1914-1916/Texte entier

1914-1916 : poésies
Mercure de France.
HENRI DE RÉGNIER
de l’académie française

1914-1916

— POÉSIES —
cinquième édition

PARIS
MERCVRE DE FRANCE
xxvi, rve de condé, xxvi
MCMXVIII


AUX POÈTES MORTS POUR LA FRANCE
ET À CEUX QUI COMBATTENT POUR ELLE.


Ô Muses, par tous ces héros que vous pleurez
Et qui sont morts, là-bas, loin de vos bras sacrés,
Vous voici, désormais, en une double Gloire,
Filles de la Patrie et sœurs de la Victoire !


1914


SALUT


Salut, ô premiers morts de nos premiers combats,
Ô vous, tombés au seuil de la grande espérance
Dont palpite le cœur ébloui de la France,
Héros, je vous salue et ne vous pleure pas !

La Gloire vous a pris, pieuse, dans ses bras,
Et d’un baiser d’amour sacre votre vaillance,
Et la Victoire, avant que son vol ne s’élance,
Posera ses pieds nus où marchèrent vos pas.


Lorsque le Coq gaulois de son bec héroïque
Aura crevé les yeux de l’Aigle germanique,
Nous entendrons son chant vibrer au clair soleil :

Salut à vous, Héros, qui, d’une main hardie,
Cueillerez le laurier triomphal et vermeil
Pour l’offrir à l’autel sanglant de la Patrie !


Août 1914.


CEUX QUI RESTENT


Ton nom, France, est si doux qu’il me semble, à l’entendre,
Que l’air en est plus pur et le soleil plus beau ;
Nos mères l’ont appris à leurs fils au berceau,
Ce doux nom, que nos fils aux leurs sauront apprendre.

Des terres de l’Alsace aux plaines de la Flandre,
De la rive du Rhin jusqu’au bord de l’Escaut
Autour des trois couleurs qui forment ton drapeau
Tes enfants sont debout, France, pour te défendre !


Venus de la forêt, du mont et du labour,
Leurs cœurs en un seul cœur battent d’un même amour ;
Un élan fraternel les emporte et les lie ;

Et, tandis qu’à la gloire ils s’en vont en chantant,
Laisse-nous humblement, laisse-nous, ô Patrie,
Baiser tes beaux pieds nus qui marchent dans le sang !


Août 1914.


LE PÈRE


Tes pas sont lourds. L’âge te courbe. Tu es vieux
Et cependant je vois une flamme en tes yeux…
Quels sont les mots confus que murmure ta bouche ?
Dis-moi, pourquoi cet air joyeusement farouche ?
Ah ! j’ai compris. Pardonne-moi. Ne réponds pas.
Ton deuil me dit assez que ton fils est là-bas
Tombé, la face au ciel, sous la balle allemande,
Noblement, ainsi que le devoir le commande.


Pardonne, je comprends ta douleur, inconnu !
Tu pourrais, à grands cris, pleurer l’enfant perdu,
Serrer tes poings, haïr la guerre et la maudire,
Et tu passes, stoïque et grave, et je t’admire
Pour cette sombre joie et pour cette fierté
Farouche que je lis dans ton œil irrité,
Ô père qui, sans pleurs, sur ta joue amaigrie,
As reçu le baiser sanglant de la Patrie.


15 août 1914.


L’ESPOIR


Patrie, ils t’ont blessée au flanc, mais tu es forte
Et le fer de ta plaie est une arme à ta main !
J’entends battre ton cœur énergique et hautain,
Ce cœur que rien ne brise et que l’espoir exhorte…

Comme la légion, jadis, et la cohorte,
Tes régiments te font une digue d’airain
Contre laquelle écume en sang le flot germain,
Mascaret monstrueux dont la marée avorte.


Si beaucoup sont tombés en ces âpres exploits,
Ne pleure pas leur mort, Patrie aux yeux de mère,
Puisque, par un matin de gloire et de colère,

Nous verrons la Victoire accourue à ta voix
Ouvrir superbement au front de notre armée
Son aile triomphale et trop longtemps fermée.


15 août 1914.


LE SERMENT


Je jure de garder dans mon cœur cette haine
Jusqu’à son dernier battement ;
Que son venin sacré se mêle dans ma veine
À chaque goutte de mon sang !

Que l’on voie à jamais sur mon sombre visage
Sa rude ride sans pardon
Se creuser dans ma chair pour y dire l’outrage
Dont elle marque le sillon !


« Par mes champs dévastés, par mes villes en flammes,
Par mes otages fusillés,
Par le cri des enfants massacrés et des femmes,
Par mes fils tombés par milliers,

« Je jure de venger le Droit et la Justice,
De vaincre ou de mourir pour eux,
Moi, la France, et je veux que ma voix retentisse,
Au cœur de mes morts valeureux !

« Et ce double serment de colère et de haine,
En face du ciel, je le fais,
Devant les saintes eaux de la Marne et de l’Aisne
Rouges encor du sang français,


Tandis qu’éblouissante et sacrilège torche
Je regarde, avec un frisson,
Reims, ta sublime nef, du chevet jusqu’au porche,
Qui brûle et croule à l’horizon ! »


20 septembre 1914.


SALUT AUX BRAVES !


Ils ont dit, fous de haine et d’orgueil : « Nous allons
« Enfin fouler leur sol avec nos lourds talons !
« Notre aigle va couvrir de sa vaste envergure
« Ce clair Paris dont la beauté nous fait injure
« Et laissera tomber, de ses ailes, sur lui,
« Une ombre de stupeur, de désastre et de nuit.
« L’heure que nous guettons depuis quarante années
« Sonne au cadran d’airain des noires destinées :

« Vaincus, tendez vos mains ; vaincus, courbez vos cous
« Debout, fils d’Attila, car la France est à nous ;
« Et que, percée au cœur, on la prenne à la gorge !
« N’entends-tu pas déjà les chaînes qu’on te forge ?
« Déjà saigne ta chair et déjà dans ton sang,
« Dans le plus héroïque et le plus innocent,
« Nous avons largement lavé nos mains brutales.
« Voici crouler tes forts avec tes cathédrales
« Et le fer et le feu ravagent tes cités,
« Et bientôt passera sur tes champs dévastés
« Le galop triomphal de nos hordes guerrières,
« Et rien ne restera de toi, même les pierres ! »
Mais tandis que montait au ciel, avec fureur,
La sinistre, farouche et barbare clameur,
S’élevait, en réponse à cette voix haineuse,
La chanson d’Aisne-et-Marne au chant de Sambre-et-Meuse.


*

Salut, héros ! Et toi qu’un autre destin penche
À l’heure des combats sur cette feuille blanche,
Est-ce ta faute, hélas ! d’avoir longtemps vécu
Et d’être, lorsque l’an héroïque est venu,
Parmi ceux dont les mains tristement désarmées
Ne peuvent plus se joindre au geste des armées ?
Résigne-toi. Du sol envahi des aïeux
Se lèvent par milliers ses enfants glorieux.
Ils viennent te venger, ô France, et te défendre !
La terre où sont nos morts sera douce à leur cendre.

Leur pas sonne comme le pas des conquérants.
Admire-les. Salue au passage leurs rangs,
Toi qui restes, mêlant ton âme avec leurs âmes.
De ton ardeur éteinte ils sont les jeunes flammes,
Ceux-là qui vont mourir ou vaincre, avec orgueil !
Il est trop tard. Demeure à présent sur le seuil.
Mais au moins, que ta main sur cette page blanche
Inscrive les exploits de la grande revanche
En écoutant le bruit de gloire, à l’horizon,
Qui vient à nous avec la rumeur du canon,
Et que ton sang réponde en ta veine vieillie
À chaque battement du cœur de la Patrie !


Septembre 1914.


POUR LE JOUR DES MORTS


Ô vous qui, dans les plis déchirés du drapeau,
Dormez en un linceul aux couleurs de la France,
Vous qui, les yeux fermés, goûtez le grand silence
Et, face à l’ennemi, mourûtes, le front haut ;

Paix à vous que la guerre a frappés du fléau,
Héroïque moisson d’audace et de vaillance !
Ce jour de souvenir, de deuil et d’espérance
Est votre jour. Inclinons-nous. Ce jour est beau.


À vous, fils belliqueux de la Patrie en armes,
Nous n’apporterons pas de regrets et de larmes ;
Devant vous nos genoux ne doivent pas plier.

C’est debout qu’il convient de vous porter envie,
Car, lorsque l’on repose à l’ombre du laurier,
La Gloire fait la Mort plus belle que la Vie !


Novembre 1914.


COMMÉMORATION


C’est aujourd’hui le jour « des Morts pour la Patrie ».
Leurs tombes, par milliers, dont plus d’une est sans nom,
Dans la glèbe du champ ou l’herbe du vallon,
Attestent de quel deuil la France fut meurtrie.

Martyrs du Droit luttant contre la Barbarie,
Il faudra, quand les jours de paix sur nous luiront,
Consacrer à leur cendre un vaste Panthéon
Devant lequel, longtemps, chacun s’incline et prie.


Aujourd’hui, célébrons votre Toussaint guerrière,
En silence, héros qui dormez dans la terre
Que votre sang versé rend plus sainte pour nous ;

Et que, seul, on entende au fond des basiliques,
Commémoration qui vous pleure à genoux,
Le glorieux sanglot des mères héroïques !


Novembre 1914.


À LA BELGIQUE


Je te revois, avant l’orage et la tempête,
Assise noblement en ta robe de paix
Alors que serpentait sur son brocart épais
La dentelle légère, impalpable et parfaite ;

Sous les riches joyaux dont se parait ta tête,
Tu semblais opulente et superbe à jamais,
Ô Belgique, et, les yeux calmes, tu souriais
Au carillon joyeux de l’heure qu’il répète.


Aujourd’hui, sous le fer d’un brutal agresseur,
Tu gis nue et blessée en ta chair. Ô ma sœur,
Je te salue en ton héroïque détresse,

Mais bientôt, sur le front des hordes à genoux,
Nous ferons se lever une aube vengeresse,
De la couleur du sang que tu versas pour nous.


Novembre 1914.


L’ATTENTE


On attend. Nul cœur n’est sombre
Du grand devoir accepté,
Car la lutte contre l’ombre
Finira par la clarté.

En vain la horde barbare
A rué son flot vivant,
Puisque sonne la fanfare
De nos clairons dans le vent,


Que les trois couleurs de France
En un symbole plus beau
Font flotter notre espérance
À la hampe du drapeau…

On attend. Nul cœur ne tremble
À l’avenir incertain,
Puisque tous battent ensemble
Dans l’ivresse de demain.

La vie est forte et farouche
Et les pleurs qu’on voit aux yeux
Ne font pas dire à la bouche
Ses chers tourments anxieux ;


Chacun va, se tait, travaille,
En pensant à ceux qui sont
Là-bas en pleine bataille,
Et regarde l’horizon…

On attend. La vie est grave
À cette heure où, dans l’airain,
La gloire en souriant grave
Les beaux noms fiers sous sa main :

C’est Ypres et c’est Dixmude,
La Bassée, Arras, chacun
Des points où la lutte est rude,
De Nieuport à Verdun…


On attend. Nul cœur n’est lâche,
Pas même les plus meurtris.
La mère baise la tache
De sang au front de son fils,

Car, en ces temps héroïques,
Pour la moisson de héros,
La mort à gestes épiques
Porte un glaive au lieu de faux…

On attend. Nul cœur ne doute…
Qui craint d’avoir espéré ?
Les obstacles de la route
Conduisent au but sacré,


Si la nuit est encor noire
L’aurore est proche pourtant,
Et l’aile de la Victoire
Frémit dans l’ombre. On attend.


Décembre 1914.


1915




LE SOLDAT


« Hier encor, j’aimais les roses,
L’azur, les longs jours d’été,
Et les êtres et les choses
De lumière et de beauté.

« Aux murmures des fontaines,
À l’heure où l’étoile luit,
Se mêlaient des voix lointaines
Qui me parlaient dans la nuit.


« Elles me disaient dans l’ombre
Que la vie est, à vingt ans,
Faite d’aurores sans nombre
Et d’innombrables printemps,

« Que l’amour et la jeunesse
Rendent ses instants divins
Et que le bonheur ne laisse
Que des roses à leurs mains.

« Hier encor, joyeux de vivre,
D’être, de sentir, de voir,
J’étais celui qui s’enivre
Des promesses de l’espoir.


« Brûlé d’une ardente flamme,
Je rêvais d’un sort altier
Pour qu’un sourire de femme
S’ajoutât à mon laurier…

« Aujourd’hui, boueux, sordide,
L’orteil nu sur le caillou,
J’ai l’air, au vent qui me ride,
D’un mendiant ou d’un fou ;

« Vingt balles dans ma capote
Ont fait des trous ; son lambeau
Trop large autour de moi flotte,
Et j’ai maigri dans ma peau ;


« Dans une tranchée, en Flandre,
Depuis vingt jours, je suis là,
Et la consigne est d’attendre
L’obus lourd et son éclat ;

« Auprès de moi, sur la paille,
Un blessé râle. Oh ! ce sang !
Et le seul plaisir qui vaille
Est le Boche qu’on descend ;

« Le jour est dur, la nuit pire,
Mais c’est de même pour eux,
Et je ne pourrais pas dire
Que je ne suis pas heureux,


« Car je sens, dans l’ombre noire,
Si je m’endors, harassé,
La Patrie aux yeux de gloire
Qui baise mon front glacé. »


15 janvier 1915.


LE BLESSÉ


À Mme Michaud-Lapeyre.


« Je te donne ma vie et le sang de ma veine,
La force de mes mains et l’éclair de mes yeux ;
De tout cela fais-en une farouche haine
Et conduis ma colère à des combats joyeux ;

« Que ta voix héroïque à son appel m’entraîne
Vers la balle sournoise et l’obus monstrueux,
Et que mon bras défende à la horde germaine
Les foyers de la race et le sol des aïeux.


« Déesse de la Guerre aux armes éclatantes,
J’offre à ton dur baiser mes blessures sanglantes ;
Serre-moi longuement sur tes seins cuirassés !

« Prends mon corps douloureux et prends ma chair meurtrie
Mais, de mon sang, au moins, laisse-moi juste assez
Pour que batte en mon cœur l’amour de la Patrie. »


8 février 1915.
IN MEMORIAM


À la mémoire de mon cousin

le commandant Barrié
tué à la tête du 13e bataillon de chasseurs alpins

au combat de l’Hartmannsweilerkopf.


Comme tu regardais la vie
D’un beau regard loyal et franc
Ô fier soldat de la Patrie
Qui pour elle donnas ton sang !


Je te revois, enfant tranquille,
Jouant au seuil de la maison
Dans la calme petite ville
Dont les prés sont tout l’horizon,

Ou parfois courbé sur un livre
Avec ta blouse d’écolier,
Ou d’un œil vif aimant à suivre
L’hirondelle au vol familier.

Tu grandis. Ta voix plus sonore
A fait du blond collégien
Ce grave garçon que décore
Un plumet de Saint-Cyrien,


Et qui, lorsqu’il s’assied à table,
Chaque dimanche de congé,
Accroche un sabre véritable
Au mur de la salle à manger.

*


Air brûlant du mois héroïque
Où la France, d’un mâle élan,
Se rua vers la lutte épique
Sous les feux d’un soleil sanglant !


Comme tu dus avec ivresse
Le respirer à pleins poumons,
Cet air vaillant, chaude caresse,
Baiser de gloire à tant de fronts !

Comme tu dus bénir la peine
De ton devoir longtemps ardu,
Bien payé d’être capitaine
En cet âpre jour attendu

Et d’avoir là, sur ta poitrine,
Toute prête, à toucher des doigts,
La place que le sort destine
Au ruban rouge où pend la Croix !


*


Sous les sapins que l’hiver glace
Tu reposes au sol sacré,
Et la blanche neige d’Alsace
T’a fait un linceul empourpré ;

Et, songeant aux heures lointaines
D’où tu viens me parler tout bas,
Je suis fier que coule en mes veines
Ce même sang que tu versas


Pour la France et pour la Patrie,
— Battez tambours, clairons sonnez —
Ce même sang qui joint et lie
Les mères dont nous sommes nés.

1 mars 1915.

RIEN N’A CHANGÉ…


Rien n’a changé. La masure
Rit à l’éveil du printemps ;
On a refait la peinture
De ses quatre contrevents.

À l’entour, coite et tranquille,
Dans un pays maraîcher,
Est la très petite ville
À l’abri de son clocher…


Rien n’a changé. La bicoque
A des tuiles sur son toit
Et son humble aspect évoque
Quelque humble destin étroit.

Entrez. La salle commune
Donne sur le corridor.
Le buffet, trois chaises, l’une,
En reps, avec des clous d’or ;

La table avec sa vaisselle ;
Du vin. Des fruits dans un plat
Dont la mûre odeur se mêle
À l’âcreté du tabac.


Rien n’a changé. Le vieux père
Fume sa pipe, bourru.
On sait bien que c’est la guerre,
Mais le fils est revenu ;

Et la maman tendre et grave,
De retour à la maison
Après avoir été brave,
Regarde son grand garçon.

Il fume aussi. Sa main maigre
Tient la pipe de deux sous
Dont le fourneau est un nègre
Avec des yeux ronds et fous ;


Rien n’a changé. Ah ! la guerre !
À la fin, on les aura !
France, Russie, Angleterre…
Mais, quand il se lèvera

De la chaise où le crin pique,
La pipe aux dents, bien d’aplomb,
Sonnera, bruit héroïque,
Le bois neuf de son pilon.

Et, vraiment, vous pourrez croire
Entendre — saluez bas —
Le pas même de la Gloire
Qui marche avec nos soldats.


22 mars 1915.

LES VEILLEURS


Nous reverrons l’été, nous reverrons l’automne,
La vigne à nos coteaux et les blés dans nos champs,
La moisson dans la grange et le vin dans la tonne,
Et nous réentendrons les rires et les chants ;

De nouveau le printemps penchera vers le fleuve
La jeune frondaison des arbres reverdis,
Et le soleil luira dans la lumière neuve,
Et les aubes d’argent feront l’or des midis ;


De nouveau les fruits mûrs pendront aux branches torses
Oh ! la gerbe d’août au chaume du guéret !
Oh ! le parfum de l’algue et l’odeur des écorces,
Car la mer écumeuse est sœur de la forêt !

De nouveau l’âpre hiver se parera de givre ;
Nous entendrons les chiens à la lune aboyer
Et nous verrons, dans les longs soirs glacés, revivre
La lumière à la lampe et la flamme au foyer.

La tendresse et l’amour au cœur des jeunes femmes
Mystérieusement battront comme autrefois,
Mais quelque chose aura rendu graves les âmes
Lorsque pour le serment s’enlaceront les doigts ;


Les voix résonneront plus mâles et plus fières
Parce que nous verrons briller au fond des yeux
L’héroïque regard qui palpite aux paupières
Des régénérateurs et des victorieux ;

Dans l’air pur et léger où vole l’espérance
Un lumineux rayon rendra l’azur plus beau,
Et d’un éclat plus vif, les trois couleurs de France
Feront frémir d’orgueil la hampe du drapeau,

Tandis que, dans l’écho, de mémoire en mémoire,
Sublime souvenir de l’exploit sans pareil,
Vibrera longuement une rumeur de gloire
Au fond d’une splendeur de pourpre et de soleil !


*


Mais nous, qui n’aurons pas trempé nos mains farouches
Dans le flot furieux du sublime torrent,
Que n’enivrera pas le cri de mille bouches
Qui, de chaque héros, fait comme un Dieu vivant,

Nous qui nous n’aurons connu de la grande aventure
Que la rouge lueur qui gronde à l’horizon,
Nous qui n’aurons souffert que notre angoisse obscure,
Nous qui serons restés au seuil de la maison,


Nous ne marcherons pas avec vous, jeunes hommes,
Vous, les vainqueurs ; vous, les superbes ; vous, les forts,
Et, graves, à l’écart, sachant ce que nous sommes,
Nous, nous demeurerons dans l’ombre avec nos morts.

Nous serons les veilleurs de leur nuit éternelle
Et nous entretiendrons sur leurs tombeaux sacrés
La torche vigilante et la lampe fidèle ;
Nous resterons près d’eux, alors que vous vivrez,

Puisque le dur Destin, de sa main meurtrière,
A fait blanchir leurs os dans le lit du torrent
Et qu’ils n’auront pas, eux, cueilli dans la lumière
Le laurier ténébreux arrosé de leur sang !


28-29 avril 1915.

LA RÉCOMPENSE


Il était de courte taille,
Magnifiquement velu,
Avec une large entaille
Sur sa face de poilu ;

Son bras pendait en écharpe,
Un chausson chaussait son pied ;
Était-ce au bord de la Scarpe
Que Mars l’avait étrillé ?


Sur la Marne ou bien sur l’Aisne
Ou sur l’Yser, je ne sais,
Qu’il avait, hors de sa veine,
Répandu son sang français ?

Qu’importait, car sa prestance
Montrait un vrai brave, et puis
C’était un soldat de France
Que je saluais en lui :

« Ô héros entre cent mille,
Lui dis-je, ô victorieux,
Toi qui, de la horde hostile,
Soutins le choc furieux,


« N’es-tu pas comme l’emblème
Du grand effort obstiné
Où tout un peuple lui-même
De laurier s’est couronné ?

« Dis-moi, pour la part de gloire
Qui t’échoit, que voudras-tu ?
Sera-ce un ruban de moire
Sur ta capote, ô poilu ?

« Pour ta chair ainsi meurtrie,
À quoi donc auras-tu droit,
Que te devra la Patrie
Pour tout cela ? Réponds-moi. »


L’homme avec un bon sourire,
Souleva son bras raidi :
« Monsieur, je vais vous le dire
Tout bonnement, comme on dit :

« Mon désir a pour limites
De recommencer le jeu,
Car après tant de marmites,
C’est fade, le pot au feu ! »


14 mai 1915.

LE MANTEAU


Que tu sois de marbre ou de pierre,
Que tu sois de bronze ou d’airain,
Victoire, que ton aile altière
Batte l’air terrestre ou marin,

Que tu rattaches ta sandale
Dans le paros du Parthénon
Ou que ta stature navale
Se dresse au soc de l’éperon,


Que le ciel bleu de Samothrace
Ait vu ton beau vol palpitant
Se poser sur la nef qui trace
Un sillage d’écume en sang,

Ou, sur la terre d’Olympie
Pour Paeonios, le sculpteur,
Que ton juste regard épie
Dans l’arène le char vainqueur,

Victoire, que tu commémores
Des batailles ou bien des jeux
Et quels que soient tes noms sonores,
Magnifiques ou glorieux,


Que l’on t’appelle Salamine,
Que l’on te nomme Marathon,
Que ton brusque essor s’illumine
Des foudres de Napoléon

Ou qu’au laurier qui te couronne
Se mêle le reflet vermeil
Du lys doré dont se fleuronne
Le lourd sceptre du Roi-Soleil,

Victoire, déesse immortelle,
De qui tous les Dieux sont jaloux,
Tu m’apparais encor plus belle
Lorsque tu te montres à nous


Avec l’héroïque visage
Où, graves, nous reconnaissons
La fraternelle et sainte image
Des morts d’hier que nous pleurons

Et qui, des trois couleurs de France,
Ô Victoire, ont tissé pour toi
Avec leur sang et leur souffrance,
Avec leur espoir et leur foi,

Ce manteau que ta chair meurtrie
Croise sur ton flanc déchiré
Et dont, à genoux, la Patrie
Embrasse le lambeau sacré !


7 mai 1915.

MORS


« Je suis toujours pareille au spectre de moi-même :
Voici ma faulx d’argent et mon sablier d’or ;
Nul Destin ne résiste à mon poing qui le tord ;
Ma seule royauté porte un vrai diadème.

« Contre ceux que je hais et contre ceux que j’aime
Mon bras impitoyable est également fort ;
En mon règne éternel je suis toujours la Mort,
Et la Douleur me suit toujours, farouche et blême.


« Sur les champs de bataille où gronde l’air en feu
Avec le sang qui coule et le bronze qui pleut,
J’ajoute du néant à ma sinistre histoire.

« Et ceux que je détruis regardent sans effroi
Mystérieusement grandir derrière moi
Mon ombre qui s’allonge au soleil de la gloire. »


16 juin 1915.


LA VILLE MENACÉE


Salut en ta nouvelle gloire,
Ô Venise des temps nouveaux,
Aujourd’hui Venise la noire,
Sans lumières sur tes canaux,

Hier encor « Venise la rouge »,
Ainsi que te nomma Musset
Quand il allait traîner au bouge
Son cœur que la Sand emplissait !


Comme le dandy romantique
Que le grand Byron éduqua,
Comme Gautier le nostalgique,
Du Môle à la Giudecca

J’ai bien souvent sur ta lagune
Mélancoliquement erré
Au geste d’or de la Fortune
Sur ta Dogana di Mare ;

J’ai parcouru le labyrinthe
Inextricable des calli
Où, près de la façade peinte,
Quelque humble masure vieillit ;


J’ai compté tous tes campaniles
Et j’ai passé sur tous tes ponts ;
La gondole m’a, vers tes îles,
Porté sur des coussins profonds ;

J’ai connu dans tes chers dédales
Tous les secrets de ta beauté,
Ô Venise aux cloches ducales
Qui sonnent dans de la clarté !

Mais, ô ville voluptueuse,
Où le rêve à tout pas nous suit,
Perle du golfe, valeureuse,
Je t’aime encor mieux aujourd’hui


Qu’un immense souffle héroïque
Gonfle les plis de l’étendard
Que le vent de l’Adriatique
Fait palpiter devant Saint-Marc ;

Aujourd’hui que l’Aigle d’Autriche,
Avec son frère l’avion,
De son vol tournoyant aguiche
La double aile de ton Lion,

Et qu’au milieu de tes colombes
Grasses du grain qu’on leur jeta,
On entend éclater des bombes
Au marbre de la Piazzetta.


20 juin 1915.

L’EXILÉ


« Ô deuil de ne pouvoir emporter sur la mer,
Dans l’écume salée et dans le vent amer,
L’épi de son labour et le fruit de sa treille,
Ni la rose que l’aurore fait plus vermeille,
Ni rien de tout ce qui, selon chaque saison,
Pare divinement le seuil de la maison !
Mais puisque mon foyer n’est plus qu’un tas de cendre
Et que dans mon jardin je ne dois plus entendre,

Sur les arbres, chanter les oiseaux du printemps,
Que nul ne reviendra de tous ceux que j’attends
S’abriter sous le toit où nichent des colombes,
Adieu donc, doux pays où nous avions nos tombes,
Où nous devions, à l’heure où se ferment les yeux,
Nous endormir auprès du sommeil des aïeux !
Nous partons. Ne nous pleurez pas, tendres fontaines,
Terre que nous quittons pour des terres lointaines,
Ô toi que le brutal talon du conquérant
A foulée et qu’au loin, de sa lueur de sang,
Empourpre la bataille et rougit l’incendie !
Qu’un barbare vainqueur nous chasse et qu’il châtie
En nous le saint amour que nous avions pour toi,
C’est bien. La force, pour un jour, prime le droit.
Mais l’exil qu’on subit pour ta cause, Justice,
Laisse au destin vengeur le temps qu’il s’accomplisse.
Nous reviendrons. Et soit que nous passions la mer
Parmi l’embrun cinglant et dans le vent amer,

Soit que le sort cruel rudement nous disperse,
Troupeau errant sous la rafale et sous l’averse,
Ne nous plains pas, cher hôte, en nous tendant la main,
Car n’est-il pas pour toi un étranger divin
Celui qui, le front haut et les yeux pleins de flamme,
A quitté sa maison pour fuir un joug infâme
Et dont le fier genou n’a pas voulu ployer
Et qui, pauvre, exilé, sans pain et sans foyer,
Sent monter, de son cœur à sa face pâlie,
Ce même sang sacré que saigne la Patrie ? »


23 juillet 1915.

L’ANNIVERSAIRE


« Sous la balle qui ricoche
Et sous l’obus meurtrier,
J’ai cueilli, au nez du Boche,
Cette branche de laurier ;

« Près d’une tranchée, en Flandre,
J’ai ramassé dans le sang
Ce jonc dont le vert si tendre
Fait un lien résistant ;


« C’est sur le bord d’une route
Boueuse, au pays d’Artois,
Non loin d’un poste d’écoute,
Que j’ai pris entre mes doigts

« Cette fleur, qui n’est pas rare,
Mais qui, pourtant, fait si bien
Près de celle-là que pare
Un reflet aérien ;

« Cette autre a fleuri dans l’Oise,
Et celle-ci, que voilà,
Est une fleur champenoise
Des champs que le Hun foula


« Auprès d’elle, vois encore
Cette autre, d’un ton si frais,
Que l’Argonne fit éclore
Dans l’air pur de ses forêts ;
 
« Sœurs de Lorraine et d’Alsace,
Ces deux-là n’ont qu’un seul cœur,
Ma main qui les entrelace
Les caresse avec douceur.

« De toutes ces fleurs, ô France,
J’ai composé un bouquet
Que parfume l’espérance,
Fier, héroïque, et coquet ;


« Pardon, si ma main le serre
Un peu trop, mais que veux-tu,
C’est le grand anniversaire
Où tous les cœurs ont battu !
 
« Et ce bouquet de victoire,
Poussé de ton sol sanglant,
Ce bouquet aux fleurs de gloire,
Ce bouquet bleu, rouge et blanc,

« C’est la gerbe de revanche
Que tes fils mobilisés
T’offrent dans l’affiche blanche
Où deux drapeaux sont croisés ! »


31 juillet 1915.

SUR LES RIVES DE LA MARNE


« Sachez qu’hier, de ma lucarne,
J’ai vu, j’ai couvert de clins d’yeux
Une fille qui dans la Marne
Lavait des torchons radieux… »

Ces vers du vieil Hugo sonore
Qu’il rythma de sa grande voix
Quand il sentait sa verve éclore
En Chansons des Rues et des Bois,


Ces vers pleins d’un souffle d’idylle
Violente et brusque et plus près
De Béranger que de Virgile,
Mais qui mêle Horace à Segrais,

Ces vers que le printemps parfume
De toutes les fleurs des buissons
Où le soleil de juin allume
Une réplique à ses rayons,

Strophe éclatante et familière,
Je la répétais pour revoir
Ton frais visage, ô lavandière,
Et le geste de ton battoir ;


Mais tu n’avais plus, ô merveille,
Près de la berge et du vieux pont
Cet air naïf qui tend l’oreille
Aux poètes et leur répond.

Hautaine, farouche, héroïque,
Avec tes bras rouges de sang,
Pareille à quelque marbre antique
En un beau geste triomphant,

Debout auprès du flot sublime
Que le Barbare a repassé
Tu semblais grandie à la cime
De quelque Parthénon dressé ;


Ta main forte haussait des hampes ;
L’aile palpitait à ton dos,
Et je voyais luire à tes tempes
Le noir laurier cher aux héros,

Car la fille de la lucarne
Était devenue à mes yeux
La Victoire qui, sur la Marne,
Levait nos drapeaux glorieux !


18 août 1915.

LA VICTOIRE


« Si je porte à mon dos ces deux ailes divines
Et si ce noir laurier ceint mon front éclatant,
Si cette palme luit à ma main qui la tend,
Si mon nom fait battre les cœurs dans les poitrines ;

« Si mon vol triomphal devant qui tu t’inclines,
Ô Destin, est encor plus beau d’être inconstant,
C’est que je suis toujours le signe qu’on attend
Et que j’ai vu Valmy comme j’ai vu Bouvines ;


« Car, mille fois, au cours du temps et de l’histoire,
J’ai sauvé ta fortune et protégé ta gloire,
Ô France, et mille fois je t’ai baisée au front ;

« Et c’est moi, hier encor, mère de la Patrie,
Qui refis, sur les bords de la Marne rougie,
De tes fils, ces vainqueurs qui, demain, revaincront ! »


1er septembre.

TABLEAU FLAMAND


Le vieux Quentin Metsys t’a peinte à la flamande
Au volet du triptyque où l’on ensevelit
Dans son linceul, avant qu’au sépulcre on l’étende,
Le beau Christ décloué que la mort a pâli,

Tandis qu’autour de lui pleurent les Saintes Femmes
Et que la Vierge, en deuil de son fils glorieux,
Contemple les pieds nus du doux Sauveur des âmes
Que Magdeleine essuie avec ses longs cheveux.


Debout devant la table où, de ta vue avide,
Hérode le Tétrarque accoude pesamment
Sa lâche ivresse à qui vient ta danse perfide
D’arracher le honteux et funeste serment,

Te voici apparue en ta robe à ramages,
Où la rose fleurit dans le brocart lamé,
Tournoyante sorcière aux multiples visages,
Enchanteresse taciturne, Salomé !

Et sur le plat sanglant qu’un poids horrible incline,
Tragique en son exsangue et mortelle pâleur,
Fièrement, d’un geste coquet de ta main fine,
Tu présentes le chef de Jean le Précurseur.


C’est ainsi que, du fond de ta rouge légende
En ta grâce cruelle et ton attrait pervers,
Le bon Quentin Metsys, à la mode flamande,
Ô Salomé, t’a peinte au triptyque d’Anvers.

Mais l’œuvre du vieux maître, aujourd’hui, je l’évoque,
Mystérieusement avec un sens nouveau :
Salomé n’y est plus la danseuse équivoque,
Et ce n’est plus le Christ que l’on met au tombeau.

C’est la Flandre saignante aux clous de son calvaire
Que l’on couche au sépulcre et qu’on ensevelit ;
Mais nous la reverrons assise sur la pierre…
Les trois jours passeront ainsi qu’il est écrit…


Et Salomé viendra présenter en hommage,
Sur un plat d’or, au temps par le destin marqué,
À celle qui pleura sous le fer et l’outrage,
Le chef barbare et roux du conquérant casqué,

Du farouche bourreau qui, dans la nuit divine
Où naît, pour le salut du monde, l’Enfant Dieu,
Peut voir, sur lui, du ciel que son vol illumine,
Fondre d’un vol vengeur l’Ange au glaive de feu !


18 septembre 1915.

QUAND MÊME !


Qu’attends-tu sur la bruyère,
Qu’attends-tu sur le chemin ?
La nuit encor solitaire
N’en est pas à son matin ;

Qu’attends-tu près du lac sombre,
Qu’attends-tu dans la forêt ?
Le ciel est un gouffre d’ombre
Où nul astre n’apparaît ;


Qu’attends-tu sur la colline,
Qu’attends tu dans le vallon ?
De quelle sanglante épine
S’envenime ton talon ?

Quelle angoisse dans ta bouche
Arrête ce cri qui tord,
Si muettement farouche,
Ta lèvre que ta dent mord ?

Si tes prunelles hagardes
Palpitent comme ton cœur,
Qu’est-ce donc que tu regardes
À l’horizon sans lueur ?


Qu’espères-tu qu’il surgisse
Du milieu de cette nuit ?
Crois-tu donc que le jour puisse
Devancer l’heure qu’il suit

Et qu’au mépris des algèbres
Un soleil prodigieux
Puisse éblouir les ténèbres
Rien qu’à l’appel de tes yeux ?

Que fais-tu donc sur la route,
Que contemples-tu là-bas ?
En vain ton oreille écoute
Ce que tu ne verras pas ;


En vain dans l’eau du lac sombre,
Tu guettes un peu d’azur,
Tout encor n’est que de l’ombre
Et l’avenir reste obscur ;

Que fais-tu sur la bruyère ?
Réponds-moi !
Réponds-moi !— Tu le sais bien,
J’attends l’aile de lumière
De la Victoire qui vient !


4 octobre 1915.


LE CONVALESCENT


« Je me suis promené dans la forêt d’automne,
Pour y chercher la paix, le silence et l’oubli,
Et mon cœur, trop longtemps tumultueux, s’étonne
De toute la fureur qui longtemps l’a rempli.

« Un grand calme attentif m’entoure, et quand je passe,
La feuille sous mes pas met du bronze au chemin
Comme pour saluer d’un reflet de cuirasse
Le blessé qu’hier je fus, pour l’être encor demain ;


« Mais aujourd’hui le sang qui coule dans mes veines
Ne jaillit plus vermeil de mon sein refermé,
Et je sens peu à peu renaître mes chairs saines
Et la force revient à mon bras désarmé ;

« Mon cœur qui, dans les jours d’assaut et de bataille,
Battait farouchement et me dressait debout,
D’un bond furieux, sous la balle et la mitraille,
N’est plus ce cœur brutal et brusque, ce cœur fou…

« Maintenant me voici pareil aux anciens hommes,
Semblable à ceux d’hier, semblable à ceux d’avant,
Et pour moi le sommeil a remplacé les sommes.
Me voici, de nouveau, redevenu vivant :


« J’écoute de nouveau la source qui murmure,
L’oiseau léger qui chante en s’envolant là-bas,
Les mille bruits confus de la futaie obscure
Et le son de ma voix et l’écho de mon pas.

« De vieux rêves perdus au fond de ma mémoire
Reviennent doucement planer autour de moi,
Et je puis regarder la nuit profonde et noire
Sans y sentir rôder la Mort au rire froid ;

« Mais qu’ait été mon front frôlé de sa grande aile,
Il m’en reste un orgueil dans l’âme et dans l’esprit
Et la vie à jamais me semblera plus belle
De tout ce qu’a souffert mon corps endolori.


« C’est pourquoi je me sens permis, la tête haute,
De marcher fièrement où vous me conduirez,
Ô beaux chemins de la forêt dont je suis l’hôte
Et qui courbe sur moi ses feuillages sacrés !

« Car sous ses arbres roux poussés du sol de France,
De ce sol arrosé du plus pur de nos sangs,
J’ai le droit de goûter la paix et le silence,
Et la longue douceur des jours convalescents.

« Avant que, de retour à la tâche farouche
Qui se doit achever en un soir glorieux,
Je te donne le cri suprême de ma bouche,
Patrie, et le regard suprême de mes yeux ! »


6 novembre 1915.


1916



AUX SOLDATS DE DEMAIN
(Classe 1917)


Hier vous étiez encore,
De l’école à l’atelier,
Ceux dont le rire sonore
Est gai de tout oublier ;

Vous étiez, fils de la ville,
De la montagne ou des champs,
Cette foule juvénile
Dont sont clairs les yeux contents !…


Cependant votre jeunesse,
Debout et grave soudain,
Écoutait avec ivresse
La grande rumeur d’airain

Qui gronde, s’enfle, s’apaise,
Mais pour reprendre plus haut,
Et remplit l’âme française
De son héroïque écho !

Aujourd’hui ce bruit de gloire
Vous appelle et, frémissants,
Vous entrerez dans l’Histoire
Avant d’avoir eu vingt ans ;


À cet âge — d’où nous sommes
Hélas ! si loin, le plus beau ! —
Vous allez être des hommes
Marchant avec un drapeau ;

Et cette précoce avance
Dont vos fils seront jaloux
Fait, sous les couleurs de France,
Déjà des soldats, de vous…

Hier, vous étiez encore
Ceux qui rêvent de demain,
Quand la glorieuse aurore
Se lèvera sur le Rhin,


Mais, aujourd’hui, la Patrie
Qui saigne sous son laurier
Vous appelle et vous convie
À son grand œuvre guerrier

Et veut que votre vaillance,
Dont l’éclair luit en vos yeux,
Apporte à notre espérance
Vos rires victorieux.

SONNET


Aujourd’hui tout soldat — laboureur ou poète,
Quel qu’il soit, ouvrier de la ville ou du champ,
Prolétaire, bourgeois, — collabore à son rang
À la grande œuvre qui chaque jour se complète.

La page qu’il écrit, la gloire la répète
Et l’écho la redit à l’écho plus vibrant ;
L’encre dont il se sert n’est autre que son sang ;
La plume qu’il emploie est une baïonnette.


Cette œuvre grandiose, héroïque, soldats,
Ligne par ligne croît à chacun de vos pas.
Elle est sublime ; elle a pour titre : Délivrance.

Le texte n’en est pas du tout alambiqué
Et se résumera par ce communiqué :
« Il n’est plus maintenant de Prussiens en France. »

LA LYRE


à Gabriele d’Annunsio.


Que l’éclaire l’aurore ou que la nuit le voile,
Vigilant, haut et prêt au combat meurtrier
Dont il guette sans peur le péril familier
Venu vers lui de par delà la mer sans voile,

Le fier oiseau de feu, de métal et de toile,
En son vol sûr qui porte un poète guerrier
Par la gloire aujourd’hui ceint d’un double laurier,
Rôde au ciel dangereux où ne luit nulle étoile.

 
Il plane. Le moteur bourdonne puissamment
Et d’en bas, l’on croirait, à son bourdonnement,
En l’air grave qu’emplit une onde métallique,

Entendre, sous le doigt sublime et souverain
D’un Dieu lauré touchant à sa corde d’airain,
Vibrer au fond du ciel une Lyre héroïque.


8 juin 1916.

À CHARLES MÜLLER


Je vous ai vu jadis qui passiez dans la vie,
Svelte et mince, un éclair de gaîté dans les yeux…
C’était au temps lointain où, pour Paris joyeux,
S’exerçait en riant votre verve applaudie.

Dans la coupe d’or pur que lève le génie,
Vous mêlâtes avec un air malicieux
Au breuvage immortel dont s’enivrent les Dieux
Quelques grains d’élégante et discrète ironie.


La guerre ! Vous voici debout au premier rang
Dans la mêlée et la mitraille, dans le sang,
Avec ce fier regard au Destin qui s’avance ;

Et vous avez montré à plus d’un qui tomba
Comment on meurt, héroïquement, pour la France
À la manière de Charles Müller, soldat.

À MAURICE DEMAISON


Prends ce livre, Lecteur. Crois-m’en. Il vaut son prix.
Si j’en sais d’autres où plus haut tonne l’orage
Qui verse sur nos champs le feu qui les ravage
Nul mieux que celui-là n’est plus le nôtre. Lis.

Car en le feuilletant, de croquis en croquis,
Tu peux — vibrant de foi, d’espoir et de courage —
Entendre clairement battre de page en page
Le cœur vaillant, le cœur sublime de Paris.


Il est là tout entier, ce beau cœur héroïque,
Tour à tour anxieux, tendre, hautain, stoïque
Parmi les noirs grands jours que la ville a vécus,

Où la France, à genoux aux pieds de la Victoire,
Sous son aile, signait, grave, une fois de plus,
Son nom avec du sang au livre de la gloire…

SOLDATS


« Nous voici. Nos voix sont fortes,
Car nos cœurs sont glorieux
Et le pas de nos cohortes
Semble une marche de Dieux ;

« Nos visages sont farouches
Sous nos casques faits d’acier
Et nous avons dans nos bouches
Un âpre goût de laurier ;


« Nos mains sont noires de poudre,
Et l’on voit sur notre peau
Les mêmes traces de foudre
Que sur les plis du drapeau ;

« Nos semelles de cuir rude
Sont lourdes au pied pesant,
À Verdun comme à Dixmude,
D’avoir marché dans du sang…

« Ne regarde pas nos nippes
Sales et nos pieds boueux,
Ni nos bidons, ni nos pipes.
Regarde plutôt nos yeux,


« Car ce qu’ils ont vu, prodige
Que nul autre n’égala,
Ce qu’ils ont vu, c’est, te dis-je,
La Victoire, ces yeux-là ! »


14 septembre 1916.

IMAGERIE


« Je reviens de la grande guerre,
La grande guerre des poilus,
Aussi ma jambe ne va guère
Ou pour mieux dire ne va plus ;

« Je suis le bon soldat de France
Que salua l’Alsace en pleurs
Et dont le pantalon garance
Est l’une de nos trois couleurs ;


« Je suis le soldat de la Marne
Sur qui la Patrie a les yeux,
Car en lui revit et s’incarne
L’âme immortelle des aïeux ;

« Sur l’Yser, la Meuse et la Somme,
En Champagne comme à Verdun,
J’ai su me battre homme contre homme
Mieux que le Boche à trois contre un,

« Et, pour démolir ma carcasse
Et m’étendre dans le sillon,
Il a fallu, un jour de casse,
Plus lourd que mon pesant de plomb.


« Mais une balle, sans problème,
M’a fait payer en une fois
Ce qu’il faut donner de soi-même
Pour la médaille et pour la croix.

« C’est ainsi qu’a fini la guerre,
Pour moi, mais qu’importe, bons Dieux,
Que ma jambe n’aille plus guère
Si la France s’en porte mieux ! »

LE BEAU RETOUR


Sera-ce un jour d’été, sera-ce un jour d’automne,
Demain ou dans longtemps ?
Un de ces jours d’hiver où dans le ciel frissonne
L’attente du printemps,

Ou, par quelque matin de joie et de jeunesse,
De splendeur et d’amour ?
Je ne sais, mais je sens déjà ton allégresse,
Délire du retour !


Chaque cœur, à grands coups, bat, palpite et tressaille
Pour vous qui reviendrez,
Rapportant avec vous l’odeur de la bataille
En vos haillons sacrés ;

Vous dont l’âpre colère a desséché la bouche,
Ô héros apparus,
J’entends déjà gronder en sa rumeur farouche
Le bruit de vos pieds nus.

Du fond d’un horizon de tonnerre et de gloire,
Héroïque torrent,
Je vous salue avec orgueil et je veux boire
À votre flot vivant !


Vous voici, combattants de l’Aisne et de la Marne,
Défenseurs de l’Yser,
Vous que, depuis des mois, la fatigue décharne,
Mais dont le front est fier,

Vainqueurs impétueux des batailles futures
Que vous promet demain,
Ô vous qui laverez le sang de vos blessures
Dans les ondes du Rhin !

Vous par qui sonneront les heures attendues
Du plus humble hameau,
Qui nous rapporterez nos provinces perdues,
Dans les plis du drapeau,


Vous qui ferez, du vœu de la France meurtrie,
Une réalité,
Libérateurs du monde et qui, de la Patrie,
Aurez bien mérité !

Sera-ce un jour d’été, sera-ce un jour d’automne,
D’hiver ou de printemps ?
Je ne sais, mais ils reviendront. Le canon tonne…
France, tu les attends…

TABLE


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