’hommes couchaient dans ce palais. Il n’y restait le soir que les femmes de l’empereur, dont on fait monter le nombre jusqu’à trois mille, en y comprenant les suivantes et les esclaves. Il n’était pas rare d’en voir cent cinquante qui se trouvaient grosses à la fois ; mais l’héritage du trône regardant les seuls enfans des trois impératrices, les autres étaient dans l’usage de prendre des drogues pour faire périr leur fruit. La plupart étaient les filles des principaux seigneurs, entre lesquelles Montézuma s’était attribué le droit de choisir celles qui lui plaisaient. Elles étaient entretenues avec autant de propreté que d’abondance ; mais leurs moindres fautes étaient sévèrement punies. Christophe Olid et d’autres officiers de Cortez en épousèrent quelques-unes, dont l’empereur leur fit présent, et qui reçurent le baptême, pour se rendre dignes de l’alliance espagnole.

Outre le tépac, qui signifie proprement palais, l’empereur avait dans la ville plusieurs autres maisons, dont chacune offrait des spectacles fort singuliers. Dans l’une, qui contenait de grandes galeries soutenues sur des colonnes de jaspe, on voyait toutes les espèces d’oiseaux qui naissent au Mexique, et dont on estime le plumage et le chant. Les oiseaux marins étaient nourris dans un étang d’eau salée, et ceux de rivière dans de grandes pièces d’eau douce ; mais chaque galerie était peuplée de ceux des bois et des champs, entre lesquels il s’en trouvait de fort étranges, dont les Espagnols n’avaient aucune connaissance. On les plumait dans certaines saisons pour tirer un grand profit de leurs plumes ; marchandise précieuse qui servait à faire des étoffes, des tableaux et d’autres ornemens. Plus de trois cents hommes étaient employés au service de ces animaux. Dans une autre maison, l’empereur avait son équipage de chasse, composé particulièrement d’un grand nombre d’oiseaux de proie ; les uns dans des cages nattées et commodes, d’autres sur des perches, et dressés à tous les exercices de la fauconnerie. Une seconde cour de la même maison était remplie de bêtes féroces, dont plusieurs étaient inconnues en Europe, rangées en fort bel ordre dans de grandes cages de bois. Quelques relations vantent dans ce nombre un animal très-rare, qu’elles nomment le taureau du Mexique ; c’est le bison, espèce de taureau à bosse et à crinière, animal vigoureux et féroce. Les mêmes écrivains racontent qu’une troisième cour renfermait dans des vases, dans des caves et dans divers creux, un horrible assemblage de vipères, de scorpions et d’autres animaux venimeux, jusqu’à des serpens à sonnettes et des crocodiles, qu’on nourrissait du sang des hommes qu’on avait sacrifiés. Il semble que partout le pouvoir suprême se soit plu à tyranniser en tous sens la nature animée et la nature brute, à en rassembler les richesses et les monstres ; à enchaîner l’animal qui rugit, et à nourrir la bête qui dévore ; à resserrer dans un palais les forêts, les montagnes et les mers ; comme si c’était le propre de l’homme de n’exercer sa force que pour opprimer, et de ne jouir de rien qu’en dénaturant tout.

Dans les chambres hautes de la maison, l’empereur faisait nourrir des bouffons, des bateleurs, des nains, des bossus, des aveugles, et tous ceux qui avaient apporté en naissant quelque singularité monstrueuse. Ils avaient des maîtres qui leur faisaient apprendre divers tours de souplesse convenables à leurs défauts naturels ; et le soin qu’on prenait d’eux rendait leur condition si douce, qu’il se trouvait des pères qui estropiaient volontairement leurs enfans pour leur procurer une vie paisible et l’honneur de servir à l’amusement de leur souverain ; mais ce qui doit paraître encore plus étrange, c’est que l’empereur avait choisi cette maison pour exercer particulièrement ses pratiques de religion. On y voyait une chapelle, dont la voûte était revêtue de lames d’or et d’argent, enrichie d’un grand nombre de pierres précieuses, où il se rendait chaque nuit pour consulter ses dieux au milieu des cris et des hurlemens de toutes les bêtes sauvages qu’on vient de représenter.

Deux autres de ces maisons tenaient lieu, l’une d’arsenal pour fabriquer des armes, et l’autre de magasin pour les conserver. Les plus habiles ouvriers étaient entretenus dans la première, chacun à la tête de son atelier, avec la distinction qui convenait à ses talens. L’art le plus commun était celui de faire des flèches, et d’aiguiser des cailloux pour les armer. On en faisait de prodigieux amas, qui se distribuaient régulièrement aux armées et aux places frontières, mais dont il restait toujours une grande partie dans le magasin. Les autres armes étaient des arcs, des carquois, des massues, des épées garnies de pierres, qui en faisaient le tranchant ; des dards, des zagaies, des frondes, et jusqu’aux pierres qu’elles servaient à lancer ; des cuirasses, des casques, des casaques de coton piqué, qui résistaient aux flèches ; de petits boucliers, et de grandes rondaches de peau qui couvraient tout le corps, et qui se portaient roulées sur l’épaule jusqu’au moment de combattre. Les armes destinées à l’usage de l’empereur étaient dans un appartement particulier, suspendues en fort bon ordre, ornées de feuilles d’or et d’argent, de plumes rares et de pierres précieuses qui formaient un spectacle éclatant. Cortez et tous les Espagnols qui l’avaient accompagné dans le premier voyage ne s’étaient point lassés d’admirer ce dépôt militaire. Ils l’avaient trouvé digne du plus grand monarque et de la plus brave nation.

Mais, de tous les palais de Montézuma, celui qui leur causa le plus d’étonnement, fut un grand édifice que les Mexicains nommaient la maison de tristesse. C’était le lieu où ce prince se retirait avec peu de suite, lorsqu’il avait perdu quelque parent qu’il aimait, et dans les calamités publiques qui demandaient un témoignage éclatant de douleur ou de compassion. La seule architecture de cette maison semblait capable d’inspirer les sentimens qu’il y portait. Les murs, le toit et tous les meubles étaient noirs et lugubres. Les fenêtres étaient petites et couvertes d’une espèce de jalousies si serrées, qu’elles laissaient à peine quelque passage à la lumière. Il demeurait dans cette affreuse retraite aussi long-temps que ses regrets lui faisaient perdre le goût du plaisir.

Toutes les autres maisons impériales étaient accompagnées de jardins bien cultivés. Les fruits et les légumes en étaient bannis, par la seule raison qu’il s’en vendait au marché, et que, suivant les principes de la nation, un prince ne devait pas chercher du plaisir dans ce qui faisait un objet de lucre pour ses sujets ; mais on y voyait les plus belles fleurs d’un heureux climat, disposées en compartimens jusque dans les cabinets, et toutes les herbes médicinales que le Mexique produit avec autant de variété que d’abondance. Montézuma se faisait honneur de laisser prendre dans ses jardins tous les simples dont les malades de Mexico avaient besoin, et dont les médecins du pays composaient leurs remèdes. Tous ces jardins et toutes ces maisons avaient plusieurs fontaines d’eau douce, qui venaient des deux grands aquéducs par des conduits particuliers.

Les maisons de la noblesse devaient être en fort grand nombre, puisque l’empire n’avait pas moins de trois mille caciques ou seigneurs de villes, qui étaient obligés devenir passer une partie de l’année dans la capitale, sans compter la noblesse inférieure et les officiers du palais. Elles étaient bâties de pierre, vastes, environnées aussi de jardins et de tous les agrémens qui sont le partage de la fortune et de la grandeur. Les édifices publics n’étaient pas moins magnifiques, surtout les temples, dont on remet la description à l’article des divinités et des sacrifices. Entre plusieurs grandes places qui faisaient un des principaux ornemens de Mexico, et qui servaient de marchés sous le nom général de tianguitzli, que les Espagnols ont changé depuis en tiunguez, on vante beaucoup celle qu’on a déjà nommée Tlateluco. Il ne paraîtra point surprenant qu’elle eût pu contenir les. trois divisions de l’armée espagnole, à la dernière attaque de Cortez, puisqu’on lui donne tant d’étendue, que, dans les foires qui s’y tenaient à certains jours, il s’y rassemblait plus de cent mille hommes. On y voyait paraître toutes les productions de l’empire ; elle était remplie de tentes si serrées dans leur alignement, qu’à peine y trouvait-on la liberté du passage. Chaque marchand connaissait son poste et les boutiques étaient couvertes de toiles de coton à l’épreuve du soleil et de la pluie. Toutes les relations espagnoles s’étendent beaucoup sur le nombre et la variété des marchandises.

Si l’on joint à tous les traits de cette description deux cent mille canots de différentes grandeurs, qui voltigeaient sans cesse sur le lac pour les communications d’un bord à l’autre, et plus de cinquante mille qui étaient habituellement occupés dans les seuls canaux de la ville, on ne trouvera point d’exagération dans la première idée que les Mexicains avaient fait prendre aux Espagnols de la capitale de leur empire. Cependant cette magnificence barbare n’approchait point de celle où Cortez l’éleva bientôt en lui donnant une nouvelle forme.

Pendant qu’il prenait quelques jours de repos à Cuyoacan, il fit faire de grands feux dans toutes les rues de Mexico pour purifier l’air. Un grand nombre d’habitans qu’il destinait aux travaux publics furent marqués d’un fer chaud ; le reste obtint la liberté de se retirer, ou de contribuer volontairement au rétablissement de la ville. Tous les Américains qui l’avaient servi pendant le siége reçurent des récompenses proportionnées à leur zèle, surtout les Tlascalans, qui partirent chargés de richesses, et que la cour d’Espagne distingua dans la suite par une exemption perpétuelle de toutes sortes de tributs : ceux qui se trouvèrent disposés à s’établir dans la ville en eurent la permission.

Cortez, s’étant déterminé à rebâtir la capitale du Mexique sur de nouveaux fondemens, commença par y établir l’ordre en créant de nouveaux magistrats, et surtout un grand nombre d’officiers pour l’entretien de la police. Ses brigantins, qui demeurèrent à la vue du rivage, sous le commandement de Rodrigue de Villa-Fuerte, et la meilleure partie de son canon qu’il mit en batterie dans le poste qu’il avait fait prendre à ses troupes, lui répondaient de la soumission des habitans ; mais, pour ne rien donner au hasard, il fit séparer la demeure des Espagnols de celle des Mexicains par un large canal. La promesse qu’il avait fait publier de donner à tous les Mexicains qui voudraient s’établir sous sa protection un fonds pour bâtir, dont les enfans hériteraient après eux, et des priviléges qui les distingueraient du reste de la nation, lui attira plus de monde qu’il n’avait osé l’espérer. Il donna aux principaux seigneurs des rues entières à bâtir, en les nommant chefs des quartiers qu’ils auraient peuplés. Don Pierre Montézuma, fils de l’empereur de ce nom, et Xitivaco, général des troupes de Guatimozin, furent distingués dans cette distribution. On prit le parti de remplir la plupart des anciens canaux, lorsqu’on eut observé qu’ils jetaient quelquefois une vapeur incommode. Le travail fut poussé avec tant d’ardeur, que, dans l’espace de peu de mois, on vit s’élever environ cent mille maisons beaucoup plus belles et dans un meilleur ordre que les anciennes. Les Espagnols bâtirent à la manière d’Espagne et Cortez se fit ériger sur les débris du tépac un palais si somptueux, qu’aujourd’hui même, qu’il continue de servir de logement aux vice-rois, il n’est pas alloué moins de quatre mille ducats au profit de ses descendans. Pour faire prendre une forme solide à son établissement, il engagea tous les Espagnols mariés à faire venir leurs femmes ; et quantité d’autres familles castillanes y vinrent à sa sollicitation : le commandeur Léonel de Cervantes donna l’exemple, avec sept filles et plusieurs fils qu’il avait eus d’un seul mariage, et qui trouvèrent aussitôt l’occasion de s’établir avec honneur. On fit apporter des îles de Cuba et d’Espagnola un grand nombre de vaches, de truies, de brebis, de chèvres et de jumens ; des cannes de sucre, et des mûriers pour les vers à soie. Plusieurs flottes, arrivées successivement de Castille, répandirent dans la colonie une grande abondance des plus utiles provisions de l’Europe. Il y arriva des ouvriers qui formèrent toutes sortes de manufactures ; l’imprimerie même y fut introduite ; et l’on y fabriqua de la monnaie. Cortez, n’ayant pas manqué de faire travailler aux mines, en tira beaucoup d’or et d’argent ; il découvrit des mines de fer et de cuivre qui le mirent en état de faire fondre de l’artillerie ; et, dès l’année suivante, il s’en trouva trente-cinq pièces de bronze et soixante de fer. Enfin, peu de temps après la conquête, Mexico était la plus belle ville des Indes occidentales : Herréra dit la plus grande et la plus peuplée ; et par degrés elle est devenue, suivant le témoignage de tous les voyageurs, une des plus riches et des plus magnifiques du monde.

Quoiqu’ils s’accordent tous dans cet éloge, leurs descriptions se ressemblent moins, suivant la différence des temps où ils ont écrit. Nous suivrons celle de Gemelli Carréri, qui est de 1697.

« Mexico, dit-il, est situé proche du lac, dans une plaine fort marécageuse, à 19 degrés 40 minutes de latitude du nord. Quelque soin que les habitans apportassent à faire de bons fondemens, leurs maisons sont à demi ensevelies dans un terrain qui n’est pas capable de les soutenir. La forme de cette grande ville est carrée ; et ses rues droites, larges et bien pavées, qui répondent aux quatre vents principaux, lui donnent quelque ressemblance avec un échiquier : aussi la voit-on tout entière, non-seulement du centre, mais de toutes les parties : son circuit est de deux lieues, et son diamètre d’environ une demie. »

On peut dire que Mexico le dispute aux meilleures villes d’Italie par les édifices, et qu’il l’emporte par la beauté des femmes. Elles sont passionnées pour les Européens, qu’elles appellent Chachopins ; et, quelque pauvres qu’ils soient, elles préfèrent leur main à celle des plus riches créoles. De là vient que les créoles ont tant d’aversion pour les Européens qu’ils les insultent par des railleries continuelles. Les Espagnols qui arrivent s’en trouvent quelquefois offensés jusqu’à répondre à leurs plaisanteries par des coups de pistolet.

On compte dans la capitale de la Nouvelle-Espagne environ cent mille habitans ; dont la plus grande partie est de noirs ou de mulâtres ; ce qui paraît venir non-seulement du grand nombre d’esclaves qu’on y a menés, mais encore de ce que, tous les biens étant passés entre les mains des ecclésiastiques, les Espagnols et les autres Européens, qui ne trouvent plus moyens de se faire un fonds certain, ont peu de goût pour le mariage, et se jettent eux-mêmes à la fin dans l’état ecclésiastique. Quoique la ville n’ait pas moins de vingt-neuf couvens d’hommes et vingt-deux de filles, ils sont tous d’une opulence qui cause de l’étonnement aux étrangers. On y vit à fort bon marché ; une demi-piastre suffit chaque jour pour la dépense d’un homme ; mais, comme il n’y a point d’espèces de cuivre, et que la moindre pièce d’argent est une demi-réale, on est dans un embarras continuel pour le commerce des denrées telles que les fruits et les légumes. De même qu’avant la conquête, les amandes de cacao sont la monnaie courante du marché aux herbes, sur le pied de soixante ou quatre-vingts pour une réale, suivant le prix du cacao, qui n’est jamais fixe.

Le collége des carmes déchaux, qui se nomme Saint-Ange, possède une des plus belles bibliothèques de l’Amérique ; elle contient douze mille volumes. Le jardin, qui s’étend hors de la ville, dans une circonférence d’environ trois quarts de lieue, est arrosé par une grosse rivière ; ce qui le rend si fertile, que ses arbres fruitiers rapportent plus de treize mille piastres au couvent.

Gemelli suit dans ses descriptions l’ordre de ses visites : il vit le trésor royal, qui est dans le palais du vice-roi. Trois officiers en ont la garde sous le nom de contador ou contrôleur, de facteur, et de trésorier. L’argent qu’ils reçoivent pour les droits du roi et pour le cinquième de la marque ou du contrôle des monnaies, monte annuellement à six cent mille marcs ; mais il s’y commet beaucoup de fraude, et l’essayeur ne fit pas difficulté d’avouer à Carréri qu’en 1691 il en avait marqué huit cent mille marcs. On frappe cet argent au coin de sa majesté, lorsqu’on en a séparé l’or, c’est-à-dire s’il s’en trouve quarante grains par marc, car, autrement, on ne croit pas qu’il vaille la peine de le séparer.

Le canal de Xamaica est une promenade charmante. Quantité de petites barques remplies de musiciens font entendre des concerts de voix et d’instrumens. Les bords du canal sont couverts de petites maisons et de cabarets, où l’on prend pour rafraîchissemens du chocolat, de l’atole et des tamales. L’atole est une liqueur composée de maïs que l’on fait bouillir avec de la chaux, et lorsqu’il est reposé, on le broie comme le cacao. On passe cette pâte avec de l’eau au travers d’un tamis : il en sort une liqueur blanche et épaisse, qu’on fait un peu bouillir, et qui se boit ou avec du sucre, ou avec du chocolat : elle est assez nourrissante. De la même pâte bien lavée, on fait des tamales, avec un mélange de viande bien hachée, de sucre et d’épiceries. L’atole et les tamales sont d’un goût fort agréable.

L’église de Saint-François renferme le tombeau de Fernand Cortez : son portrait est à la droite de l’autel, sous un dais ; et près du même lieu on montre un tombeau peu élevé, où l’on prétend que ses os furent apportés d’Espagne ; mais Gemelli ne trouve pas le monument digne du héros.

Le collége de l’Amour de Dieu est une sorte d’hôpital fondé par les rois d’Espagne, avec trente-six mille piastres de revenu, pour la guérison des maux vénériens. On y enseigne d’ailleurs les mathématiques.

Le roi d’Espagne donne ordinairement aux vice-rois cent mille ducats à prendre sur les revenus de la couronne pendant la durée de leur gouvernement, qui est ordinairement de cinq années. Mais la plupart obtiennent, par les présens qu’ils font au conseil des Indes, que leur commission soit continuée jusqu’à dix ans ; et la part qu’ils peuvent prendre au commerce leur donne continuellement l’occasion d’acquérir d’immenses richesses, sans compter que les gouverneurs particuliers des villes étant dans leur dépendance, ils tirent des sommes considérables de ceux qu’ils nomment à ces emplois, ou qu’ils se dispensent de révoquer à la fin du terme. Gage, voyageur irlandais, nomme un vice-roi qui mettait un million chaque année dans ses coffres, et qui exerça l’administration pendant dix ans. Elle n’est pas si absolue, que le conseil, qui est composé de deux présidens, de six assesseurs et d’un procureur du roi, n’ait le pouvoir de s’opposer à tout ce qui blesse les lois et le bien public : mais ces officiers, qui ont un intérêt continuel à ménager leur chef, n’usent de leur autorité que pour juger avec lui les causes civiles et criminelles.

La province de Mexico contient plusieurs autres villes, dont la plupart ont conservé les noms qu’elles portaient avant la conquête, surtout celles qui environnent le lac ; mais, loin d’être aujourd’hui plus riches et plus peuplées, l’incroyable diminution des Américains, par les travaux excessifs auxquels ils ont été forcés, en a fait autant de solitudes, et le plus grand nombre ne peut passer que pour de médiocres bourgades dont les habitans suffisent à peine à la culture des terres voisines. Tezcuco, qu’on a représenté si grand et si florissant, ne contient pas plus de cent Espagnols et de trois cents Mexicains, dont les richesses viennent uniquement des fruits et des légumes qu’ils envoient chaque jour à Mexico. Tacuba n’est plus aussi qu’un bourg agréable. La Piedad en est un autre que les Espagnols ont bâti assez régulièrement au bout de la nouvelle chaussée de ce nom, et qui s’est accru par la dévotion des Mexicains pour une célèbre image de la Vierge, à laquelle ils ne cessent point de porter de riches présens. Tolico est un bourg situé vers le midi, où il se fait un riche commerce de jambons et de porc salé. Ezcapuzalco, célèbre encore par le palais de son ancien cacique, n’est qu’un village, et ne serait rien sans un couvent de dominicains qui aide à le soutenir ; en un mot, d’environ trente villes, bourgs ou villages qui restent autour du lac, il n’y en a pas six qui contiennent plus de cinq cents maisons. Gage assure que, deux ans avant son départ de Mexico, un travail extraordinaire pour faire un nouveau chemin au travers des montagnes avait fait périr un million d’Américains.

On trouve dans la même province le fameux port d’Acapulco, situé à quatre-vingts lieues de la capitale, sur le grand Océan, c’est-à-dire à peu près à la même distance de Mexico que le port de Vera-Crux, sur le golfe du Mexique. C’est la place la plus importante du gouvernement de Mexico, par l’avantage qu’elle a de servir d’entrée aux richesses des Indes orientales et des parties méridionales de l’Amérique, qui viennent tous les ans par les vaisseaux des Philippines et du Pérou ; cependant la description que Gemelli nous en donne répond mal à cette grande idée.

Acapulco, dit-il, mérite plutôt le nom d’un pauvre village de pêcheurs que celui de premier marché de la mer du Sud et d’Échelle de la Chine. Ses maisons ne sont que de bois, de boue et de paille. Il est situé au 17e. degré de latitude, moins quelques minutes, au pied de plusieurs montagnes fort hautes qui le couvrent du côté de l’est, mais qui exposent ses habitans à de grandes maladies depuis le mois de novembre jusqu’à la fin de mai. Au mois de janvier la chaleur y est au degré de la canicule en Europe ; elle vient de ce qu’il n’y tombe aucune pluie pendant ces sept mois, et que le reste même de l’année il n’en tombe point assez pour y rafraîchir l’air. Cette mauvaise qualité du climat et la stérilité du terroir obligent de tirer d’assez loin toutes les provisions nécessaires à la ville, et les y rendent par conséquent fort chères. On n’y saurait vivre à moins d’une piastre par jour, et les logemens n’y sont pas moins incommodes par leur malpropreté que par leur chaleur.

« La ville n’est habitée que par des noirs et des mulâtres. Il est rare qu’on y voie des originaires du pays, et les marchands espagnols se retirent dans d’autres lieux lorsque le commerce est fini avec les vaisseaux des Philippines et ceux du Pérou. Les officiers du roi, et le gouverneur même du château prennent le même parti pour ne pas demeurer exposés au mauvais air. Acapulco n’a de bon que son port, dont le fond est excellent, et dans lequel les vaisseaux sont renfermés comme dans une cour, et amarrés aux arbres du rivage. On y entre par deux embouchures, l’une au nord-ouest, et l’autre au sud-est. Il est défendu par un château qui a quarante-deux pièces de canon de fonte et soixante soldats de garnison.

Cette place rapporte annuellement au gouverneur, qui est aussi alcade-major, vingt mille piastres, et presque autant à ses principaux officiers. Le curé, qui n’a que cent quatre vingts piastres du roi, en gagne quelquefois dans une année jusqu’à quatorze mille, parce qu’il fait payer fort cher la sépulture des étrangers, non-seulement de ceux qui s’arrêtent dans la ville, mais de ceux mêmes qui meurent en mer sur les vaisseaux des Philippines et du Pérou. Comme le commerce y monte à plusieurs millions de piastres, chacun fait en peu de temps d’immenses profits, suivant sa profession : enfin tout le monde y vit du port. Les vaisseaux du Pérou, qui apportent des marchandises de contrebande, vont mouiller, pour les vendre, dans le port Marquis, qui n’est qu’à deux lieues d’Acapulco. Zacatula est un petit port situé aussi sur la côte du grand Océan, près des frontières de la province suivante.

La province de Mechoacan, au nord-ouest de Mexico, est un pays fertile qui abonde en soie, miel, cuirs, indigo, laine, coton, cacao, vanille, fruits, cire ; il a des mines d’argent et de cuivre, des eaux thermales ; on y recueille du soufre. On y excelle d’ailleurs à fabriquer ces ouvrages et ces étoffes de plumes dont l’invention est particulière aux Mexicains, et que tous les voyageurs ne se lassent point de vanter. Le langage de cette province est le plus élégant du Mexique, et ses habitans l’emportent sur le commun des Américains par la taille et la force autant que par l’esprit et l’adresse. Elle s’étend jusqu’au grand Océan, sur les bords duquel l’air est malsain, et où elle a quelques villes. Sa capitale, qui portait autrefois le nom de Mechoacan, a reçu des Espagnols celui de Valladolid ; c’est un riche évêché. Pascuaro, San-Miguel et Saint-Philippe sont trois autres villes bien peuplées, et situées fort avantageusement dans les terres.

La province de Guanaxuato est entièrement située sur le dos de la haute Cordilière du Mexique. Elle est fertile, bien cultivée, et contient les mines d’argent les plus productives qui soient au monde. Ces mines entourent la capitale, qui a donné son nom à la province, et qui renferme 70,000 habitans. Salamanca, Celoya, Villa de Léon dans une plaine féconde en blé, San-Miguel-el-Grande, célèbre par l’industrie de ses habitans qui fabriquent des toiles de coton, sont d’autres villes de cette province.

La province de la Puébla est une des plus fertiles et des mieux cultivées. Elle contient la Puébla de los Angelos, qui a dérobé le titre de capitale à Tlascala, Cholula, Goacocingo, Segura de la Frontera ou Tepeaca, Atlixco et Tehuacan.

Tlascala est située sur le bord d’une rivière qui sort d’une montagne nommée Atlancatepèque, et qui, arrosant la plus grande partie de la province, va se jeter dans le grand Océan. Gemelli voulut voir les restes d’une république qui avait résisté de tout temps aux armes de l’empire mexicain, et qui avait aidé Cortez à le détruire. En venant à Mexico, il avait passé par Mexicalsingo, qui n’est aujourd’hui qu’un village ; par Iztacpalapa et Chalco, qui ne soutiennent pas mieux leur ancienne réputation ; par Cordova, Rio-Frio, Temolucca et San-Martino, qui ne sont que des hameaux ou de mauvaises hôtelleries. Il ne lui restait que trois lieues, qu’il fit par des plaines marécageuses ; et, passant la rivière à gué, il entra dans une ville qu’il ne trouva pas différente d’un village. Le couvent des Cordeliers, et la figure du vaisseau qui apporta Cortez à la Vera-Cruz, gravée sur les murs de l’église paroissiale, furent les seuls objets qui lui parurent dignes de son attention. Cholula, que sa curiosité lui fit aussi visiter entre Tlascala et Puébla de los Angelos, a du moins l’avantage d’être rempli de beaux jardins, et quoiqu’il ne mérite pas non plus le nom de ville, il est habité par quantité de riches marchands.

La province de Vera-Cruz, située le long du golfe du Mexique, est montagneuse, mais enrichie par la nature des productions les plus précieuses. L’ancienne Vera-Cruz, qui, dans son origine, avait été nommée aussi Villa-Rica, et qu’on appelle aujourd’hui ordinairement Vera-Cruz Vieja, pour la distinguer de la nouvelle, est située dans une grande plaine : elle a d’un côté la rivière ; et de l’autre des campagnes couvertes de sable, que la violence des vents y pousse des bords de la mer. Ainsi le terroir est inculte aux environs ; entre la mer et la ville est une espèce de bruyère : la rivière coule au sud ; et, pendant une partie de l’année, elle est presque sans eau ; mais elle est assez forte en hiver pour recevoir toutes sortes de bâtimens.

La ville contient encore quatre ou cinq cents maisons ; une grande place qui en fait le centre offre quelques arbres d’une prodigieuse grandeur. L’air est si malsain dans l’intérieur des murs, que les femmes quittent toujours la ville dans le temps de leurs couches, parce que ni elles ni les enfans qu’elles mettent au monde ne peuvent alors résister à l’infection ; et, par un usage extrêmement singulier, on fait passer le matin dans toutes les rues des troupes de bestiaux fort nombreuses, pour leur faire emporter les pernicieuses vapeurs qu’on croit sorties de la terre.

Villa-Rica, ou la vieille Vera-Cruz, étant dans cette mer, le port le plus voisin de Mexico qui n’en est éloigné que de soixante lieues d’Espagne, on a continué fort long-temps d’y décharger les vaisseaux ; ensuite les dangers du port ont fait penser à choisir un autre lieu. Avant qu’on se fût déterminé à ce changement, les plus riches négocians ne venaient à l’ancienne ville que dans le temps où les flottes arrivaient d’Espagne : ils faisaient leur séjour habituel à Xalapa, ville située à seize milles de la mer, sur le chemin de Mexico ; mais, comme ils avaient besoin à cette distance de quatre ou cinq mois pour décharger les vaisseaux, et pour transporter les marchandises, une incommodité si nuisible au commerce les fit penser à prendre un lieu nommé Buytron, situé à dix-sept ou dix-huit milles plus bas sur la même côte, vis-à-vis de l’île Saint-Jean-d’Ulua, qui n’est guère à plus de huit cents pas du rivage. Outre la défense que le port y reçoit de cette île contre la fureur des vents du nord, on trouva qu’il n’y fallait que six semaines pour décharger les vaisseaux, et ces deux avantages firent prendre la résolution d’y bâtir une ville, qui est aujourd’hui Vera-Cruz.

En approchant de l’île d’Ulua, qui est à l’entrée du port, ou plutôt qui sert à le former, sa situation fait juger qu’il serait dangereux d’y vouloir entrer dans l’obscurité. On découvre à fleur d’eau quantité de petites roches, qui n’ont au-dehors que la grosseur d’un tonneau : l’île n’est elle-même qu’un rocher fort bas, qui n’a que la longueur d’un trait de flèche dans toutes ses dimensions. Ces défenses naturelles font la force de la ville ; cependant l’île d’Ulua contient un château carré qui en couvre presque toute la surface ; il est bien bâti, et gardé par quelques soldats, avec quatre-vingt-cinq pièces de canon et quatre mortiers. Les Espagnols confessent qu’il doit son origine à la crainte qu’ils eurent, en 1568, de Hawkins, capitaine anglais ; et Thompson, voyageur de la même nation, nous apprend, en effet, dans sa relation, qu’en 1556 il ne trouva dans l’île, qu’une petite maison avec une chapelle seulement ; du côté qui fait face à la terre, on avait construit un quai de grosses pierres en forme de mur fort épais, pour se dispenser d’y entretenir, comme on l’avait fait long-temps, vingt nègres des plus vigoureux, qui réparaient continuellement les brèches que la mer et le mauvais temps faisaient à l’île. Dans ce mur, ou dans ce quai, on avait entremêlé des barres de fer avec de gros anneaux auxquels les vaisseaux étaient attachés par des chaînes ; de sorte qu’ils étaient si près de l’île, que les matelots pouvaient sauter du pont sur le quai. Il avait été commencé par le vice-roi don Antoine de Mendoza, qui avait fait construire deux boulevarts aux extrémités. Hawkes, qui fit un voyage dans le golfe, en 1572, rapporte qu’on s’occupait alors à bâtir le château ; et Philips raconte qu’il était fini en 1582. C’est donc cette île qui défend les vaisseaux contre les vents du nord, dont la violence est extrême sur cette cote. On n’oserait mouiller au milieu du port même, ni dans un autre lieu, qu’à l’abri du roc d’Ulua : à peine y est-on en sûreté avec le secours des ancres et l’appui des anneaux qui sont aux murs du château. Il arrive quelquefois que la force du vent rompt tous les câbles, arrache les vaisseaux et les précipite contre les autres rochers, ou les pousse dans l’Océan : ces vents furieux ont emporté quelquefois des vaisseaux et des maisons bien loin dans les terres. Ils causent les mêmes ravages dans toutes les parties du golfe. Une tempête en fait souvent traverser toute l’étendue au navire le plus pesant. Depuis le mois de mars jusqu’au mois de septembre, les vents y soufflent entre le nord-est et le sud-est ; mais, depuis septembre jusqu’au mois de mars, c’est le vent du nord qui règne et qui produit d’affreux orages, surtout aux mois de novembre, de décembre et de janvier. Cependant il y a des intervalles de beau temps, sans quoi l’on n’oserait entreprendre de naviguer dans cette mer ; les marées mêmes et les courans y ont peu de régularité.

Le port de Vera-Cruz ne petit contenir aisément plus de trente ou trente-cinq vaisseaux : on y entre par deux canaux, l’un au nord, l’autre au sud. Outre l’île de Saint-Jean-d’Ulua, il en renferme trois ou quatre petites que les Espagnols nomment Cayos, les Français Cayes, les Anglais Keys ou Clefs. La ville est située dans une plaine sablonneuse et stérile, environnée de montagnes au-delà desquelles on trouve des bois et des prairies pleines de bestiaux. Du côté du sud sont de grands marais qui contribuent beaucoup à rendre l’air malsain. Le vent du nord poussé, comme à Villa-Rica, tant de sable du bord de la mer, que les murs de la ville en sont presque entièrement couverts. Les églises sont ornées d’argenterie, et les maisons de porcelaine et de meubles de la Chine. Il y a peu de noblesse à Vera-Cruz ; mais les négocians y sont si riches, qu’il y a peu de villes aussi opulentes dans l’univers. Le nombre des Espagnols ne passe pas trois mille, la plupart mulâtres, quoiqu’ils affectent de se nommer blancs, autant parce qu’ils se croient honorés de ce titre que pour se distinguer des Américains et des esclaves nègres. On ne passe point pour un homme de considération parmi eux lorsqu’on n’est pas riche de cinq ou six cent mille piastres. Leur sobriété va si loin, qu’ils se nourrissent presque uniquement de chocolat et de confitures. Les hommes sont fiers, et les femmes vivent retirées dans leurs appartemens d’en-haut, pour éviter la vue des étrangers, qu’elles verraient néanmoins volontiers, si leurs maris leur en laissaient la liberté. Si elles sortent quelquefois, c’est dans une voiture, et celles qui n’en ont point sont couvertes d’une grande mante de soie qui leur pend de la tête jusqu’aux pieds, avec une petite ouverture du côté droit, pour les aider à se conduire. Dans l’intérieur des maisons, elles ne portent sur leur chemise qu’un petit corset de soie, lacé d’un trait d’or ou d’argent ; et, pour toute coiffure, leurs cheveux sont noués d’un ruban sur la tête : avec un habillement si simple, elles ne laissent pas d’avoir une chaîne d’or autour du cou, des bracelets du même métal aux poignets, et des émeraudes fort précieuses aux oreilles. Les hommes entendent fort bien le commerce ; mais leur indolence naturelle leur donne de l’aversion pour le travail. On leur voit sans cesse des chapelets et des reliquaires aux bras et au cou. Toutes leurs maisons sont remplies de figures et d’images de saints.

L’air est aussi chaud que malsain à Vera-Cruz, par toutes sortes de vents, excepté celui du nord, qui souffle ordinairement une fois tous les huit jours, et qui dure l’espace de vingt ou vingt-quatre heures. Il est alors si violent, qu’on ne peut pas sortir d’un vaisseau pour aller à terre, et le froid qu’il porte avec lui est perçant. Le temps où l’air est le plus malsain, est depuis le mois d’avril jusqu’au mois de novembre, parce qu’alors les pluies sont continuelles. Depuis novembre jusqu’au mois d’avril, le vent et le soleil, qui se tempèrent mutuellement, rendent le pays fort agréable. Ce climat chaud et malsain règne dans l’espace de quinze à vingt milles, en allant vers Mexico ; après quoi l’on se trouve dans un air plus tempéré. Les fruits, quoique excellens, y causent des flux dangereux, parce que tout le monde en mange avec excès, et qu’ensuite on boit trop avidement de l’eau. La plupart des vaisseaux étrangers perdent ainsi dans le port de Vera-Cruz une partie de leurs équipages ; mais les habitans mêmes ne tirent là-dessus aucun avantage de l’expérience. On découvre de la ville deux montagnes couvertes de neiges, dont le sommet est caché dans les nues, et qu’on voit distinctement dans un temps clair, quoiqu’elles soient à plus de quarante milles sur la route de Mexico. C’est là que commence proprement la différence du climat.

Vera-Cruz est le principal port de la Nouvelle-Espagne dans le golfe. C’est là que se rendent toutes les richesses des Indes orientales arrivées au port d’Acapulco par les vaisseaux qui viennent des Philippines. C’est le centre naturel de toutes celles de l’Amérique ; et la flotte y apporte annuellement d’Espagne des marchandises d’une immense valeur. Le commerce de Vera-Cruz avec Mexico ; par Mexico, avec les Indes orientales ; avec le Pérou, par Porto-Bello ; avec toutes les petites Antilles, par Carthagène ; avec Zapotecas, Saint-Alphonse et Guaxaca, par la rivière d’Alvarado ; avec Tabasco, Los Zeques et Chiapa dos Indos par la rivière de Grijalva ; enfin celui de la Vieille-Espagne, de Cuba, d’Espagnola, de l’Yucatan, rendent cette ville si riche, qu’elle peut passer pour le centre de tous les trésors et de toutes les marchandises des deux Indes. Comme le mauvais air est la cause du petit nombre de ses habitans, leur petit nombre fait aussi qu’ils sont extrêmement riches, et qu’ils le seraient encore plus, s’ils n’avaient pas souffert des pertes irréparables causées par de fréquens incendies. Les marchandises qui viennent de l’Europe sont transportées de Vera-Cruz à Mexico, Xalapa, Puébla-de-los-Angelos, Zacatecas, San-Martino, et d’autres lieux, sur le dos des chevaux et des mulets, ou sur des chariots traînés par des bœufs. La foire ressemble à celle de Porto-Bello, mais elle dure plus long-temps ; car le départ de la flotte, quoique fixé au mois de mai, est quelquefois différé jusqu’au mois d’août. On n’embarque l’or et l’argent que peu de jours avant qu’on mette à la voile. Autrefois le trésor royal était envoyé de Mexico pour attendre de Vera-Cruz l’arrivée de la flotte : mais depuis que cette place fut surprise et pillée, en 1683, par les boucaniers, il s’arrêta à Puébla-de-los-Angelos, ou il demeure jusqu’à l’arrivée des vaisseaux ; et, sur l’avis qu’on reçoit de Vera-Cruz, on l’y transporte pour l’embarquer sur-le-champ.

Les autres villes de cette province sont : Xalapa, dans les montagnes ; Perote, Cordoba, Orizaba, Tlacotapan, et Tabasco. Cette ville fut la première conquête des Espagnols sur cette côte, ce qui la fait nommer aussi Nuestra Signora de la Victoria. Elle est à 18 degrés de latitude nord ; sa rivière, qui se nomme aussi Tabasco, ou Grijalva, forme avec celle de Saint-Pierre et Saint-Paul une île d’environ douze lieues de long et quatre de large.

La province de Guaxaca, qui tire ce nom de sa capitale appelée Antequera au commencement de la conquête, contient quelques autres villes, dont les principales sont Nixapa, San-Miguel de Chimalpa, Aguatulco ou Guatulco, Tuculula, San-Antonio de Loscuez, Capalita et Tecoantepèque. Le pays est extrêmement fertile en froment, en maïs, en cochenille et en cacao. Quelques ports qu’il a sur le grand Océan lui ouvrent des relations de commerce avec le Pérou. Il s’y trouve d’ailleurs des mines d’or et d’argent. C’est dans la partie méridionale de cette province que se trouvent les fameuses montagnes Quélenès, sur la route de Chiapa. Gage, qui les traversa, fait un récit très-curieux des dangers qu’il y courut. Nous ne changerons rien à sa narration.

« Quoique ces montagnes se fassent assez remarquer par le grand nombre de leurs pointes aiguës, et qu’elles soient composées de quantité de têtes qui se joignent sous le nom de Quélenès, on ne connaît bien que celle qu’on appelle Maquilapa, parce que c’est la seule qu’on puisse traverser pour entrer dans la province de Chiapa. Après dîner, nous commençâmes à monter cette haute et raboteuse montagne, et nous nous arrêtâmes le soir dans un lieu plat qui ressemble à un pré, et qui est situé sur le penchant. Nos guides nous firent observer qu’il y avait apparence de beau temps pour le lendemain. Nous soupâmes joyeusement, et, dans cette espérance, les provisions furent peu ménagées. Nos mulets trouvèrent aussi de quoi paître. La nuit venue, nous nous endormîmes agréablement au bruit des ruisseaux qui coulaient entre les arbres. L’air du matin nous paraissant aussi calme que celui du jour précédent, nous achevâmes de manger ce qui nous restait de vivres, pour être en état d’avancer plus légèrement ; mais nous n’eûmes pas fait mille pas en continuant de monter que nous entendîmes le vent qui commençait à souffler. Il devint plus impétueux à chaque pas que nous faisions, et bientôt il le fut tellement, que nous demeurâmes incertains si nous devions retourner sur nos traces ou nous arrêter. Cependant les guides excitèrent notre courage en nous disant que nous avions déjà fait la moitié du chemin. Ils nous assurèrent que ce qui pouvait nous arriver de pis, était de nous voir forcés de nous reposer un mille plus loin, près d’une fontaine, et dans une loge qu’on avait dressée sous des arbres pour les voyageurs qui se trouvaient surpris par la nuit ou par la force du vent.

« Nous montâmes avec beaucoup de peine jusqu’au lieu qu’on nous annonçait, et nous le trouvâmes tel qu’on nous l’avait représenté. La fontaine et la loge nous furent également agréables ; mais le vent, dont la violence ne faisait qu’augmenter, redoubla tellement nos craintes, qu’aucun de nous ne se sentit la hardiesse d’avancer ni de retourner en arrière. La nuit approchait, il ne nous restait rien pour souper. Tandis que nous nous regardions les uns les autres sans savoir comment nous apaiserions la faim qui commençait à nous presser, nous aperçûmes entre les arbres un citronnier chargé de fruits. Les citrons étaient aigres ; mais nous ne laissâmes point d’en manger avidement, assez satisfaits de la facilité que nous avions à les cueillir. Vers la pointe du jour, le vent devint encore plus impétueux. Il était impossible d’avancer en montant, et presque aussi dangereux de descendre. Nous nous déterminâmes, par le conseil même de nos guides, à passer plutôt le jour entier dans la loge que de hasarder témérairement notre vie. Les citrons aigres et l’eau de fontaine furent notre seule nourriture. Cependant j’observai que les Américains mettaient dans leur eau une poudre dont ils avaient quelques sachets pleins. Ils avouèrent que c’était de la poudre de leurs gâteaux de maïs, dont ils étaient accoutumés à faire une petite provision pour ce voyage. Nous en achetâmes d’eux un sachet, qu’ils nous firent payer vingt fois au-dessus de son prix. Ce faible secours nous soutint pendant tout le jour ; et, vers le soir, nous nous endormîmes, dans la résolution de braver le lendemain tous les dangers, soit pour arriver au sommet de la montagne, soit pour retourner à Tecoantepèque. Le vent ayant paru diminuer un peu dans le cours de la nuit suivante, nous nous disposions à partir le matin pour avancer, lorsqu’il redevint plus violent. Nous attendîmes jusqu’à midi. Comme il ne faisait qu’augmenter, l’impatience d’un de nos compagnons lui fit prendre le parti de monter à pied un mille ou deux plus haut pour observer les passages, et nous en faire son rapport, dans l’idée qu’on avait pu grossir le danger. Il revint deux heures après, et nous dit que nous pouvions monter sans crainte en conduisant nos mulets par la bride ; mais les Américains étaient d’un autre avis : ce qui nous fit passer le reste du jour en contestation. L’eau, les citrons aigres et la poudre de maïs furent encore notre unique ressource ; mais on ne s’endormit qu’après avoir absolument résolu d’affronter toutes les difficultés, si le vent n’était pas changé le lendemain. Il se trouva le même le jeudi au matin, qui était le cinquième jour. Alors notre courage fut excité si vivement par la faim, qu’après avoir invoqué celui qui commande à la mer et aux vents, nous montâmes sur nos mulets pour nous avancer vers le sommet de la montagne. Ce ne fut pas sans avoir écrit sur l’ écorce d’un grand arbre nos noms et le nombre de jours que nous avions passés à jeun dans la loge.

« Nous marchâmes assez long-temps, avec le seul embarras de résister au vent. Les bords de quelques sentiers étroits et taillés dans les rochers servaient à nous soutenir, et nous causaient moins de crainte que de fatigue. Aussi quittâmes-nous nos mulets pour marcher à pied, et le chemin nous en parut plus facile ; mais, lorsque nous fûmes au sommet de Maquilapa, dans la langue du pays, une tête sans poil, nous reconnûmes la grandeur du péril dont on nous avait menacés. Nous regrettâmes la loge et nos citrons aigres. Cette terrible hauteur est véritablement chauve, c’est-à-dire sans arbres, sans pierres et sans la moindre inégalité qui puisse servir d’abri. Elle n’a pas plus de deux cent cinquante pas de long ; mais elle est si étroite, si rase et si élevée, qu’on se sent tourner la tête en y arrivant. Si l’on jette les yeux d’un côté, on découvre la vaste mer du Sud si fort, au-dessous de soi, que la vue en est éblouie. De l’autre côté, on n’aperçoit que des pointes de rochers et des précipices de deux ou trois lieues de profondeur. Entre deux spectacles si capables de glacer le sang, le passage ou le chemin n’a pas, dans quelques endroits, plus d’une toise de largeur. Quoique le vent fût diminué, nous n’eûmes pas la hardiesse de passer sur nos mulets. Nous en laissâmes la conduite aux Américains, et, nous courbant sur les mains et les genoux, sans oser jeter un regard de l’un ni de l’autre côté, nous passâmes aussi vite qu’il nous fut possible, l’un après l’autre, sur les traces et dans la posture des bêtes qui passèrent devant nous. Aussitôt que nous nous vîmes dans un lieu plus large, entre des arbres, où la crainte nous permit de nous relever, nous regardâmes plus hardiment derrière nous ; mais nos premières réflexions tombèrent sur notre folie qui nous avait fait prendre un si dangereux chemin pour gagner quelques jours de route que nous n’avions pas moins perdus. De là nous nous rendîmes sans peine à la ferme de don Juan de Tolède, où, dans l’affaiblissement de nos forces par le jeûne, la fatigue et la crainte, notre estomac eut besoin de quelque temps pour souffrir d’autre nourriture que des bouillons et du vin. »

L’Yucatan est une presqu’île située entre les golfes de Campêche et de Honduras. Sa capitale, nommée Mérida, résidence du gouverneur et de l’évêque de la province, est à douze lieues de la mer, à 20 degrés 10 minutes de latitude nord ; elle est peuplée d’un mélange d’Espagnols et d’Américains : Campêche, Valladolid et Simancas sont ses autres villes. La première, qui se nomme aussi San-Francisco, est célèbre par le commerce du bois de teinture. Sa situation est sur la côte orientale de la baie de Campêche à 19 degrés 20 minutes de latitude. Quoique les Espagnols l’eussent rendue capable de défense, elle n’a pas résisté aux flibustiers qui l’ont surprise plusieurs fois, surtout en 1685, qu’ils la brûlèrent, après en avoir fait sauter la citadelle. On place Valladolid sur les confins de Nicaragua, à 13 degrés 30 minutes.

Toutes les terres près de la mer ou des lacs sont chargées de mangliers, et toujours humides ; mais un peu plus avant, dans l’intérieur de la presqu’île, le terrain est sec et ferme, et n’est jamais inondé que dans la saison des pluies. C’est une argile forte et jaunâtre, couverte d’une terre noire sans profondeur. Il y croît quantité d’arbres de différentes espèces ; ceux qui servent à la teinture, et qu’on appelle bois de Campêche, y profitent le mieux ; l’on n’en trouve pas dans les lieux où la terre est plus grasse ; ils ressemblent assez à l’aubépine ; mais ils sont beaucoup plus gros. L’écorce des jeunes branches est blanche, polie, et armée d’épines ; le tronc et les vieilles branches sont noirâtres ; l’écorce en est plus raboteuse, et presque sans aucune épine. On choisit, pour la coupe, les vieux arbres qui ont l’écorce noire, parce qu’ils ont moins d’aubier, et qu’ils donnent peu de peine à les couper ou à les réduire en morceaux ; l’aubier en est blanc jaunâtre, et le cœur rouge : c’est le cœur dépouillé de son aubier que l’on transporte en Europe, et que l’on emploie à la teinture. Quelque temps après qu’il est coupé, il devient noir ; s’il est mis dans l’eau, il lui donne une si vive couleur d’encre, qu’on s’en sert fort bien pour écrire. Entre ces arbres, il s’en trouve de cinq ou de six pieds de circonférence, dont on a beaucoup de peine à faire des bûches qui n’excèdent point la charge d’un homme ; aussi les fait-on éclater avec de la poudre. Le bois est fort pesant ; il brûle fort bien et fait un feu clair, ardent et de longue durée. Les flibustiers se servaient de ce feu pour endurcir le canon de leurs fusils, lorsqu’ils s’apercevaient de quelque défaut dans le fer. Dampierre est persuadé que le véritable bois de Campêche ne croît que dans l’Yucatan. Les principaux endroits où il se trouve sont le cap de Catoche, et la partie méridionale du pays sur le golfe de Honduras.

Les provinces ou intendances dont nous venons de parler ressortent de l’audience de Mexico.

Les provinces de l’audience de Guadalajara sont situées plus au nord.

La province qui donne son nom à l’audience, et qui tire le sien de sa capitale, est représentée comme un pays sain et fertile, où l’on trouve des mines d’argent. La ville de Guadalajara est située sur la rivière de Barania, qui va se perdre soixante lieues au-dessous dans le grand Océan. C’est le siége du gouverneur de la province, et d’un évêque suffragant de l’archevêché de Mexico. On la place à 21° 19′ de latitude ; son éloignement de Mexico est d’environ quatre-vingt-dix lieues. San-Blas est un port sur le grand Océan, dans un canton malsain. Compostela, Aguas Calientes, Villa de Purificacion et Colima, sont d’autres villes de cette province.

C’est dans la province de Guadalajara, à 20° 25′ du nord, suivant Dampier, qu’est situé le cap de Corrientes, d’où la plupart des aventuriers ont marqué le point de leur départ pour passer de la mer du Sud aux Indes orientales. C’est à l’autre extrémité de cette province qu’il faut placer le volcan de Colima, dont le même voyageur fait la description suivante : « Nous vîmes le volcan de Colima. C’est une fort haute montagne vers les 18° 36′ du nord, à cinq ou six lieues de la mer, et au milieu d’un agréable vallon. On y voit deux petites pointes, de chacune desquelles sortent toujours des flammes ou de la fumée. La ville du même nom est dans une vallée voisine, qui passe pour la plus agréable et la plus fertile du Mexique. Elle n’a pas moins de dix lieues de large, près de la mer, où elle forme une petite baie. On assure que la ville est grande et riche. »

Zacatecas tire son nom de celui de ses anciens habitans. Sa capitale est un des endroits de mines les plus célèbres du Mexique, et ses autres villes sont : Xérès, Fresnillo, Sierra de Pinos, et Sombrereté, célèbre par ses mines d’argent. Le pays est sec et montagneux, mais fertile dans les vallées, et très-riche en mines.

La Nueva-Biscaia, ou Nouvelle-Biscaye, nommée aussi Durango, d’après sa capitale, a plusieurs mines d’argent. Nombre de Dios et Saltillo sont encore des villes de cette province très-vaste, mais mal peuplé.

L’intendance de Sonora sur la mer de Californie, est moins peuplée que la précédente ; l’air y est fort sain ; le sol fertile, et bien arrosé par de grandes rivières. Il y a des mines très-riches ; celles de Sonora donnent de l’or : Arispe en est la capitale.

Les provinces de Culiacan, Cinaloa et Hostimuri, relèvent de cette intendance, et renferment des villes importantes. Sur les côtes de Culiacan, les forêts de goyaviers, de citronniers et d’orangers, commencent à devenir communes ; mais dans l’intérieur s’élèvent des montagnes froides et arides.

La Vieille-Californie est une longue presqu’île d’une largeur peu considérable, entourée à l’est par la mer Vermeille ou golfe de Californie, et du sud à l’ouest par le grand Océan. On ne trouve pas de ville dans ce pays sablonneux, aride et chaud. Dans les endroits très-peu nombreux où il se trouve de l’eau et de la terre végétale, les fruits, le blé et la vigne réussissent à merveille. Le seul avantage dont il puisse se vanter est la pureté de son atmosphère, qui n’est presque jamais troublée par les nuages. Le gouverneur réside à Loretto, bourgade de mille habitans. La pointe la plus méridionale est le cap San-Lucar, situé par 22° 52′ de latitude nord.

La Nouvelle-Californie a un ciel brumeux et humide ; mais le climat y est extrêmement doux, la végétation très-vigoureuse, le sol fertile et bien arrosé. On y cultive avec succès la vigne, l’olivier, le froment. San-Claros-de-Monterey, qui a un port médiocre sur le grand Océan, est la résidence du gouverneur.

Il faut, en allant à l’est, traverser des pays habités par des Indiens libres pour arriver à la province du Nouveau-Mexique la plus septentrionale de la vice-royauté. Elle est fertile ; le climat y est froid. Jusqu’à présent l’on n’y a pas découvert de mines. Elle est traversée dans sa longueur par le Rio-del-Norte, et faiblement peuplée ; Santa-Fé sa capitale, Albuquerque et Taos en sont les seules villes. Les campagnes sont souvent ravagées par les tribus indiennes qui environnent la province ; elle renferme plusieurs espaces déserts, celui que l’on appelle le Muerto a plus de trente lieues de long et la sépare de la nouvelle-Biscaye.

Les provinces de San-Luis-Potosi, Nouveau-Léon, Nouveau-San-Ander, Coahuila et Taxas, composent l’intendance de San-Luis-Potosi, pays plus étendu que toute l’Espagne européenne. Mais cette région immense, qui occupe plus de trois cents lieues de côtes sur le golfe du Mexique, doué par la nature des productions les plus précieuses, située sous un climat heureux, n’est encore en grande partie qu’un désert. La province de San-Luis, voisine de Zacatecas, est montagneuse ; le pays haut est froid. La capitale de même nom compte douze mille habitans ; plus au nord, sont les riches mines d’argent de Catorce. Les autres provinces de l’ntendance offrent un terrain généralement bas et uni. Le climat y est assez inégal, très-chaud en été, d’une fraîcheur extraordinaire en hiver. La mer y est peu profonde le long des côtes. Les limites septentrionales de cette intendance, touchant à des pays déserts ou habités par des Indiens indépendans, ne sont pas déterminées ; il en est à peu près de même de celles de l’orient, ou le Texas touche à la Louisiane, un des États-Unis de l’Amérique. Les habitans de cette république convoitent le Texas, qui a reçu officiellement de la cour d’Espagne le nom de Nouvelle-Estramadoure, et dont la capitale est San-Antonio de Béjar, village formé de cabanes en terre couvertes de gazon. Des indices de mines, de belles forêts, un soi gras, un climat généralement salubre, attirent dans ces cantons les aventuriers américains. On sait que, des Français ayant voulu y former une colonie en 1817, le gouvernement du Mexique s’opposa de tout son pouvoir à cette tentative, qui échoua.

Le nom de Guatimala, c’est-à-dire, lieu planté d’arbres, n’appartenait d’abord qu’à un seul district. Il a été ensuite étendu à une capitainerie générale qui porte le titre de royaume. C’est un plateau élevé, traversé par une chaîne de montagnes très-hautes qui renferment des volcans, et arrosé par quelques fleuves côtiers.

La province de Chiapa, la plus septentrionale de ce royaume, est connue par la description de Gage, qui profita d’un assez long séjour dans la capitale pour connaître les richesses et le gouvernement du pays. On doit se rappeler que, dans la description de la province de Guaxaca, nous avons suivi ce voyageur jusqu’au sommet des Quélenès. Il descendit de là au bourg d’Acapala, situé sur la même, rivière qui passe à Chiapa el Réal ; il passa par deux petites villes espagnoles, nommées Saint-Christophe et Saint-Philippe, d’où il se rendit à Chiapa dos Indos, qui est à douze lieues de l’autre.

Ainsi cette province a deux villes principales qui lui doivent leur nom, ou dont elle tire le sien. Quoique, dans l’opinion des Espagnols, elle soit une des plus pauvres de l’Amérique, parce qu’on n’y a point encore découvert de mines, ni trouvé de sable d’or dans les rivières, et qu’elle n’a aucun port sur la mer du Sud, Gage assure qu’elle l’emporte sur beaucoup d’autres par la grandeur de ses villes et de ses bourgs, sans compter qu’étant placée entre celles de Mexico, Guaxaca, Soconusco, Guatimala, Merida, Yucatan et Tabasco, elle tire un grand avantage de cette situation. Le même voyageur ajoute que c’est une des clefs de la Nouvelle-Espagne, parce qu’on y peut entrer par la rivière de Tabasco et par l’Yucatan, et se trouver ainsi comme au centre de cette grande région.

Chiapa dos Indos est une des plus grandes villes que les Indiens aient dans tout le continent. On y compte au moins quatre mille familles, et les rois d’Espagne l’ont distinguée par divers priviléges. Mais, quoiqu’elle soit gouvernée par des Indiens, elle dépend du gouverneur de Chiapa el Réal, qui nomme à son gré des officiers de cette nation, et qui doit veiller sur leur conduite. Le principal, qu’on honore aussi du titre de gouverneur, est en possession depuis long-temps du droit de porter l’épée et le poignard. Celui qui était revêtu de cette dignité du temps de Gage se nommait don Philippe de Guzman. Il était si riche, qu’ayant gagné un procès à la chancellerie de Guatimala pour la défense des priviléges de sa ville, il donna, sur terre et sur l’eau, des fêtes aussi magnifiques que celles de la cour d’Espagne. Il n’y a point de ville où l’on trouve autant de noblesse américaine qu’à Chiapa dos Indos.

« Le pays des Zoques, qui fait la plus riche partie de la province, s’étend d’un côté jusqu’à la rivière de Tabasco, d’où les marchandises du pays se transportent à Vera-Cruz par la rivière de Grijalva. Il commerce aussi avec l’Yucatan, par le havre de Puerto-Réal ; mais Gage ajoute que les Espagnols y vivent dans la crainte continuelle de quelque invasion, à laquelle il leur serait difficile de s’opposer. Il est persuadé qu’ils n’ont dû leur tranquillité jusqu’à présent qu’à la chaleur du climat, à l’incommodité des mosquites, et peut-être au peu de profondeur de la rivière de Grijalva, qui ont empêché les Anglais et les Hollandais de pénétrer jusque dans le sein du pays, obstacles légers, et qui ne devaient pas leur faire abandonner une si belle entreprise.

» Les bourgades des Zoques ne sont pas grandes ; mais elles sont riches, parce qu’elles recueillent quantité de soie et la meilleure cochenille de toute l’Amérique. On y voit peu d’Indiens dont les vergers ne soient bien plantés des arbres qui fournissent ces deux précieuses marchandises. Ils font des tapis de toutes sortes de couleurs, que les Espagnols achètent pour l’Espagne. Ces ouvrages sont d’une beauté qui pourrait servir de modèle aux meilleurs ouvriers de l’Europe. Les habitans des Zoques sont ingénieux et de belle taille. Le climat est chaud vers Tabasco ; mais l’intérieur du pays jouit d’un air plus tempéré.

» Le pays qu’on nomme les Zeldales, est situé derrière celui des Zoques. Il s’étend depuis le golfe du Mexique jusqu’à la province de Chiapa ; et dans quelques endroits, vers le nord-ouest, il touche au canton de Comitlan. Vers le sud-ouest, il touche à des terres qui n’ont pas encore subi le joug de l’Espagne, et dont les habitans font souvent des courses sur les peuples soumis. La principale ville des Zoques se nomme Ococingo, et sert de frontière contre ces ennemis. Ce pays est estimé des Espagnols, parce qu’il produit quantité de cacao, qu’ils recherchent beaucoup, et de graine d’achiote ou rocou, qu’ils emploient à colorer le chocolat. Les bestiaux, la volaille, le gibier, le maïs et le miel sont fort communs dans les Zoques. Quoique la plus grande partie du pays soit haute et montagneuse, Ococingo est situé dans une belle vallée, où se réunissent plusieurs ruisseaux d’eau douce, qui ont fait croire ce lieu propre à la culture du sucre. Gage y vit commencer une machine dont on se promettait autant de profit que des moulins à sucre de Chiapa dos Indos. On y avait aussi du froment, qui y croît fort bien, et dont la qualité se trouve excellente.

» On donne à la province de Vera-Paz environ trente-cinq lieues de long sur la même largeur. Elle est bordée au nord par l’Yucatan, à l’est par le Honduras, au sud par la province de Guatimala, à l’ouest par celle de Chiapa. C’est un pays montagneux et rempli de bois, qui produit néanmoins du maïs, et tout ce qui est nécessaire à la vie. Son nom lui vient de la facilité avec laquelle il se soumit aux Espagnols lorsqu’ils eurent achevé la conquête de Guatimala et des pays voisins. Cependant il est resté, entre cette province et celle de l’Yucatan, une région qu’ils n’ont encore pu subjuguer, malgré l’intérêt qu’ils ont à s’ouvrir un chemin de ce côté-là jusqu’à Campêche, ville de l’Yucatan, qui fournirait aux négocians de Vera-Paz et de Guatimala une voie plus sûre que le golfe de Honduras pour conduire leurs marchandises à la Havane. Gage raconte que François Moran, religieux de ses amis, hasarda de traverser avec deux ou trois Indiens tout ce pays jusqu’à Campêche, où il trouva quelques Espagnols qui admirèrent son audace. Étant retourné ensuite à Vera-Paz, il se loua du traitement qu’il avait reçu des habitans ; mais, comme il entendait leur langue, il avait découvert que le motif qu’ils avaient eu pour le traiter avec tant de douceur était la crainte d’exciter les Espagnols à reprendre les armes contre leur nation. Il assura que leur pays était incomparablement meilleur que la partie de cette province dont les Espagnols sont en possession, et qu’il y avait vu, dans une belle vallée, sur le bord d’un grand lac, une ville qui ne contenait pas moins de douze mille habitans. La connaissance qu’il avait acquise du pays le fit passer en Espagne pour engager la cour à tenter encore une fois cette conquête. On n’a point appris, continue Gage, que son zèle ait eu le succès qu’il s’était promis. Mais, quoique cette barrière subsiste toujours entre Vera-Paz et l’Yucatan, les Espagnols de Vera-Paz ont, d’un autre côté, le passage libre pour se rendre au golfe de Honduras, d’où ils apportent assez facilement les marchandises qui leur viennent par les vaisseaux d’Espagne.

» La province de Guatimala est une des plus grandes et des plus riches de la Nouvelle-Espagne.

» Depuis Tecoantepèque, dans la province de Guaxaca, on rencontre une étendue de cent vingt lieues de côte, sans aucun port jusqu’au havre de la Trinité. Cependant toute cette côte est fort riche par la culture de l’indigo, qui passe dans le golfe de Honduras pour être transporté en Espagne, et par la multitude de ses bestiaux. Mais la principale partie de Guatimala est celle qui s’étend à l’est vers Golpho-Dolce, grand lac navigable qui a son embouchure dans le golfe de Honduras. C’est la plus fréquentée des marchands et des voyageurs, parce que Mexico est à trois cents lieues au nord de la capitale de cette province, et que ce lac n’en est éloigné que de soixante, sans aucun embarras sur la route, avec l’avantage d’ouvrir une voie continuelle pour le commerce avec l’Espagne. Dans le cours de juillet et d’août, il y aborde ordinairement deux ou trois navires qui déchargent leurs marchandises au bourg de Saint-Thomas de Castille, dans de grands magasins bâtis exprès pour la conservation de ce dépôt : ils se chargent de celles qu’on y envoie de Guatimala, et qui attendent quelquefois leur arrivée pendant deux ou trois mois.

» Saint-Jacques de Guatimala (c’est le nom que lui donnent les Espagnols) est situé dans une vallée qui n’a pas tout-à-fait une lieue de largeur, et qui est bordée des deux côtés par de hautes montagnes. Les deux qui s’approchent le plus de la vallée et de la ville portent le nom de volcans, quoiqu’il convienne peu à l’une, qui n’est, suivant l’expression de Gage, qu’un volcan d’eau ; mais l’autre est un volcan réel qui brûle et qui vomit du feu ; elles sont à peu près vis-à-vis l’une de l’autre, des deux côtés de la vallée. La montagne qui lance des torrens d’eau, est au sud de la ville, au-dessus de laquelle ses flancs perpendiculaires sont pour ainsi dire suspendus. Le volcan enflammé est un peu plus bas et plus proche du faubourg ou de la vieille ville. Le volcan d’eau est plus haut que l’autre, et fort agréable à la vue par la verdure dont il est presque toujours couvert ; on y trouve des champs semés de maïs ; et dans quantité de petits villages qui occupent les pentes et les sommets, des roses et des lis, et d’autres fleurs, avec une grande abondance d’excellens fruits. Les Espagnols lui donnent le nom de volcan d’eau, parce qu’il en sort quantité de ruisseaux qui coulent vers le bourg de Saint-Christophe, et qu’il se forme de ses eaux un grand lac d’eau douce proche d’Amatitlan et de Pétapa ; du côté de Guatimala et de la vallée, elle donne naissance à un si grand nombre de fontaines, qu’elles produisent une rivière qui arrose la vallée et qui fait tourner les moulins de Xocotenango. Cette rivière n’était pas connue au temps de la conquête. Mais autant la vue de la montagne d’eau est agréable, autant l’aspect de l’autre est affreux. On n’y voit que des cendres et des pierres calcinées : jamais l’œil n’y découvre la moindre trace de verdure. Nuit et jour on y entend un bruit sourd semblable au tonnerre ; on en voit sortir des flammes avec des torrens de soufre qui brûlent sans cesse, et qui remplissent l’air d’une vapeur mortelle. Guatimala est situé, suivant le proverbe du pays, entre le paradis et l’enfer. Il s’était fait, avant l’arrivée de Gage, une fort large ouverture, par laquelle il était sorti tant de cendres embrasées, que non-seulement toutes les maisons voisines en avaient été couvertes, mais que les arbres et les plantes s’en étaient ressentis. Une nuée de pierres qui les avait accompagnées n’aurait pu manquer de ruiner la ville, si l’action du feu les eût portées vers les édifices ; mais elles tombèrent à côté dans un fond où elles sont encore, et où ceux qui les voient ne se lassent point d’admirer que la seule impétuosité des flammes ait pu transporter des masses de la grosseur d’une maison, et que vingt mulets, comme on l’a tenté plusieurs fois, n’ont pas la force de remuer. Cette violence du feu n’est pas toujours égale, et celle du bruit ne l’est pas non plus ; mais il augmente en été, c’est-à-dire depuis octobre jusqu’à la fin d’avril. Gage, qui s’y était accoutumé par un long séjour, ne regarde pas moins Guatimala comme la plus agréable ville qu’il ait vue dans tous ses voyages ; le climat y est fort tempéré ; Mexico et Guaxaca ne jouissent pas d’un air si sain, et ne reçoivent pas avec plus d’abondance toutes les commodités de la vie : il n’y a point de bestiaux, de volaille et de gibier, qui ne soient communs dans la province. Le grand Océan, les rivières et les lacs d’eau douce fournissent toutes sortes de poissons.

» On compte dans toute l’étendue de la ville et des faubourgs environ sept mille familles, entre lesquelles il s’en trouve plusieurs dont le bien monte à cinq cent mille ducats : aussi le commerce y est-il florissant. Elle tire par terre les meilleures marchandises de Mexico, de Guaxaca, de Chiapa, de Nicaragua et de Costa-Ricca ; du côté de la mer, elle communique avec le Pérou par le port de la Trinité, qui appartient à la province, et par Réalejo, port de Nicaragua sur la même côte. »

La catastrophe dont cette ville était menacée depuis si long-temps eut lieu le 7 juin 1777. Un tremblement de terre effroyable détruisit Guatimala. Dès le 3 juin, la mer agitée sortait de son lit. Les deux volcans semblaient bouillonner : l’un lançait des torrens d’eau, l’autre des courans de lave enflammée ; la terre montrait partout des crevasses, et après cinq jours d’angoisse, l’abîme s’ouvrit. La ville, avec ses richesses et huit mille familles, s’enfonça dans la terre ; des torrens de boue et de soufre, en se précipitant par-dessus les ruines, les cachèrent à jamais aux yeux des humains. La nouvelle ville est bâtie à quatre lieues de l’ancienne.

Le port de la Trinité est moins renommé par ses avantages maritimes, quoiqu’il soit le seul où les grands vaisseaux puissent aborder sur la côte de Guatimala, que par une espèce de volcan qui n’en est éloigné que d’une demi-lieue, et que les Espagnols regardent comme une des bouches de l’enfer. Ce n’est point une montagne, comme la plupart des lieux auxquels on donne le même nom ; au contraire, le terrain en est fort bas ; mais il en sort continuellement une fumée noire et épaisse qui jette une forte odeur de soufre, et dans laquelle il se mêle souvent des flammes : les Indiens mêmes n’osent s’en approcher ; et ceux qui l’ont entrepris ont payé leur hardiesse par une mort subite ou par d’affreuses maladies dont ils ont eu beaucoup de peine à se rétablir. Un religieux, ami de Gage, n’ayant pas laissé de tenter l’aventure, fut arrêté à la distance d’environ deux cent cinquante pas, par l’épaisseur d’une puante fumée qui le fit tomber presque sans force et sans connaissance. Il se releva néanmoins ; mais il revint avec une fièvre chaude qui mit sa vie fort en danger.

Le district de Soconusco, dont le chef-lieu est Quaquetlan, produit le meilleur cacao de l’Amérique. Dans celui de Socola on récolte des figues excellentes, et l’on y rencontre beaucoup de filatures de coton ; celui de Souchitépeque, fertile en rocou, éprouve des pluies excessives.

La province de Honduras ou Hibueras est située sur le golfe du même nom qu’elle a au nord ; elle est à peu près au sud-est de Guatimala, à l’est de Vera-Paz, et au nord-est de Nicaragua. On ne lui donne pas moins de cent cinquante lieues de long sur quatre-vingts de large. Dans cette étendue, elle est presque déserte, quoique très-fertile en maïs et en bestiaux ; mais, si l’on en croit Barthélemi de Las-Casas, c’était autrefois un des pays les plus peuplés de l’Amérique, lorsqu’il fut découvert en 1502, dans le quatrième voyage de Christophe Colomb, et la diminution de ses habitans ne doit être attribuée qu’à la cruauté des Espagnols. Corréal, voyageur de cette nation, avoue de bonne foi que de son temps on n’y aurait pas trouvé quatre cents Américains capables de porter les armes ; que le fer, le feu, le travail des mines et les rigueurs de l’esclavage en avaient fait périr un nombre infini, et que le reste s’était sauvé dans des bois et des rochers impénétrables. Cependant les Espagnols ont bâti plusieurs villes dans cette grande province. Les principales sont Truxillo, Valladolid ou Comayaga, siège épiscopal, dont le prélat porte ordinairement le titre d’évêque de Honduras ; San-Pédro, Picerto de Cavallos, Naco et Triomfo de la Cruz.

De Honduras, on prend par les mines de Chalatecca pour entrer dans la province de Nicaragua, qui s’étend jusqu’au grand Océan. Cette province passe pour une des plus belles de la Nouvelle-Espagne ; mais la chaleur y est si grande, qu’on n’y peut voyager de jour en été. Il y pleut l’espace de six mois ; et cette saison, qu’on y nomme l’hiver, commence ordinairement au mois de mai ; le reste de l’année il n’y tombe pas une goutte d’eau. La cire, le miel et les fruits y abondent. Il s’y trouve de si gros arbres, que, s’il faut en croire un célèbre voyageur, douze hommes peuvent à peine les embrasser. On y voit peu de gros bestiaux ; mais les porcs, dont les premiers sont venus d’Espagne, y ont extrêmement multiplié. Corréal, qui paraît avoir observé soigneusement le pays, ne croit point qu’il ait jamais produit d’or, quoique les premiers voyageurs de la nation se vantent d’y en avoir trouvé ; mais il convient que l’abondance et la tranquillité qui règnent dans cette province la rendent digne du nom de paradis terrestre qu’on lui donne : aussi les habitans y sont-ils fort sensuels. On y parle quatre langues, dont la principale est le mexicain. La capitale de Nicaragua se nomme Léon ; et ses autres villes, sur le grand Océan, sont Grenade, Segovia-Nueva, Nicaragua, Realejo ou Rialexa, Nicoya, Masoya ou Masava, Jaen et Porto-San-Juan, à l’embouchure du lac de Nicaragua dans la mer des Caraïbes.

Léon est situé entre Realejo et Grenade, et à la distance d’une journée de ces deux villes, sur le bord et comme à la naissance du lac de Nicaragua, qui traverse la province dans sa plus grande longueur. Les maisons de Léon sont fort bien bâties, mais basses, parce qu’on y est dans la crainte continuelle des tremblemens de terre. On en compte plus de douze cents, la plupart accompagnées de jardins et de beaux vergers. Le commerce des deux mers y fait régner l’abondance ; et la beauté du climat se joignant aux commodités de la vie pour faire un heureux sort aux habitans, ils s’abandonnent à la mollesse dans leurs délicieux jardins, où ils passent la plus grande partie du jour à dormir, à nourrir des oiseaux, à faire bonne chère du poisson du lac, et des autres productions admirables du pays. Ce voluptueux repos n’est troublé que par la crainte d’un volcan voisin qui leur a souvent causé beaucoup de mal, quoiqu’il soit devenu moins ardent, et qu’il n’en sorte aujourd’hui que de la fumée ; mais elle fait juger que l’on doit toujours redouter de nouvelles éruptions.

De Léon à Grenade, le chemin est d’une beauté qui cause de l’admiration aux voyageurs ; et tous les agrémens de la nature s’y trouvent joints à l’abondance. Grenade est une ville mieux bâtie encore et plus peuplée que Léon. Les négocians y sont plus riches, les églises plus belles, et les couvens y jouissent d’un immense revenu. Le principal commerce de cette ville est à Carthagène, à Guatimala, à San-Salvador et à Comayagua. Corréal y vit entrer dans un seul jour plus de trois cents mulets, qui venaient de San-Salvador et de Comayagua, chargés d’indigo, de cochenille et de cuirs. Deux jours après, il en vit arriver de Guatimala trois autres troupes, dont l’une portait les revenus du roi ; la seconde, une grande quantité de sucre ; et la troisième, de l’indigo. Il ajoute qu’au départ des flottes , Grenade est une des plus riches villes de l’Amérique septentrionale. L’inquiétude des négocians pour leurs marchandises, qu’ils craignent de voir tomber entre les mains des ennemis de l’Espagne dans le golfe de Honduras, porte le plus grand nombre à les envoyer par le lac à Carthagène ; et souvent même on fait prendre la même route aux revenus de la couronne. Cependant, quoique les bâtimens naviguent en assurance sur le lac de Nicaragua, leur descente est retardée si long-temps par des cataractes qui les obligent souvent à décharger et à recharger, à l’aide des mulets dont ils se font suivre pour transporter alors une partie des marchandises, que cette incommodité détermine les plus hardis à prendre la voie du golfe.

En avançant de la province de Nicaragua au sud-est vers l’isthme de Darien, on entre dans la province de Costa Ricca, nom que Lionnel Waffer prend pour une ironie, parce que l’on n’y a pas trouvé de mines ; mais elle a des richesses aussi réelles dans ses superbes bois de construction, ses gras pâturages, ses bestiaux nombreux. Elle dépend, pour le spirituel de l’évêché de Léon, ou de Nicaragua. Sa capitale se nomme Carthago ; et ses autres villes, sans mériter beaucoup ce titre, sont Esparaza, Aranjuez et Castro d’Austrea. On doit juger par sa situation qui est resserrée entre deux mers, qu’elle a des ports sur l’une et sur l’autre.

Les flibustiers, qui fréquentaient beaucoup ces côtes par la facilité qu’elles leur donnaient de traverser le continent, ont par leurs campagnes fourni à leur historien Oëxmelin l’occasion de réunir des détails curieux sur divers objets. Voici ceux qu’il donne sur les singes de la côte occidentale : « Lorsqu’ils voyaient approcher les chasseurs, dit-il, ils se joignaient en grand nombre, en poussant des cris épouvantables, et nous lançaient des morceaux de branches sèches, qu’ils rompaient avec beaucoup de force. Quelques-uns faisaient leur fiente dans leurs pates, et nous la jetaient à la tête. Je remarquai qu’ils ne se séparent jamais, et qu’ils sautent de branche en branche avec une légèreté qui éblouit la vue. On n’en voit pas tomber un seul ; s’ils glissent quelquefois en s’élançant d’un arbre à l’autre, ils s’accrochent avec les pates ou la queue : aussi ne gagne-t-on rien à les blesser. Un coup de fusil qui ne les tue pas sur-le-champ n’empêche pas qu’ils ne demeurent accrochés à leur branche ; ils y meurent, et n’en tombent que par pièces. Mais je vis avec plus d’étonnement qu’aussitôt qu’on en blessait un, ses voisins s’assemblaient autour de lui, mettaient leurs doigts dans sa plaie, comme s’ils eussent voulu la sonder, et que, s’il en coulait beaucoup de sang, ils la tenaient fermée pendant que d’autres apportaient quelques feuilles qu’ils mâchaient un moment, et qu’ils poussaient fort adroitement dans l’ouverture. C’est un spectacle que j’ai eu plusieurs fois, et qui m’a toujours causé de l’admiration. »

Les relations des flibustiers s’étendent sur les Mosquitos nation indienne qui habite vers l’isthme de Darien. Elle avait toujours résisté aux armes des Espagnols ; mais elle traitait sans répugnance avec les Français et les Anglais.

« Le gouvernement de cette nation est absolument républicain : elle ne reconnaît aucune sorte d’autorité. Dans les guerres qu’elle a souvent contre d’autres Indiens, et qui nuisent beaucoup à sa multiplication, elle choisit pour commandant le plus brave et le plus expérimenté de ses guerriers. Après le combat, son pouvoir cesse. Le pays que les Mosquitos occupent n’a pas plus de quarante ou cinquante lieues d’étendue, et la nation n’est composée que d’environ quinze cents hommes, qui forment comme deux colonies : l’une, qui habite le cap Gracias à Dios ; l’autre, établie dans le canton qui se nomme proprement Mosquito : mais dans les deux habitations il y a beaucoup de Nègres, libres ou esclaves, dont la race est venue de Guinée par une aventure extraordinaire. Un capitaine portugais, qui apportait de Guinée des Nègres au Brésil, les surveilla si mal, qu’ils se rendirent maîtres du vaisseau. Ils jetèrent leur conducteur dans les flots ; mais, ignorant la navigation, ils se laissèrent conduire par le vent, qui les porta au cap Gracias à Dios, où ils tombèrent entre les mains des Mosquitos. Ils ne purent éviter l’esclavage ; mais ils se crurent encore assez heureux. On en compte plus de deux cents, qui parlent la langue du pays, et qui mènent une vie assez douce, sans autre assujettissement que d’aider leurs maîtres à la pêche et de partager les travaux communs de la nation. »

Dampier avoue, comme Oëxmelin, que les Mosquitos n’ont aucun principe de religion. Cependant on a découvert que leurs ancêtres avaient des dieux et des sacrifices. Ils donnaient tous les ans à leurs prêtres un esclave qui représentait leur principale divinité. Après l’avoir lavé avec beaucoup de soin, on le revêtait des habits et des ornemens de l’idole ; on lui imposait le même nom ; il recevait pendant toute l’année le même culte et les mêmes honneurs. Une garde de douze hommes veillait sans cesse autour de lui, autant pour l’empêcher de fuir que pour fournir à ses besoins, et lui rendre un hommage continuel : il occupait le plus honorable appartement du temple. Les principaux Mosquitos l’y servaient régulièrement. S’il lui prenait envie d’en sortir, il était accompagné d’un grand nombre de courtisans ou d’adorateurs : on lui mettait entre les mains une petite flûte, qu’il touchait par intervalles pour avertir le peuple de son passage. À ce son, les femmes sortaient avec leurs enfans dans les bras, et les lui présentaient pour les bénir. Tous les habitans du bourg marchaient sur ses traces ; mais on lui faisait passer la nuit dans une étroite prison, à laquelle on donnait le nom de sanctuaire. Ces soins et ces adorations duraient jusqu’au jour de la fête : on le sacrifiait alors dans une assemblée générale des deux parties de la nation. Un de leurs usages, qui n’est pas moins singulier, est celui qui regarde les femmes veuves. Après avoir enterré leurs maris, et leur avoir porté sur la fosse à boire et à manger pendant quinze lunes, elles sont obligées, à la fin de ce terme, d’exhumer leurs os, de les laver soigneusement et de les lier ensemble, pour les porter sur leur dos aussi long-temps qu’ils ont été en terre : ensuite elles les placent au sommet de leur cabane, si elles en ont une, ou sur celle de leur plus proche parent. Elles n’ont la liberté de prendre un autre mari qu’après s’être acquittées de ce devoir.