Hachette (p. 27-40).

II

LES BIENS UTILES

L’utilité n’a pas besoin d’être définie. Toutefois il est bon de l’expliquer.

Il s’est écoulé bien du temps avant l’apparition de l’homme sur la terre. Les géologues affirment que notre petit globe a tourné sans nous autour du soleil pendant mille et mille siècles. En ce temps-là, la terre, la mer et l’air n’étaient utiles à personne, puisque personne ne vivait ici-bas. La création a produit une infinité de plantes et d’animaux avant d’ébaucher les premiers hommes : ces plantes et ces bêtes, quelles que fussent leurs propriétés et leurs forces, étaient absolument inutiles, parce que l’utilité, au sens où nous l’entendons tous, indique le service qu’une chose peut rendre à l’homme ; il n’y a donc rien d’utile tant que l’homme n’a pas fait son entrée dans le monde.

L’homme naît : aussitôt tous les êtres se classent relativement à lui. Un animal féroce qui s’élance sur lui pour le manger, entre dans la première catégorie des choses nuisibles ; une plante vénéneuse lui révèle ses propriétés funestes ; les ronces qui lui piquent les jambes, les moustiques qui viennent pâturer sur son corps sont nuisibles à divers degrés, suivant le mal qu’il en souffre ou qu’il en redoute.

Les animaux craintifs que se sauvent à son approche, la plante qui ne le blesse ni ne le nourrit, le minerai enfoui qui s’étend sous ses pas en filons invisibles, tout cela lui est indifférent ou inutile.

L’utile, c’est tout ce qui lui rend la vie plus facile ou plus douce. Mais nous avons constaté ensemble, dans l’hypothèse du naufragé, que la nature par elle-même nous offre infiniment peu de biens utiles. À part le sol qui nous supporte, l’air que nous respirons et l’eau potable des rivières, je ne crois pas que nous lui soyons redevables de rien.

Nos premières ressources ou, pour parler plus juste, tous les biens de l’humanité sont des conquêtes du travail.

L’homme ne peut ni créer ni détruire un atome de matière, mais il peut rapprocher de sa personne et s’assimiler tout ce qui lui convient ; il peut écarter tout ce qui le menace ; il peut surtout adapter à son usage et tourner à son profit ce qui d’abord était indifférent ou même nuisible. Par le travail, il ajoute à tout ce qu’il touche un caractère d’utilité et s’annexe ainsi toute la terre, petit à petit.

L’utilité vient de l’homme et va à l’homme. Si nous ne créons pas les choses, nous créons leur utilité. Mais cela coûte. Rien pour rien. Nous ne sommes pas les enfants gâtés de la nature. Après avoir fait l’homme elle semble lui avoir dit : Je te confie à toi-même. On te donne en propriété tout ce que tu produiras.

Voulez-vous voir par quelques exemples comment l’homme se tire d’affaire et fabrique de l’utilité ?

Si, dans une heure d’ici, en sortant de chez vous, vous rencontriez un lion féroce au bas de votre escalier, vous n’hésiteriez pas à le considérer comme un animal nuisible. Est-ce vrai ?

Mais grâce au travail énergique de plusieurs générations, les lions, expulsés de l’Europe, n’ont plus de domicile qu’en Afrique. La distance qui vous en sépare vous permet de les regarder comme indifférents.

Lorsqu’un homme adroit, brave, exercé, accomplit au péril de sa vie ce petit travail qui consiste à loger une balle entre les yeux d’un lion, l’animal n’est plus nuisible ni même indifférent et inutile. Sa peau brute vaut plus de cent francs ; on en fera une descente de lit.

Supposez qu’au lieu de foudroyer la bête, un chasseur plus prudent, par un travail beaucoup plus compliqué, la fasse prisonnière et l’amène à Marseille dans une cage de fer. Le lion, rendu sur le quai, vaut une dizaine de mille francs.

Et si par un travail encore plus savant et plus long, un dompteur, un Batty apprivoise la terrible bête, le lion vaut trente mille francs pour le moins. La nature en a fait un animal dont on meurt ; le travail vient d’en faire un gagne-pain, une chose dont on vit.

Toutes les races d’animaux domestiques qui nous donnent leurs services, leur lait, leurs œufs, leur laine et jusqu’à leur chair, ont commencé par être farouches, c’est-à-dire par mettre entre elles et nous une distance qui les rendait parfaitement inutiles. Le travail ne les a pas seulement apprivoisées, mais modifiées et refondues pour ainsi dire sur un nouveau plan tracé par l’homme.

L’homme fabrique à volonté des chevaux de fatigue et des chevaux de vitesse, des bœufs de labour et des bœufs de viande, des brebis de laine et des brebis de suif ; des poules de ponte et des poules de broche, des porcs de chair et des porcs de graisse : d’un seul type de chien, il a tiré par son travail le lévrier et le bouledogue, le chien d’arrêt, le chien courant, le chien de trait, le chien de salon, le chien d’étagère, le chien de poche ! Lorsque vous irez voir une exposition d’animaux vivants, quels qu’ils soient, rappelez-vous que l’art y est pour autant et la nature pour aussi peu que dans une exposition de tableaux.

Appliquez le même raisonnement à toutes les expositions d’agriculture, d’horticulture et d’arboriculture. Nos jardins, nos champs, nos forêts ne sont pas les chefs-d’œuvre de la nature, comme on le dit par ignorance, mais les chefs-d’œuvre du travail humain.

Toutes les fleurs doubles, sans exception, sont fabriquées par l’homme. Cueillez une églantine de haie et allez voir ensuite la collection de roses de Verdier : vous saurez ce que la nature nous donne et ce que l’homme en fait.

Tous les fruits charnus et savoureux que nous mangeons sont œuvre d’homme. L’homme est allé chercher en Asie et même plus loin les âpres sauvageons qui ressemblaient à nos pêches, à nos cerises et à nos poires, comme une églantine ressemble à la rose Palais de Cristal ou au Souvenir de la Malmaison.

Chacun de nos légumes représente non-seulement des voyages lointains, mais des siècles de travail ingénieux et de perfectionnement opiniâtre.

Ce n’est pas la nature qui a donné la pomme de terre au pauvres gens de notre pays. C’est l’industrie humaine qui est allée la chercher en Amérique et qui l’a travaillée, modifiée, améliorée, diversifiée et conduite par degrés au point où elle en est : le tout en moins de cent ans. Mais à ce siècle de culture il convient d’ajouter tout le travail antérieur que les indigènes d’Amérique avaient consacré à la plante. Quand on nous apporte les produits d’une terre lointaine, nous sommes portés à croire que la nature seule en a fait tous les frais. Mais l’Amérique était cultivée de temps immémorial quand les Espagnols la découvrirent. L’homme y avait donc modifié la nature à son profit comme en Europe et partout.

Le blé, tel que nous le voyons, n’est pas un présent de la nature. Il croît spontanément dans la haute Égypte, mais il n’y donne qu’un grain maigre, chétif, impropre à la fabrication du pain. Il a fallu des siècles de siècles et une somme effrayante de labeur pour développer, enfler, nourrir cette admirable nourriture de l’homme. Vous a-t-on jamais dit que le blé se distingue des autres céréales parce qu’il renferme une quantité notable, souvent un quart de substance animalisée ? Ce gluten précieux représente la chair et le sang des mille générations qui se sont exterminées à la culture du blé.

Tandis que le travail ajoutait l’utilité la plus précieuse à ce grain dont chacun de nous consomme trois hectolitres par an, la pharmacie intervertissait l’emploi de cinquante poisons végétaux et les tournait au profit de notre espèce. Non-seulement l’homme ajoute une dose d’utilité à ce qui n’en avait point par nature, mais il change le mal en bien.

Pendant combien de siècles le fluide électrique a-t-il tenu sa place au nombre des fléaux ? Nous ne le connaissions que par les effets redoutés de la foudre.

Franklin découvre le paratonnerre et nous donne à tous le moyen de neutraliser ce grand mal. Une force éminemment nuisible devient indifférente à l’homme prudent et sage. La sécurité devant l’orage est désormais le prix d’un travail facile et peu coûteux.

Mais l’homme s’arrêtera-t-il en si beau chemin ? Non. À peine a-t-il dompté cette puissance ennemie qu’il entreprend de la réduire en domesticité. La foudre, arrachée par Franklin aux mains du vieux Jupiter, devient un outil du progrès. Nous l’employons à transmettre nos pensées, à reproduire nos œuvres d’art, à dorer nos ustensiles, et nous l’obligerons bientôt à nous rendre mille autres services. Avant un demi-siècle, on verra l’électricité, de plus en plus soumise, nous fournir du mouvement, de la lumière et de la chaleur à discrétion.

Voulez-vous maintenant étudier avec moi comment le travail humain, se surajoutant sans cesse à lui-même, accroît à l’infini l’utilité de tous nos biens ?

Une mine de fer invisible, ignorée, ne rend aucun service aux hommes qui la foulent.

Le jour où un géologue, par le travail de son esprit, devine sous nos pieds cette source de biens utiles, le sol qui la recèle prend un certain accroissement de valeur.

Lorsqu’un sondage laborieux a constaté la présence du minerai, l’espérance se change en certitude et le prix du terrain s’accroît encore.

L’exploitation par le travail amène sur le carreau de la mine quelques tonnes de pierres rougeâtres qui contiennent du fer. Cette matière n’est pas actuellement plus utile que les cailloux du torrent voisin ; cependant elle a plus de valeur, car on sait que le travail en tirera des choses plus profitables à l’homme.

On travaille ce minerai et l’on en fait sortir la fonte, qui vaut mieux.

On travaille la fonte et, par affinage, on en tire le fer, qui est meilleur.

On travaille le fer, et par la cémentation, on le transforme en acier.

On travaille l’acier et l’on en fait mille choses directement utiles à l’homme.

L’utilité de ces derniers produits croît en raison directe des sommes de travail que les hommes y ont dépensées. Une enclume de 1000 kilogrammes est moins utile que 1000 kilogrammes de limes taillées ; elle coûte moins de travail.

Mille kilos de limes coûtent bien moins de travail que mille kilos de ressorts de montre ; ils enferment en eux-mêmes une moindre somme d’utilité.

Vous comprenez facilement que si l’enclume fabriquée en un jour contenait autant d’utilité et valait aussi cher qu’un tonneau de ressorts de montre dont la fabrication coûte plusieurs mois, tout le monde aimerait mieux fabriquer des enclumes, et personne ne se fatiguerait à laminer des ressorts de montre.

Ce n’est ni un décret, ni un arrêté, ni une loi politique, qui a disposé les choses de cette façon ; c’est la nature elle-même.

Il est nécessaire, indispensable, fatal, que le travail augmente incessamment l’utilité des choses et que les hommes les achètent au prix d’efforts plus grands lorsqu’ils les savent plus utiles.

Non-seulement l’utilité n’existe que relativement à l’homme, mais elle varie incessamment avec nos besoins naturels ou artificiels.

Un poêle est inutile au Sénégal ; un appareil à fabriquer la glace est inutile au Spitzberg. Aux yeux d’un serrurier, les tenailles sont un objet de première nécessité ; une duchesse n’en a que faire. En revanche, un petit chapeau qui ne lui couvre pas la tête lui est plus utile que soixante paires de tenailles, car elle en a besoin pour se promener au Bois dans sa voiture ; et elle le paye en conséquence. L’agréable et l’utile se confondent incessamment dans les civilisations avancées : j’ai dit pourquoi en vous montrant que nos besoins croissent avec nos ressources.

Le temps et la distance augmentent ou réduisent l’utilité de nos biens. Une chose que vous avez sous la main vous est plus utile que si elle était à dix lieues. À dix lieues, elle vous est plus utile que si elle était en Amérique. Plus la distance qui vous en sépare est grande, plus vous avez de travail à faire pour en jouir ; il faut en payer le transport ou l’aller chercher vous-même. Cette fatigue ou cette dépense équivalent au travail qu’il faudrait faire, par exemple, pour changer du fer en acier. Mille francs à Paris valent mieux pour un Parisien que mille francs à Bruxelles : mille francs à Bruxelles valent mieux que s’ils étaient à New-York.

De même, mille francs qu’on vous donne aujourd’hui vous sont visiblement plus utiles que mille francs qu’on doit vous donner dans dix ans. Mille francs à toucher dans dix ans sont plus utiles et valent plus que mille francs dont l’échéance serait remise à cinquante ans. La rentrée a beau être sûre et solidement garantie : il s’agit d’une utilité relative à votre personne, et vous n’êtes pas sûr de vivre assez pour jouir d’un bien si longtemps différé.

L’utilité la plus visible à tous les yeux est celle qui réside dans les choses matérielles. L’homme comprend sans nul effort qu’un perdreau dans le carnier est plus utile que le même perdreau volant en plaine ; et qu’il sera plus utile encore au sortir de la broche. Personne n’a besoin de vous dire que le chasseur d’abord et la cuisinière ensuite ont ajouté une plus-value à l’animal. Si je place devant vous une tonne de fonte brute, qui vaut 50 francs, et une tonne d’aiguilles fines qui en vaut 90 000, vous percevez d’emblée l’énorme supplément d’utilité que le travail des hommes a ajouté au métal.

Mais il y a d’autres biens dont l’utilité ne saute pas aussi directement à nos yeux, quoiqu’elle soit au moins aussi grande. Une idée impalpable, invisible, impondérable est souvent plus utile qu’une montagne de biens visibles à l’œil nu. L’homme est un corps pensant : ses mains ont fait beaucoup pour rendre la terre habitable, mais son cerveau a fait cent fois davantage.

Supposez qu’un grand travailleur ait transformé en acier mille millions de kilogrammes de fer. Aurait-il produit dans sa vie autant d’utilité que l’inventeur de la cémentation, celui qui a donné à tous les hommes le moyen de transformer le fer en acier ?

Celui qui transporterait une montagne à dix lieues produirait moins d’utilité que l’inventeur du levier. Car en nous apprenant une simple loi de mécanique on nous met en mesure de transporter cent montagnes, si bon nous semble, avec moins de dépense et d’effort. On réalise une économie qui profitera éternellement à tous les hommes nés et à naître.

Si Pascal avait dit aux hommes de son temps : « Je suis riche, j’ai cent lieues de pâturage autour de Montevideo et mille navires sur l’Atlantique ; j’ai fait venir un demi-million de chevaux que je vous donne et qui travailleront pour vous jusqu’à leur mort, » Pascal aurait été moins utile au genre humain, que le jour où, dans son cabinet, il inventa la brouette.

Les hommes de cabinet, par une série de découvertes greffées l’une sur l’autre, nous ont donné toutes les machines qui abrègent et facilitent le travail. L’Angleterre possède à elle seule cent millions de chevaux-vapeur qui s’essoufflent au profit de 30 millions d’hommes.

L’histoire de la civilisation peut se résumer en six mots : plus on sait, plus on peut.

À mesure que la science et le raisonnement simplifient la production, la quantité des biens produits tend à s’accroître, sans augmentation de dépenses ; le travail fait vient en aide au travail à venir.

L’outillage du genre humain n’est pas autre chose qu’une collection d’idées. Tous les leviers s’usent à la longue, et toutes les brouettes aussi ; les machines à vapeur ne sont pas éternelles, mais l’idée reste et nous permet de remplacer indéfiniment le matériel qui périt.

Il suit de là que le premier des biens utiles à l’homme, c’est l’homme.

Vous êtes d’autant plus utile à vous-même que vous êtes plus instruit, meilleur et pour ainsi dire plus perfectionné. Le développement de vos facultés personnelles vous permet aussi d’être plus utile aux autres et d’en obtenir plus de services par réciprocité.