Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XII/Seconde partie/Livre VI/Chapitre VII

CHAPITRE VII.

Koriaks.

Les Koriaks sont ou habitans, ou voisins du Kamtchatka. Les premiers, qu’on appelle Fixes, sont établis dans toute la partie supérieure du Kamtchatka, depuis la rivière Ouka, sur la côte orientale, jusqu’à la Tigil, sur la mer occidentale. Tout l’espace compris entre ces deux points jusqu’au voisinage de l’Anadir est couvert ou plutôt parsemé des habitations de ce peuple. Les autres Koriaks, beaucoup moins ressemblans aux Kamtchadales par les traits et les mœurs, errent avec leurs rennes au milieu de ces peuples fixes, arrêtant leurs courses à peu près dans les limites géographiques où ceux-ci bornent leurs domiciles. Mais ces deux nations, dont l’origine est peut-être la même, diffèrent par la figure, le genre de vie, le caractère et les opinions. Les Koriaks errans sont maigres comme leurs rennes ; ils ont le visage ovale, de petits yeux ombragés de sourcils épais, le nez court, la bouche grande ; ils sont plus petits, et moins gros que les Koriaks fixes. Ceux-ci, dit Kracheninnikov, sont plus robustes, et même plus courageux. Cependant les Koriaks errans méprisent les sédentaires comme des esclaves. Est-ce que la liberté consiste à courir ? Non ; mais les Koriaks à rennes sont riches de leurs troupeaux, et les sédentaires tiennent d’eux leurs vêtemens. La nature a rendu les uns libres, et les autres dépendans. Quand un Koriak à rennes va chez les autres Koriaks, ils courent tous au-devant de lui. On le comble de présens, on supporte ses mépris. Partout le besoin rampe, et l’opulence dédaigne. Rien de plus vain, de plus présomptueux que les Koriaks à rennes. Le philosophe russe leur fait un reproche d’être persuadés qu’il n’y a point de vie au monde plus heureuse que la leur. Ils disent, comme presque tous les sauvages de la terre aux peuples commerçans de l’Europe : « Si vous étiez plus riches que nous, vous ne viendriez pas de si loin chercher ce qui vous manque sans doute ; contens de ce que nous possédons, nous n’avons pas besoin d’aller chez vous. » Les Koriaks à rennes portent leur orgueil jusque dans leur morale. Jaloux de leurs femmes, ils les tuent, elles et leurs amans, quand ils les surprennent en adultère, souvent même sur un soupçon d’infidélité. Tout leur fait ombrage. Il faut qu’elles soient malpropres, dans la crainte d’irriter leurs maris. Jamais elles ne se lavent ; jamais elles ne peignent leurs cheveux ; jamais elles n’ont de rouge sur le visage. « Pourquoi se farderaient-elles, disent leurs maris, si ce n’était pour plaire aux autres, puisque nous les aimons sans parure. » Aussi portent-elles leurs ajustemens les plus beaux sous des habits. usés et dégoûtans. Cet usage est d’autant plus étonnant, que les Koriaks fixes ont des mœurs tout-à-fait opposées. Chez eux, c’est une politesse d’offrir sa femme ou sa fille à un étranger ; une injure de refuser cette offre. Un Koriak fixe tuerait un homme qui n’aurait pas voulu prendre sa place dans le lit conjugal, comme un Koriak à rennes assassinerait celui qu’il trouverait avec sa femme. Le bien et le mal en ce genre dépendent des conventions. Le Koriak fixe ne fait que changer de lit et de femme avec l’ami qu’il reçoit chez lui. Les femmes, à leur tour, mettent tout en usage pour entretenir cette réciprocité de bons offices entre les maris. On les voit se parer de leurs beaux habits, se peindre de blanc et de rouge.

Les Tchouktchis sont une espèce de Koriaks plus fiers et plus forts que les deux autres peuples ; sans les Russes, ils enlèveraient, dit-on, les rennes aux Koriaks errans, pour les obliger a vivre en esclaves, de racines et de poissons, comme les sédentaires. Les Tchouktchis ont les femmes les plus complaisantes ; elles sont toutes nues dans leurs yourtes, assises sur leurs talons, par un reste de pudeur, mais occupées à admirer les belles figures qu’elles se sont tracées par tout le corps ; plus enchantées de ces ornemens qui ne les quittent jamais, et qui tiennent à leur peau, que des riches habits qui leur seraient étrangers.

Les Koriaks errans habitent partout où il y a de la mousse pour leurs rennes, contens de l’eau de neige pour leur boisson, et d’arbustes verts pour se chauffer. Aussi leurs yourtes sont-elles inhabitables, par la fumée et par l’humidité qu’occasione leur feu, qui fait dégeler la terre. On ne voit rien à travers ce brouillard âcre et brûlant ; on y perd les yeux quelquefois en un jour. Il est aisé de juger à la construction même de leurs yourtes, que ces Koriaks ne sont pas sédentaires. Sans planchers, sans cloisons, quatre pieux avec des traverses qu’ils supportent, un foyer entre ces pieux, où les chiens sont à l’attache, voilà le logement de ce peuple errant. Souvent les chiens attrapent la viande dans les marmites, malgré les coups de cuiller que leur donnent les femmes en faisant la cuisine. Elle n’est pas délicate ; on cuit la viande avec la peau couverte de tout son poil ; encore n’est-ce que de la chair de rennes morts de maladie, ou arrachés à la gueule du loup qui les a étranglés. Un Koriak aura jusqu’à dix mille rennes dans ses troupeaux, et n’en tuera pas un pour se nourrir, à moins qu’il ne veuille régaler un hôte par extraordinaire. On dit que c’est humanité dans ces sauvages, quand ils respectent la vie des troupeaux, qui font leur soulagement par l’usage des traîneaux, et leur richesse par le commerce des peaux. Les Koriaks attendent que la nature détruise elle-même ces animaux pour nourrir les hommes. Ils ne font point, dit-on, l’office de bourreaux, envers leurs bienfaiteurs. Ils aiment mieux manger les autres bêtes qu’ils prennent à la chasse, avec lesquelles ils ne se sont point mis en société de travaux et de services, de peines et de soins. Mais non, ce n’est pas l’humanité, c’est le besoin seul qui guide les Koriaks dans le traitement qu’ils font éprouver aux rennes, puisque, avant d’en former des attelages, ils châtrent les mâles en leur perçant de part en part les veines spermatiques, sans leur arracher les testicules. Les nombreux troupeaux de rennes servent aux Koriaks de matière d’échange ou de commerce pour leur procurer des fourrures, et tout ce dont la nature leur donne le besoin sans le satisfaire. Ils vivent familièrement avec leurs rennes. Ces animaux entendent très-bien le sens de tous les cris des bergers qui les gardent. Les Koriaks, sans savoir compter, aperçoivent au premier coup d’œil d’un renne qui leur manque entre plusieurs milliers, et diront même de quelle couleur est l’animal égaré. Ces peuples errans sont aussi ignorans en matière de religion que les Kamtchadales. « Un chef ou prince koriak, avec lequel j’eus occasion de converser, dit Kracheninnikov, n’avait aucune idée de la Divinité. Cependant ils ont beaucoup de vénération pour les démons, parce qu’ils les craignent. Ils immolent même des chiens et des rennes, sans savoir à qui ils offrent ce sacrifice, se contentant de dire : Vaioukoing, iaknilalougangeva. « C’est pour toi ; mais envoie-nous aussi quelque chose. »

Quand les Koriaks doivent passer des rivières ou des montagnes qu’ils croient habitées par les esprits malfaisans, ils tuent un renne, dont ils mangent la chair ; ensuite ils en attachent la tête et les os sur un pieu, vers le séjour de ces démons. Les Koriaks errans ou fixes ont des prêtres ou magiciens qui sont médecins, et qui prétendent guérir les maladies en frappant sur des espèces de petits tambours. « Au reste, dit l’auteur russe, une chose fort surprenante, c’est qu’il n’y a aucune nation, quelque sauvage et quelque barbare qu’elle soit, chez qui les prêtres et les magiciens ne soient plus adroits, plus fins et plus rusés que le reste du peuple. »

Les magiciens ou chamans, dont on parle ici, font croire que les démons leur apparaissent, tantôt de la mer et tantôt des volcans, et que ces esprits les tourmentent dans des songes. Quelquefois ils font semblant de se percer le ventre en présence du peuple ; le sang coule à gros bouillons ; ils s’en lèchent les doigts, ensuite ils l’étanchent, et ferment la plaie avec des herbes magiques et des conjurations. Mais cette plaie n’est qu’une outre percée, et ce sang n’est que de phoque. Il faut au moins ces apparences de merveilleux pour tromper un peuple grossier, qui n’est pas imbu de ces dogmes mystérieux que les mages de l’Inde où de l’Égypte ont jadis imaginés comme un supplément à la charlatanerie ; invention dont l’effet est d’autant plus infaillible, que la raison seule peut en rompre le prestige, et que les sens n’en sont pas les témoins et les juges.

Les Koriaks à rennes n’ont point de fêtes, peut-être par la raison qu’ils n’ont pas de domicile : car les Koriaks fixes célèbrent tous les ans une fête d’un mois, pendant laquelle, enfermés dans leurs habitations sans aucun travail, ils passent le temps à se régaler et à se réjouir.

Les Koriaks errans, plus sauvages sans doute que les fixes, ne divisent l’année que par quatre saisons, ne distinguent les vents que par les quatre points cardinaux de l’horizon. La grande ourse est pour eux le renne sauvage ; les pléiades sont le nid du canard ; Jupiter est la flèche rouge ; la voie lactée est la rivière parsemée de cailloux. Chaque peuple retrouve dans les cieux, par l’imagination, ce que ses yeux voient sur la terre.

Les distances, chez les Koriaks, se mesurent par journées, et les journées varient depuis trente jusqu’à cinquante verstes de chemin.

Avant l’arrivée des Russes, les Koriaks ne savaient pas ce que c’était que prêter serment de fidélité ; mais enfin on leur a inculqué cette idée par des signes très-expressifs. « Les Cosaques, au lieu de les faire jurer sur la croix ou l’Évangile, leur présentent le bout du fusil, leur faisant entendre que celui qui ne sera pas fidèle à son serment, ou qui refusera de le prêter, n’échappera pas à la balle toute prête à le punir. » C’est aussi la méthode qu’on emploie pour terminer les affaires douteuses et embrouillées. Ainsi les balles de fusil jugent les procès chez les Koriaks comme les boulets de canon vident les différends entre les rois. Celui qui a peur a tort. Cependant les Koriaks ont un grand serment, qui consiste en ces mots, immokon, keim, metinmetik. « Oui, certainement, je ne vous ments pas. »

Les Koriaks ont une manière de recevoir les visites bien opposée à celle des Kouriles. Celui qui va rendre cette sorte de devoir (car c’en est un sans doute), après avoir dételé ses rennes, reste assis sur son traîneau, attendant qu’on l’introduise, comme si c’était à une audience. La maîtresse de la maison lui dit, elko, le maître est chez lui. Celui-ci, assis à sa place, dit à l’étranger, koïon, c’est-à-dire , approche. Ensuite, lui montrant l’endroit où il doit s’asseoir, il lui dit, katvagan, assieds-toi. Du reste, on le régale, mais sans le forcer à manger.

Ces mœurs ne sont point sans vraisemblance. Mais est-il aussi croyable que les Koriaks, comme on le dit, se permettent le meurtre, parce qu’ils n’ont aucune idée des peines de l’autre vie ; tandis que le châtiment du meurtrier dépend de tous les parens du mort, dont le sang crie toujours vengeance ? Est-il bien avéré que le vol chez toutes ces nations sauvages, excepté les Kamtchadales, soit non-seulement permis, mais recommandable, pourvu que le voleur n’ait pas l’injustice de voler sa famille, ni la maladresse d’être pris sur le fait ? Est-il vrai surtout qu’une fille ne puisse épouser un homme avant qu’il ait donné des preuves de son talent pour le larcin ? C’est pourtant ce qu’on dit des Tchouktchis. Ceux-ci sont, à la vérité, des peuples vagabonds et brigands qui vivent de pillage, comme certains Arabes et beaucoup de Tartares ; mais il y a de la différence entre des mœurs destructives, qui naissent du besoin avant l’état de police, et des principes avoués et reçus dans un état de société. Il ne faut pas confondre la vie disetteuse et précaire de quelques sauvages du Nord, que rien ne lie en peuplades, avec la constitution raisonnée des Spartiates, qui nommaient communauté ce que nous appelons propriété ; jouissance libre d’un bien public, ce que nous appelons vol d’un bien particulier.

Si les Koriaks n’ont pas adopté la communauté des femmes, ils aiment du moins la polygamie, épousant, quand ils sont riches, jusqu’à deux ou trois femmes, qu’ils entretiennent dans des endroits séparés, avec des troupeaux de rennes qu’ils leur donnent. Ils ont aussi quelquefois des concubines ; mais elles sont déshonorées sous le nom injurieux de kaien. Un usage très-singulier, que la superstition a répandu chez les Koriaks fixes, c’est de donner dans leur lit conjugal la seconde place à des pierres qu’ils habillent et caressent comme des femmes. « Un habitant d’Oukinha, dit Kracheninnikov, avait deux de ces pierres : l’une grande, qu’il appelait sa femme ; l’autre petite, qu’il appelait son fils. Je lui demandai la raison de cette étrange singularité. Il me dit qu’un jour, dans un temps qu’il avait tout le corps couvert de pustules, il avait trouvé sa grande pierre sur le bord d’une rivière ; qu’ayant voulu la prendre, elle avait soufflé sur lui, comme aurait pu faire un homme ; et que, de peur, il l’avait jetée dans la rivière. Dès ce moment son mal empira, jusqu’à ce qu’au bout d’un an, ayant recherché sa pierre dans l’endroit où il l’avait jetée, il fut étonné de la retrouver à quelque distance de ce lieu même, sur une grande pierre plate, avec une autre petite à côté. Il prit les deux qui étaient ensemble, les porta dans son habitation, les habilla ; et bientôt après sa maladie cessa. Depuis ce temps-là, dit-il, je porte toujours la petite pierre avec moi, soit à la chasse, soit en voyage, et j’aime ma femme de pierre plus que ma véritable épouse. »

Les femmes koriakes font téter leurs enfans deux ou trois ans, et les accoutument ensuite à la viande. Dès l’âge le plus tendre, on les exerce à la fatigue, au travail. Ils vont chercher du bois et de l’eau fort loin ; ils portent des fardeaux, ils gardent les rennes. Les enfans des gens riches, dès qu’ils naissent, ont quelques-uns de ces animaux qu’on leur destine pour héritage ; mais ils n’en jouissent pas ayant l’âge mûr. Les rennes les plus chéris accompagnent leur maître au tombeau, c’est-à-dire au bûcher ; et tandis qu’on brûle le cadavre du mort, avec ses armes et les ustensiles dont il se servait, on égorge ses rennes d’apanage, pour en manger la chair, et jeter le reste au feu. Ensuite on prend toutes les cornes des rennes morts qu’on a ramassées durant l’année ; on les enfonce dans la terre près du bûcher. « Le chaman ou prêtre les envoie au mort, comme si c’était un troupeau de rennes. Quand les gens du convoi funèbre retournent chez eux, pour se purifier, ils passent entre deux baguettes ; et le prêtre, qui se tient auprès de ces baguettes mystérieuses, frappe tous ceux qui passent avec une petite verge, en prononçant des paroles magiques, afin que les morts ne fassent pas mourir les vivans. » Voilà les tristes usages des Koriaks, les puériles et sombres idées dont on entretient leur imagination pour maîtriser les forces indomptables de leur corps par la faiblesse de leur esprit. L’imagination est dans l’homme ce que sont les cornes dans le taureau : c’est avec cela qu’il renverse tout ; mais c’est par-là qu’on le tient sous le joug.

Quoiqu’on ait une connaissance fort imparfaite de la langue des Kamtchadales, qui participe sans doute de toutes celles des peuples leurs voisins établis sur le continent ou dans les îles Kouriles, cependant il est nécessaire d’en rapporter le peu que l’on en sait, pour y chercher quelques traces de l’origine de la nation qui la parle. Dans l’affinité de cette langue avec celle de la Sibérie ou des Kouriles, on peut discerner ce que la presqu’île a contracté de liaison, avec les nations de la terre ou de la mer ; jusqu’à quel point sa population s’est composée et fondue dans un mélange de peuples originairement étrangers. Si l’on y découvre des mots, soit radicaux, soit dérivés chinois ou japonais, tartares ou même américains, on saisira peut-être le fil de la génération ou de la transmigration de ces peuples à travers les ramifications de leurs langues. Quelques vocabulaires des langues les plus sauvages et les plus éloignées, soit pour le climat, soit pour la forme et le son, peuvent jeter un grand jour sur cette branche obscure des sciences, qui a été la première cultivée et la dernière approfondie, parce qu’on a long-temps usé des fruits, sans faire attention à l’arbre. Ces sortes de vocabulaires doivent faciliter l’exécution du projet d’un archéologue universel. Un si beau projet avait été conçu par des philosophes. L’auteur du Mécanisme des langues avait essayé de l’exécuter en partie. Celui du Monde primitif en a embrassé toute l’étendue, et a déployé une érudition aussi utile que profonde, quoiqu’elle soit nécessairement conjecturale.

Quand on possédera une nomenclature des mots principaux de chaque langue, c’est-à-dire, des mots qui désignent les choses communes à tous les hommes, alors il sera plus facile de trouver les racines de plusieurs dialectes, et de découvrir la langue-mère de certains climats. On distinguera dans chaque pays les mots qui y sont nés, pour ainsi dire, de la terre même et de ses productions ; et les mots qui y sont venus avec les transmigrations des peuples étrangers, soit conquérans, soit fugitifs. On discernera tantôt le mélange et l’altération de deux langues, dont une troisième s’est formée, et tantôt le démembrement et la division d’une seule langue en plusieurs dialectes. On verra qu’en ce genre l’esprit humain n’est pas aussi fécond, aussi inventif qu’on le suppose ; et peut-être en admirera-t-on davantage la puissance de la nature, qui, faisant la loi aux hommes, leur prescrit en quelque sorte les noms en leur donnant les choses. Enfin on découvrira la règle infaillible et constante que suit l’homme, soit en créant, soit en dénaturant, soit en modifiant bien ou mal une langue : on découvrira sa marche générale dans la nomenclature des êtres sensibles, qu’il désigne presque toujours par le bruit, la couleur et le mouvement qui leur sont particuliers, par quelque effet dominant de la qualité qui constitue leur principale relation avec nos organes : on découvrira les écarts et les progrès de l’imagination dans l’appellation des choses intellectuelles, qui ne sont elles-mêmes que les divers rapports des choses physiques, soit entre elles, soit avec nous.

Ces idées générales nous mènent à des réflexions particulières tirées de la nature des langues dont il s’agit dans ce chapitre. » Les Kamtchadales, dit Steller, ont la coutume de donner à chaque chose un nom qui marque sa propriété ; et alors ils n’ont égard qu’à quelque ressemblance du nom, et aux effets de la chose. » C’est ainsi qu’ils ont appelé les Russes Brichtatin, ou gens de feu, parce qu’ils ont des armes à feu. Cette dénomination leur paraissait d’autant plus juste, que, ne connaissant point les usages et les effets de ces armes, ils croyaient que le feu était produit par le souffle des Russes, et non par le fusil. C’est dans le même esprit d’analogie qu’ils appellent le pain brichtatin augtch, c’est-à-dire la racine ou la sarana des hommes qui vomissent le feu. Quand ils ne connaissent pas assez une chose pour lui trouver dans leur langue un nom convenable ou analogue à ses propriétés, ils empruntent un nom de quelque langue étrangère, sans s’embarrasser si c’est le nom véritable de ce qu’ils veulent désigner. « Par exemple, ils appellent un prêtre bogbog, vraisemblablement parce qu’ils lui entendent souvent prononcer le mot bog, qui signifie Dieu. » Au reste, ce ne serait pas la première fois qu’on aurait confondu le prêtre avec la Divinité, non-seulement dans le nom, mais dans le culte même. En général, les Kamtchadales, comme tous les peuples sauvages ou policés, quand ils ignorent le nom d’une chose étrangère, en cherchent un dans leur propre langue ; et s’ils trouvent un rapport frappant de quelque faculté ou propriété sensible entre deux êtres d’une nature très-différente, ils ne manqueront pas de leur donner le même nom. C’est ainsi qu’ils appellent un diacre un kianghich ; c’est le nom d’un canard marin, qui chante, disent-ils, comme un diacre. Quelquefois ils donnent à un homme le nom de la chose qu’il fait le mieux ou le plus. Par exemple, ils appelèrent un lieutenant-colonel qui avait fait prendre plusieurs Kamtchadales, itahzachak, celui qui prend.

Mais si les sauvages dénaturent ou défigurent les idées et les noms des Russes, ceux-ci le leur rendent avec usure. « On doit remarquer, dit Kracheninnikov, que nous n’appelons aucune de ces nations par son propre nom, et que nous nous servons le plus souvent de celui qui lui est donné par ses voisins, qui avaient été auparavant soumis par les Russes. » Ceux-ci ont tiré le nom de Kamtchadales, du mot koriak kontchala, qui vient de kontch ai ; et le nom de Kouriles, du mot kamtchadale kouchi. On voit combien ces noms étrangers se dénaturent encore dans la bouche des Russes, qui veulent les adapter à leur prononciation et au génie de leur langue. Ainsi, quand du mot ooutou, qui signifie canard, ils ont fait le mot ooutka, on sent combien une terminaison étrangère écarte tout à coup un mot de sa forme primitive. Comme les Kamtchadales appellent un prêtre russe bogbog, parce qu’il répète souvent le mot bog, de même les Cosaques appelèrent Koriak un peuple qui prononçait souvent le mot kora, qui signifie renne. Il était naturel d’appeler nation à rennes celle qui met sa richesse et son bonheur dans ses troupeaux de rennes.

« Les habitans du Kamtchatka ont trois langues : la kamtchadale, la koriake et la kourile ; et chacune de ces langues a trois dialectes. Les Kamtchadales parlent moitié de la gorge, moitié de la bouche. Leur prononciation est lente, difficile, pesante, et accompagnée de divers mouvemens singuliers du corps. Les Koriaks s’énoncent de la gorge, avec difficulté, comme en criant. Les mots de leur langue sont longs, et les syllabes sont courtes. Leurs mots commencent et finissent constamment par deux voyelles, comme on voit dans ouemkai, jeune renne indompté. Les kouriles parlent avec lenteur, d’une façon distincte, libre, agréable. Les mots de leur langue sont doux, et il n’y a point de concours trop fréquent de consonnes ou de voyelles. » L’auteur de ces observations y ajoute des rapports entre les mœurs et les langues de ces nations sauvages ; mais ces rapports ne sont pas assez marqués, ni assez detaillés pour s’y arrêter. Suivons d’autres observations plus singulières et plus importantes, relativement à la langue. On va la voir naître des choses, et tenir presque tout de la nature, et non des conventions arbitraires.

Ces peuples ont différentes manières de diviser l’année, et de nommer les mois. Les uns partagent l’année solaire en deux années, qui sont l’hiver et l’été ; l’une commence au mois de novembre, l’autre au mois de mai. Quelques-uns divisent l’année en quatre saisons, mais dont on n’a pas encore déterminé le commencement ni la fin. Cependant ils ont une manière de compter les années ; c’est par le nombre des idoles qu’ils appellent khantaï. Ce sont de petites figures de bois, taillées en forme de sirènes. Quand ils ont construit une yourte, ils placent une de ces figures auprès du foyer. Chaque année, à leur fête de la purification, ils en font une nouvelle qu’ils mettent à côté des anciennes. Autant d’idoles, autant d’années, depuis la construction de l’yourte.

En général, dit Steller, le cours de la lune règle la durée de chaque année, et l’intervalle d’une lune à l’autre fixe le nombre des mois. Cependant on dit ailleurs que leur année est de dix mois, les uns plus longs, les autres plus courts, parce que, dans le partage qu’ils font de ces mois, ils n’ont aucun égard au cours des astres, mais à la nature de leurs travaux. Steller dit encore qu’ils prennent pour fondement de la division de l’année les effets de la nature sur la terre. Il paraît que ces deux choses les dirigent également dans la dénomination des dix mois qui composent leur année. Ils appellent le mois du grand froid, le mois qui rompt les haches ; le temps le plus chaud, le mois des longs jours, parce qu’ils sont plus frappés sans doute de cette circonstance de l’été qu’incommodés de sa chaleur. Dans un canton du Kamtchatka, il y a le mois des poissons rouges, le mois des poissons blancs ; ce sont les mois où ces poissons, retournant des rivières à la mer, fournissent une pêche abondante. Dans un autre canton, il y a le mois des rytines, le mois des rennes domestiques, le mois des rennes sauvages ; ce sont les mois où ces divers animaux font leurs petits. Ailleurs le mois de mai s’appelle tava-koatch, le mois des râles : tava est le nom de l’oiseau ; koatch, qui signifie la lune et le soleil, est le nom générique des mois. Ainsi juin s’appelle koua-koatch, le mois des coucous ; octobre, pikis-koatch, le mois des vanneaux ; avril, masgal-koatch, le mois des hochequeues. La plupart désignent septembre par un nom qui signifie la chute des feuilles. Presque tous ont le mois de la purification des fautes ; c’est le seul que la superstition ait nommé. Les Kamtchadales du midi nomment janvier ziza-koatch, c’est-à-dire, ne me touchez pas. C’est alors que, de peur de se geler les lèvres, s’ils buvaient dans l’eau courante, ils la puisent dans des cornes de bélier, ou des vases d’écorce d’arbre.

Du reste, ils ne connaissent pas les semaines et n’ont pas de noms pour distinguer ni compter les jours. Les évenemens extraordinaires leur servent d’époque pour dater les temps. Ils n’ont ni caractères d’écriture, ni figures hiéroglyphiques. Toutes leurs connaissances se transmettent par une tradition toujours plus suspecte que les monumens.

Les Kamtchadales du nord, au-dessus du fleuve Kamtchatka, appellent le vent d’orient kouncouchkt, c’est-à-dire vent de mer ; celui d’occident, eemchk, vent de terre ; celui du nord, tinghiltchkt, c’est-à-dire vent froid ; celui du sud-ouest, ghinghieemchkht, c’est-à-dire, saison des femmes, parce que, dans ce vent de pluie, le ciel pleure comme une femme. Ainsi les Kamtchadales, comme tous les peuples originaux, ne désignent les choses que par les rapports qu’elles ont avec eux, ou même entre elles. Pour différencier les vents, ils remarquent leurs effets principaux, et attachent à chacun l’idée de la sensation qu’ils en éprouvent, ou de la circonstance accessoire qui est la plus frappante pour eux. Si l’on cherchait l’étymologie de tous les noms primitifs de chaque langue originelle, on trouverait toujours que c’est la nature, et non le hasard, qui a guidé les hommes dans la formation des mots. Les Koriaks du nord appellent le vent, kittickh ; et les insulaires de Karaga le nomment gichtkchatchgan. On aperçoit dans la construction de ces syllabes un dessein d’imiter le bruit des vents. Quand ces peuples ont voulu désigner la position des vents, ils ont joint la syllabe qui représentait le mieux le bruit du vent, au mot représentatif de la chose, qui marquait sa position. C’est assez la marche de l’esprit humain dans la formation des langues. Il est aisé d’en trouver une nouvelle preuve dans le vocabulaire suivant.



VOCABULAIRE
de la langue du Kamtchaka et des îles Kouriles.


Français.
Dialectes kamtchadales.
Dieu, Kout, Koutka, Koutkha.
Diable, Kana tkana.
Le ciel, Kogal, kokhal, keiss.
Le soleil, Galen-kouletch, koutche ; latch.
La lune, Gouingan-kouletch, kaotch, laailgin
L’étoile, Ejengin, achangtt, agajin.
Le jour, Taage, kousgal, koulkhalla.
La nuit, Kounnouk, koulkoua, kounkou.
Les nuages, Gourengour, ouichaa, miija.
La pluie, Tchoukhtchouk, tchahtchou.
La neige, Korel, kolaal.
La foudre, Kikhkig, kikhchigina.
La terre, Chemr, semt.
Montagne, Eel, namoud, aala.
Le bois, Ououd, ooda, lagilan.
Arbre, Oua, oo, ouou.
Le feu, Broumitch, panguitch.
La fumée, Gajoungage, nagarangatch, ngatchege.
L’eau, Ajam, li.
La mer, Keiaga, ningel.
Lac, Corro, kchou, koulkhona.
Rivière, Kig, kiga.
Sable, Bouijimt, kachemt, simijimtch.
Caillou, Koual, ouvatchou, ouatch.
Homme, Krochchouga, ouchkamja.
Mari, Kengich, elkou, kamjan.
Père, Ipip, apatch, ichkh.
Français.
Dialectes kamtchadales.
Garçon, Paatchoutch, peaitchitch, nanatcha.
Femme, Tchikhengoutch, ngingitch, Ichitch.
Mère, Angouan, aalgatch, latkchkha.
Fille, Tchikhouatchoutch, oukhtchoumakhtcha.
Tête, Khabel, tcha, ktkin.
Yeux, Eled, nannin, lella.
Oreilles, Illioud, iguiad, illa.
Nez, Kaiako, kaiki, kaiakan.
Lèvres, Chakchi, kissa, kechkha.
Bouche, Teloum, tokhidda, tchanna.
Langue, Ditchil, etchella.
Joues, Ouan, ouaad, kkoaoudda.
Parties naturelles de l’homme, Kallaka.
Parties naturel— de la femme. Koipion, kouppan.
Les jambes, Katkhhein, tchkouada.
Yourte, ou logement sous terre, Kist, kichit.
Arc, Itchet, tchkhtch, tchastcho.
Flèche, Kag, kakhah, kalkh.
Canot, Tatkam, takhtim, tatkhtoma.
Traîneau, Chichken, caachan, chkhlick.
Hache, Koachou, kouachoua.
Bonnet, Galaloutch, pakhal.
Habit, Koabege, tangak, kaptkhatch.
Chaussure, Tchilken, sianoun, chæoun.
Blanc, Gilkalo, attikh, atkhala.
Noir, Drelou, tiggan, ktgala.
Rouge, Tchatchal, tchean.
Vert, Doulkarallo, noukhousannou.
Grand, Tollo, khitchin, pellaga.
Petit, Dinelou, tchoungouiong, nianikoula.
Haut, Dachelou, konoun, kingilla.
Chaud, Nomla, kikang, oumela.
Froid, Dikeilou, sakkeing, ikelaga.
Français.
Dialectes kamtchadales.
Mort, Kiriin, kitchikin, kijanu.
Vivant, Kijounilin, hakova, kakolin.
Renard, Tchachiai.
Zibeline, Kimkhim.
Hermine, Diitchitch.
Loup, Kitaiou.
Ours, Kacha.
Glouton, Timmi.
Renne, Elouakap.
Lièvre, Miitchiteh.
Phoque, Kolkha.
Loutre de mer, Kaiikou.
Chat marin, Tatliach.
Lion marin, Siout.
Aigle, Siatch.
Faucon, Chichi.
Perdrix, Elioukhtchitch.
Coq de bois, Tkakan.
Corneille, Kaæa.
Corbeau, Kaougoulkak.
Pie, Ouakitchitch.
Hirondelle, Kainktchitch.
Alouette, Tohelaalaï.
Coucou, Koakoutchitch.
Bécasse, Saakouloutch.
Peuplier, Tkhichin.
Bouleau, Itchou.
Saule, Lioumtch.
Aune, Sikit.
Sorbier, Kailim.
Pin, Soutoun.
Genévrier, Kakain.
Manger, Balolk, tchikhich-kik.
Boire, Biligik, tikouckhouchk.
Dormir, Titchkajik, toungoukoulachk.
Parler, Kajinoukhchkajik, kajedoakhtch.
Rire, Tijuchik, tachioukachk.
Pleurer, Tingajik touououchik, sinchtch.


DIALECTE DES KORIAKS.


Français.
Koriak.
Dieu, Angan, kooikoniakou.
Diable, Kalaiaitsetiga, okhtkana, nimfit.
Le ciel, Iiagan, khain, chilken.
Le soleil, Tiitikou, kouleatch, chagalkh.
La lune, Geiligen.
L’étoile, Leliapitchan, ejenitch.
Le jour, Galoui, telouktat.
La nuit, Nikinik, dikouil, tenkiti.
Les nuages, Gingai, kherchaan, chamkajon.
La pluie, Koumoukhatou, etchkoutch.
La neige, Kalatig, pangoulkicha.
La foudre, Kiigala, koukigilaati.
La terre, Noutelekan, bichimt, noutiniout.
Montagne, Naiou, lnjalken, michankofi.
Le bois, Outtoukan, igoustlin.
Arbre, Ottepel, igonft.
Le feu, Miligan, bilgimiltch, milkhanoul.
La fumée, Ipiit, hongalat, tgatka.
L’eau, Mimel.
La mer, Ankan, ejegon, ninvigen.
Lac, Gittigen, kolkh, gitch.
Rivière, Oucem.
Sable, Geitchaam.
Caillou, Goungoun.
Homme, Ouimtagoula, kelgola.
Père, Empis, ep, papa.
Mari, Khouiakoutch, inkhelnkhilch.
Garçon, Kaiakapil, kogamnankatkhautch.
Femme, Negouen, nifnikheh.
Mère, Ella, illia, elli.
Fille, Igavakig, goufikoukou.
Tête, Leout, koltch, tennakal.
Français.
Koriak.
Yeux, Ellifa.
Oreilles, Viliougi, flioufi.
Nez, Enigittam, eikou.
Lèvres, Ouamilkalakgen, koumoon.
Bouche, EIkiingen, chakcho.
Langue, Giigel, lakcha.
Joues, Valkalti, elpou, lioukhlioukhoufe.
Parties naturelles de l’homme, Alka.
Parties naturel— de la femme, Penne, ouata.
Les jambes, Gitkat khtkafe.
Yourte, ou logement sous terre, Iainga, chichtiou.
Arc, Igit, icht.
Flèche, Makim ; makma.
Canot, Attwout, hotkhim.
Traîneau, Ouetick, chichid, hatkhi.
Hache, Aal.
Couteau, Ouala, walawat.
Fer, Pilgouten, walatch.
Bonnet, Penkc, galalioutch, kellam.
Habit, Manigitcham, kouklianka.
Chaussure, Plakou.
Blanc, Nilgakin.
Noir, Noouhiu, lijaeloung, Iwoulklek.
Rouge, Nitchitochakin, lichamff.
Vert, Aplelia, nolouteliac, ikhtchitchi.
Grand, Nemeiankin, koutkholloun, louhaklin.
Petit, Eppouloukin, kouamkaloun.
Haut, Nenengelokhen, nioulakin, likhnolan.
Chaud, Nomkin, nomling.
Froid, Nokaialgakin, nitchakkin.
Mort, Viala, ija, visigla.
Vivant, Kouhiioulaattou, ioulgatch.
Français.
Koriak.
Renard, Iaioun.
Zibeline, Kittigin.
Hermine, Imiaktchak.
Loup, Egillougoun.
Ours, Kainga.
Glouton, Khaeppei.
Renne, Lougaki.
Lièvre, Milout.
Phoque, Memel.
Loutre de mer, Kalaga.
Chat marin, Talatcha.
Lion marin, Oulou.
Aigle, Tilmiti.
Faucon, Tilmitil.
Perdrix, Eouew.
Coq de bois, Kinatou.
Corneille, Tchaoutawawalou-ouelle,
Corbeau, Nimella-Ouelle.
Pie, Ouikittigin.
Hirondelle, Kawalingek.
Alouette, Geatcheier.
Coucou, Kaikouk.
Bécasse, Tcheieia.
Peuplier, Iakal.
Bouleau, Lougoun.
Saule, Tikil.
Aune, Nikilion.
Sorbier, Eloen.
Pin, Katchiwok.
Genévrier, Valvakitcha.
Manger, Mevouik, kotua.
Boire, Migoutchik, Kouiki.
Dormir, Miialkatik, boungouiakou.
Parler, Kamigoumougat, pankoulk.


DIALECTE DES KOURILES.


Français.
Kourile.
Dieu, Kamoui.
Diable, Ouin kamoui.
Le ciel, Niss.
Le soleil, Tchoppou.
La lune, Tchouppou.
L’étoile, Kéta.
Le jour, Ta.
La nuit, Sirkounne.
Les nuages, Ouourar.
La pluie, Sirougen.
La neige, Oupach.
La foudre, Oum.
La terre, Kotan.
Montagne, Orgour.
Le bois, Ni.
Arbre, Iantourasni.
Le feu, Api.
La fumée, Siouponia.
L’eau, Pi.
La mer, Atouika.
Lac, To.
Rivière, Pet.
Sable, Gta.
Caillou, Poina.
Homme, Ainou.
Mari, Kakaiou.
Père, Mitchi.
Garçon, Poumpou.
Femme, Kmatchi.
Mère, Aapou.
Fille, Kpommatchi.
Tête, Paop.
Français.
Kourile.
Yeux, Sik.
Oreilles, Ksar.
Nez, Etou.
Lèvres, Tchaatoi.
Bouche, Tchar.
Langue, Akhou.
Joues, Noutkikhou.
Parties naturelles de l’homme, Thi.
Parties naturel— de la femme, Tchit.
Les jambes, Kema.
Yourte, ou logement sous terre, Tche.
Arc, Kou.
Flèche, Akki.
Canot, Tchip.
Traîneau, Chkeni.
Hache, Oukar.
Couteau, Epiia.
Fer, Kaani.
Bonnet, Koutchi.
Habit, Our.
Chaussure, Kir.
Blanc, Retanoo.
Noir, Ekouroko.
Rouge, Ouratilkiva.
Vert, Teouninoua.
Grand, Porogo.
Petit, Moiogo.
Haut, Triiva.
Renard, Kimoutpé.
Hermine, Tannerum.
Phoque, Betatkor.
Loutre de mer, Rakkou.
Chat marin, Onnep.
Lion marin, Etaspè.
Français.
Kourile.
Aigle, Sourgour.
Perdrix, Niepoue.
Corneille, Paskour.
Pie, Kakouk.
Hirondelle, Kouiakana.
Alouette, Rikintchir.
Coucou, Kakkok.
Bécasse, Petoroi.
Aune, As.
Sorbier, Koksouneni.
Pin, Pakseptui.
Genévrier, Pachkouratchkoumamai.
Manger, Ikama.
Boire, Kpekreigioua.
Dormir, Kmokonrov.
Parler, Kitokrosiva.

Ce peu de mots suffit pour donner matière aux recherches des philologues, ou philosophes grammairiens. On voit du premier coup d’œil que la langue des Kouriles est la plus originale des trois qu’on a mises en parallèle. Ses monosyllabes dénotent pour ainsi dire les premiers cris de la nature, ou les premiers accens de la voix humaine qui s’essaie et prélude à l’articulation par de simples accens. Presque tous les mots de cette langue sont sonores. Plusieurs commencent et finissent par des voyelles. Quelques-uns ont une origine très-significative. Rien de plus analogue au bruit de la foudre que la syllabe oum. Rien n’est plus expressif, pour désigner un père, que le mot mitchi, qui montre la voie ou l’instrument de la paternité. Les Kouriles appellent un enfant poumpou, comme nous l’appelons poupon ; et sa mère aapou, d’un nom relatif à l’enfant. Ils appellent un arc kou, comme les Anglais l’appellent bow. Ils appellent un canot tchip, mot très-analogue à ship, qui signifie en anglais un vaisseau. Quelle que soit l’origine de ces mots, la langue kourile paraît isolée comme les habitans qui la parlent. Elle semble, par ses terminaisons et sa conformation, avoir plus de rapport à la plupart des langues sauvages de l’Amérique septentrionale qu’aux langues barbares du continent de la Sibérie et de la Mongolie. Ne serait-ce qu’un effet de vaine curiosité d’examiner l’analogie de toutes les langues des sauvages insulaires pour savoir si c’est la nature qui les a dictées aux hommes sans le secours de leur réflexion ; comment elle a varié les dénominations des mêmes êtres ; en un mot, ce que le climat, le sol, la mer et les productions ont apporté d’influence dans la composition de ces langues ? Plus elles seront pauvres, bornées, monosyllabiques, plus il sera facile de les comparer. On doit trouver entre elles les mêmes différences qu’on remarquera dans les peuples qui les parlent, et dans les choses qu’elles représentent.

Quant aux langues ou dialectes du Kamtchatka, elles ont beaucoup de ressemblance, soit entre elles, soit avec celles du continent où cette presqu’île est attachée. Mais la nature paraît avoir souvent guidé par l’analogie les inventeurs des mots qui la composent. Les mots bouijimt et simijimtch, qui signifient sable, sont également composés des mots chemt ou semt, terre, et des mots ajam et ii, qui veulent dire eau, comme si le sable n’était qu’une terre couverte ou baignée d’eau. Les mots ououd, ouda, qui signifient bois, sortent visiblement des mots oua, ou, ouou, qui veulent dire arbre. Ououd est composé d’oua, comme un bois est composé d’arbres. Peut-être tous ces mots ne sont-ils qu’une imitation du bruit que font les arbres agités par les vents. Si cette conjecture est hasardée, en est-ce une aussi téméraire de croire que le mot anglais oak, chêne, a quelque analogie avec le mot kamtchadale oua ? Mais d’où ces deux nations si éloignées l’une de l’autre ont-elles tiré des mots qui leur sont communs ? Les Saxons, qui conquirent l’Angleterre, y auraient-ils apporté des mots originairement mongols ou sibériens ? Le même mot serait-il né sans transplantation, comme le même arbre, dans des îles ou des pays isolés ? Est-ce le bruit du vent à travers les feuillages qui a dicté le même son aux Bretons et aux Kamtchadales, situés à peu près sous la même latitude, mais séparés par 150 degrés de longitude ? Les mots il et hill, l’un kamtchadale, l’autre anglais, qui signifient montagne, ont-ils une origine commune dans une langue primitive ? Viennent-ils immédiatement de la nature, qui, sous un climat à peu près égal, aurait dicté le même signe du même objet à ces deux peuples ? L’analogie ne marche ici qu’à tâtons, et l’art des étymologies est trop incertain pour ne pas inspirer de la défiance et des précautions. Encore un coup, il faut voir et comparer plusieurs vocabulaires ensemble avant d’en tirer des résultats et des conséquences qui mènent à des principes généraux.

Cependant, comme la nature a formé les êtres analogues ou de la même espèce sur un même moule, peut-être a-t-elle aussi modelé sur un même type les noms originaux qui les représentent. La plupart des grands objets communs à tous les pays excitent partout une sensation dominante ; mais cette sensation n’étant pas toujours unique, la manière de représenter ces objets par la parole ne devrait pas être partout la même. Ainsi, tel homme ou tel peuple aura représenté le chêne par sa grandeur, tel autre par son fruit, tel par son écorce, et tel par son principal usage ; sous la zone torride, par la fraîcheur que donne l’ombre de son feuillage ; dans le septentrion, par la chaleur que communiquent ses branches jetées au feu. Mais un indice de la pente de l’homme à imiter la voix de la nature dans la formation des mots, c’est l’accord de la plupart des langues à représenter certains oiseaux par la répétition de leur chant. Ainsi le mot kamtchadale kodkoutchith, le mot koriak kdikouk, et le mot kourile kankkok, rappellent à l’oreille le chant du coucou ; de même que le mot français et le mot latin cuculus, qui, par sa signification, dicta sa prononciation coucoulous. Les Kamtchadales représentent un traîneau par le bruit qu’il fait dans la neige : les mots chidchid et chkhliehg rappellent cette voiture qui glisse, ainsi que le mot koriak gatchi, et notre mot français gâchis. Mais n’est-ce pas trop de réflexions, peut-être inutiles ou fausses, sur une matière qui demande la plus grande sagacité ? Est-il permis d’arrêter ainsi sur des mots l’impatience de ceux qui lisent les voyages, pour ainsi dire, en courant, comme ils ont été faits ? Jetons un dernier coup d’œil sur le Kamtchatka.

Comme dans chaque histoire il y a des faits qui échappent au rédacteur, ou qui ne peuvent entrer dans les divisions générales des matières qui la composent, il est permis de les recueillir à la fin de l’ouvrage. Ces sortes de débris ne sont pas toujours les moins précieux d’une collection, ni sans attrait pour un lecteur qui revient avec plaisir sur un pays dont il connaît déjà la carte et le tableau.

Kracheninnikov a fait des remarques singulières sur le flux et le reflux des mers du Kamtchatka. S’il est vrai, dit-il, que le flux et le reflux, dans la plupart des mers, soient égaux et arrivent toujours aux mêmes heures, il s’ensuivra que les mers du Kamtchatka ne ressemblent qu’à la mer Blanche, où l’on voit en vingt-quatre heures un grand flux et un petit flux. Les Kamtchadales appellent ce dernier manika. Tour à tour le grand flux se change en petit, et le petit en grand.

L’auteur observe d’abord que « l’eau de la mer, qui dans les temps de flux entre dans les baies des embouchures des rivières, n’en sort pas toujours tout entière dans le reflux, mais seulement suivant l’âge de la lune. C’est par cette raison que les baies, dans le temps du reflux, sont quelquefois à sec, et il n’y a que l’eau de la rivière qui reste dans son lit naturel, au lieu que, dans d’autres temps, ses bords sont inondés. »

Dans le temps de la pleine et de la nouvelle lune, le flux dure environ huit heures, et monte jusqu’à près de huit pieds ; ensuite commence le reflux, dont la durée est d’environ six heures, et l’eau de la mer baisse d’environ trois pieds ; après quoi revient le flux, qui dure trois heures à peu près, pendant lesquelles l’eau ne monte pas tout-à-fait d’un pied. Enfin l’eau diminue, et toute l’eau de la mer se retire et laisse le rivage à sec. Cette diminution dure l’espace de sept heures environ. « Telles sont les périodes des marées pendant trois jours, après la nouvelle et la pleine lune. Mais il n’en est pas de même lorsqu’on approche du dernier quartier ; alors les grandes marées diminuent, et le petit flux augmente jusqu’à se changer en haute marée. Ce changement d’un flux en l’autre arrive constamment quatre fois dans un mois.

Lorsque le flux commence, on entend, même par le temps calme, un bruit affreux dans l’embouchure des rivières, et l’on voit s’élever de grosses vagues qui se heurtent, écument, et jaillissent en petite pluie. Ce combat des eaux de la rivière avec celles de la mer dure jusqu’à ce que celles-ci, prenant le dessus, rétablissent le calme. Il semble que la rapidité des rivières augmente l’impétuosité du flux de la mer. Quand le reflux commence, le combat se renouvelle, comme si la mer résistait par un second flux au mouvement du flux. Est-ce au gisement des côtes qu’il faut attribuer ces phénomènes ? ou ce qu’on nous donne ici pour une singularité n’est-il qu’un ordre constant que la mer suit partout où elle trouve des rivières ? Ces mouvemens sont-ils les mêmes dans le golfe Pengina que sur la côte orientale du Kamtchatka ? C’est ce que l’auteur ne dit pas, et ce qu’il serait peut-être important de savoir.

Au sujet des phoques ou veaux marins, des loutres, des chats et des lions marins, des amours, des combats et des mœurs de tous ces animaux amphibies, les auteurs de la Gazette littéraire font une réflexion très-philosophique. Quand on croit, disent-ils, ces récits fabuleux ou fort exagérés, on en juge sans doute d’après les animaux qui vivent autour de nous. « On ne s’aperçoit pas que ces animaux sont asservis, contraints ou dénaturés. Dispersés par la crainte ou le besoin, l’énergie de leurs facultés est bornée au soin de pourvoir à leur subsistance, de conserver leur espèce, et de se garantir des embûches de l’homme. C’est dans les lieux déserts et inhabités que les animaux développent et étendent leurs facultés ; ils se rapprochent, s’unissent, établissent entre eux une sorte de police : c’est l’association qui perfectionne tous les êtres sensibles et animés. Quel misérable animal serait l’homme lui-même, s’il était forcé de vivre dans les forêts, solitaire et sans communication avec ceux de son espèce ! Il n’y a autour de nous que les insectes qui vivent en société, parce que leur petitesse les dérobe à la tyrannie de l’homme. Quoiqu’on ne puisse observer que très-imparfaitement leurs mouvemens et leurs mœurs, on y remarque cependant plus d’intelligence, de suite et d’ordre que dans des espèces d’animaux dont l’organisation semble bien plus parfaite. »

Ces raisonnemens sont confirmés par l’exemple et les jeux d’un animal marin qui, n’ayant pas encore éprouvé les hostilités de l’homme, semblait se plaire à le suivre. « Cet animal, que Steller a vu sur les côtes d’Amérique, a environ cinq pieds de long ; son corps, plus gros vers la tête, se rétrécit vers le bas et est couvert d’un poil très-épais, gris sur le dos et rouge sur le ventre : il a une tête assez semblable à celle du chien, avec de grands yeux, des oreilles pointues et dressées, et une espèce de barbe autour des lèvres. Steller a été fort surpris de ne lui point voir de pates comme aux autres animaux marins. Il nageait autour du vaisseau pendant plusieurs heures, regardant tantôt un objet, tantôt un autre, avec un air de surprise ; il s’élevait du tiers de son corps, au-dessus de l’eau, droit comme un homme, quelquefois pendant une demi-heure, passait ensuite par-dessous le vaisseau, pour se remontrer à l’autre bord, dans la même attitude, et répétait cette manœuvre trente fois de suite : d’autres fois il paraissait avec une espèce d’herbe à la bouche, qu’il jetait et reprenait tour à tour en se jouant de mille façons. »

Après les mœurs de ces animaux, on peut revenir à celles de l’homme. Les Kamtchadales en ont de raisonnables et de folles pour réprimer le larcin et le meurtre. « Quoiqu’il n’y ait point chez eux de lois pour venger les offenses, il y a des conventions reçues qui en tiennent lieu comme chez tous les peuples où la société a pris quelque forme. Lorsqu’un Kamtchadale a été tué, c’est aux parens à tuer l’assassin ; cet usage a toujours été celui des peuples non civilisés. Quand on surprend un voleur, si c’est son premier larcin, on lui fait rendre ce qu’il a pris, et on le laisse vivre solitaire sans lui donner aucune espèce de secours : on brûle les mains de ceux qui se sont rendus plusieurs fois coupables du même crime. Lorsqu’on ne peut pas découvrir un voleur, on prend un bouquetin à qui on brûle les nerfs dans une assemblée publique, avec beaucoup de cérémonies magiques : ces peuples ne doutent pas qu’au moyen de cet enchantement le voleur ne souffre les mêmes tourmens qu’on fait souffrir à cet animal. On reconnaît bien dans cet usage le principe et l’objet de la superstition, qui, dans sa naissance, a été regardée comme un supplément à la législation, propre à prévenir, par des terreurs imaginaires, les crimes qui se dérobaient à la vigilance de la loi. »

Terminons ce résumé, pour ne rien omettre d’important, par un fait de commerce qui prouvera l’utilité de la découverte du Kamtchatka. Les peaux de loutres de mer y sont d’un profit très-considérable pour la Russie. Les Kamtchadales peuvent avec ces peaux acheter des Cosaques tout ce qui leur est nécessaire ; et les Cosaques les troquent pour d’autres effets avec les marchands russes, qui gagnent beaucoup dans le commerce qu’ils en font à la Chine. Le temps de la chasse des loutres de mer est le plus favorable pour lever les tributs ; car souvent les Kamtchadales donnent une loutre au lieu d’un renard ou d’une zibeline, quoiqu’elle vaille au moins cinq fois davantage. Une loutre se vend quatre-vingt-dix roubles ; cependant autrefois elle ne se vendait que dix roubles à Iakoutsk. On n’en fait pas usage en Russie ; mais les marchands de Moscou achètent de la chambre du commerce de Sibérie celles qu’on apporte du Kamtchatka : ils les envoient à leurs commis sur les frontières de la Chine ; et ce commerce, malgré les frais de transport et les risques où les expose l’éloignement de Moscou à la Chine, est d’un très-grand avantage. Quand la Russie aura une navigation bien établie au Kamtchatka, elle y pourra faire un commerce direct avec les côtes de la Chine.