Conseil colonial de la Guadeloupe
Imprimerie de Giraudet et Jouaust (p. 6-11).

RAPPORT DE LA COMMISSION

sur une
PROPOSITION AYANT POUR OBJET UNE ADRESSE AU ROI
(M. Payen, rapporteur. — Séance du 8 juillet 1847.)
Messieurs,

Nous ne sommes plus au temps où nous pouvions, d’après nos propres inspirations, juger des affaires coloniales. L’esclavage, qui avait fondé la prospérité des colonies, qui sous un régime doux et humain la conservait encore, il n’y a que quelques années, et dont nous avions conçu la pensée de prolonger l’existence, parce qu’il suffisait au bien-être de la population qui y était assujettie, est devenu l’objet des attaques les plus vives de quelques humanitaires. Peu soucieux de la véritable situation des colonies, dont ils n’avaient jamais vu le tableau fidèle, à peine réunis par la même pensée, ces novateurs sacrifiaient tout à la théorie dont ils s’étaient faits les apôtres, et le nombre cependant en augmentait tous les jours.

L’Angleterre, la première, céda à l’impulsion qu’ils donnaient à l’abolition de l’esclavage ; mais la France devait bientôt la suivre dans cette voie nouvelle. Seulement, les tristes résultat produits par l’émancipation des esclaves dans les colonies anglaises l’avaient mise en garde contre le mode que l’Angleterre avait adopté, sans toutefois ralentir ni le zèle des abolitionnistes français, ni le progrès de leurs idées.

La France, il faut le dire, ne s’est pas témérairement engagée dans la voie où quelques esprits trop avancés voulaient la précipiter. Une commission formée d’hommes éclairés, sous la présidence de l’une de nos illustrations, avait étudié la question d’émancipation ; elle s’était entourée de tous les documents qu’elle avait pu réunir, et, tout en proclamant le principe de l’abolition de l’esclavage, elle consacrait notre droit à une indemnité pour la perte que nous devions en éprouver.

Depuis lors la France a fait l’essai d’une loi nouvelle ; cette loi, créée en vue de l’abolition dans laquelle on voulait nous faire entrer, se ressent de l’inconvénient qui s’attache à toutes les mesures mixtes, ordinairement impuissantes à faire le bien. À côté de l’esclavage, qu’elle laisse debout, elle renverse les principes qui en faisaient la base et l’appui ; elle ébranle notre état social, compromet notre avenir et porte atteinte à nos propriétés.

Cependant, quelque difficile et dangereux que soit pour les maîtres les mesures sous lequel elle les place, résignés et confiants dans le régime que le gouvernement aurait senti la nécessité de prendre pour conserver l’ordre et le travail, nous nous serions soumis à l’exécution de cette loi ; mais elle ne répond plus aujourd’hui à l’impatience des abolitionistes, qui, sans doute dans la crainte de ne pouvoir s’appuyer sur les colons pour l’exécution d’une mesure radicale et complète, songent à des mesures partielles qui ne nous laisseraient entrevoir que ruine de tous côtés.

Dans une circonstance aussi grave, il n’est plus permis aux représentants des colonies de rester impassibles et muets ; éveillés par la crainte d’un danger imminent, ils doivent porter jusqu’au pied du trône l’expression de leurs vœux…

L’esclavage dans les colonies forme un tout homogène, dans lequel il n’est pas possible d’infiltrer la liberté sans en affaiblir les ressorts. Nous concevions l’affranchissement partiel, nous le favorisions ; le temps qui a suivi la faculté que nous avons de lui donner un libre cours, dégagé des entraves que le gouvernement y avait lui-même apportées, a prouvé que nous savions récompenser du prix de la liberté ceux qui s’en étaient montrés dignes, et les statistiques de cette époque donnent la mesure de notre prodigalité à cet égard ; mais l’affranchissement faisait tout aussitôt entrer celui qui en avait reçu le bienfait dans une classe à part, complètement séparée de l’esclavage. Nous savons par expérience tout le mal qu’il y avait à mettre en contact ceux deux éléments de la société coloniale.

Des mesures partielles qui, par exemple, placeraient à côté de la mère esclave, et dans un corps d’atelier, ses enfants affranchis de toute servitude, combleraient la distance qu’il nous était commandé de maintenir, seraient, nous n’hésitons pas à le dire, de l’effet le plus désastreux, et si, comme nous aimons à le penser, la France ne veut pas faire le sacrifice de ses colonies, si elle est obligée de reconnaître qu’elles ne peuvent vivre que par le travail, elle doit s’abstenir de toute mesure qui aurait pour effet de rapprocher ce qui ne peut être réuni sans amener le désordre et, comme conséquence, l’absence de tout travail.

Mais les craintes n’arrêteraient pas les abolitionistes sur la pente où ils sont engagés, et, ne serait-ce que pour prévenir des mesures aussi redoutables, nous ne devons plus hésiter, nous devons céder au torrent qui nous entraîne. Nous sentons le besoin de diriger le mouvement qui nous est imprimé, nous voulons, en le dirigeant, nous éloigner de l’abîme que des mesures précipitées et trop peu réfléchies, dont notre expérience seule peut signaler le danger, ouvriraient sous nos pas. Nous voulons mettre notre concours à la disposition de la France : elle s’empressera, nous n’en doutons pas, de l’accepter, si notre sincérité lui apparaît dans tout son éclat.

C’est, Messieurs, parce qu’à cet égard je comptais sur vous comme je compte sur moi-même, que j’ai eu l’honneur de vous proposer d’offrir au roi, au nom du pays, d’entrer immédiatement dans la voie de l’émancipation.

L’abolition de l’esclavage est aujourd’hui un principe proclamé ; son application seule est subordonnée à une question de temps. Il ne nous appartient pas d’en précipiter la solution ; mais en France l’opinion publique s’est hautement prononcée, le gouvernement lui-même est débordé. Saisissons, pendant qu’il en est temps encore, la direction qu’il convient de donner à la transformation de notre pays emparons-nous de l’initiative des mesures à prendre ; sachons faire apprécier l’utilité de notre concours, et, je le répète, il sera accueilli, parce qu’il est utile, indispensable, non pas seulement aux intérêts des propriétaires, mais à celui des esclaves, dont l’avenir et le bien-être se trouvent entre nos mains.

Offrons notre concours et faisons plus encore, mettons-nous à l’œuvre ; donnons pour gage de notre sincérité ces documents si précieux qui peuvent sortir de nos mains et aider si puissamment au succès de l’émancipation ; n’attendons même pas qu’on nous le demande : c’est avec une égale sollicitude que nous voulons faire la part de tous.

Pour prix de notre coopération nous ne voulons que la continuation de l’ordre et du travail ; nous ne demandons à la France que de repousser toute mesure précipitée et sur laquelle les conseils coloniaux n’auraient pas été appelés à donner leurs avis.

Qu’elle ne s’effraie pas du temps qui devra s’écouler ; nous chercherons à en abréger la durée, et il faut bien d’ailleurs qu’elle se soumette à des nécessités qui ne sont pas moins impérieuses pour elle, à raison du bien qu’elle veut faire.

Votre concours, Messieurs, est d’une haute importance, et, je le dis encore, la France ne peut pas le dédaigner. Qui mieux que nous peut indiquer les moyens d’arriver sans secousse à l’abolition de l’esclavage ? L’association, ce moyen si puissant de venir en aide aux classes pauvres, d’une exécution si difficile en France, mais déjà préparée ici par la formation des groupes, présente encore dans son application des difficultés que nous prendrons soin d’aplanir avec l’intérêt que nous ne pouvons pas manquer de porter à ceux que nous avons l’habitude de comprendre dans notre famille. La France ne peut pas nous repousser quand nous ne lui demandons que de seconder ses vues, de souffrir que nous lui donnions notre avis, et qu’elle nous admette à discuter dans la chambre élective les lois qui seront désormais soumises à ses délibérations.

Le droit à la représentation nationale, réservé aux seuls Français de la métropole, ne devait pas s’étendre aux colons lorsque les besoins de leur société, si différents de ceux de la mère-patrie, demandaient des lois particulières. Mais quand il s’agit d’abolir l’esclavage, quand les intérêts des colons se confondront avec ceux de la France, pourquoi les colons resteraient-ils étrangers aux débats qui s’agiteront au sein des chambres ? Français comme les Français de la métropole, pourquoi ne jouiraient-ils pas des mêmes priviléges ? Pourquoi leur refuserait-on de concourir aux lois de leur pays, et surtout de faire entendre leur voix à la tribune nationale quand on y portera les questions qui intéressent plus particulièrement les colonies ?

Je ne vous ai pas encore parlé de l’indemnité, et cependant, vous le comprenez comme moi, abolition et indemnité sont deux choses inséparables. Je ne vous en ai rien dit, parce que pour moi c’est un point sur lequel il n’y a pas de doute possible. Consacrée par la Charte, reconnue par les hommes les plus influents de la France, nous n’avons qu’à demander qu’elle soit comprise dans le projet de loi qui décidera du sort des colonies. Mais il faut que l’on sache que ce n’est pas seulement au point de vue du droit de propriété que l’indemnité est respectable et sacrée ; c’est encore au point de vue de l’intérêt des nouveaux affranchis. Ils ne peuvent attendre leur bien-être que de celui de leurs anciens maîtres, et, en l’état de la fortune des colons, ils seraient aux prises avec la misère, s’il fallait que ceux-ci prissent sur leurs revenus, déjà si réduits, les avantages que l’association ou tout autre mode de rémunération doit assurer aux affranchis. Mais ce n’est pas d’une indemnité qui puisse nous mettre à l’abri du besoin que la France doit seulement se préoccuper : elle doit vouloir que tous ses enfants retirent de leur industrie des bénéfices justes et raisonnables, et elle comprendra que, tant que les colonies gémiront sous le poids de la législation des sucres qui les régit, il n’y aura pour elles que gêne et malaise.

C’est pourquoi j’ai l’honneur de vous proposer de faire rédiger, pour le Roi, une adresse dont je produis ici la substance en ces termes :


« Sire,

» Le conseil colonial de la Guadeloupe veut se placer à la hauteur des idées qui dominent la France ; il veut s’associer aux vues bienveillantes de la France en faveur de la population soumise à l’esclavage ; il vous offre, au nom de la Guadeloupe, d’entrer immédiatement dans la voie de l’émancipation.

» En prenant cette initiative, il est de son devoir d’appeler l’attention de Votre Majesté sur l’utilité de son concours dans les mesures à prendre pour arriver, sans compromettre le bonheur et la sûreté de tous, à la transformation qu’il accepte ; il croit devoir protester de son dévoûment à la cause qu’il embrasse, et, pour gage de sa sincérité, il veut, sans retard, se mettre en devoir d’accomplir la tâche qui lui est réservée.

» Daignerez-vous, Sire, faire préparer, sur le travail qui sortira de ses mains, un projet de loi qui embrasse à la fois les conditions de l’émancipation et la fixation de l’indemnité qui sera due aux propriétaires d’esclaves ?

» Daignerez-vous aussi y comprendre les modifications que les besoins des colonies demandent à la loi des sucres ?

» Il croit pouvoir s’en flatter, pénétré qu’il est de la sollicitude paternelle que vous répandez indistinctement sur tous vos sujets, et il se flatte encore de l’espoir que Votre Majesté voudra bien lui demander son avis sur les projets de loi qui auront été préparés, et qu’elle n’en ouvrira la discussion qu’après avoir fait proposer aux chambres d’étendre en faveur des colonies le droit à la représentation nationale. »

Cette proposition acceptée, la commission dont j’ai l’honneur d’être l’organe vous demande de décider qu’une commission de cinq membres, prise dans votre sein, s’occupera, pendant la durée de la présente session, de réunir les documents qu’elle croira les plus propres à la conservation de l’ordre et du travail, en s’attachant particulièrement au principe de l’association et au moyen de le mettre en pratique.

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