À Sainte-Hélène

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À Sainte-Hélène
Revue des Deux Mondes4e période, tome 152 (p. 438-449).
REVUE LITTÉRAIRE

A SAINTE-HÉLÈNE

Sur le roc où l’a relégué l’effarement des souverains apeurés, quelles souffrances physiques et morales, quelles humiliations, quelles colères impuissantes ont torturé et abrégé les jours du prisonnier de Sainte-Hélène ; quels espoirs hantaient son cerveau, vers quels rêves s’échappait son imagination ; dans quelles méditations s’absorbait sa pensée ; quels jugemens portait-il sur les hommes et sur les choses, sur l’histoire qu’il avait bouleversée, sur le drame humain où il s’était taillé un rôle si colossal ; quels souvenirs, quelles images, quels mirages voyait-il se dessiner dans les brouillards tendus autour de son île, quelles voix de reproche ou de pitié, quelles promesses de gloire, quelles confidences mystérieuses a-t-il entendues dans les voix de la mer ? C’est ce que, depuis quatre-vingts ans, nous ne cessons de demander à tous ceux qui ont pu surprendre quelques-uns des soupirs de cette agonie. Les récits des compagnons, les Las Cases, les Montholon, les O’Meara, ceux des commissaires, les Stürmer, les Balmain, les Montchenu, ceux des officiers, ceux des geôliers se sont succédé, se sont complétés et n’ont pas lassé notre curiosité. La publication du dernier en date de ces témoignages, le Journal[1] de Gourgaud, n’aura pas à souffrir de cette abondance des documens antérieurs. Elle vient à un moment où la figure de Napoléon s’impose avec une tyrannie plus obsédante que jamais à l’étude de l’historien et du moraliste. Trois livres, essentiels parus coup sur coup dans l’espace de ce mois, le Waterloo de M. Henry Houssaye, le Toulon de M. Chuquet, la Joséphine de M. Frédéric Masson, le prouvent assez éloquemment. C’est qu’à la distance où nous sommes placés l’homme et son œuvre nous apparaissent mieux dans leur énormité. Jamais peut-être n’avait-on rencontré dans une si étroite union et dans un relief si intense les puissances d’imaginer, de vouloir, d’exécuter. Napoléon a si étrangement exalté autour de lui les énergies, si fortement ébranlé les esprits, demandé à notre vieux monde tant d’efforts et de sacrifices qu’il a payés d’un tel accroissement de gloire ; il a laissé après lui dans notre vie nationale l’empreinte si reconnaissable de son génie, qu’après l’avoir tour à tour maudit et célébré, nous éprouvons un impérieux besoin de travailler à le comprendre. Le Journal de Gourgaud nous y aidera. Ce sont des notes jetées sur le papier au jour le jour, sans ordre, sans arrangement, sans souci de littérature, sans dessein de publicité ; les conversations les plus importantes y ont été résumées aussitôt qu’entendues, les détails les plus insignifians de la vie journalière y ont été consignés avec le même soin ; elles nous introduisent ainsi au cœur même de l’existence de Sainte-Hélène, et nous font pénétrer au plus intime de la pensée de Napoléon.

Elles jettent d’abord une lumière crue sur la personne de celui qui les a griffonnées hâtivement, fiévreusement, rageusement. Gourgaud est le plus jeune des compagnons de captivité de l’Empereur. C’est l’un de ses plus braves officiers, et qui lui a rendu les plus grands services personnels. Entré le premier au Kremlin il détruit la mine qui allait faire sauter tout l’État-major. À Brienne, il abat d’un coup de pistolet un Cosaque qui allait tuer l’Empereur. Au reste, pour rémunération des titres de Gourgaud, le mieux est de laisser la parole à Gourgaud. Les voici, au grand complet, dans leur imposante succession, tels que Gourgaud les rappelle avec une remarquable sûreté de mémoire, au cours d’un entretien avec Bertrand : « Je suis depuis neuf ans avec l’Empereur ; j’aurais été flatté de périr pour lui en Russie, en Saxe, en France ; j’ai été blessé trois fois, dont deux auprès de lui en faisant ce qu’il m’avait ordonné. J’ai trouvé à Moscou trois cents milliers de poudre, et j’ai passé la Bérésina à la nage… C’est sur mon rapport que Sa Majesté est venue à Dresde avec la plupart de ses forces ; sans cela Dresde était enlevée. C’est pour cela que j’ai reçu la croix d’or… Enfin, Monsieur le Maréchal, je suis loin de reprocher à l’Empereur le service que je lui ai rendu en 1814 à Brienne, le 29 janvier ; tout le monde à ma place en eût fait autant. Mais il n’en est pas moins vrai que, si d’un coup de pistolet je n’avais pas renversé le Cosaque qui se précipitait, l’Empereur aurait reçu un grand coup de lance dans les reins… À Lutzen, j’ai eu mon cheval tué et renversé aux pieds de Sa Majesté. À Laon, j’ai été cité dans le bulletin ; à Reims, j’ai forcé la ville. C’est moi qui, au retour, me suis emparé de Troyes. Enfin, à Fontainebleau, je suis resté avec l’Empereur, alors que tout le monde l’abandonnait ; il m’a envoyé deux fois à Paris… Vous m’avez vu à Waterloo et j’ai été chargé de porter la lettre au Prince Régent. » Choisi par Napoléon pour l’accompagner à Sainte-Hélène, il n’hésite pas. Il part. Seulement il se trouve que cette nouvelle forme du dévouement ne rentrait pas dans les moyens du vaillant général. Intrépide sur le champ de bataille, il était moins bien pourvu des qualités qui se dépensent en temps de paix, dans l’ordinaire de la vie. Ombrageux, soupçonneux, haineux, il a pour l’Empereur une passion jalouse et qui ne tolère aucun partage. Pour lui quiconque approche l’Empereur est un rival, et il traite chaque rival en ennemi. Ce sont d’incessantes querelles, des récriminations, des violences de langage insensées. Il souffre réellement, il se trouve malheureux, et il n’est pas de ceux qui se résignent. Tantôt il boude, s’enferme dans un mutisme de protestation, prend des attitudes dignes et des airs tragiques ; tantôt il s’épanche en récriminations, il éclate en scènes violentes, récapitule ses services, énumère ses blessures, rappelle le coup de pistolet de Brienne, fait étalage et fait reproche de ses sacrifices. Il a trente-deux ans ; il a brisé sa carrière, compromis son avenir, abandonné sa mère, sa patrie, son état, condamné sa jeunesse à l’inaction et à la réclusion. Et pourquoi ? Quel gré lui en sait-on ? Il voit bien que dans ce monde il ne faut jamais dire la vérité aux souverains et qu’il n’y a de succès que pour les intrigans et les flatteurs. Un Las Cases est traité mieux que lui. Et qu’est-ce que Las Cases ? Un peureux, un hypocrite, qui n’a commis que des sottises ; avec ses airs mystérieux, c’est un jésuite, c’est Tartufe. Pour ce qui est de Montholon, Gourgaud voulut se battre avec lui. Il le provoqua en duel. Il fallut que l’Empereur s’interposât, fit défense par écrit.

Ce fut l’occasion de la scène finale ; à son tour l’Empereur, médiocrement patient, mais dont la patience était en droit d’être lassée, s’emporte, traite Gourgaud de brigand et d’assassin ; après quoi, il lui fait des excuses et le prie d’oublier ses expressions. Il était temps de mettre un terme à cette intimité orageuse et de ne pas imposer une plus longue épreuve à ce dévouement en révolte. Gourgaud quitte Sainte-Hélène après trois ans de séjour. Son départ a donné lieu aux interprétations les plus fantaisistes. On a prétendu que Napoléon aurait poussé Gourgaud au suicide afin que l’Europe s’émût de pitié pour les souffrances des exilés. Le Journal réfuterait cette fable ridicule si elle ne se réfutait assez d’elle-même. On a prétendu que les dissentimens de Gourgaud avec ses compagnons n’auraient été qu’une comédie organisée de longue main afin de donner le change aux Anglais et de permettre à Gourgaud de remplir en Europe une mission secrète. Qu’il y ait eu entre Montholon et Gourgaud une réconciliation telle quelle, qu’on ait profité du départ de Gourgaud pour le charger de différentes missions, rien de plus vraisemblable et rien de plus naturel. La cause du départ de Gourgaud n’en reste pas moins certaine ; ç’a été l’impossibilité de rester. Gourgaud est l’homme des grands jours, des heures décisives. C’est l’un de ces serviteurs héroïques qui se trouvent dépaysés, mal à l’aise, sitôt que leur héroïsme est sans emploi. C’est l’un de ces terribles amis sur qui l’on peut également compter pour vous sauver la vie et pour vous la rendre insupportable.

Cela met dans une évidence qui jamais n’était apparue avec tant d’éclat l’un des pires supplices imposés à l’Empereur et qui lui vint justement de la présence de ses compagnons. Ils étaient là une demi-douzaine de Français venus pour adoucir au maître déchu l’amertume de l’exil, et ni la grandeur de l’infortune autour de laquelle ils étaient groupés, ni la beauté du rôle qui leur était échu, ne purent les élever au-dessus des jalousies mesquines et des rivalités misérables. Dans cette cour qui était une prison, ils restent des courtisans. Ils se surveillent avec la même étroitesse ; ils se disputent avec la même âpreté un regard du prince. Ils n’ont d’ailleurs ni l’amusement des intrigues, ni la parade de la représentation, ni les perspectives de l’ambition. Tout horizon leur étant fermé, c’est sur eux que leur vue retombe donc sans cesse, et ils s’en veulent de la nécessité où ils sont de se retrouver toujours les uns en présence des autres. Les journées recommencent pareilles et pareillement longues. Que faire, et comment gagner l’heure d’aller dormir ? Une promenade, un dîner en ville, une revue des troupes anglaises, la rencontre d’une amazone, sont des événemens. Une purgation ou la maladie de la petite Bertrand, qui a le ver solitaire, sont aussi des événemens. Quelques lettres, de rares visites, de vagues gazettes apportent d’Europe des nouvelles incomplètes, incertaines, inexactes. On lit, de préférence des tragédies. On a des passe-temps de petits bourgeois : on tire les Rois, on se mesure au chambranle d’une porte, on aspire à se peser. On s’ennuie. Ennui, tristesse, chagrin, ces mots reviennent à chaque page du journal ; ils y servent de ponctuation. Dans cet ennui, les caractères s’aigrissent. Les désaccords s’accentuent, les brouilles se prolongent, les discussions s’enveniment. On en vient à se haïr pour tout ce que ce genre de vie a de haïssable. « Les Montholon sont dans la joie du départ de Las Cases… Je dîne avec Montholon et sa femme qui me font grise mine de ce que l’Empereur a travaillé avec moi… Mme Bertrand me dit : « Si vous tenez un journal, écrivez-y les méchancetés de Mm" de Montholon. Cette vilaine femme n’a-t-elle pas dit hier que mon enfant maigrissait et que mon lait ne valait rien ?… L’Empereur est allé voir Mme Bertrand, ce dont Mme de Montholon se montre jalouse. Aussi, pour la consoler, l’Empereur lui promet-il de l’aller visiter demain. » Quelle fin ! Avoir tenu dans ses mains les destinées du monde, et vieillir parmi ces commérages !

Aussi chaque fois que Gourgaud laisse la parole à Napoléon, il semble que son texte s’illumine. Comme il est naturel, les événemens les plus récens sont ceux qui reviennent le plus souvent dans la conversation de l’Empereur. A plusieurs reprises il se reporte aux incidens du retour de l’île d’Elbe. Les premières étapes se firent au milieu d’indices peu rassurans. On rencontra des enfans qui chantaient des chansons pour l’Empereur contre les Bourbons ; cela commença de faire mieux augurer de la suite. Les gens s’attroupaient, s’étonnaient : « Un maire, voyant la faiblesse de mes moyens, me dit : Nous commencions à devenir heureux et tranquilles, vous allez tout troubler. Je ne saurais exprimer combien ce propos me remua, ni le mal qu’il me fit. » Sur la perte de la bataille de Waterloo quel aveu précieux à recueillir de la bouche du vaincu ! « La pluie du 17 juin a plus influé qu’on ne croit sur la perte de Waterloo. Si je n’avais pas été si fatigué, j’aurais couru à cheval toute la nuit… » Peu à peu il évoque de plus lointains souvenirs ; il fait comparaître l’image des anciens combats, il apprécie ses plus fameuses victoires et les armées qui les lui ont gagnées ; soldats d’Italie, d’Austerlitz, d’Iéna, il les passe encore en revue. Un rêve flotte devant ses yeux qui n’ont jamais cessé d’en aimer le mirage, c’est son rêve d’Orient : « Si j’avais pris Acre, et cela a tenu à trois mauvais petits bâtimens qui ont eu peur d’arrimer, je serais allé aux Indes. Mon intention aurait été, à Alep, de prendre le turban. J’étais assez aimé pour cela et je me serais trouvé à la tête d’une bonne armée de 200 000 auxiliaires. L’Orient n’attend qu’un homme. » Il enlève en quelques touches le portrait des principaux acteurs de la Révolution, conventionnels, terroristes, directeurs. « Barras, gentilhomme provençal, s’était fait connaître par sa forte voix dans les discussions ; il ne prononçait qu’une ou deux phrases, mais elles éclataient comme des coups de tonnerre. Il avait toutes les habitudes d’un maître d’armes, crâne et fanfaron… Débauché, déhonté, il volait ouvertement… Il était le seul du Directoire qui possédât des manières distinguées, qui sût recevoir et traiter… Il était extrêmement faux, serrant la main à des gens qu’il aurait volontiers poignardés… Il était très ignorant et ne connaissait dans l’histoire que le nom de Brutus qu’il entendait retentir à la Convention. » « Talleyrand faisait argent de tout. Il ne pense qu’à son intérêt personnel. La chose qui serait le plus utile à l’État, si elle ne doit rien lui rapporter, est mise de côté. » Sur ceux qui l’ont précédé au trône de France il a des opinions assez particulières et dont le mieux qu’on puisse dire, c’est qu’elles manquent de mesure : « Henri IV n’a jamais fait rien de grand. Il donnait 1 500 francs à ses maîtresses. Saint Louis est un imbécile. Louis XIV est le seul roi de France digne de ce nom. » Il juge et le plus souvent il exécute d’un mot ses compagnons d’armes et ses lieutenans : Kléber qui n’aimait la gloire que comme le chemin des jouissances, qui changeait de visage rien qu’à entendre parler de Paris et de ses plaisirs ; Moreau, capable tout juste de commander une division ; Masséna, très brave, mais pauvre général ; Ney, précieux sur le champ de bataille, mais trop immoral et trop bête pour réussir. Il raisonne, avec une autorité qui n’appartient qu’à lui, sur les campagnes de Condé, de Luxembourg, de Frédéric. Il rend hommage au génie de Turenne qu’il tient pour le meilleur homme de guerre. Enfin, s’il nous est impossible de le suivre dans les explications techniques que Gourgaud reproduit avec complaisance, du moins apercevons-nous l’importance de quelques-unes de ses déclarations relatives à l’art de la guerre. Il faut l’en croire lorsque, se citant lui-même en exemple, il affirme que l’art de la guerre tient plus de la divination que de l’expérience. « Je vous assure que j’ai livré soixante batailles. Eh bien ! je n’ai rien appris que je ne susse dès la première. Voyez César, il se bat la première fois comme la dernière. » D’après lui, fermeté et bon sens seraient les qualités maîtresses d’un bon général, ce qui tendrait à prouver que les objets auxquels s’applique l’esprit humain peuvent bien être différens, mais qu’on réussit partout par les mêmes moyens : « La qualité essentielle d’un général est la fermeté, qui, du reste, est un don du ciel… L’art de la guerre ne demande pas de manœuvres compliquées. Les plus simples sont préférables. Il faut surtout avoir du bon sens. On ne comprend pas après cela comment les généraux commettent des fautes. C’est parce qu’ils veulent faire de l’esprit. » Si d’ailleurs Napoléon ne se met que pour moitié dans le succès des batailles qu’il a gagnées, s’il déclare qu’en fait c’est l’armée qui gagne la bataille, et que la plus grande force d’une armée lui vient de sa valeur morale, son témoignage est trop précieux pour que nous ne nous empressions pas de le recueillir et de le retenir.

De ces propos de Napoléon et de son attitude se dégagent quelques-uns des traits de sa physionomie. Il est admirable d’abord par sa résistance physique, son endurance de la fatigue. Il répète qu’au cours de sa vie, chaque fois qu’il s’est senti fatigué de travail ou malade, son remède a été une course à cheval, une débauche de table ; après quoi il n’y paraissait plus. A Sainte-Hélène, ce qui l’a tué, en grande partie, ç’a été la privation d’exercice. Dans les premières semaines, il sortait à cheval ; devant la prétention du gouverneur de le faire escorter d’un soldat anglais, il a jugé qu’il était de sa dignité de ne plus se montrer. Il s’est enfermé dans sa piètre habitation de Longwood, ne quittant sa chambre à coucher que pour la salle à manger où il prenait de rapides repas. Dans ces deux pièces, faute de mouvement, faute d’espace, faute d’air libre, sa santé s’est promptement altérée ; il souffre des jambes, du foie, du cœur ; il est facile de prévoir que sa fin ne sera pas longue à venir et qu’elle n’aura été retardée que par sa robuste constitution physique. Même vigueur intellectuelle, même puissance de travail. Une mémoire extraordinaire. Il sait les noms des officiers de tous les régimens, les endroits où les corps se sont recrutés, distingués, l’esprit de chaque demi-brigade. Il est fier de cette prodigieuse mémoire, il en a la coquetterie ; et, comme il n’est pas homme à s’arrêter aux vanités d’amusement, il en tire profit et parti, en fait un moyen d’action, un instrument de règne. Une netteté dans les idées, une régularité dans le jeu de l’esprit, une intelligence qui est elle-même une merveille d’organisation et de classement. « Je pouvais discuter pendant huit heures sur une question, et au bout de ce temps prendre une autre matière à discussion avec l’esprit aussi frais qu’en commençant. » Une rudesse, une brutalité de manières, une grossièreté de parole, une trivialité de plaisanterie, qui sont du soldat de fortune. Puis des retours de bonhomie, de familiarité, des caresses de langage, tout un art de la séduction. « Hudson Lowe a dit que j’étais l’homme le plus fin qu’il y eût au monde. Je sais prendre un petit air doux quand je veux embobiner quelqu’un. » L’Empereur avait « embobiné » des personnages d’une autre taille que Hudson Lowe ; le malheur fut qu’il eût affaire à un esprit étroit, tracassier, affolé par la responsabilité qui pesait sur lui, et, pour tout dire, à un sot. Mais combien peu lui avaient résisté de ceux à qui il avait voulu plaire ! Un mélange d’emportement et de possession de soi, tel qu’au plus fort de ses colères on ne sait pas dans quelle mesure les éclats en sont involontaires ou concertés. Un souci constant de l’effet à produire, un instinct du mot, de la phrase, de l’attitude théâtrale. « L’Empereur pense que de ne recevoir personne produira un bon effet. Cela a l’air sombre et sinistre… Comme la nourriture est mauvaise, l’Empereur dit qu’il ira au camp des soldats anglais et leur dira : Le plus ancien soldat de l’Europe vient vous demander à manger la gamelle avec vous. » Il reste tragédien jusque dans l’intimité ; il est vrai que c’est une intimité sur laquelle le monde a les yeux fixés. Il a conservé comme au temps des proclamations à l’armée d’Italie, comme pour les bulletins de la Grande Armée, le don de la phrase lapidaire. Il sait à quel point les mots ont sur les hommes un étrange pouvoir. Il connaît d’autant mieux le pouvoir de l’imagination que cette faculté, la même qui fait les grands poètes et les grands conquérans, est chez lui la faculté dominante. Elle ne reste pas oisive, cette imagination, mais elle continue de construire comme jadis des plans de campagne, des architectures de batailles, des combinaisons d’alliances et des projets de gouvernement. Car à mesure que l’Empereur repasse par le souvenir l’histoire de sa vie, ses fautes lui apparaissent. Il sait qu’il en a commis de nombreuses et de grandes ; il met autant de clairvoyance à les discerner que de sincérité à les avouer. C’est la guerre d’Espagne, c’est le mariage avec l’Autriche, c’est la campagne de Russie, c’est la convocation des Chambres, ce sont bien des erreurs de détail, bien des manœuvres à contretemps. Mais quoi ! Si ces fautes n’avaient pas été commises ! Si on avait perdu moins de temps à Moscou ! Si l’ordre envoyé à Grouchy était arrivé ! Chacune de ces hypothèses ouvre un vaste champ aux combinaisons idéales. L’imagination repart. C’est une campagne, c’est son règne, c’est l’histoire de l’Europe pendant vingt ans que refait Napoléon. Son imagination qui autrefois opérait sur l’avenir, en sorte qu’il lui semblait toujours vivre deux ans en avant, opère maintenant sur le passé. Mais cette imagination est restée la même ; elle a même richesse, même force créatrice et même précision.

Quand on a beaucoup pratiqué l’espèce humaine, il est rare qu’on garde pour elle beaucoup d’estime, et la force des grands manieurs d’hommes leur vient en partie de l’intensité du mépris qu’ils ont pour la matière qu’ils manient. C’est le cas de Napoléon. « Il n’apprécie pas l’attachement réel des gens. Il ne considère que les démonstrations extérieures, et quand je lui ai exposé qu’il jugeait l’espèce humaine bien perfide, il m’a répondu : « Je ne suis pas payé pour la trouver meilleure… Je défie aucun individu de m’attraper. Il faudrait que les hommes fussent bien scélérats pour l’être autant que je le suppose… » Apparemment il songeait aux Fouché, aux Talleyrand, aux diplomates, aux courtisans, ou encore aux souverains, ses amis de la veille, coalisés le lendemain contre lui, ou peut-être à tant de généraux, si vite ralliés autour du pouvoir, quelque fût le maître qui détenait ce pouvoir. Il oubliait les peuples. Il oubliait tous ces obscurs dévouemens, tout cet enthousiasme, tous ces sacrifices, tout ce sang versé pour lui. De là les maximes de sa politique. Il faut s’attacher les hommes, non par la reconnaissance, mais par l’intérêt. Encore ne les retient-on pas par les bienfaits. Ce n’est que dorer par avance la trahison. Le mieux, c’est de les séduire par des promesses et de les leurrer par l’attente. « Promettre et ne pas tenir, voilà comment il faut se conduire dans le monde. » Napoléon a été un grand contempteur des hommes. On sait ce qu’il pensait des femmes. « Je trouve ridicule qu’un homme ne puisse avoir légitimement qu’une seule femme… En France, les femmes sont trop considérées ; elles ne doivent pas être considérées comme les égales des hommes et ne sont en réalité que des machines à faire des enfans. » Quand un homme s’exprime ainsi sur le compte des femmes, n’ayez aucune espèce de doute : c’est qu’il est destiné à en être la dupe. L’exemple de Napoléon le prouve — impérialement. Laissons de côté les aventures auxquelles il ne demandait que le plaisir d’un moment ou que la satisfaction d’un besoin. Peu d’hommes ont apporté plus de sincérité, plus de fidélité, plus de naïveté en amour. A vingt ans de distance, il se rappelle les moindres détails par où débuta son roman d’amour avec Joséphine. Après le 13 Vendémiaire, il avait fait rendre à la veuve du général Beauharnais l’épée de son mari guillotiné. « Le lendemain, Mme de Beauharnais vint s’inscrire chez moi ; quelques jours après, elle revint encore. Alors j’envoyai Le Marrois lui faire une visite. Il fut très bien reçu. Il me rapporta que c’était une belle femme, aimable, ayant un hôtel ; j’y fis porter une carte. Peu après, elle m’invita à dîner. Je m’y trouvai avec les personnages ordinaires de sa société, le duc de Nivernois, Mme Tallien, Elleviou, je crois même que Talma y était aussi. Elle me traita à merveille, me plaça à côté d’elle, m’agaça. » Puérilités, banalités, médiocres détails auxquels l’éveil du sentiment prête une poésie que le temps n’effacera pas. L’officier pauvre a été séduit par des élégances de femme à la mode, conquis par un luxe voyant de femme entretenue. Ce roman, c’est le roman d’un des Grieux empereur avec une Manon couronnée. Maintenant encore, après le divorce, après la mort de Joséphine, Napoléon ne parle d’elle qu’en amoureux. Elle s’habillait si bien ! Il y avait tant de grâce dans ses mouvemens ! Elle eût été pour l’Albane un si parfait modèle ! Il sait qu’elle le trompait, qu’elle l’endettait, qu’elle lui mentait. Il ne lui en veut pas. Elle était femme, vraiment femme. Il l’aime pour avoir trouvé en elle un abrégé de cette perversité féminine où l’homme en tous les temps s’est laissé prendre comme dans un piège voluptueux. Nous n’avons pas de raisons d’être pour Joséphine plus sévère que n’a été son mari ; nous avons plus de peine à traiter avec autant d’indulgence que lui la molle, l’égoïste, la sensuelle Marie-Louise. Alors que son abandon est devenu certain, l’Empereur, par une tactique qui ne se démentira pas, par un parti pris qui s’affirmera jusque dans le testament, s’efforce d’excuser la mère de son fils, de rejeter sur son entourage toutes ses trahisons : « Marie-Louise était l’innocence même ; c’était l’opposé de Joséphine, elle ne mentait jamais. Elle m’aimait, voulait toujours être avec moi. Si elle avait été bien conseillée et n’avait pas eu près d’elle cette canaille de M… et ce Corvisart qui, j’en conviens, était un misérable, elle serait venue avec moi ; mais on lui a raconté que sa tante avait été guillotinée, et les circonstances avaient été trop fortes pour elle. Et puis, son père a mis auprès d’elle ce polisson de Neipperg ! » Illusion ou politique ? Il ne faut pas qu’on soupçonne la femme de César. César donne l’exemple.

Élève du XVIIIe siècle, il va sans dire que Napoléon est matérialiste et athée. Il s’exprime sur la nature de l’âme, sur Dieu, sur la vie future, sur la religion avec un cynisme qui scandalise les croyances de Gourgaud. Il répète, de vingt façons, que tout n’est que matière. Il s’est confirmé dans cette opinion en causant avec Monge, Laplace, Berthollet, tout l’Institut qui était athée. Il en a trouvé la preuve, tant de fois répétée, dans les spectacles du champ de bataille où il voyait les hommes passer si rapidement de la vie au néant. Comme le cerf, comme le bœuf, comme tous les animaux, l’homme n’est qu’un composé de matière organique. Il a été produit par le limon de la terre échauffé par le soleil et combiné avec les fluides électriques. L’homme a été créé par une certaine température de l’atmosphère. C’est pourquoi, s’il fallait adorer un Dieu, Napoléon choisirait le. Soleil, encore qu’il n’ignore pas que cela est contraire à la religion. Ce matérialisme, comme c’est l’habitude, s’accommode de toutes sortes de croyances superstitieuses. Croyance au pressentiment : « Les yeux sont moyens proportionnels entre les mains et les pressentimens. La main dit à l’œil : Comment peux-tu voir à deux lieues ? Je ne puis atteindre à deux pieds. L’œil dit au pressentiment : Comment peux-tu voir dans l’avenir ? Je ne puis distinguer plus loin que deux lieues. » — « Sa Majesté nous raconte que le jour de l’incendie au bal de Schwarzenberg, elle fut frappée de l’idée que c’était d’un mauvais augure pour elle. Aussi, vous savez, Gourgaud, le lendemain de la bataille de Dresde, quand on m’annonça que Schwarzenberg était tué, j’en fus enchanté. Non pas que je souhaitasse la mort de ce pauvre homme, mais parce que j’avais un poids de moins sur la poitrine, pensant que son malheureux incendie avait présagé le malheur pour lui et non pour moi. » Cette croyance au pressentiment s’accompagne de la conception antique de la Némésis. Il ne faut pas trop demander à la Fortune. Napoléon lui avait trop demandé. C’est elle, c’est la Fatalité qui l’a vaincu à Waterloo.

Fatalité, fortune, hasard, il croit que les affaires du monde leur sont abandonnées. C’est là le fond même de sa conception de l’histoire et de ses doctrines politiques. C’en est l’erreur fondamentale. Il est le théoricien de l’accidentel. Il pose en principe que les grands événemens tiennent à de petites causes. Réparez l’erreur d’un officier d’ordonnance, et la bataille de Waterloo était gagnée. Donnez à Louis XVI un bon ministre, et la Révolution était arrêtée. Au surplus, y a-t-il eu même une Révolution ? « Je pense singulièrement. Je crois qu’il n’y a pas eu de Révolution, que les hommes de 1789 étaient les mêmes que ceux du temps de Louis XIV. C’est la Reine et les ministres qui se sont égarés dans de fausses mesures. Les Français n’ont pas le caractère vil, comme les étrangers le pensent, mais tout est mode. Et tel qui était hier un persuadé bonapartiste, est aujourd’hui un persuadé royaliste, et sera demain un persuadé républicain. » C’est donc aux volontés individuelles qu’il appartient de changer à leur gré le décor de l’histoire. Tout dépend des inspirations ou des erreurs de l’acteur principal. Cette conception du rôle démesuré de l’individu dans l’histoire explique que Napoléon ait pu entreprendre son œuvre ; et elle explique aussi bien la fragilité de cet échafaudage sans fondations. Quand l’Empereur eût mieux profité des fautes de Wellington, et quand il eût écrasé Blücher, c’eût été un répit de quinze jours. Ce qui l’a arrêté dans les plaines de Belgique, ce n’est pas seulement l’Europe moderne coalisée. C’est tout un passé d’histoire qui s’est dressé devant lui. C’est la lutte inégale, engagée contre cet adversaire mystique, qui devait amener l’inévitable dénouement. L’individu, si grand soit-il, et soit-il Napoléon, ne se heurte que pour être broyé contre l’œuvre collective des peuples et des siècles.

C’est le grand enseignement que peu à peu révèle au prisonnier de Sainte-Hélène sa méditation solitaire. Tel est le sens de certaines phrases qui lui échappent et qui sans cela sembleraient incompréhensibles. « C’est à peine si l’histoire parlera de moi… Bientôt je serai oublié. Les historiens n’auront que peu à dire sur mon compte. » Ne prenons pas ces mots au sens littéral. Celui qui les a prononcés connaissait trop bien les hommes ; il savait trop bien comment ils se prennent à ce qui brille et à ce qui bruit ; il n’a pas pu craindre que l’écho de tant de batailles, que la lueur de tant de triomphes pût jamais disparaître, comme ces fleuves qu’il avait vus se perdre dans les sables. N’abaissons pas ses préoccupations suprêmes au souci vulgaire de la célébrité. En dépit de l’anathème fameux :

Rien d’humain ne battait sous ton épaisse armure,

ce grand homme est un homme ; son égoïsme s’est élargi, il a fini par communier avec cette nation qu’il ne distinguait plus de lui, avec cette humanité qui lui avait fait si largement crédit. Il a entrevu cette forme supérieure de la gloire qui réside non dans l’éclat du nom, mais dans la survivance de la pensée qui se mêle à la vie commune et anonyme d’un pays. « Les hommes ne sont vraiment grands que par ce qu’ils laissent d’institutions après eux. Si un boulet de canon lancé du Kremlin m’avait tué, j’aurais été aussi grand que César et Charlemagne, parce que mes institutions, ma dynastie, se seraient maintenus en France, au lieu qu’à présent je ne serai presque rien. » Alors, par le progrès de sa pensée, il lui est apparu que cette chance de durée, qu’il n’avait pas obtenue du succès, il pourrait la devoir à l’épreuve finale. Il a renoncé aux chimères du retour en Europe, du passage en Amérique, du recommencement possible des aventures. Pareil à un artiste qui préfère son œuvre à lui-même, il s’est pris à aimer la souffrance qui achevait de la consacrer. « Vous m’avez mis comme à Jésus-Christ une couronne d’épines… La religion de Jésus-Christ ne se serait pas soutenue jusqu’à présent sans la couronne d’épines et sans le crucifiement. » Il a vu lui-même son culte s’organiser. La cruauté de l’Angleterre, l’indifférence de l’Europe, la sottise méchante d’Hudson Lowe, en devenaient d’involontaires collaboratrices. Ce que le soleil d’Austerlitz n’avait pu faire, les brumes de Sainte-Hélène allaient l’accomplir. C’est du mystère de l’île lointaine que s’élance dans le ciel de la légende le héros mythique menant à l’assaut du Septentrion, parmi la gloire des fanfares gauloises, la chevauchée latine.


RENE DOUMIC.

  1. Général baron Gourgaud : Sainte-Hélène, journal inédit de 1815 à 1818, avec préface et notes de MM. le Vte de Grouchy et Antoine Guillois. — 2 vol. in-8o, (Flammarion).