Œuvres posthumes (Verlaine)/Texte entier/Volume 1

Œuvres posthumes, premier volume
Œuvres posthumesMesseinPremier volume (p. np-399).




ŒUVRES POSTHUMES

DE

PAUL VERLAINE

I

ŒUVRES POSTHUMES
DE
PAUL VERLAINE
I

VERS DE JEUNESSE
VARIA — PARALLÈLEMENT (additions)
DÉDICACES (additions)
SOUVENIRS — HISTOIRES COMME ÇA

Texte définitif collationné sur les originaux




PARIS
ALBERT MESSEIN, ÉDITEUR
Successeur de LÉON VANIER
19, quai saint-michel, 19

1911



IL A ÉTÉ TIRÉ :


Dix exemplaires sur papier de Hollande, numérotés de 1 à 10.



On trouvera, dans cette édition définitive du Tome premier des Œuvres posthumes, toutes les œuvres, en effets, « posthumes », dont se composait le Tome unique de la première édition, mais dans un ordre plus clair et plus logique, et allégées de quelques poèmes qui, déjà publiés dans les précédents recueils, n’avaient été répétés dans celui-ci que par erreur.



VERS

I

VERS DE JEUNESSE

LES DIEUX[1]


Vaincus, mais non domptés, exilés, mais vivants,
Et malgré les édits de l’Homme et ses menaces,
Ils n’ont point abdiqué, crispant leurs mains tenaces
Sur des tronçons de sceptre, et rôdent dans les vents.

Les nuages coureurs aux caprices mouvants
Sont la poudre des pieds de ces spectres rapaces
Et la foudre hurlant à travers les espaces
N’est qu’un écho lointain de leurs durs olifants.

Ils sonnent la révolte à leur tour contre l’Homme,
Leur vainqueur stupéfait encore et mal remis
D’un tel combat avec de pareils ennemis.

Du Coran, des Védas et du Deutéronome,
De tous les dogmes, pleins de rage, tous les dieux
Sont sortis en campagne : Alerte ! et veillons mieux.


TORQUATO TASSO


Le poète est un fou perdu dans l’aventure,
Qui rêve sans repos de combats anciens,
De fabuleux exploits sans nombre qu’il fait siens,
Puis chante pour soi-même et la race future.

Plus tard, indifférent aux soucis qu’il endure,
Pauvreté, gloire lente, ennuis élyséens,
Il se prend en les lacs d’amours patriciens,
Et son prénom est comme une arrhe de torture.

Mais son nom, c’est bonheur ! Ah ! qu’il souffre et jouit,
Extasié le jour, halluciné la nuit
Ou, réciproquement, jusqu’à ce qu’il en meure !

Armide, Éléonore, ô songe, ô vérité !
Et voici qu’il est fou pour en mourir sur l’heure
Et pour ressusciter dans l’immortalité !

SUR LE CALVAIRE[2]


Lorsque Jésus fut mort, et comme une auréole
S’allumait bleue au front blanc du Nazaréen,
Plus pâle qu’un cadavre et plus tremblant qu’un chien,
Le bon larron prenant brusquement la parole :

« Compagnon, que dis-tu de tout ceci ? — Moi ? Rien,
Répondit le mauvais larron. Rien, âme molle,
Rien, ô cerveau chétif qu’un tel prodige affole,
Sinon qu’en pendant là cet homme l’on fit bien. »

Un coin du ciel s’ouvrit soudain comme une porte,
Et la foudre s’en vint brûler l’audacieux
Qui hurla, puis reprit : « On a bien fait, n’importe ! »

Un corbeau qui passait lui creva les deux yeux,
Et vers ses pieds mordus se dressait une louve.
Mais l’Obstiné cria : « Qu’est-ce que cela prouve ? »

L’ENTERREMENT


Je ne sais rien de gai comme un enterrement !
Le fossoyeur qui chante et sa pioche qui brille,
La cloche, au loin, dans l’air, lançant son svelte trille,
Le prêtre, en blanc surplis, qui prie allègrement,

L’enfant de chœur avec sa voix fraîche de fille,
Et quand, au fond du trou, bien chaud, douillettement,
S’installe le cercueil, le mol éboulement,
De la terre, édredon du défunt, heureux drille,

Tout cela me paraît charmant, en vérité !
Et puis, tout rondelets sous leur frac écourté,
Les croque-morts au nez rougi par les pourboires,

Et puis les beaux discours concis, mais pleins de sens,
Et puis, cœurs élargis, fronts où flotte une gloire,
Les héritiers resplendissants !

L’AMI DE LA NATURE


J’crach’ pas sur Paris, c’est rien chouett’ !
Mais comm’ j’ai une âm’ de poèt’,
Tous les dimanch’s j’sors de ma boît’
Et j’m’en vais avec ma compagne
À la campagne.
Nous prenons un train de banlieu’
Qui nous brouette à quèque lieu
Dans le vrai pays du p’tit bleu,
Car on n’boit pas toujours d’champagne
À la campagne.
Ell’ met sa rob’ de la Rein’ Blanch’,
Moi, j’emport’ ma pip’ la plus blanch’ ;
J’ai pas d’chemis’, mais j’mets des manch’,
Car il faut bien qu’l’éléganc’ règne
À la campègne.
Nous arrivons, vrai, c’est très batt’ !
Des écaill’s d’huîtr’s comm’ chez Baratt’
Et des cocott’s qui vont à patt’,
Car on est tout comme chez soi
À la camp — quoi !

Mais j’vois qu’ma machin’ vous em…terre,
Fait’s-moi signe et j’vous obtempère,
D’autant qu’j’demand’ pas mieux qu’de m’taire…
Faut pas se gêner plus qu’au bagne,
         À la campagne.

QUATRAIN[3]


D’ailleurs en ce temps léthargique,
Sans gaîté comme sans remords,
Le seul rire encore logique,
C’est celui des têtes de morts.

VARIA

EN 17…


Le parc rit de rayons tamisés,
De baisers, d’éclats de voix de femmes…
L’air sent bon, il est tout feu tout flammes,
Et les cœurs, aussi, vont, embrasés.

Une flûte au loin sonne la charge
Des amours altières et frivoles,
Des amours sincères et des folles,
Et de l’Amour multiforme et large.

Décor charmant, peuple aimable et fier :
Tout n’est là que jeunesse et que joie,
On perçoit des frôlements de soie,
On entend des croisements de fer.

Maintes guitares bourdonnent, guêpes
Du désir élégant et farouche :
— « Beau masque, on sait tes yeux et ta bouche ».
Des mots lents flottent comme des crêpes.


Pourtant, c’est trop beau, pour dire franc…
Un pressentiment fait comme une ombre
À ce tableau d’extases sans nombre,
Et du noir rampe au nuage blanc !

Ô l’incroyable mélancolie
Tombant soudain sur la noble fête !
De l’orage ? ô non, c’est la tempête !
L’ennui, le souci ? — C’est la folie !


15 janvier 1889.

ÉVENTAIL DIRECTOIRE


1er groupe de branches.


Madame, pa’mi tant d’amants
Qui vous tou’nent des compliments
Daignez ac’éter les sé’ments
D’un inc’oyable.

2e groupe.

De tous les feux, en vé’ité,
Dont nous g’atifia l’été,
Ze b’ûle pou’vot’e beauté.
C’est eff’oyable.

Groupe du milieu.

Fi du fa’ouce Messido’
Et de ce tiède The’mido’ ;
C’est bien le tou’de F’utido’,
Mon petit anze.


Aimez-moi ! Z’ai tant soupi’é,
Tant expi’é, tant conspi’é
Aux fins de me voi’ ado’é,
— Foi de Do’lanze ! —

4e groupe.

Qu’il se’ait bien c’uel à vous
De ne pas p’end’e pou’ époux
Fût-ce une heu’e ce moi jaloux,
Disez, ’ieuse ?

5e groupe.

N’est-ce pas, cou’onnez mes feux,
Faisez g’âce à mes meilleu’s vœux,
Ô vous, zà mon cœu’, à mes zyeux
T’op mé’veilleuse !

ROTTERDAM[4]


Après qu’il a franchi d’abord les terres vertes,
Pleines d’eau régulière et qu’un moulin à vent
Gouverne à chaque bout de champ, plus l’en-avant
Et l’en-arrière îles écluses grand’ouvertes

Formant des lacs d’une mélancolie intense,
Presque sinistres dans l’or sanglant de cieux noirs
Où quelque voile noire, on dirait, par les soirs,
Où quelque môle noir, on dirait, rôde et danse,

Le train comme infernal et méchant sous la lune
Tout à coup rôde et danse, on dirait, à son tour,
Et tonne et sonne et tout à coup, comme en un four
De lumière très douce et très gaie, un peu brune,


Un peu rose, telle une femme de luxure
Apaisée, entre en des barreaux entrecroisés
Au-dessus d’une ville aux toits entrecroisés,
Aux fenêtres d’où la vie appert, calme et sûre,

Bonhomme, et forte et pure au fond et rassurante
Combien ! après tant de terreurs de cieux et d’eaux
Regardant défiler à travers des rideaux,
Galoper notre caravane délirante.


Novembre 1892.


LE CHARME DU VENDREDI SAINT


I


La cathédrale est grise admirablement,
Tandis que le jour luit adorablement
Et que les arbres sont verts tout doucement.

Les paysans sont naïfs et de province,
Pour la plupart parents, dont la toilette grince,
De Parisiens dont l’orgueil n’est pas mince

De les promener autour du fameux monument
Qui, néanmoins froissant l’orgueil de leur village,
Semble à leurs yeux matois quelque chose qui ment
Et va, comme un peu vil, dans le sillage

Des bateaux mouches d’ailleurs pleins abondamment
D’une clientèle amusante en diable
Qui file néanmoins, dévots irrémédiables,
Voir les autels déserts et les tombeaux décorés richement.


Paris, jeudi 30 mars 1893.


II


Le soleil fou de mars éveille encore un peu plus la verdure
Des fins arbres du quai bordant la beauté pure
Et forte de la cathédrale on dirait en guipure

De pierre, on croit, immémoriale et si dure !
Les cloches de la veille ont fui (leur âme, au moins,
S’est tue) et pendent, patients témoins
Muets jusqu’au samedi fier où, lentes sur les foins,

Enfin, elles reviennent (ou, du moins, leur âme
Planant sur les villes légères et les autres),
Et pendant leur voyage de miraculeux apôtres
À travers les humanités chastes et les infâmes,

Dans la nef désolée, où seulement les flammes
Des Ténèbres sévèrement bien plus sur toutes autres,
S’affligent, grands ouverts, les tabernacles, âmes
Muettes, symbolisant l’attente immense des apôtres.


Vendredi, 31 mars 1893.

VOYAGES


Je voyageai dernièrement hors de Paris.
Où ça ? Bien Loin, hélas, du marbre et des lambris
Pompeux, où j’ai depuis longtemps l’honneur de vivre
Mal et peu. —
J’y grisai mes yeux du plus fin cuivre
Et du plus rare argent des Pays-Bas. De l’or
De France, non ! Car la France est un fier trésor
De travail et, disons-le, de patriotisme,
D’or aussi, mais saint ; l’or de mon pays, — cet isthme
Vers l’Alsace et vers la Lorraine, ô natal Metz ! —
N’est pas pour mes besoins.
Donc, par monts tant famés,
Par vaux si renommés, par campagnes trop belles
Que l’amour du pays a faites immortelles,
Je rôdais, aimant, presqu’autant que mon pays,
Ces amis de là-bas, point de chez vous, faillis
À l’honneur militaire en dépit de vos forces,
Arbres réduits à rien en dépit des écorces
Diverses que donc le printemps vous flanque au dos,
— Printemps, faiseur de guerre et leveur de rideaux !

— Mais, j’oubliais, je ne parle que de voyages
Artistiques — et ceci n’est guère que gages
D’union fraternelle avec tous les pays.
Donc vivent Belgique et Hollande et que haïs
Soient tous les ennemis de la sainte Alliance
Dont nous serions si bien, l’Allemagne et la France.


1er mai 1893.

IMPRESSIONS DE PRINTEMPS


Il est des jours — avez-vous remarqué ?
Où l’on se sent plus léger qu’un oiseau,
Plus jeune qu’un enfant, et, vrai ! plus gai
Que la même gaieté d’un damoiseau.

L’on se souvient sans bien se rappeler…
Evidemment l’on rêve, et non, pourtant.
L’on semble nager et l’on croirait voler.
L’on aime ardemment sans amour cependant,

Tant est léger le cœur sous le ciel clair
Et tant l’on va, sûr de soi, plein de foi
Dans les autres, que l’on trompe avec l’air
D’être plutôt trompé gentiment, soi.

La vie est bonne et l’on voudrait mourir,
Bien que n’ayant pas peur du lendemain.
Un désir indécis s’en vient fleurir,
Dirait-on, au cœur plus et moins qu’humain.


Hélas ! faut-il que meure ce bonheur ?
Meurent plutôt la vie et son tourment !
Ô dieux cléments, gardez-moi du malheur
D’à jamais perdre un moment si charmant.


1er mai 1893.

EX IMO


Ô Jésus, vous m’avez puni moralement
Quand j’étais digne encor d’une noble souffrance,
Maintenant que mes torts ont dépassé l’outrance.
Ô Jésus, vous me punissez physiquement.

L’âme souffrante est près de Dieu qui la conseille,
La console, la plaint, lui sourit, la guérit
Par une claire, simple et logique merveille.
La chair, il la livre aux lentes lois que prescrit

Le « Fiat lux », le créateur de la nature,
Le Verbe qui devait, Jésus-Christ, être vous
Plein de douceur, mais lors faisait la créature
Matérielle et l’autre en tout grand soin jaloux.

La Science, un souci vénérable, tâtonne,
Essaie et, pour guérir, à son tour, fait souffrir,
Et, le fer à la main, comme un bourreau te donne,
Triste corps, un coup tel que tu croirais mourir,


Ou se servant du feu soit flambant, soit sous forme
De pierre ou d’huile ou d’eau raffine ta douleur,
Tu dirais, pour un bien pourtant ; mais quel énorme
Effort souvent infructueux, chair de malheur !

Chair, mystère plus noir et plus mélancolique
Que tous autres, pourquoi toi ! Mais Dieu te voulut,
Et tu fus, et tu vis, comment ? au vent oblique
Des funestes saisons et du mal qui t’élut.

Et tu fus, et tu vis, comment ! miracle frêle,
Et tu souffres d’affreux supplices pour un peu
De plaisir mêlé d’amertume et de querelle.
Oui, pourquoi toi ?

Jésus répond : « Pour être enfin
Mienne et le vase pur de l’Esprit de sagesse
Et d’amour et plus tard glorieuse au divin
Séjour définitif de liesse et de largesse !

Encore un peu de temps, souffre encore un instant,
Offre-moi ta douleur que d’ailleurs la science
Peut tarir, et surtout, ô mon fils repentant,
Ne perds jamais cette vertu, la confiance !

La confiance en moi seul ! Et je te le dis
Encore : patiente et m’offre ta souffrance.
Je l’assimilerai, comme j’ai fait jadis,
Au Calvaire, à la mienne, et garde l’espérance.


L’espérance en mon Père. Il est père, il est roi,
Il est bonté : c’est le bon Dieu de ton enfance.
Souffre encore un instant et garde bien la foi,
La foi dans mon Église et tout ce qu’elle avance.

Suis humble et souffre en paix, autant que tu pourras.
Je suis là. Du courage. Il en faut en ce monde.
Qui le sait mieux que moi ? Lorsque tu souffriras
Cent fois plus, qu’est cela près de ma mort immonde,

Et de mon agonie et du reste ? Allons, vois,
C’est fait : le mal n’est plus. Tu peux vivre dans l’aise
Quelques beaux jours encore et vieillir sur ta chaise,
Au soleil, et mourir et renaître à ma voix. »


8 août 1893, hôpital Broussais.

Ce poème a été dit par Paul Verlaine dans les conférences qu’il fit à Nancy et à Lunéville, en novembre 1893. Dans le compte-rendu de ces conférences publié dans la Lorraine Artiste, on trouvera quelques variantes d’Ex Imo, poème jusqu’alors inédit. Le texte que nous donnons est celui du manuscrit, celui de la Lorraine Artiste lui a été certainement communiqué par Verlaine.

Voici ces variantes : 3e vers de la cinquième strophe :


Croirais-tu pour un bien pourtant…


Aux deux dernières strophes, quelques différences :


Sois humble et souffre en paix. Un répit ? prie après.
Je suis là, du courage. Il en faut à ce monde.
Qui le sait mieux que moi ? Lorsque tu souffrirais
Cent fois plus, qu’est cela, près de ma mort immonde

Et de mon agonie et du reste. Allons, vois,
C’est fait. Le mal s’en va ; tu peux vivre dans l’aise
Quelques beaux jours encore et vieillir sur ta chaise,
Au soleil, pour mourir et renaître à ma voix.


La Lorraine Artiste donne comme date du poème

le 5 août 93 et le manuscrit indique le 8.

SOUVENIR DU 19 NOVEMBRE 1893


Dieppe-Newhaven


Mon cœur est gros comme la mer,
Qui s’exile de l’être cher !
Gros comme elle et plus qu’elle amer.

Ma tête est comme la tempête,
Elle est folle et forte, ma tête,
Plus qu’elle, effrénée, inquiète…

Furieuse et triste d’avoir
Ce doux et douloureux devoir
De m’exiler au pays noir…

Mais puisqu’il le faut pour ma reine,
Embarquons d’une âme sereine,
Et fi de toute crainte vaine !

Ah ! quoi que fasse le bateau
Ivre des colères de l’eau
Qui tantôt s’érige en tombeau,


Tantôt se creuse, affreuse fosse,
Embarquons sans nulle peur fausse,
Sans nul regret menteur ! Se hausse

Au ciel ou s’abîme en l’enfer
Le bateau douloureux et fier
Moins que mon cœur, moins que la mer !

Or, je pars pour ma souveraine
Et reviendrai l’âme sereine,
Chargé pour cette douce reine

De diamants, de perles, d’ors !
Et bercé, mer, en tes bras forts,
Et rêvant de trésors, je dors.

RETOUR


La mer est douce comme un cœur
Et je rentre dans la pairie…
La mer est forte comme un cœur…

Mon cœur est doux comme la mer,
Et je salue encor la France.
Mon cœur est fort comme la mer.

La mer est dure et mon cœur dur
Comme la vengeance et la haine.
La mer moins que mon cœur bat dur.

La mer est calme, et mon cœur donc ?
Tout est passé, trombe et bonace.
La mer est calme, et mon cœur, donc !

La mer est immobile, — et moi
Je suis impassible au possible.
La mer est immobile, et moi ?


Moi je suis la mer, et la mer
C’est moi, pire et meilleur encore,
Moi je suis pire que la mer

Et meilleur qu’elle, et bien meilleurs
Et bien pires mes ires et
Mes amours crachant morts et fleurs,

Fleurs et pleurs et mon cœur avec
Mon cœur qu’escortent des mouettes
Gaiement tristes, claquant du bec

Comme de froid et voletant,
En faibles et mignards caprices,
Comme sur du feu voletant,

Du feu qui sourdrait de ce cœur
Ému comme la mer, et calme
Mieux et pis qu’elle, pauvre cœur,

Pauvre cœur d’orage et de pleurs
Plus salés que toutes les vagues.
Pauvre cœur d’orage et de pleurs…

Salut France ! Et qui m’attend donc,
Puisqu’enfin voici la patrie ?
Le calme sans doute et tant donc !

On n’est pas toujours accueilli
Ainsi qu’on s’attendait à l’être.
Qui donc est toujours accueilli ?


Qui donc est toujours recueilli
Des absents qu’on n’attendait guère,
Qui donc a toujours accueilli ?

Ô mer douce comme mon cœur,
Ô mon cœur plus doux qu’elle encore,
Vous si durs aussi, mer et cœur,

Vous si calmes, ô cœur et mer,
Immobile mer, impassible
Cœur, — qu’attendre ici, cœur et mer,

Sinon plutôt du doux amer…

À Ph…


Depuis ces deux semaines
Où j’ai failli mourir,
Ces heures jà lointaines
Qui m’ont tant fait souffrir.

Depuis ce temps, chérie,
Comme d’ailleurs depuis
Si longtemps, je marie
Nos cœurs, mais dès ces nuits

Où tu vis l’agonie
Où j’allais m’enlisant,
Elle semble bénie
À nouveau, l’âme, hissant

Du tombeau pour sourire
À ta dive bonté.
Laisse-moi te le dire,
Je l’aime, en vérité,


Comme il me semble, bonne,
Que je n’ai pas aimé…
Reçoit la fleur d’automne
Que voici. Parfumé

De peu, le cadeau sombre
Veut être aussi joyeux,
Laisse-m’en suivre l’ombre
Au soleil de tes yeux.


Fin août 1893, hôpital Broussais.


J’ai revu, quasiment triomphal,
La ville où m’attendaient ces mois d’ombre.
Mon malheur était lors sans rival,
Mes soupirs, qui put compter leur nombre ?
J’ai revu, quasiment triomphal,
Ces murs qu’on avait crus d’oubli sombre.

Le train passait, blanc panache en l’air
Devant la rougeâtre architecture
Où j’eus vécu deux fois un hiver
Et tout un été sans aventure.
Le train passa, blanc panache en l’air
Avec moi me carrant en voiture.

Sans aventure, ah ! oui, ces hivers
Et cet été, d’aventure aucune,
Moi qui les aime, à titres divers,
Soit en plein scandale ou sous la lune !
Sans aventure, ah ! oui, les hivers
Et cet été, la morne infortune !


Ingrat cœur humain ! mais souviens-toi,
Gentleman improvisé qui files,
Mais souviens-toi donc. Ici la Foi
T’investit loin du péché des villes.
Ingrat cœur humain, mais souviens-toi
Qu’ici la Foi but tes larmes viles !

Le train passe et les temps sont passés,
Mais je n’ai pas oublié la bonne,
La grande aventure et je le sais
Que Dieu m’a béni plus que personne.
Le train passe, les temps sont passés,
Mais l’heure de grâce reste et sonne.


CORDIALITÉS

I


À Ernest Delahaye.


Dans ce Paris où l’on est voisin et si loin
L’un de l’autre que c’est une vraie infortune
De s’y voir, de s’y savoir tels, vu ce besoin
L’un de l’autre pourtant, qui donc vous importune !

Et ce désir commun à nos deux âmes l’une
De l’autre et de nos esprits, mutuels pingouins
L’un de l’autre, figés sur un écueil témoin
Par le flot qui s’oppose et la croissante brune !

Si bien qu’ils sont là, nos esprits, qu’elles, ô ces
Âmes nôtres, sont là, pauvres monstres blessés,
Dans cette ombre où l’on est si près de cœur et d’âme !

Ah ! secouons enfin cette torpeur infâme
Et soyons, non plus des pingouins, des colibris !
Prouvons que nous valons encore notre prix.


II


Deux colibris parisiens, deux cancaniers,
Sans rose se disant les fausses et les vraies
Nouvelles, disputant à propos d’elles, gaies
Ou tristes, et bavard n’ayant pas de derniers.

Ou soyons, si Paris nous distance quand même,
Ville importune en sa trop factice grandeur,
Comme autrefois des persécuteurs de facteur
Par des lettres, toujours la même, et la suprême !

Mais si drôle en raison des dessins sans talent
Aucun, mais amusants pour de pleines journées !
Envoyons-nous, morbleu ! des lettres par fournées !

Soyons le colibri, non l’oiseau triste et lent !
Ou plutôt soyons deux copains bavards de langue
Et prompts de main, croquis vif et drôle harangue.


III


Pour une fête.


Impériale, puisque Eugénie ! et très douce
Puisqu’elle-même et très royale, puisque moi !
Sa colère est ma reine et sa loi c’est ma loi,
Sa colère, et non son caprice, jamais roi !

Maintenant, pourquoi ces ires, que je repousse
Comme il faut de mon cœur irritable pourtant,
Trahiraient-elles d’un symptôme inquiétant
Les rimes que je fais pour elle en cet instant ?

Est-ce sa faute ou de la mienne ? Ah, de la mienne !
On s’aime bien, on devrait être mien et tienne
Au lieu de ce ménage à trois… dont le Soupçon,

Le soupçon et sa femelle la Jalousie,
Autre monstre accoudé sur la table choisie,
Qu’il faut enfin chasser sans trop plus de façon.

POUR LES GENS
ENTERRÉS AU PANTHÉON


Morts d’à-côté, beaucoup de cendre, quelques os.
Cendre obscure, chanoine ou maréchal ou prince.
Os connus : grand poète ou chef d’État qu’évince
Du monde un tueur gosse, émoi des Lombrosos,

Étonnement des Nordaus ! Morts historiques
Dans la ville hystérique ès quartier tapageur,
Ô vous du Panthéon, votre tardif vengeur,
Hôtes qui sommeillez sous tant de rhétorique,

Je ne vous plains pas, certe : on jalouse les morts,
Mais on ne les plaint pas, puisqu’ils sont sans remords,
Sans espoirs, morts entiers, — à ce que des gens disent.
 
Mais je voudrais qu’autour de ces dalles où gisent
Vos restes négligés sur un rite aboli,
Le silence régnât, cette fleur de l’oubli.

RENDEZ-VOUS


Dans la chambre encor sépulcrale
De l’encor fatale maison,
Où la raison et la morale
Le tiennent plus que de raison,

Il semble attendre la venue
Arrivant à lents mais sûrs pas
De quelque présence connue
Et s’écrie entre haut et bas :

« Ta voix claironne dans mon âme
Et tes yeux flambent dans mon cœur.
Le monde dit que c’est infâme ;
Mais que me fait, ô mon vainqueur ?

« J’ai la tristesse et j’ai la joie
Et j’ai l’amour encore un coup,
L’amour ricanant qui larmoie,
Ô toi beau comme un petit loup ! »


Son œil si morose s’allume
Et sa lèvre, aux souris pervers,
S’agace aux barbes de la plume
Qu’il a pour écrire ces vers.

FÉROCE


Tu m’as vu mourant presque,
Ou plutôt presque mort,
Formant une arabesque
De mon bras qui se tord,

Écarquillant des yeux
De folie et de rêve,
À soi-même odieux,
Attendant qu’on les crève,

Balbutiant des sons
Sans pouvoir les produire,
Moi, chanteur de chansons,
Sans pouvoir te les dire

Je crois, on me l’assure,
Que, douce, une pitié
Te prit, non sans mesure,
Puis désapitoyé,
Ton cœur cria : c’est bien lui qu’il faut qu’on torture !


L’AIMÉE


I


Voici des cheveux gris et de la barbe grise.
Tu me les demandas en un jour d’enjouement,
Pour, disais-tu, les encadrer bien gentiment
Autour de ce portrait où ma grâce agonise.

Pauvre « photo » ! Mais, j’y pense, il sera de mise,
Quand mes yeux fatigués se seront clos dûment
Et que la terre bercera son fils dormant,
Il sera de saison, chérie, — alors exquise

Attention ! — de l’aire avec ces cheveux teints
Et cette barbe, teints en boucles blondes, brunes,
Ou telle autre nuance entre tant d’opportunes,

Faire par un coiffeur de choix, sur des fonds peints
D’avance, le tombeau, lors pleuré sans astuce,
Du jeune homme qu’il aurait fallu que je fusse.


II


La jalousie est multiforme
Dans sa monotone amertume :
Elle est minime, elle est énorme,
Elle est précoce, elle est posthume !

Méfiez-vous quand elle dort :
C’est le tigre et non plus le chat.
Elle mord bien quand elle mord,
C’est le chien enragé ! Crachat,

Insulte, adultère à sa face
L’affollent, et le sang ruisselle…
Ou la laissent calme à sa place,
Froide et coite comme pucelle.

Elle prémédite des tours
Pendables sous un air charmant
Et les exécute toujours
Affreusement, terriblement…

Nous ne sommes plus à des âges
Pour nous piquer de ces folies :
Ah ! bien mieux nous vaut être sages,
Ayant eu nos fureurs… jolies !


Être jaloux, rien d’aussi sot !
Et j’efface à l’instant les vers
D’un peu plus haut, vague tressaut
D’encore ce cruel tressaut.


III


D’ailleurs, la jalousie est bête.
D’abord, elle ne sert de rien
Malgré tout son martel en tête.
Puis elle n’est pas d’un chrétien,
Jésus qui pardonnez des milliards de fois
Par la bouche du prêtre et Votre grâce toujours prête,
Même, entre tous, à ceux qu’a damnés sa menteuse voix.

C’est aussi le péché morose
Portant en lui déjà l’Enfer
Tant mérité sur toute chose !
C’est Caïn et c’est Lucifer,
L’un jaloux de son frère et l’autre de son Dieu
Et tous deux malheureux sans fin méditant sur la cause
Et sur l’effet, auteurs de leur éternité de feu !

Ô rien ne vaut la confiance
Entre deux Cœurs pécheurs, mais vrais.
L’un pour l’autre et qu’une nuance
Divisait aux temps jeunes, mais

Qui ne peuvent avoir un bonheur mutuel
Et que la seule mort diviserait et que fiance
À la joie éternelle un franc accord perpétuel.


IV


Bah ! confiance ou jalousie !
Mots oiseux et choses impies.
« Je te soupçonne, tu m’épies, »
« Tu me cramponnes, je te scie. »

Ô toi, Catulle et vous, Lesbies !
« Tu m’as élu, je l’ai choisie. »
Comme eux suivons la fantaisie,
Et non pas trente-six lubies.

Tu m’es clémente et je crois t’être,
En revanche, soumis et tendre :
Lors il est aisé de s’entendre.

Plus d’ « infidèle », plus de « traître »,
Plus non plus de serment qui tienne
Ou non ! mais ta joie et la mienne


V


Et pourquoi cet amour dont plus d’un sot s’étonne,
Qui ferait mieux de vivre avant de s’étonner,
Serait-il à blâmer parce qu’il est d’automne,
Un automne qui veut tout entier se donner,

Tout entier, fruit et grain et le reste de vie
Et la mort dans les bras et sous les yeux chéris,
Et, depuis cette mort en extase ravie,
Ou celle que Dieu m’enverra, pauvre ou sans prix,

Revivre inaperçu dans la paix de la veuve,
Paix bénie à travers de longs et nombreux jours ?
Ah ! jeunes, puissiez-vous après vos temps d’épreuve
Concevoir dans vos cœurs de pareilles amours.

Hôpital Broussais, 7 septembre 1893.

RETRAITE


On s’isole à Paris, quelle que soit l’horreur
Apparente de vivre en ce cirque d’erreur,
De luxe dur et des trop plausibles rancunes
Du pauvre y voyant rouge, — ainsi vont nos fortunes
Sociales depuis ce cher Quatre-vingt-neuf —
Oui, dit-on, l’on s’isole en ce vieux Paris neuf.
Moi, vieux Parisien, ne le puis : l’habitude !
Mais j’ai tenté, pour fuir l’âpre disquiétude
De tous ces bruits méchants et de ce plat soleil,
D’habiter dans un cœur qui soit au mien pareil.
Pauvres cœurs tout meurtris, vieux de deuils et hors d’âge,
Étant restés bien trop enfants pour tant d’usage,
Ah ! consolez vos pleurs, priez pieusement
Pour au moins un futur tant soit peu plus clément
Et dormez, las de vains projets et d’aventures,
Loin du bruit amorti des sots et des voitures !


Octobre 1893.


L’enfant avait reçu deux bons yeux dans la tête,
Quelque chose de dur et de doux à la fois,
Puis il avait encore hérité d’une voix
Où le commandement se mêlait à la fête

Cordiale qu’on a de craindre sa maman
Si peu, mais trop parfois, on dirait une douche !
Donc ce moutard était, dans son charme, farouche
Si peu qu’il en était unique, croyez-m’en.

Et j’ai fait ce sonnet qui n’est pas régulier
Pour, quand il sera grand, que le cher enfant m’aime
Et surtout que sa mère, en attendant de même

Qu’il grandisse, ait pour moi, le vieil irrégulier,
Tels sentiments d’amitié franche et forte, même !
— Et que vive l’enfant, pour ne pas l’oublier !

VISITES


Je n’ai pas vu d’arbres ni d’herbe
Ni de ciel, sinon un seul pan,
Durant tout cet été superbe
Dont on me rabat le tympan.
Ah ça, m’aurait-on donc jeté
Dans un cachot trop mérité ?

Non, je suis simplement malade,
Mais un malade dès l’abord
En plein large, à la débandade,
Délire, coma, pris pour mort ;
Puis je redevins l’alité
Classique — à perpétuité ?

Et ce n’est pas que je m’ennuie,
Au moins, dans l’asile où je suis.
Pas de soleil, mais pas de pluie,
J’y vis au frais, au chaud, et puis
Des visiteurs assidûment
Y charment mon isolement.


C’est toi d’abord, ô bien-aimée,
M’apportant avec ta gaité
Dorénavant douce, l’armée
Des victorieux procédés
Par quoi tu m’as toujours dompté,
Conseil juste, forte bonté…

Et ne voilà-t-il pas encore,
Ô miracle renouvelé
De vingt ans passés, que j’implore
Depuis lors, contrit, désolé,
Que la grâce entre et me sourit
De Notre-Seigneur Jésus-Christ !


Octobre 1893.


À Mademoiselle Marthe.


Mignonne que je ne connais
Que par votre doux nom de Marthe,
Votre oncle veut que de moi parte
Vers vous le meilleur des sonnets.

Le meilleur, si je puis le faire,
J’en doute fort, mais je sais bien
Que je ne refuserai rien
À qui se montra si sévère

Et si doux, parfait dans son art
De chirurgien implacable
Quelquefois, mais adroit en diable !

Aussi, vous l’aimerez plus tard,
J’en suis sûr, comme il le mérite,
Sans qu’à ce cher devoir comme moi son bistouri vous invite !


Hôpital Broussais,

3 novembre 1893.

HÔPITAL


De cet endroit neutre il s’exhale
Quelque chose de neutre trop…
Pourtant les femmes de ma salle
Sont aimables, sans être au trot.

Les principes de ces personnes,
Bien que par tels us harassés,
Sont, malgré qu’elles soient si bonnes,
Tant gentils moins que jusqu’assez,

Jusqu’à trop presque, moins la femme
Française, si méchante ainsi
Que ses rivales, corps et âme,

Hélas ! est donc trop presque, ainsi
Qu’il le fallût et que réclame
Le poète malade aussi…

LAMENTO



Ma mie est morte.
Plourez, mes yeux.

Vieux poète du XVIe siècle
dont le nom m’échappe.


 
La ville dresse ses hauts toits
Aux mille dentelures folles.
Un bruit de joyeuses paroles
Monte au ciel, rassurante voix.
— Que me fait cette gaîté vile
De la ville !

Quelle paix vaste règne aux champs !
L’oiseau chante dans le grand chêne,
Les midis font blanche la plaine
Que dorent les soleils couchants.
— Peu m’importe ta gloire pure,
Ô nature !


Avec les signes de ses flots,
Avec sa plainte solennelle,
La mer immense nous appelle,
Nous tous, rêveurs et matelots.
— Qu’est ce que tu me veux encore,
Mer sonore ?
 
— Ah ! ni les flots des Océans,
Ni les campagnes et leur ombre,
Ni les cités aux bruits sans nombre,
Qu’édifièrent des géants,
Rien ne réveillera ma mie
Tant endormie.

OXFORD


Oxford est une ville qui me consola,
Moi rêvant toujours de ce Moyen Âge-là.

En fait de Moyen Âge, on n’est pas difficile
Dans ce pays d’architecture un peu fossile

À dessein, c’est la mode et qui s’en moque fault,
Mais Oxford c’est sincère, et tout l’art y prévaut ;

Mais Oxford a la foi, du moins en a la mine
Beaucoup, et sa science en joyau se termine,

En joyau précieux, délicieux : les cieux
Ici couronnent d’un prestige précieux

L’étude et le silence exigés comme on aime,
Et la sagesse récompense le problème,

La sagesse qu’il faut, cette douce raison,
Que la Cathédrale termine en oraison.


Sous les arceaux romans qui virent tant de choses,
Et les rinceaux gothiques, fins d’apothéoses

De Saints mieux vénérés peut être qu’on ne croit,
Et mon cœur l’humilie et mon désir s’accroit

De devenir et de redevenir, loin d’elle,
Cette cité glorieuse d’être infidèle,

Paris ! l’enfant ingrat qui s’imaginerait
Briser les sceaux sacrés et tenir le secret —

De devenir ou de redevenir la chose
Agréable au Seigneur, quelle qu’en soit la cause,

Et par cela même être encore doux et fort,
Ô toi, cité charmante et mémorable, Oxford !


Novembre 1893.

PAUL VERLAINE’S


Lecture at Barnard’s Jun Hall.


Dans ce hall trois fois séculaire,
Sur ce fauteuil dix fois trop grand,
À ce pupitre révérend
Qu’une lampe, vieux cuivre, éclaire,

J’étais comme en quel temps ancien !
Et l’âme, un peu, du Moyen Age
M’investissait d’un parrainage
Grâce à mes airs mûrs séant bien.

Ma parole en l’antique salle
Ne jurait pas trop, célébrant
La Foi du passé, sûr garant,
L’éternel Beau, vérité sainte !

J’entretenais de mon pays,
De cette France athénienne,
Une élite londonienne
Dont les vœux furent obéis


Puisque de l’estrade sévère
Il ne tombait, conformément
Au réel devoir du moment,
Que ces mots : « Bien dire et bien faire »,

Et tel bel autre et cœtera
Dont s’esjouit la bonne salle
— Coin de la ville colossale
Où, ce soir, l’Esprit se terra…

Je conserverai la mémoire
Bien profondément et longtemps
De ces miens sérieux instants
Où j’ai revécu de l’histoire.


London, novembre 1893, on the, 21 th.

FRONTISPICE


Pour un livre nouveau.


L’amour est infatigable,
Il est ardent comme un diable,
Comme un ange il est… aimable.

L’amour est impitoyable,
Il est méchant comme un diable.
Comme un ange, redoutable.

Il va rôdant comme un loup
Autour du cœur de beaucoup
Et se lance tout à coup,

Poussant un sombre « hou, hou !… »
Soudain le voilà roucou-
Lant ramier gonflant son cou,


Puis en cent métamorphoses,
Lèvres rouges, joues roses,
Moues gaies, ris moroses

Et, pour finir, mainte chose
Blanche et noire, il va, se pose
Et meurt, lys droit, rose éclose !


Hôpital Bichat, 7 septembre 1894.

VIEILLES
« BONNES CHANSONS »[5]

1869-1870.

VŒU FINAL

I


Ô l’Innocente que j’adore
De tout mon cœur, en attendant
Qu’à ce bonheur timide encore
S’ajoute le Plaisir ardent,

Vienne l’instant, ô Innocente,
Où, sous mes mains libres enfin,
Tombera l’armure impuissante
De la robe et du linge fin ;


Et luise au jour chaud de la lampe
Intime de ce premier soir,
Ton corps ingénu vers quoi rampe
Mon désir guettant son espoir,

Et vibre en la nuit nuptiale,
Sous mon baiser jamais transi,
Ta chair naguère virginale,
Nuptiale alors, elle aussi !

L’ÉCOLIÈRE

II


Je t’apprendrai, chère petite,
Ce qu’il te fallait savoir peu
Jusqu’à ce présent où palpite
Ton beau corps dans mes bras de dieu :

Ta chair si délicate est blanche,
Telle la neige et tel le lys ;
Ton sein aux veines de pervenche
Se dresse en deux arcs accomplis ;

Quant à ta bouche, rose unique,
Elle appelle mon baiser fier ;
Mais sous le pli de la tunique,
Rit un baiser encor plus cher.


Tu passeras d’humble écolière,
J’en suis sûr et je t’en réponds,
Bien vite au rang de bachelière
Dans l’art d’aimer les instants bons.

À PROPOS D’UN MOT NAÏF D’ELLE

III


Tu parles d’avoir un enfant
Et n’as qu’à moitié la recette.
Nous baiser sur la bouche, avant,
Est utile, certes, à cette
Besogne d’avoir un enfant.

Mais, dût-s’en voir à tort marri
L’idéal pur qui te réclame,
En ce monde mal équarri,
Il te faut être, en sus, ma femme
Et moi me prouver ton mari.

BERGERADES


À l’instar des bergers de Virgile
Et même ceux de Florian,
Nous aimons les belles, tout en en
Craignant moult pour noire cœur fragile.

Surtout nous redoutons l’option
Qui nous conduirait à la sottise
De nous fâcher — Façon mal exquise —
Avec Celles, noire passion !

On est si malheureux, dès qu’on aime,
De n’aimer plus on est si penaud,
Qu’il semble alors qu’il faille, qu’il faut,
Mourir soudain d’une mort suprême.

Et quelle mort choisir, s’il vous plait,
Dans cette crise et cette tourmente ?
Le fer, le poison ? Plutôt, m’amante,
Ne nous aimer qu’au calme complet


Et ne pas adopter le manège
Des gens échevelés bien par trop
Qui mènent leur intrigue au galop,
Cochers branlant toujours sur leur siège,

Hippolytes sans frein de chevaux
Non pas plus emportés que leur maître
Et qui finissent toujours par être
Victimes de leur course par vaux

Et par monts, ô princes déplorables !
Sans un vers pour consoler leur mort,
Sans un vers pour chanter leur effort
Et du moins leurs trépas honorables,

Sans un vers d’Euripide ou Racine
Pour bercer leur plainte amère et pour
Célébrer leur haine ou leur amour…
Oh, ne jamais s’aimer sous ce signe !

C’est pourquoi ne point aimer du tout
Que d’une amour plutôt sensuelle,
Et fi de la morale usuelle…
Conduisons-nous suivant le bon goût.

MONNA ROSA


D’après un tableau de Rossetti.


Elle est seule au boudoir,
En bandeaux d’or liquide,
En robe d’or fluide,
Sur fond blanc, dans le soir
Teinté d’or vert et noir.

Un pot bleu japonise
Délicieusement
D’où s’élance gaiement,
Dans l’atmosphère exquise
Où l’âme s’adonise,

Un flot mélodieux
— Selon le rhythme juste —
De roses, chœur auguste ;
Bouquet mélodieux,
Aux conseils radieux !


Elle, belle comme elles,
Les roses, n’élit plus,
Dans ses cheveux élus,
Qu’une de ces fleurs belles
Comme elle, et de ciseaux
Prestes, tels des oiseaux,

La coupe ou, mieux, la cueille,
Avec le soin charmant
D’y laisser joliment
La grâce d’une feuille
Verte comme le soir
Noir et or du boudoir…

Ce pendant que persiste
La splendeur, à côté
Du plumage bleuté,
De l’orgueil qui s’attriste
D’un paon jadis vainqueur
Aux jardins de ce cœur.

DEMI-TEINTES


Ô la Dulcinée
De ce Toboso,
Toi qui m’es donnée,
Ainsi qu’un oiseau
Sur ma main distraite,
Pour sourire un peu
Ou pleurer au lieu.
Pardonne au poète

L’air indifférent,
Bien qu’aimable en somme,
Que parfois il prend,
L’inconscient homme
Moins préoccupé
De vie ambiante
Que d’une fuyante
Embûche échappé, —


Embûche récente
Au cœur toujours neuf !…
Souffre qu’il ressente
D’être comme un veuf…
Un veuf consolable,
Fort heureusement,
De croire au serment
Écrit sur le sable.

À Mme  Marie M***[6]


Vous fûtes bonne et douce en nos tristes tempêtes.
— L’Esprit et la Raison parmi nos fureurs bêtes, —
Et si l’on nous eût crue au temps qu’il le fallait
On se fût épargné que de chagrin plus laid
Encor que douloureux ! Puis, lorsque sonna l’heure
Définitive où d’espérer n’était qu’un leurre
Dorénavant, du moins vous fites pour le mieux
Quant à tel modus vivendi moins odieux
Que cette guerre sourde ou cette paix armée
Qui succéda l’affreux conflit.
Soyez aimée
Et vénérée, ô morte inopportunément !
Qui sait, vous là, précise et sûre au vrai moment,
Votre volonté, toute indulgence et sagesse,
Eût prévalu sans doute et nous eût fait largesse
D’un pardon mutuel obtenu par son soin ;
Tout serait dans la norme, avec Dieu pour témoin.

 
Mais Dieu n’a pas voulu, qui vous a donc reprise,
Pourquoi ?…
Dormez, ô vous, sous votre pierre grise,
Qui fîtes le devoir et ne cédâtes pas,
Dormez par ce novembre où ne peuvent mes pas
Malades vous aller porter quelque couronne.
Mais voici ma pensée, ô vous, douce, ô vous, bonne !


1er novembre 1894.

PAQUES


Dic nobis, Maria
quem vidisti in via ?


De Rome, hier matin, les cloches revenues
Exhalent un concert glorieux dans les nues.

L’écho puissant qui flue et tombe de la tour
Vient magnifier l’air et la terre à leur tour.

L’oiseau, sanctifié par l’or des salves saintes
Lui-même entonne un hymne aimable et, las de plaintes,

Clame l’alléluia sur un air de chanson,
Dans l’arbre, au ras des prés, et parmi le buisson.

L’alouette, un motet au bec, s’est envolée ;
Le rossignol a salué l’aube emperlée

D’accents énamourés d’un amour plus brûlant,
Et comme lumineux d’un bonheur calme et lent.


Le printemps, né d’hier, allègrement frissonne ;
La nature frémit d’aise, et voici que sonne

Partout dans la campagne, au cœur des vieux beffrois,
De l’altier campanile et du palais des rois,

Et de tous les fracas religieux des villes,
Des Paris aux Moscous, des Londres aux Sévilles,

Le frais appel pour l’alme célébration
De l’almissime jour de résurrection…

La colombe vole au sillon et l’agneau broute.
Dis-nous, Marie, qui tu rencontras en route ?

Le fleuve est d’or sous le soleil renouvelé…
« C’est le Seigneur : en Galilée il est allé ! »

— Ah ! que le cœur n’est-il lavé dans l’or du fleuve !
Sanctifiée en l’or des cloches, l’âme veuve !

Et que l’esprit n’est-il humble comme l’agneau,
Blanc comme la colombe en ce clair renouveau,

Et que l’homme, jadis conscience introublée,
N’est-il en route encore pour la Galilée !

ASSOMPTION


Aujourd’hui c’est ma fête et j’ai droit à des fleurs
(Sous mon autre prénom je n’ai droit qu’à mes pleurs),
Car sachez-le bien tous, je m’appelle Marie,
Et sous le nom puissant d’une mère chérie
Je me sens protégé du mal et du péché
Qui m’avaient investi grâce au bien négligé.
Je me sais à l’abri d’un monde que j’abhorre
Et dont je ne saurais me séparer encore,
Je me crois détendu contre tout choc et heurt
Par ce nom qui s’en vient prier lorsque l’on meurt.
En ce jour merveilleux de triomphe et de gloire,
Il me semble que j’ai ma part de la victoire.
Ô ma femme, entrons donc joyeux, c’est notre droit,
Dans le bonheur heureux… et le devoir qu’on doit.

PRIÈRE


Me voici devant Vous, contrit comme il le faut.
Je sais tout le malheur d’avoir perdu la voie
Et je n’ai plus d’espoir, et je n’ai plus de joie
Qu’en une en qui je crois chastement, et qui vaut
À mes yeux mieux que tout, et l’espoir et la joie.

Elle est bonne, elle me connaît depuis des ans.
Nous eûmes des jours noirs, amers, jaloux, coupables,
Mais nous allions sans trêve aux fins inéluctables,
Balancés, ballottés, en proie à tous jusants
Sur la mer où luisaient les astres favorables :

Franchise, lassitude affreuse du péché
Sans esprit de retour, et pardons l’un à l’autre…
Or, ce commencement de paix n’est-il point vôtre,
Jésus, qui vous plaisez au repentir caché ?
Exaucez notre vœu qui n’est plus que le vôtre.

QUAND MÊME


Ah, dis, mon cœur, plutôt que cette vie
D’émotion sans doute noble encor
Qui mène au sein d’un rouge et noir décor
Ton manque de toute philosophie,

Ton manque aussi, que personne n’envie,
De ce qu’on va nommant un heureux sort
Quelconque, et ce, pour jusqu’à telle mort
Qui sera dure, bien que la défie

Et ton courage, et ton dégoût aussi,
Ah, dis, mon cœur, plutôt qu’un tel souci
Tumultueux parmi ces crépuscules,

Vaut-il pas mieux conquérir cette paix
Qu’on eût voulue au bon temps des souhaits ?
— Il est trop tard, nous serions ridicules.


27 décembre 1894, hôpital Bichat.

ACTE DE FOI


« Le seul savant c’est encore Moïse » !
Ainsi disais-je et pensais-je autrefois,
Et quand j’y pense encore et, sans surprise,
Me le redis avec la même voix,

Ma conviction, que tous les problèmes
Étalés en vain à mon œil naïf
N’ont point mise à mal, séducteurs suprêmes,
T’affirme à nouveau, dogme primitif.

La doctrine profane et l’art profane
Ont quelque bon, mais, s’ils agissent seuls,
C’est comme des spectres sous des linceuls.

La Genèse est claire, elle est diaphane,
Et par elle je crois avec ardeur
En Dieu, mon fauteur et mon créateur.

À CÉLIMÈNE


Bon, encore une trahison !
Quand serons-nous à la millième ?
Ça vaudra mieux que de raison !

J’aime en toi ce trésor sans fin
D’amour en dehors l’un de l’autre
Et j’approuve ta belle faim.

Je ne comprends guère Strindberg
— Un nom qu’à grand’peine on prononce
De titre froid, tel un Spitsberg.

Plus tu nous auras tous faits tels
Que tu le veux j’espère, chère,
Qu’alors, sur nos fronts immortels

Pousseront aux prés, dans les bois,
Partout, autant de cornes belles
Que ton cœur a de beaux émois.


Et ce te sera sous le ciel,
Témoin de l’auguste mystère,
Quel hommage torrentiel

De tous les cocus de la terre !


11 février 1895.

POUR E…


Ô la femme éternellement
Bien-aimée !
Ô ma Femme, ô sincèrement
Estimée !

Ô ma femme, si gentiment
Mieux famée
Que ce vieux moi si méchamment,
Bien-aimée,

Calomnié comme il le faut
Par l’envie,
Ô ma femme, dont le cœur vaut
Trop ma vie,

Je me repens, tu le sais bien,
À toute heure,
À tout moment, de tout, de rien,
Et me leurre


De l’espoir de voir pardonnés
Les torts bêtes
De mon cœur, noirs lacs sillonné ;
 De tempêtes…

Mon cœur est tien, fichu cadeau,
Seule amie,
Mais ton cœur si bon et si beau
Ne veut mie

Du mien. Ô si sincèrement
Estimée…
Ô la femme éternellement
Bien-aimée !…

POUR E…


J’aime ton sourire
Qui m’accueille si
Gentiment ! Ainsi

Le soleil salue
L’humble fleur des champs
Échappée aux gens.

J’aime tes yeux d’ombre
Et de clarté, beaux
Comme des tombeaux

D’entants et de vierges
Et j’aime les coins
De ta bouche moins

Aimables que drôles
Pour si bien baiser
Moi, pour l’apaiser,


Et j’aime ton âme
Qui ne m’aime pas
Jusques au trépas.

Et que de logique
Dans l’abstention
De cette action,

Car j’aime ta vie,
Et la mienne aussi,
Mais pas tant ainsi.

POUR E…


Quelle colère injuste et folle !
(Au fond la colère est injuste
Et folle), mais combien frivole
Cette rancune si robuste !

Car robuste, elle l’est, hélas !
Jusqu’à me faire du chagrin,
Ta rancune, et je suis si las
De l’avoir paru ce matin

Que ballottent quatre yeux de femme,
Comme autant d’astres de désastre,
Qu’enfin sans néanmoins d’infâmes
Capitulations, à l’astre

Qu’est la bonté, qu’est la beauté
De ton âme et ton cœur si bons
Et beaux comme la liberté,
Ô pardon ! Mais ô donc, réponds !

À Eugénie.


Ô toi, toi, seule bonne entre toutes ces femmes
Et tant d’hommes feignant d’aimer mon triste cœur,
Toi me riant parmi leurs sourires infâmes,

Me riant franchement, d’un rire point moqueur,
Hypocrite encor moins, mais toujours large et libre
Et qui fait rire enfin mon cœur et sa langueur,

Large comme ton cœur, libre dans l’équilibre
D’une affection forte et douce que ne peut
Déranger tel malheur minime ou de calibre…

Tu querelles avec justice, s’il le veut
Ou s’il ne le veut pas, mon affreux caractère…
On dirait, ta querelle, un jardin où il pleut…

On dirait, ta querelle, un enfant qu’on fait taire
Et qu’on baise bien fort au front, du moment qu’il s’est
Pour le récompenser du bon pli salutaire


Pris d’obéir, conformément à la vertu,
Des enfants, d’écouter sans répondre et s’instruire
Dans la sagesse et le devoir parfois ardu.

Ô toi, sachant me plaire encor mieux, et séduire
Encore plus mon âme et mes sens par préci-
Sément ton âme et la grâce qui s’en va luire,

La grâce de tes sens aimés, — et par ainsi
Notre amour s’ennoblit d’une grâce meilleure
Par quoi voici joyeux mon cœur jadis transi.

Arrière maintenant le vain souci de l’heure
Et du ciel orageux, ou froid… N’avons-nous pas
À l’écart des méchants de qui j’ai fui le leurre

La certitude die ne marcher qu’à sûrs pas
Dans le bonheur, sans plus chercher, moi, l’orde orgie,
De laquelle je suis vainqueur, non sans combats ?

À Eugénie…


Mais il te faut m’être si douce !
Car tu sais ou tu ne sais pas
Que je suis faible et que mon pas
Flageolle à la moindre secousse ;

Que mon cœur qui trôna jadis,
Fier de sa puissance amoureuse,
Tremble et s’alarme à tels petits,
Tout petits flirts, riens, viande creuse ;

Que mon esprit naguère encor
Triomphal en pleine lumière,
Chu de son vol d’azur et d’or,
A perdu sa gloire première ;

Qu’enfin mon âme toute en Dieu
Lors d’un autrefois dont les anges
Furent participants, au lieu
Des cieux, erre ès-limbes étranges…


Qui, toi douce ! et tout est fini
Du mal languide qui m’oppresse, —
Et qu’à jamais ton nom béni
Ferme les sceaux de ma détresse !

ÆGRI SOMNIA


Depuis dix ans, ma jambe gauche,
Tu me jouas combien de tours !
C’en est lassant, cela me fauche,
Cela va-t-il durer toujours ?

Si je marche, je me figure
Que je traîne un boulet, forçat
Innocent, mais tu n’en as cure !
— Qui donc voulut que tant pesât

Derrière moi ce membre raide
Et douloureux ? le diable ou Dieu ?
Est-ce à mes péchés le remède,
L’expiation ? Lors, c’est peu.

Ou bien Satan, jamais en faute
Quand il faut ne pas faire bien,
Veut-il tenter, invisible hôte,
Ma patience de chrétien ?…


Bah ! ce n’est rien. Dieu voit mon zèle
À souffrir en cet aujourd’hui,
Et ma jambe muée en aile,
Moi mort, m’essorera vers Lui.


16 mars 1895.

INTERMITTENCES


Il est des jours, il est des mois,
Il est jusques à des années
Où, fui des Muses surannées,
Déserté par toutes ses Fois,

Froid aux couronnes comme aux tresses,
Aux palmes ainsi qu’aux lauriers,
Le Poète, dont vous riez,
Connaît aussi les sécheresses.

Tel un chrétien trop scrupuleux
Ne trouve plus dans sa prière
L’oraison douce et familière,
Chaude au cœur aujourd’hui frileux,

À l’âme désormais glacée
Qui frémit de doute en l’horreur
Du seul scrupule d’une erreur
Dont il soupçonne sa pensée…


Mais laissez faire : l’an viendra,
Le mois viendra, le jour propice
Où du morose précipice
L’âme immortelle surgira,

Où le cœur sincère et fidèle
Retrouvera l’arbre et les nids
Des bons pensers par Dieu bénis,
Et s’y rendra d’un grand coup d’aile…

Ainsi le Poète, guéri
De la torpeur qui l’étiole,
Tout à coup s’essore et s’envole
Vers le bosquet toujours chéri,

D’où, voix qu’a refaite un long jeûne,
Dans les crépuscules seuls siens,
Il chante ses chagrins anciens
Et l’espérance à jamais jeune !

SITES URBAINS


Prisonnier dans Paris pour beaucoup trop de causes,
Par ces temps chauds, je me console avec les choses
Qui sont à ma portée et ne coûtent pas trop,
Par exemple la rue où j’habite… trop haut.
Et son spectacle primitif, en quelque sorte,
Grâce à la bonhomie évidente qu’apporte
La pauvreté des gens à celle des voisins
Dans les rapports quotidiens qui font cousins.

À droite, à gauche, vont s’échevelant des squares
Au vent quand même septembral, et des bagarres
De feuilles en déroute imitent les vols fous
D’oiseaux qui seraient plats et verts aux reflets roux,
S’agitant au-dessus des disputes point graves
D’ouvriers un peu gris, que le vin bleu rend braves
À l’excès, s’il s’agit d’un mot pris de travers.

Moi, je fume ma pipe et compose des vers
Bonhomme, en jouissant de ces sites bonhomme,
Et quand tombe la nuit, je m’endors vite ; et comme

 
Je rêvasse toujours, je rêve à des vers mieux,
Bien mieux que ceux de tout à l’heure, vers, grands Dieux !
Pathétiques, profonds, clairs telle l’eau de roche,
Sans rien en eux qui bronche ou seulement qui cloche :
Des vers à faire un jour mon renom sans pareil
— Et dont je ne sais plus un mot à mon réveil…


CLOCHI-CLOCHA


L’église Saint-Nicolas
Du Chardonnet bat un glas,
Et l’église Saint-Étienne
Du Mont lance à perdre haleine
Des carillons variés
Pour de jeunes mariés,
Tandis que la cathédrale
Notre-Dame de Paris,
Nuptiale et sépulcrale,
Bourdonne dans le ciel gris.

Ainsi la chance bourrue
Qui m’a logé dans la rue
Saint-Victor, seize, le veut ;
Et l’on fait ce que l’on peut,
Surtout à l’endroit des cloches,
Quand on a peu dans ses poches
De cet or qui vous rend rois,
Et, lorsque l’on déménage,
Vous permet de faire un choix
À l’abri d’un tel tapage.


Après tout, ce bruit n’est pas
Pour annoncer mon trépas
Ni mes noces. Lors, me plaindre
Est oiseux, n’ayant à craindre
De ce conflit de sonneurs
Grands malheurs ni gros bonheurs.
Faut en prendre l’habitude ;
C’est de la vie, aussi bien :
La voix douce et la voix rude
Se fondant en chant chrétien…

ANNIVERSAIRE


L’an dernier, des amis restés
Avaient fêté ma cinquantaine,
Instant précis, date certaine,
Bon truc à porter des santés

Aussi, car il vaut mieux tout dire…
Or, cette année où, plus perclus
Que jamais, je ne songe plus
Guère qu’à ce mal tournant pire,

On renouvelle en l’honneur du
Un + cinquante que m’octroie
Cet an ci, l’hommage de joie
Qui, l’an dernier, semblait mieux dû.

N’importe, ah, buvons donc, tandis que
Ce docteur a le dos tourné,
Un petit coup à ce damné
Âge mûr venu dont je bisque


Mais auquel il faut bien plier,
Et puis la vie est ainsi faite,
Douce et non, qu’il faut que l’on fête
Jusqu’au bout l’âge d’oublier

Et de se souvenir. Le diable
Soit de toutes conclusions
Autres en ces occasions
D’exploits et de propos de table !


30 mars 1895.

CONSEIL


Pour Louis Dorbon.


Je devrais me borner à vous dire :
« Puisque vous n’avez pas vingt ans, continuez ! »
C’est l’âge aux gais soucis atténués
Encor par l’espérance, et son délire

Qui s’en viennent, divins, chanter et luire
En nimbes clairs, en chants frais, qu’a choyés
Encor l’Illusion, vieux éployés,
Telles des ailes vibrant comme une lyre.

Mais non, il faut ci me montrer pédant
Un peu, cela fait bien, sied à mon âge
Sans effrayer trop le vôtre, je gage…

Or : « Courage ! » vous dis, car cependant
Que vont coulant les tant belles années
La Parque est là, filant nos destinées.


4 mai 1895.


SOUVENIRS D’HÔPITAL


I


La vie est si sotte vraiment
Et le monde si véhément,
En fait de méchanceté noire,

Qu’à ce prospect sur l’avenir
Trop prochain et qu’au souvenir
De lente mon affreuse histoire,

Je préfère enfin l’hôpital,
Puisque tel est mon lieu fatal
Et ma sincère raison d’être
Et le seul bonheur que j’impêtre,

Oui, je préfère en toute foi
Cette faveur bien due à moi.
Que tout repousse loin d’un monde
Malpropre et d’une vie immonde.


II


D’ailleurs, l’hôpital est sain,
On s’y berce sur le sein
De tel ou tel médecin,

Bon garçon et savant homme
Toujours ou presque ou tout comme,
Mais un compagnon, en somme,

Agréable, moins ou plus,
Mais qui, de tous ceux élus
Par des destins absolus,

Est, avec notre infirmière,
Ange à la voix coutumière,
Encor l’ange de lumière !

EN SEPTEMBRE


Parmi la chaleur accablante
Dont nous torréfia l’été,
Voici se glisser, encor lente
Et timide, à la vérité,

Sur les eaux et parmi les feuilles,
Jusque dans ta rue, ô Paris,
La rue aride où tu t’endeuilles
De tels parfums jamais taris,

Pantin, Aubervilliers, prodige
De la Chimie et de ses jeux,
Voici venir la brise, dis-je,
La brise aux sursauts courageux…

La brise purificatrice
Des langueurs morbides d’antan,
La brise revendicatrice
Qui dit à la peste : va-t-en !


Et qui gourmande la paresse
Du poète et de l’ouvrier,
Qui les encourage et les presse…
« Vive la brise ! » il faut crier :

« Vive la brise, enfin, d’automne
Après tous ces simouns d’enfer,
La bonne brise qui nous donne
Ce sain premier frisson d’hiver ! »


Septembre 1895.

POUR LE NOUVEL AN


À Saint-Georges de Bouhélier.


La vie est de mourir et mourir c’est naître
Psychologiquement tout comme autrement,
Et l’année ainsi fait, jour, heure, moment,
Condition sine qua non, cause d’être.

L’autre année est morte, et voici la nouvelle
Qui sort d’elle comme un enfant du corps mort
D’une mère mal accouchée, et n’en sort
Qu’aux fins de bientôt mourir mère comme elle.

Pour naître mourons ainsi que l’autre année :
Pour naître, où cela ? Quelle terre ou quels cieux
Verront aborder notre envol radieux ?

Comme la nouvelle année, en Dieu, parbleu !
Soit sous la figure éternelle incarnée,
Soit en qualité d’ange blanc dans le bleu.

À Mademoiselle Sarah.


Ô Mademoiselle Sarah,
C’est à qui de nous d’eux sera
Le mieux encore épris de l’autre.

Hélas ! crois-je, c’est toujours moi
Que tracasse bien trop d’émoi.
Mais votre émoi ? Quel est le vôtre ?

Je crains qu’il ne soit trop le même
Si je vois votre cœur à nu…
Heureusement c’est l’inconnu !

Et je veux que cette fleurette
Ne vous trouve point mal seulette
Dussé-je y, moi, risquer ma tête.

MORT ![7]


Les Armes ont tu leurs ordres en attendant
De vibrer à nouveau dans des mains admirables
Ou scélérates, et, tristes, le bras pendant,
Nous allons, mal rêveurs, dans le vague des Fables.
 
Les Armes ont tu leurs ordres qu’on attendait
Même chez les rêveurs mensongers que nous sommes,
Honteux de notre bras qui pendait et tardait,
Et nous allons, désappointés, parmi les hommes.

Armes, vibrez ! mains admirables, prenez-les,
Mains scélérates à défaut des admirables !
Prenez-les donc et faites signe aux En-allés
Dans les fables plus incertaines que les sables.

Tirez du rêve notre exode, voulez-vous ?
Nous mourons d’être ainsi languides, presque infâmes !
Armes, parlez ! Vos ordres vont être pour nous
La vie enfin fleurie au bout, s’il faut, des lames.


La mort que nous aimons, que nous eûmes toujours
Pour but de ce chemin où prospèrent la ronce
Et l’ortie, ô la mort sans plus ces émois lourds,
Délicieuse et dont la victoire est l’annonce !


Décembre 1895.

ÉPILOGUE


En manière d’adieux à la poésie « personnelle ».


Ainsi donc, adieu, cher moi-même,
Que d’honnêtes gens m’ont blâmé,
Les pauvres ! d’avoir trop aimé,
Trop flatté (dame, quand on aime !).

Adieu, cher moi, chagrin et joie
Dont j’ai, paraît-il, tant parlé
Qu’on n’en veut plus, que c’est réglé !
Désormais faut que je me noie

Au sein — comment dit-on cela ? —
De l’Art Impersonnel, et, digne,
Que j’assume un sang-froid insigne
Pour te chanter, ô Walhalla,


Pour, Bouddha, célébrer tes rites
Et vos coutumes, tous pays !
Et, le mien de pays, ô hisse !
Dire tes torts et tes mérites,

Et dans des drames palpitants,
Parmi des romans synthétiques
Ou bien, alors, analytiques,
M’étendre en tropes embêtants !

Adieu, cher moi-même en retraite :
C’est un peu déjà du tombeau
Qui nous guigne à travers ce beau
Projet vers l’art de seule tête,

Adieu, le Cœur ! Il n’en faut plus :
C’est un peu déjà de la terre
Sur la Tête… et son art… austère,
Que ces « adieux irrésolus.


Mars 1895.


PARALLÈLEMENT


Pour une édition nouvelle.

PROJET EN L’AIR


À Ernest Delahaye.

Il fait bon supinément,
         Mi-dormant,
Dans l’aprication douce
D’un déjeuner modéré,
         Digéré
Sur un lit d’herbe et de mousse,

Bon songer et bon rêver
         Et trouver
Toute fin et tout principe
Dans les flocons onduleux,
         Roses, bleus
Et blancs d’une lente pipe.

L’éternel problème ainsi
         Éclairci,
Philosopher est de mise
Sur maint objet réclamant
         Moindrement
La synthèse et l’analyse…

Je me souviens que j’aimais
         À jamais
(Pensais-je à seize ans) la Gloire,
À Thèbes pindariser,
         Puis oser
Ronsardiser sur la Loire,

Ou bien être un paladin
         Gai, hautain,
Dur aux félons, qui s’avance
Toujours la lance en arrêt !
         J’ai regret
À ces bêtises d’enfance…

La femme ? En faut-il encor ?
         Ce décor
Trouble un peu le paysage
Simple, petit et surtout
         De bon goût
Qu’à la fin prise le sage.

À vingt ans, même à trente ans,
         J’eus le temps
De me plaire aux mines gentes,
Et d’écouter les propos
         Faux mais beaux,
Sexe alme, que tu nous chantes…


La Politique, ah, j’en fis !
         Mon avis ?
Zut et bran ! L’amitié seule
Est restée, avec l’espoir
         De me voir
Un jour sauvé de la gueule

De cet ennui sans motif
         Par trop vif,
Qui des fois bâille, l’affreuse !
Et de m’endormir, que las !
         Dans tes bras,
Éternité bienheureuse.

Tire-lire et chante-clair !
         Voix de l’air
Et des fermes, cette aurore
Que la Mort nous révéla,
         Dites-la
Si douce d’un los sonore !


Nous ne sommes pas le troupeau :
C’est pourquoi bien loin des bergères
Nous divertissons notre peau
Sans plus de phrases mensongères.

Amants qui seraient des amis,
Nuls serments et toujours fidèles,
Tout donné sans rien de promis,
Tels nous, et nos morales telles.

Nous comptons d’illustres aïeux
Parmi les princes et les sages,
Les héros et les demi-dieux
De tous les temps et tous les âges.

En ses jours de gloire et de deuil
La gloire honorait notre grâce ;
Notre force était son orgueil
Et le rire fier de sa face.


Rome aussi nous comblait d’égards !
Nous éclatâmes dans ses thermes ;
Les poètes de toutes parts
Nous célébrèrent en quels termes !

Chez les modernes nous avons
Les Frédéric et les Shakspeare.
Nos phalanges en rangs profonds
Allaient nous conquérir l’Empire

Du monde en de très vieux Olim,
Quand, tueurs de femmes et d’hommes,
Les jaloux, ces durs Elohim,
Se ruèrent sur nos Sodomes…

Sus aux Gomorrhes d’à côté !

BILLET À LILY


Ma petite compatriote,
M’est avis que veniez ce soir
Frapper à ma porte et me voir,
Ô la scandaleuse ribote
De gros baisers — et de petits,
Conforme à mes forts appétits !
Mais les vôtres sont-ils si mièvres ?

Primo, je baiserai vos lèvres,
Toutes ! C’est mon cher entremets
Et les manières que j’y mets,
Comme en toutes choses vécues,
Sont friandes et convaincues.
Vous passerez vos doigts jolis
Dans ma flave barbe d’apôtre
Et je caresserai la vôtre,
Et sur votre gorge de lys,
Où mes ardeurs mettront des roses,


Je poserai ma bouche en feu ;
Mes bras se piqueront au jeu,
Pâmés autour des bonnes choses
De dessous la taille et plus bas, —
Puis mes mains, non sans fols combats
Avec vos mains mal courroucées,
Flatteront de tendres fessées
Ce beau derrière qu’étreindra
Tout l’effort qui lors bandera
Ma gravité vers votre centre…
À mon tour je frappe. Ô dis : Entre !


DÉDICACES


Pour une édition nouvelle.


POUR LA PLUME


I


Je veux dire en ces quelques vers
La bonne opinion que j’ai
Sur les gens bien et l’endroit gai,
Fût l’endroit triste avec des gens divers.

(Or, j’ai passé pas mal d’hivers
Et de printemps, gai comme un geai,
Triste comme un cygne à l’essai.
Tour à tour chaste mais pervers.)

Ma bonne opinion est telle,
Dans cette fête qui m’allume,
Mesdames, ô vous toutes belles,

Messieurs, ô vous tous un génie,
Que si j’osais, sans ironie,
Je me glorifierais d’être aussi, président de la Plume.


11 avril 1893.

II


Je ne suis plus encore un faune
El je dirai dans mes regrets
Un sonnet à la Plume après
Que je ne serai plus aphone
Sans le faire, hélas ! trop exprès.

Ma muse, qui parfois rit jaune
Et voit rouge et noir et tout près
D’y voir rose, puisque suis ès-
Amis, vous dit : Amis, mon trône,

Puisque je suis le Président
De ces agapes fraternelles,
Ou du moins mon fauteuil prudent,

Mon fauteuil, ou si vos prunelles
Y découvrent un trône trop…
Je vous salue, amis, et m’assieds au galop.

13 avril 1893.

FRONTISPICE POUR UNE ANNÉE DE LA PLUME


Rêveuse au bord de l’eau
Tendrement soucieuse,
Entends chanter l’yeuse,
L’ajonc et le bouleau ;

Admire le tableau
Naïf où la macreuse,
La sarcelle amoureuse
Parlent du renouveau ;

Pénètre-toi du charme,
Sens monter une larme
Qui viendrait de ton cœur

À ce printemps qui muse,
Joie éparse et langueur :
Souris, petite muse.


LE LIVRE D’ESTHER[8]


I


Je suis un ennemi de toute hypocrisie,
Aussi, de tout ennui,
Et c’est pourquoi, ma trop chère, je t’ai choisie !
Je l’avoue aujourd’hui,

Comme je l’indiquais hier dans tel volume
Dont Bazile a rougi,
Comme je l’écrirai demain avec ma plume
D’homme chaste assagi,

Comme je le crierai, fût-ce en face des balles,
Fût-ce « à travers le feu,
« Le fer des bataillons », ces soûlantes cymbales,
Serait-ce, nom de Dieu !

 
Devant le Diable, et quand ce serait devant pire
(Je l’ai nommée assez)
Je t’aime mieux que tout, démon, goule, vampire,
— Et ce n’est pas assez !

PUVIS DE CHAVANNES


Victor Hugo, soleil dont tous sont le Memnon,
Donnant à nous sa lyre étoilée et fleurie,
Extase du poète, orgueil de la patrie,
Honneur du genre humain qui se lève à son nom ;

Picardia mater, campagne courageuse,
Race blonde aux corps blancs brunis par le grand air ;
Ludus pro patria, beaux éphèbes, sang fier
Et chair forte et des yeux où rit la mort songeuse ;

Geneviève qui paît ses ouailles, tandis
Que l’oignent de douceur tel saint et tel évêque,
Et, le Hun éloigné, rêve de paradis :

Autant, Gloire, de droits et de titres avecque
Tant d’autres pour ton temple ouvert de son vivant
À l’artiste impeccable, au maître triomphant.


janvier 1895.

POUR UN ALBUM


À Mme  de… pour son album.


Je n’ai jamais été dans la Bretagne, mais
J’en rêve toutes nuits, et tout le jour j’y pense
Comme aux choses de mon enfance que j’aimais,
Tant qu’à la fin, et sous forme de récompense,

Je revois le clocher que je n’ai vu jamais.
Ô la Bretagne et ses clochers à jour, où danse,
À travers ce brouillard épais où je trimais,
La cloche pour bercer un peu ma vieille enfance !

Car j’ai rêvé que je trimais : bête et malin,
Tel, innocent, le long du parc de Josselin,
Un berger, contemplant la nuit long-étoilée.

Et, de plus, ignorant qu’Olivier de Clisson
Fut autrefois maître et seigneur de la vallée,
Rode parmi les bois en sifflant la chanson.

SONNET


Pour la Kermesse du 20 juin 1895 (Caen).


Je voudrais avoir, je le jure,
Croyez-en ma sincérité,
Part à votre festivité,
N’était le mal qui m’iodure,

Qui, tout le temps que le jour dure,
Me retient au lit détesté
Pour me faire un somme agité
Du soir obscur à l’aube obscure.

Mais mon cœur bat libre et sans fers
Et le bon démon qui m’habite
Me dicte encor parfois des vers.

Sonnet, pars joyeux et va vite
Vers ce Caen où la Charité
Gaiment inaugure l’été.

MARCELINE DESBORDES VALMORE


Telle autre gloire est, j’ose dire, plus fameuse
Dont l’éclat éblouit mieux encor qu’il ne luit :
La sienne fait plus de musique que de bruit,
Bien que de pleurs brûlante écumeuse et fumeuse.

Mais la bonté du cœur, mais l’âme haute et pure
Tempèrent ce torrent de douleur et d’amour
Et, se mêlant à la douceur de la nature,
À sa souffrance aussi, de nuit comme de jour

Promènent sous le ciel tout pluie et tout soleil
À chaque instant, avec à peine des nuances,
Un large fleuve harmonieux de confiances
Vives et de désespoirs lents, et, non pareil,

Il chante, l’ample fleuve au capricieux cours,
L’hymne infini de toute la tendresse humaine
Où la fille et l’amante et la mère ont leurs tours,
Où le poète aussi, dans l’horreur qui nous mène.


Vient mêler son sanglot qui finit en prière
Universelle, et la beauté même d’un art
Issu du sang lui-même et de la vie entière,
Rires, larmes, désirs et tout, comme au hasard.

Car elle fut artiste, et, sous la fougue ardente
Dont va battre son vers vibrant comme son cœur,
On perçoit et l’on doit admirer l’imprudente
Main au prudent doigté tout vigueur et langueur.

— Les villes, ainsi que les peuples, ont la gloire
Qu’elles valent, et toi, Douai, tu méritas
Celle-ci, pays calme où vécut de l’histoire
Tumultueuse en masse et formidable au tas,

Cité d’églises et de beffrois, et campagnes
Pleines de « jeunes Albertines », mais, encor,
« Où s’assirent longtemps les ferventes Espagnes ».
Tel l’œuvre et tel le cœur, fleurs et pleurs, flûte et cor,

En harmonie avec la femme et le génie.
Il est juste, il est temps — pour l’honneur de ses vers ?
Non, ils sont ton honneur même et ta fleur bénie,
Sa patrie, ô Douai, « doux lieu de l’univers » —

Il n’est que temps, il n’est que grand temps et que juste,
Ville, son cher souci dans ce cruel Paris,
De dresser quelque part sa ressemblance auguste
En quelqu’un de tes « coins » qu’elle a le plus chéris,

 
Afin que les cloches encor de Notre-Dame
Bercent du moins son ombre à l’ombre des rameaux
Qui furent familiers au repos de cet âme
Infatigable et qui lui murmuraient les mots

De ces poèmes dont nous célébrons la fête
Intellectuelle et cordiale, — et, ô Toi,
Ô grande Marceline, ô sublime poète,
Et femme exquise, accueille cet acte de foi !




LE LIVRE POSTHUME

LE LIVRE POSTHUME


Le poète a fini sa tâche,
Le poète a fini sa tâche, L’homme, non.
L’un se repait du bruit fait autour de son nom,
Il compte ses succès sincères ou factice,
Depuis l’humble début et les chastes prémices
Jusqu’à ses derniers vers, qu’il sent bien fatigués !
Le temps n’est plus des madrigaux jolis et gais,
De l’élégie au tour voluptueux et tendre,
De l’ode au vol vainqueur, du sonnet qu’à l’entendre
(Le poète) on eût cru du Pétrarque, mais mieux.
Il voudrait, et de bonne foi, se faisant vieux,
Que tout fût dit pour lui sans plus pousser sa gloire,
S’en fiant là-dessus à l’humaine Mémoire.
C’est un cœur, un esprit, une âme retraités,
Soignant à loisir ses deux immortalités,
Peu soucieux pourtant, quelque ardeur qui l’allume
Quant à son âme encor, de celle de sa plume.
Pour l’homme, — le poète à part et lyre et luth
Bien écartés, — mal occupé de son « salut »
Peut-être autant que ce poète l’est lui-même,
Son rôle n’est joué qu’à demi, le problème

De sa vie, il ne l’a résolu que si peu
Qu’il n’est pas sûr de quoi que ce soit devant Dieu.
Sa mémoire ne lui dit rien qui le console
Ou le désole, ou quoi que ce soit. Sa parole
Hésite, et l’action semble ôtée à son bras.
Pourtant la volonté, parmi tous embarras,
Ennui, remords peut-être, à coup sûr vœux en quête
Ou las, persiste et bande et tend toute sa tête.
Il vit et prétend vivre, et cela très longtemps,
Et non pas être heureux de par ses vœux contents.
Au feu ses passions, en tant pourtant que feues,
Satisfaites, non, il aspire à mieux qu’aux queues
Des comètes, et c’est le soleil qu’il lui faut,
Le bonheur !…
___________Et voici qu’à cette heure prévaut,
Dans l’existence de cet homme tout tendresse,
L’amour, et qu’il a bien la meilleure maîtresse,
Gaîté, bonté, raison, et qu’il aime à mourir
De son absence, si ce risque allait courir.
(Mais elle ne s’en ira pas, dis, ma chérie ?)
Or, depuis qu’elle est là, l’humble et droite Égérie,
Le charme et le conseil, c’est curieux ce qu’il
Gagne en cordial de ce qu’il perd en subtil.
Il s’intéresse à toute chose — à tort ? peut-être ? —
Autant et mieux qu’à l’art qui fut l’unique maître
De ce cerveau despotiquement fier jadis,
Et maintenant doux, tolérant, un paradis,
Une chambre commode, et bien chaude, et bien fraîche,
Fraîche comme un bosquet, chaude comme une crèche
Pour toute simple idée et tout raisonnement
Clair, et pour toute gentillesse, bonnement.

Sous cette muse, aimable et fine inspiratrice,
En même temps qu’infiniment dominatrice
Dans le sens le meilleur et le plus haut du mot,
L’homme reste poète au sens calme qu’il faut,
Et le livre qui va venir après tant d’autres,
Où, Vertu, vous planez, où, Vice, tu te vautres,
S’en va paisiblement, honnête, sous ta loi,
Femme en qui le poète et l’homme ont mis leur foi.


FRAGMENTS

I


Dis, sérieusement, lorsque je serai mort,
Plein de toi, sens, esprit, âme, et, dans la prunelle,
Ton image à jamais pour la nuit éternelle,
Au cœur tout ce passé tendre et farouche, sort

Divin, l’incomparable entre les jouissances
Énormes de ma vie excessive, ô toi, dis,
Pense parfois à moi qui ne pensais jadis
Qu’à t’aimer, l’adorer de toutes les puissances

D’un être fait exprès pour toi seule t’aimer,
Toi seule te servir et vivre pour toi seule
Et mourir en toi seule. Ô oui, quand, belle aïeule,
Tu penseras à moi, garde-toi d’exhumer

Mes jours de jalousie et mes nuits d’humeur noire,
Plutôt évoque l’abandon entre tes mains
De tout moi, tout au bon présent, aux chers demains,
Et qu’une bénédiction de ta mémoire

M’absolve et soit mon guide en les sombres chemins.

II


J’ai magnifié de vertus,
Chère veuve, tes qualités.
Ces hommages leur étaient dus
El je n’ai dit que vérités.

Ta patience de parole
Et d’action à mon égard
Mériterait une auréole.
Toi belle et moi presque un vieillard,

Presque un vieillard, presque hystérique,
Aux goûts sombres et ruineux,
Évocation chimérique
Des grands types libidineux,

Tibère et tous, — et la clémence
Vis-à-vis de ces désirs fous,
Ou sols plutôt dans leur immense
Ambition de quatre sous,


Et la gentillesse divine
Devant mes soupçons odieux,
Quelle que fût leur origine,
Toi si belle et moi presque vieux,

Et ton cœur, dans nos zizanies
Éteintes enfin sur le tard,
Plein des faiblesses infinies
D’une maman pour son moutard,

Mais aussi ton esprit sagace
Tenant tête à l’entêtement
D’un moi triste ensemble et cocasse…
Il est vrai que je t’aimais tant !

III

. . . . . . . . . . . .

Compagne savoureuse et bonne,
À qui j’ai confié le soin
Définitif de ma personne
Toi, mon dernier, mon seul témoin.


Lorsque je t’écrivais des vers
Que des sots dits spirituels
Trouvaient un peu bien sensuels
Et d’autres simplement pervers,

J’eus soin de mettre en tête d’eux
Ces cris si vrais de mon amour,
Quelques mots graves pour qu’un jour
Se tût le mensonge hideux.

Oui, certes, le sang et la chair
Furent mes complices joyeux
Dans le délice radieux
D’avoir trouvé le maître cher,


Le beau guide en ce monde laid,
Le conseil franc et l’âme forte
Et cette verve qui m’emporte
Chez la femme qu’il me fallait !

Ah ! conduis-moi, lors triomphant
Puisque pour appui j’ai ton bras,
À travers tous les embarras,
Comme un vieillard, comme un enfant.

Puis, dis, lorsque j’aurai quitté
La terre et la présence, hélas !
Mêle un peu ta prière au glas
M’annonçant dans l’éternité.


IV


Te rappelleras-tu mes colères injustes ?
Non, mais plutôt l’élan vers tes vertus augustes
De toute ma pensée à l’entier dévouement
Qui n’avait de bonheur qu’en l’agenouillement
Devant ta volonté pour moi douce et terrible
Et toujours pour un bien, à la passer au crible,
De l’accomplissement joyeux d’un ordre dur,
Et toujours pour un bien et d’après un plan sûr,
Émané de ton âme et sorti de ta bouche.
M’auras-tu pardonné mon front parfois farouche
Et ma face effarée et mon geste perdu,
Pensant combien frappé, de quels malheurs battu,
Abreuvé de quel fiel, par une providence
Pleine d’oubli clément et d’exquise prudence,
Je tombais dans les bras divins qui m’ont sauvé ?
Mais plutôt tu ressentiras ton cœur couvé
Par le mien et tu reverras plutôt ma vie
Dépendant de la tienne avec point d’autre envie
Que ne pas te déplaire ou te désobéir
En quoi que ce pût être, et ne jamais faillir

À la devise confiée à ton pur zèle,
Vivante dans ton sang. Tout pour Elle et par Elle !
Et peut-être qu’alors quelques pleurs précieux,
Glorieux témoignage, obscurciront tes yeux.

V


Et voici l’instant où tu meurs.
Nuit suprême en ma nuit extrême,
Deuil de deuils, malheur de malheurs !
Il me semble mourir encore moi-même.

Eh quoi ! l’expansion immense
De cette immense intensité,
Cette santé, cette gaité,
Tout ce triomphe enseveli, démence !

Mais ! le néant c’est bon pour moi,
Pour cet être absurde et fragile
C’est ce qu’il faut, mais quant à toi…
Nous ne sommes pas de la même argile.

Moi je suis la destruction
Dans le silence et les ténèbres,
Toi, monte avec l’assomption
Des femmes que l’amour rendit célèbres.


Car, dans l’ombre où l’on s’en ira,
Ta figure entre toutes celles
Des belles que l’on adora
Passe les amantes et les pucelles.

Et, dernier don à ton féal,
Ma tombe sera renommée
De ce chef divin et royal,
La gloire de l’avoir surtout aimée.

DERNIER ESPOIR


Il est un arbre au cimetière
Poussant en pleine liberté,
Non planté par un deuil dicté, —
Qui flotte au long d’une humble pierre.

Sur cet arbre, été comme hiver,
Un oiseau vient qui chante clair
Sa chanson tristement fidèle.

Cet arbre et cet oiseau c’est nous :
Toi le souvenir, moi l’absence
Que le temps — qui passe — recense…
Ah, vivre encore à tes genoux !

Ah, vivre encor ! Mais quoi, ma belle,
Le néant est mon froid vainqueur…
Du moins, dis, je vis dans ton cœur ?




II

PROSE




SOUVENIRS

AU QUARTIER

SOUVENIR DES DERNIÈRES ANNÉES


Vers 1887, à l’issue de bien des événements minuscules mais doublement et triplement poignants dans leur intimité même, je « dirigeai mes pas » de convalescent sortant de divers hôpitaux devers un hôtel de la rue Royer-Collard, intitulé précisément du nom même de la rue. C’est tout près de cet immeuble qu’en 1871 Raoul Rigault, que j’avais connu dès l’enfance, périt dans de mémorables circonstances qui lui feront pardonner bien des fautes. On ne se rappelle peut-être qu’imparfaitement cette anecdote finale, tout à l’honneur de ce malheureux qui fut coupable, certes ! mais qui mourut de sorte magnanime. Il quittait une barricade et avait déjà grimpé ses cinq ou six étages et se disposait à fuir par les toits, quand une voix à demi étranglée par la terreur retentit, sinistre, dans l’escalier : « Ce n’est pas moi Rigault, je suis le propriétaire ! » En entendant ces mots, le vrai Rigault devina qu’on allait fusiller quelqu’un à sa place, et quel quelqu’un, pour Dieu ! son propriétaire ni plus ni moins. Et de descendre aussitôt quatre à quatre et de crier aux Versaillais qui avaient déjà collé au mur l’infortuné « patron », en se désignant du doigt : « Voici Rigault et non cet homme. Et vive la Commune ! »

Quelle différence entre cette conduite certainement superbe et la peut-être raisonnable chanson des anarchistes d’aujourd’hui :


Si tu veux être heureux.
Nom de Dieu !
Prends ton propriétaire…


Ces terribles souvenirs n’empêchent pas la table d’hôte de Mme  Th…, la voisine immédiate de ce proprio vraiment chançard, d’être assez amusante, composée aux trois quarts de Moldo-Valaques et autres parfaits rastas dont le français, tant fantaisiste ! faisait parfois sourire et même rire le coin petit parisien que nous formions à quelques-uns — dont un juif polonais. Ce garçon (Stanislas de son petit nom) de qui le nom en vy dissimulait mal la religion, me vint trouver un jour en me disant : « Cer maître, que ze voudrais bien faire votre portré ! » Il accoucha bientôt d’un pastel terrible où ma tête, pourtant plutôt peu patibulaire, apparaissait sur un fond rouge-flamme, telle une tête de damné. Portrait et fond furent exposés au « Blanc et Noir » et l’iconographe Félix Fénéon « s’en défia » de très spirituelle façon dans les colonnes d’un journal d’art de l’époque.

Je n’ai jamais aimé poser et ce me fut un véritable supplice quand un autre peintre vint quelques jours après me proposer la même botte pour la Revue illustrée ; ma tête était déjà la proie d’un de mes amis, d’ailleurs le plus « talenteux », à mon sens, mais aussi le plus terrible de ces tortionnaires. Je ne connais que les interviews modernes, d’ailleurs de charmants garçons, pour être véritablement plus rasoirs encore, selon le mot de cet excellent Raoul Ponchon.

Bien que mal fortuné déjà, j’avais mes mercredis. Et ces soirs-là ma petite chambre, qui n’avait pourtant rien de commun avec la maison de Socrate, contenait parfois jusqu’à quarante personnes des deux sexes. Villiers de l’Isle-Adam faisait des grâces à Mme Rachilde qui, elle-même, avait de l’esprit entre Laurent Tailhade et Jean Moréas. Il paraît d’ailleurs que j’ai fait, d’après des croquis, un dessin que je recommande à Bergerat pour la prochaine exposition de « Poil et Plume » et qu’une revue du Quartier publia.

Parmi mes « invités » plusieurs sont morts ; Villiers de l’Isle-Adam et Jules Tellier. De ce dernier, quelques pieux amis ont réuni et publié récemment un volume[9], qui n’est pas dans le commerce, et suffirait à lui seul pour envoyer son jeune nom à la postérité.

Souvenir d’autant plus mélancolique qu’on s’amusait ferme au cours de ces modestes agapes qui, d’ordinaire, se terminaient, vers minuit, par l’invasion des cafés avoisinants, le François Premier entre autres. Que de cheveux ! mon Dieu ! (je ne parle pas pour moi) et que de monocles ! Mais aussi quelles discussions littéraires, jusqu’au moment de la fermeture. Cela même alla parfois jusqu’à des envois de témoins ! Mais je raconterai ces choses quelque autre jour.

Et voilà pour mon stage relativement court en cet hôtel un peu bien sérieux, mais dont, en somme, je n’ai guère à me plaindre — en dépit de la sévérité même, légèrement prud’hommesque, du patron de la rue et, par conséquent,

de la maison.

VARIÉTÉS

AU QUARTIER ; SOUVENIR DES DERNIÈRES ANNÉES


Rue Saint-Jacques. Un escalier terrible : une rampe et ses supports d’arbres à peine équarris peints rouge-sang. Un entresol haut comme un second, plutôt par l’aspérité que par le nombre des marches. Propriétaire bon garçon intus et in cute, mais… Locataires matutinaux, locatrices volontiers très vespérales avec qui point n’est trop dur ni trop rude de s’entendre à telles fins « que je pense ».

J’y recevais mes amis aux soirs du jour accoutumé de la semaine. Peu de gaz pour éclairer les marches escarpées et la rampe trop large pour la main et la cage elle-même trop étroite pour un corps quelque peu abusif : mais, par les soins du digne hôte, une bougie brûlait jusqu’aux heures que de droit sur le rebord intérieur de fenêtre qu’il fallait, à l’effet d’éclairer les nombreux invités. De la bière plus que du thé aux instants de « richesse ». Dans l’autre cas, de l’eau sucrée avec du rhum, fruit quelquefois d’une « contribution » des camarades. Du tabac et quelque gaîté toujours ou tout comme…

Puis, pour la deuxième ou troisième fois, l’hôpital, une suite de rhumatisme revenu… et d’opulence insuffisante.

Mais passons sur cette période d’à peu près six mois par ailleurs racontée et revenons bien vite au Quartier, cette fois rue de Vaugirard, sous les auspices de Maurice Barrès, en un très confortable hôtel tout proche de l’Odéon et qui eut l’heur d’abriter bien des « illustrations » de tous ordres, depuis Gambetta jusqu’à Lebiez, sans compter tant de générations de littérateurs, d’avocats et de docteurs.

Patron et patronne charmants. Table d’hôte toute de famille et en famille, et très variée. Jusqu’à un prêtre s’y trouvait, et je n’hésite pas à confesser — c’est le mot — qu’éclataient maintes discussions, toujours courtoises, souvent plus que vives à propos de mille choses sérieuses et autres. Et quand, après le dessert et avant le café, « Monsieur l’abbé » se retirait pour ses dévotions, la conversation prenait un tour moins contradictoire et tous et toutes tombaient d’accord en propos gentiment légers, parfois, comme la gaze dont ils s’abstenaient parfois aussi. Femmes jeunes et d’esprit, la maîtresse de la maison en tête, hommes, parmi quels le mari d’icelle, diserts et de belle humeur, y allaient de leur voyage au bleu et parfois rose pays de fantaisies.

Mes mercredis battirentleur plein, ainsi qu’il est de mode de s’exprimer aujourd’hui : des amis de plus en plus nombreux, flanqués, aussi bien, de simples connaissances, d’indifférents, voire de curieux, surabondaient dans mes salons… composés d’ailleurs d’une très sortable mais seule et unique « carrée ». On disait peu de vers, le prœses, le pater familias qui était donc moi, objectant le plus souvent à ce mode de distraction, mais on riait et, en somme, la cordialité régnait.

On n’est pas de bois et votre serviteur moins que personne. D’assez mais pas trop fréquentes visites féminines eurent lieu, comme, d’ailleurs, jadis et naguère en d’autres lieux, dans ce modeste et simple mais confortable asile ; vertueuse, peut-être aussi inquiète de dépenses, ô que gratuitement supposées ! la très aimable dame de céans crut devoir, à mon insu, je vous le jure, Mesdames, vous consigner ma porte, et moi, pauvre diable, qui vous accusais !

J’avoue que, dès que la morale mais maussade vérité finit par éclater à mes tristes yeux, je manifestai quelque… étonnement et faillis me fâcher… pour de rire, suivant la locution faubourienne. N’importe, j’étais vexé, — et un nouvel accès de rhumatisme me fit quitter — pour quelque temps, — et à destination d’encore l’hôpital, l’hospitalité, depuis rééprouvée et réappréciée à tout son prix qui est, sans nulle tautologie, précieux après tout, tant il y eut, à travers mille petites contradictions mutuelles et si humaines, de véritable et de belle cordialité entre ces bonnes gens et ce brave homme, décidément, que je suis, oui !

N’importe ! j’en voudrai longtemps et peut-être avec raison, à la farouche providence, toute gentille d’ailleurs qu’elle ait été et, sans nul doute, admirablement sincère et bien intentionnée, de cette excellente Mme  A…

Telles mes « aventures », accompagnées de beaucoup d’autres, en l’aménissime mais combien, bon Dieu ! réfractaire à d’aucunes complaisances pourtant si simples, hôtel de la rue de

Vaugirard, tout proche de l’Odéon !

ONZE JOURS EN BELGIQUE


Maintenant que tout est ou semble être fini chez nos voisins Wallons et Flamands, en fait de troubles et de commencement de guerre civile, voudra-t-on permettre à un pur artiste, invité à une tournée de conférences dans différentes villes belges, de donner brièvement et comme à vol d’oiseau ses quelques impressions de voyage ?

Mais avant d’entrer dans le vif de mon sujet, qu’on me laisse féliciter ici la sagesse des représentants et des sénateurs belges qui, forcés par un courant irrésistible, en effet, d’opinion, ont cru devoir admettre chez eux le Suffrage universel aux seules telles conditions par lesquelles il est susceptible de servir efficacement. Le vote plural par les conditions graduées d’âge éclairé, de fortune indépendante et de capacité intellectuelle me semble parfait, point chimérique, et si nos voisins, même les plus pauvres d’entre eux, s’y tiennent, j’estime fort qu’ils feront bien…

Inutile, n’est-ce pas, de vous raconter mon voyage de Paris à Charleroi où je devais débuter… comme orateur en ces régions. L’assez triste morceau de France, si intéressant qu’il soit à beaucoup de points de vue autres, qu’il faut traverser pour aller jusque-là, m’a par trop rappelé le mot d’Alexandre Ier de Russie, d’après Chateaubriand : « Dieu, que la France est laide ! » C’est vrai que ce Tsar n’avait vu que ce coin industriel et richement, mais platement, agricole de notre pays.

Mon arrivée à Charleroi dans une famille exquise ne m’en a pas moins fait ramentevoir de quelques vers écrits par moi… en 1872.


Dans l’herbe noire
Les kobolds vont,
Le vent profond
Pleure, on veut croire…

Plutôt des bouges
Que des maisons…
Quels horizons
De forges rouges…

. . . . . . . .

On sent donc quoi ?
Où Charleroi ?

. . . . . . . .


Ô votre haleine,
Sueur humaine,
Cri des métaux !…


Du reste, succès de « bon aloi » mien, au théâtre, s’il vous plaît, où ma conférence prit place, devant 1.500 personnes, entre un concours d’harmonies des environs et une tombola.

De Charleroi à Bruxelles, la route est courte et peu intéressante, sinon qu’on passe par Waterloo, et son site superbe gâté, selon d’ailleurs la parole d’un connaisseur, lord Wellington, par l’absurde monticule que surmonte un lion auquel ceux de L’Institut n’ont rien à envier… que le grand air.

Bruxelles ! J’y vécus jadis beaucoup trop. Peu au fond de changement depuis 21 ans. Un boulevard central assez semblable à notre avenue de l’Opéra, une Bourse luxueusement laide ; en revanche, un babélique palais de justice, sombre intérieurement, comme sied, mais énorme et emphatique à l’extérieur, avec, tout en l’air, tout en l’air, un dôme trop petit dans l’espèce et trop ou trop peu doré, mais le tout en somme d’un grand effet. Si cela peut vous intéresser, vous dirai-je que ma quatrième conférence à Bruxelles eut lieu dans une chambre de correctionnelle, l’orateur à la place du greffier, au-dessous du tribunal… absent « pour une fois » au milieu d’environ 200 avocats, « le jeune barreau » ?

Je ne connaissais pas Gand : belle ville fortement flamande avec deux curiosités principales, sa basilique de Saint-Bavon et ses béguinages. Un béguinage, c’est comme qui dirait une petite ville en forme de cour carrée aux maisons espagnoles, toutes bâties plus pittoresquement l’une que l’autre, renfermant de dignes dames mi-religieuses, mi-laïques, logées chacune chez soi, — possédant une véritable église paroissiale, et des chapelles dédiées un peu à tous les saints et à toutes les saintes du Paradis. J’ai beaucoup admiré ces chères et discrètes personnes et j’envie leur bonheur de tout mon cœur…

Anvers, déjà connu de moi, m’a causé une désillusion grande ; on en a démoli les trois quarts pour édifier de stupides maisons stucquées à l’anglaise. Il est vrai qu’on a agrandi le port, mais ce m’est une médiocre, sinon triste consolation… Je ne vous parle pas du musée que vous connaissez certainement et qui est, n’est-ce pas, de toute beauté.

Ce qui m’a le plus intéressé là-bas, ce sont les enterrements ; corbillard où « tant d’or se relève en bosse » qu’on n’y saurait consentir au premier abord, lanternes aux quatre coins comme pour un gala, et sur le cercueil, un drap rouge et or. À la longue, on s’habitue à ces pompes funèbres qui, du moins, symbolisent — un peu prématurément, possible — la gloire éternelle due… pourtant au seul juste devant Dieu !

Liège, que j’avais vue aussi, — tenez, le jour même de la chute de M. Thiers en 1873, cela ne me rajeunit guère, et Dieu sait quel bourvari dans cette ville toute française (ou croyant l’être) ! — Liège, elle, n’a pas changé. Du reste, pourquoi l’aurait-elle fait ? N’a-t-elle pas toujours, outre ses monuments, son palais de justice et ses curieux cloîtres, ses bords admirables de Meuse et son Mont-de-Piété, qui vaut le voyage ? C’est peut-être, en plein pays wallon, l’échantillon le plus flamand de toute la contrée, y compris Amsterdam lui-même.

Mes huit conférences projetées se trouvant terminées juste à la veille de la mi-carême parisienne, et la mi-carême belge n’éclatant que le dimanche « ensuite », moi qui n’aime plus ces fêtes beaucoup, je résolus d’accomplir un des plus chers (et bien modestes, vous allez voir) vœux de ma pauvre vie, je résolus de passer ce jour… et le suivant à Bruges. Ô la plaisante ville aux carillons si doux, si berceurs, pour qui sans nul doute furent faits ces vers, dès lors ressuscités pour moi, de Victor Hugo :

J’aime le carillon dans tes cités antiques.
Ô vieux pays gardien de tes mœurs domestiques.

Ô l’aimable cité, dormante et non pas morte, suivant le bien trop pessimiste Rodenbach ! ô ses canaux sans navigation, mais non pas sans cygnes ! ô le tout petit béguinage, et le tout petit musée de l’hôpital (si amusant de calme et de bonne vétusté) et quels Memlings ! et ô surtout — même après les hautes tours et les maisons bellement bizarres, parfois presque ou tout à fait mystérieuses, même après tout cela, — le Musée de dentelles, qu’il faudrait la main d’une belle dame qui serait fée pour oser décrire…

Ce devait être ma dernière impression de Belgique entre mille autres charmantes de la part des choses… et encore plus, s’il est possible, des gens.

Aussi, à une dame d’ici qui me boudait un peu depuis mon retour, — pourquoi, mon Dieu ? — ne pus-je m’empêcher, vieux fou que je suis encore et déjà, de dire… sur son album :

On fait de la dentelle à Bruges,
Mais on fait risette à Paris.

JEANNE TRESPORTZ


Elle est toute petite, toute blonde, comme toute irisée et c’est d’un air mignon au possible qu’elle porte presque sur l’oreille sa toque imperceptible, d’où semble s’envoler un oiseau blanc et noir, mi-mouette et mi-colombelle. Et précisément, elle-même tient de l’oiseau jusqu’au miracle. Elle marche : c’est un oiseau qui marche ; parle-t-elle ? c’est un oiseau qui parlerait. Mais n’allez pas lui attribuer, sur ces aspects, la frivolité non plus que la gracilité de l’oiseau. Il y a du sérieux et de la carrure dans cette tête jolie, et sa conversation, pour n’être en rien pédante, sent bon d’une lieue l’esprit le plus fin poussé en pleine terre de rationnelle érudition. Méchante, non. Mais ne vous y fiez pas. L’épigramme, quand par trop provoquée, sort prompte et point très douce de ces lèvres charmantes. Le regret, d’ordinaire plaisamment modeste, sait, alors qu’il le faut, luire d’une gentille mais virtuelle vraiment malice. Même on connaît d’elle des pages que le gros mot de talent n’accablerait pas, mais qui valent mille fois mieux qu’un lourd compliment et sont exquisement légères et spirituelles. Bonne, certes. Et courageuse ! Pauvre elle est et restera, parce que, contentement de vivre pour bien faire passe richesse et voilà ou jamais le cas de le dire. C’est vers des buts particulièrement recommandables et pour des fins dignes de toutes louanges, que se dirigent les pas si lestes et vocalise l’organe si preste qui faisaient naguère l’objet d’une juste assimilation.

Femme à l’extrême, ce n’est pas qu’elle ait peur du sexe laid. Le contraire ne serait pas tout à fait vrai uniquement pourtant, parce que rien n’est absolu sur ce globe terraqué. De tout cela il ressort que, puisqu’elle est très bien, eh bien, dans les quelques et très rares rapports qu’elle peut avoir avec ou envers des hommes, elle sait garder toute mesure et peut tout pousser à l’extrême.

Mademoiselle, je vous remercie bien. Je n’avais à tracer de vous qu’une silhouette et je pense que c’est fait. Quant à ce qui est de faire un portrait tout du long, cela demanderait du temps et le vôtre est si précieux qu’il me faudrait assumer de tels motifs,

en vérité, que j’y vais réfléchir considérablement.

NEVERMORE


L’humble cabaret d’autrefois est plein de soleil couchant : la chaude lueur allume les vitres, danse sur le carrelage de briques rouges, crible d’étincelles sanglantes les faïences peintes du dressoir de chêne à plaques de cuivre, et vient jusque sur la table où je rêve, les mains au menton, empourprer la bière noire dans la grande chope.

L’hôtesse est toujours celle que j’ai connue, elle a quelques cheveux blancs de plus parmi sa fauve tignasse : elle me parle de son mari qui est forgeron et de ses enfants dont l’aîné tirera au sort dans cinq ans. J’ai une certaine difficulté à la comprendre, parce qu’elle s’exprime en patois, et quelque peine à lui répondre, — car je rêve.

En rêvant, je jette à travers la fenêtre basse les yeux sur la grand’route qui mène à la rue d’un village dont on voit les premières habitations. L’une d’elles est un peu plus haute que les autres, et les rayons venus de l’ouest caressent le toit de tuiles avec une sollicitude toute particulière.

De loin en loin passe un cheval traîneur de herse ou de charrue que guide un rustique sifflant ou jurant, selon l’allure de l’attelage, ou bien c’est un chasseur au léger bagage, qui regrette les lourds carniers d’il y a six semaines. Paysan et chasseur quelquefois entrent, boivent, paient et sortent, après une pipe fumée et quelques nouvelles échangées. — Moi, je rêve.

Et je me revois dans ce même cabaret, moins vieux d’à peine quelques mois, assis près de cette table où je m’accoude à l’heure qu’il est et y buvant comme aujourd’hui, dans une chope, une bière noire que le soleil couchant vient empourprer.

Et je pense à l’Amie, à la Sœur qui chaque soir, à mon retour, doucement me grondait d’être en retard, et qu’un matin d’hiver des hommes en vêtements blancs et noirs sont venus chercher en chantant du latin.

Et l’horrible abattement des malheurs sans oubli pénètre en moi, silencieux, tandis que la nuit, envahissant le cabaret où je rêve, me chasse vers la maison du bord de la route qui est un peu plus haute que les autres habitations, la joyeuse et douce maison d’autrefois où vont m’accueillir, rieuses et bruyantes, deux petites filles en robes sombres, qui ne se souviennent pas, elles, et qui joueront à la maman, — leur

récréation favorite, — jusqu’à l’heure du sommeil.

SOUVENIRS SUR THÉODORE
DE BANVILLE


J’ai beaucoup connu le si regretté Maître et je pense qu’il est encore temps de lui apporter mon hommage comme filial sous la forme de ces quelques notes anecdotiques. Tout d’abord, ma première connaissance avec Théodore de Banville s’opéra par la lecture, chez un libraire du quai Malaquais, des Cariatides et des Stalactites, lesquels livres de sa jeunesse (1842) frappèrent littéralement d’admiration et de sympathie mes seize ans déjà littéraires. Certes, Banville a fait mieux et infiniment mieux que ces œuvres de son adolescence poétique (il débuta à dix-neuf ans), mais il y a dans ces Juvenilia une telle ardeur, une telle fougue, une telle abondance, une telle richesse en quelque sorte, que je ne crains pas d’affirmer qu’ils exercèrent sur moi une influence décisive. J’étais proprement transporté. Un peu plus tard, je lus les Odes funambulesques qui me ravirent en extase, Le Beau Léandre, Le feuilleton d’Aristophane, toute cette œuvre merveilleuse. J’eus bientôt l’honneur d’être présenté au grand poète par de chers camarades, Coppée, Mendès, Dierx, José-Maria de Heredia, Mérat, et ce pauvre Valade. Il était impossible de trouver un plus charmant, un plus brillant causeur, en même temps qu’un hôte aussi affable, d’une malice douce et sans fiel, véritablement unique. Son visage, qui rappelait celui du Gille de Watteau, était un aimable et singulier mélange de bonté presque puérile et de finesse infinie. Du reste, un parfait gentleman aux gestes gamins toujours de bon aloi. Sa voix, plutôt haute, sortait d’entre ses dents un peu serrée, stridente mais bienveillante. Les épigrammes, les anecdotes, jusqu’à des confidences tout amicales en sortaient pour la joie de ses invités du salon de la rue de Condé (je parle de longtemps), dont les honneurs étaient faits par la fidèle compagne de sa vie. Un fils de premier lit, qui est maintenant un grand artiste — j’ai nommé Rochegrosse — s’était vu adopter par Banville en toute paternité infatigable et dévouée. Je me rappellerai toujours ces milieux de soirées où le Maître déshabillait le tout petit garçon, le faisait baiser au front par l’assistance que nous étions et l’allait coucher, cependant que nous prenions des gâteaux et le thé au rhum traditionnel. Banville revenait et la conversation devenait plus vive sur l’invitation du « patron » :

— Et maintenant, Messieurs, nous allons fumer des cigarettes comme un tigre ! Ceci ponctué d’un index en l’air, geste si gentil, mais combien contagieux ! Car tous, du Parnasse contemporain, plus ou moins que nous sommes au fond, avons conservé cette manière d’accentuer nos phrases, Mendès, Coppée, votre serviteur et tant d’autres ! C’est vers ces heures que l’on voyait Banville tirer de la poche de son veston de velours une simple casquette de soie qu’il campait gaminement sur une tête peu chevelue déjà, comme l’expriment d’ailleurs ces vers exquis :


Banville porte un front qui n’a rien de commun :
À tort il l’accompagne
De trois crins hérissés avec fureur, comme un
Savetier de campagne.

Et les malices, et les bonnes méchancetés, de pétiller en paradoxes éblouissants, sans, je le répète, aucun fiel au grand jamais. Parfois, un violent coup de sonnette, suivi de L’apparition de l’immense Glatigny, retentissait. Le poète de Flèches d’or n’était rien moins qu’un dandy, tout en restant, bien entendu, un gentleman lui aussi. Il me souvient de l’avoir vu dans ces chères réunions, vêtu d’une blouse bleue de roulier, avec, aux pieds, de purs sabots. Par exemple, en voilà un qui vous l’imitait, ce Banville ! Celui-ci, d’ailleurs, se plaisantait lui-même à cet égard. C’est ainsi qu’un soir, les frères Lionnet, en train d’imitations, s’avisèrent — ou mieux : s’avisa — de contrefaire les intonations si amusantes de Banville, qui s’écria : « C’est bien… mais ce n’est pas encore ça… » Et l’excellent hôte de « s’imiter » délicieusement et de se surpasser lui-même, tâche peu facile, en esprit gentil tout plein, bonhomme et divinement farceur. Et c’est vers ces époques que Banville écrivait son chef-d’œuvre, peut-être, ses magnifiques Exilés, livre véritablement épique et du plus haut lyrisme. Le Charivari d’alors imprimait une nouvelle série d’Odes funambulesques qui ne le cédaient en rien aux premières ; et le National insérait chaque dimanche soir de miraculeux articles de critique dramatique. Le Théâtre-Français jouait Gringoire ; des nouvelles, des contes, ajoutaient en outre à la gloire du puissant créateur. Parfois, sa mère honorait ces soirées de sa toute bienveillante et toute gracieuse présence, et c’était vraiment admirable, quoique bien naturel, de voir la déférence affectueuse dont Banville l’entourait. On parlait peu politique, rue de Condé ; mais quand il en était question, le maître savait toujours imposer son lumineux bon sens et la juste largeur de son esprit.

Survint la guerre, qui trouva Banville fièrement patriote et lui inspira les Idylles prussiennes, une œuvre vengeresse, la seule peut-être qui restera de cette période, avec de fort beaux vers de Mendès et de Coppée. Des événements qu’il ne convient pas de raconter ici m’éloignèrent de France et de Paris pendant de longues années, ce qui n’empêcha point le poète de s’intéresser à mes humbles travaux en de précieuses lettres précieusement gardées qui font partie de mes plus chers trésors. La vie, depuis si sévère et parfois si injuste pour moi, m’a, dans ces derniers temps, tenu éloigné de son salon de la rue de l’Éperon ; mais, et c’est là le cas de le dire, le cœur y était. Et ce me fut comme un grand coup au cœur quand, ouvrant l’Écho de Paris, certain matin, j’appris sa mort soudaine. Et moi qui ne sors jamais, infirme et sauvage que je suis, je me départis de ma discrétion habituelle et assistai à ces belles et touchantes funérailles, où, malgré la pluie, l’Intelligence de Paris se pressait. J’ai ressenti rarement une émotion pareille, encore que la Destinée m’ait gâté et me gâte encore sous ce rapport-là. Il me semblait que c’était un reste de ma jeunesse qui s’envolait. Il me souvenait d’avoir, vingt-deux ans auparavant, accompagné un autre cercueil, aussi illustre, mais combien triste ! avec sa trentaine de suivants, dont précisément Banville, resté fidèle à son ami Baudelaire. Je menais en quelque sorte le deuil avec l’éditeur Lemerre ; hier, n’était-ce pas l’éditeur Vanier sur le bras duquel je m’appuyais ! Simple coïncidence, mais fatalité tout de même, preuve et « sigille » (dirait l’ami Moréas) de ma fatale inféodation à cette tant aimée coquine de littérature pour laquelle avait tant et si victorieusement fait là jamais disparu bon

Poète !

MES HÔPITAUX (Notes nouvelles).


On pourrait appeler cette semaine celle des visites. Trois jours où les parents, amis et « connaissances » des malades peuvent serrer la main aux tristes reclus, les embrasser et les baiser selon le degré d’intimité. C’est qu’une fête concordataire nous est échue en dehors des dimanche et jeudi de rigueur pour l’entrée libre des étrangers. Précisément ces jours-là, il est rare que je reçoive du monde, étant « porté sur le mouvement », c’est-à-dire pouvant avoir des visiteurs tous les jours indifféremment. Je profite de ces heures de loisir pour observer un peu à ma droite et à ma gauche et mon temps n’est pas toujours complètement perdu, tant le populo, j’entends l’honnête populo parisien, a d’expansion, d’abandon naïf sous son air gouailleur dans la libre expression de ses sentiments, presque de ses sensations. Et que de nuances, d’intéressantes et pourtant, pour parler ainsi, cousines divergences parmi ces variées manifestations de la vraie âme démocratique qui a bien, elle aussi, avec ses prétentions, dès lors absurdes, à l’absolu dans la justice, liberté, égalité, fraternité, et autres formules, avec ses préjugés voltairiens sans le savoir et tous ses sots emballements vers quel idéal pour « travailleurs », ses délicatesses, ses exquisités, sans compter ses ridicules, combien innocents et gentils à force d’être intenses ! D’abord, ce qui caractérise ces fêtes, ces véritables fêtes bihebdomadaires pour ces pauvres braves gens, c’est le nombre du personnel, je veux dire du public. Il y a des lits autour desquels j’ai vu, pas plus tard qu’hier, une bonne quinzaine au bas mot de camarades d’atelier, en dehors bien entendu de la bourgeoise et des gosses. Et c’était tellement encombrant qu’un d’entre la société, en manière d’apologie, encore que d’autres lits fussent quasiment aussi circonvenus, s’écria : « C’est rigolo. On dirait un enterrement. — Moins le bistro », observa doucement le malade en gaieté d’avoir tant de sympathie, peut-être un peu curieuse, autour de lui. Et, les trois heures sonnant, heure de la sortie, tous ou presque tous, en lui serrant la main, de lui remettre qui un paquet de tabac, qui quelques cigares inséparables, qui des oranges et quelques-uns trois ou quatre pièces blanches.

Par contre, bien triste le lit qu’on ne visite jamais, plus triste encore le malade qui en est le titulaire. — Néanmoins, il n’est pas rare qu’on lui parla, qu’un des visiteurs, qu’une surtout et plutôt des visiteuses d’à côté ou d’en face s’inquiète de sa santé, lui passe même quelque douceur, tant le peuple parisien, bien pris et un peu trié, est bon.

D’ailleurs, en dehors des particularités ci-dessus, curieux et curieux les visiteurs de cet ordre. Les premières nouvelles données et reçues, les cordialités épuisées, c’est une procession aux fenêtres des femmes, des enfants et de quelques hommes. Des oh et des ah, des « Tiens ! » et des « Viens donc voir… Le chemin de fer de ceinture qui passe toutes les cinq minutes. Ça doit être bien gênant pour dormir… Mais c’est bâti sur pilotis ici. Est-ce solide au moins ?… » Et les fidèles restés auprès du malade, n’ayant plus rien à lui dire ni à se dire entre eux, se taisent et laissent errer leur regard, qui commence à s’ennuyer, sur la salle, sur les lits, dévisagent les divers élèves machabées et font des réflexions — quelles ? — sotto voce.

Moins touchante, si, touchante aussi, dans un tout autre genre la visite que faisait tous les jours réglementaires, de une heure sonnant à 3 heures et des minutes, une belle fille, ma foi, dans les vingt-quatre, vingt-cinq ans, à un épouvantable petit souteneur de dix-sept ans au plus, naguère traité à la chirurgie pour un coup de revolver reçu dans une rixe de bal musette, depuis en médecine pour une autre maladie, vénérienne des mieux caractérisée. La pauvre fille, arrivée toujours la première, apportait à son affreux avorton d’amant de l’argent, des victuailles — et des fleurs. Ô fleurs ! Un jour qu’elle tardait de deux ou de trois minutes, il s’écria : « C’que j’te la scionnerai à la sortie !… »

Moi, puisque ce moi qui est mon poison m’est présent pour toujours comme un remords, comme je viens de le dire, j’ai la faculté de recevoir tous les jours, et mes amis viennent de préférence en dehors du règlement. Ce qui fait que je puis les promener dans le jardin et causer à l’aise. Les jours réglementaires on est forcé de rester au lit et c’est dans cet appareil qu’on est visible.

En outre d’une admirable chère amie qui n’a pas peut-être en, en moyenne, deux ans pleins d’hôpital mien, manqué dix fois de me visiter, — quelques amis, faits par moi le plus rare possible par voie d’adresses non données à d’aucun, des amis de derrière les fagots et les ragots, charment ma solitude de leurs potins moins littéraires qu’autres, car ils connaissent mon manque de goût pour les premiers. On fume des pipes, on va ainsi jusqu’à la soupe de quatre heures et l’on se sépare meilleurs camarades vraisemblablement qu’en ville.

Ah ! tandis qu’il s’agit de visiter, qu’elle vienne donc bientôt, sinon tout de suite, la grande attendue, un dimanche ou un jeudi, ou tel jour de la semaine qu’il lui plaira, me parer enfin des fleurs qu’il faut — point surtout de rhétorique ! — et pareil, moi, dès lors, à la victime antique, à mon tour me scionner !

Car on se lasse des meilleures choses, fùt-ce de la vie en ces conditions si charmantes que je crois bien que c’est moi qui me les suis faites, au

fond.

LE DIABLE


Car il est « à la mode » aujourd’hui, Messer Satanas, et le titre ci-dessus fleure l’actualité depuis le si mérite succès du La-Bas, par notre ami J. K. Hüysmans. Fut-il jamais plus question d’envoûtements, de vénéfices, de malengins, d’incubat-succubat, Messes-Noires et autres sortilèges que durant ce dernier trimestre ? Jusques aux maisons-de-rapport qui se mêlent à cette danse macabre… et c’est ici que le Diable éclate — cette fois, une fois n’est pas coutume — contre ces pauvres propriétaires — car dès que les « daïmons », comme dirait l’excellent poète Jean Moréas, hantent un immeuble, quand même ce dernier serait situé sur le boulevard dédié au peu occultiste Voltaire, tous autres locataires, de chair et d’os, et de ressources épuisables peut-être

ou sans doute, comme vous et moi,
Voletant, se culbutant


(ainsi que profère le vers-libriste Jean, lui aussi ! de La Fontaine récemment, lui aussi, odifié, voire banqueté), déménagent à la queue leu leu, non, quelques-uns, sans tirer celle des Intrus, non, d’aucuns, sans le son discret d’une cloche mal bénite au ligneux métal…

Oui, le Diable, das Teufel, the Devil, il Diavolo, el Diablo, comme vous voudrez et dans toutes Les langues que vous voudrez avec ou sans ses cornes, avec ou sans cette queue dont je viens de parler, oui, le Diable est de mise, suivant le terme des joueurs, et pour m’exprimer commercialement, « de défaite » en ces jours, pourtant, de scepticisme un peu bien poussé trop loin, entre nous, qui, en fait,


Clignons l'œil du côté du « Malin ».


Je ne suis pas beaucoup plus grand clerc en démonologie qu’en Théologie, en dépit de quelques études à l’intention de cette dernière science, ni, surtout, grâces aux dieux immortels ! qu’en psy… psy… psychologie ; mais, bien qu’inexpert aux tournois de tables ou de chapeaux, tant hauts de forme que mous ou melons ou etc., tant rondes que carrées, vel alias, je ne suis point sans quelque accointance avec le Seigneur des Ténèbres, — fiat Nox ! — de son nom fin de siècle, le Très Bas. — Et ceci, non pour ressasser l’à la fin insipide plaisanterie consistant à dire de ceux-là, vulgaire troupeau, vil bétail, sotte engeance ! de qui le porte-monnaie, velouté de par trop denses toiles d’araignées, n’a pas assez l’horreur du vide, qu’ils voient le Diable.

Non, mes relations avec le mignon du célèbre et irrévérend chanoine Docre partent de plus bas encore, s’il m’est permis d’oser ainsi étaler mes plaies morales. — mais ne traversons-nous pas une époque de liberté… relative, — heureusement !

Je ne veux point non plus parler de mes sept péchés capitaux, ni de la tourbe des vénielles peccadilles de votre indigne serviteur — et nul, je crois, de mes contemporains des deux sexes ne serait, dans l’occurrence, autorisé à jeter le premier caillou dans mon jardinet de coulpe et d’erreur.

Non, encore une fois, et voici, surtout, et entre autres milliers de cas, la cause et l’effet de mon satanisme à moi :

N’avez-vous pas remarqué, complices lecteurs — et lectrices, combien l’ennui est tentateur, d’autant plus tentateur qu’il se manifeste multiforme : ennui de croupir dans l’obscurité pour les jeunes de lettres, dans l’éternelle dèche et la dette archi-vivace pour la plupart des « glorieux » gloria in profundis ou in extremis, au choix ! ennui, côte des dames, pour une robe où tel grand couturier s’est trompé, ou pour cet amant ou cet autre ou d’autres trop ou pas assez assidus ou jaloux, ennui pour l’enfant d’apprendre et pour le maitre d’enseigner, ennui de vivre, enfin, pour tous et partout et tout le temps !

Or, L’ennui est la vraie solitude, la solitude dana le tumulte des foules aussi bien que dans les tempêtes au désert et que dans le calme en mer. Et la solitude, væ soli ! en même temps qu’elle porte malheur, est, par précellence, mauvaise, détestable, abominable conseillère.

C’est elle qui détruit l’enfant la nuit et parfois le jour, elle qui :


Tord sur leurs oreillers les bruns adolescents,


elle qui se constitue la Muse, — pardonnez, chastes Piérides ! — du criminel et du filou, elle qui souvent, trop souvent, égare le poète et l’artiste ès-sinistres labyrinthes du vain Orgueil et de l’Envie, qu’elle se quolibette Émulation ou garde cyniquement son sale nom, c’est enfin elle ou plutôt lui, l’ennui de vivre qui… me dicte ces lignes, horreur ! pour, ô que bénévole dévorateur de ma prose, un peu vous faire partager mon ennui de les écrire — et d’écrire en général ! Est-ce assez satanique, dites ?

Et puis, — il y a un « et puis » — le Mensonge ne marque-t-il pas foncièrement le Maudit et les suppôts dudit ? Et qu’est-ce que je viens de vous envoyer là, sinon la plus effrénée, la plus effrontée, la plus fallacieuse et pernicieuse et fellatrice et délétrice contre-vérité ? Car j’aime férocement, sachez-le, peuples des continents et des îles, j’aime, en vieux Parnassien, en, paraît-il (tant que ça ?), symboliste inexpecté, cette gueuse entre les gueuses, cet ange par-dessus les Archanges, la nommée Littérature, c’est-à-dire les Lettres. Or, les primes Lettres proférées dès l’aurore de ce monde, après tout bon, furent, souvenez-vous :

Fiat lux !

Si bien que, de fil en aiguille, mon très profondément prémédité, vénéficiard, préjudiciable et envoutementesque discours est ourdi juste à l’encontre de mon dessein, et que le Diable, encore une fois, comme en ce Papefiguière dont nous informent François Rabelais et Jean de La Fontaine — déjà nommé, — c’est la saison des prix — si bien, dis-je, qu’encore une fois, qui ne sera pas, espérons-le bien, la dernière, — le Diable aura été berné comme un simple Sancho Pança, à l’instar d’une réunion d’actionnaires, ou, en fin de compte, exécuté, tel un clubman à la carte trop facile…

Et Fiat Lux, et vive la Vie, — et au diable le Diable !

Août 91.

MOMES-MONOCLES


Sous ce titre quasiment générique, je me propose de réunir quelques-uns de mes très jeunes ou jeunes encore amis affligés de la verrue en vogue ou adornés de cette fleur à la mode, comme on voudra. Je place la présente étude sous le haut patronage de notre cher et vénéré maître Leconte de Lisle, du monoculiste par excellence, qui porte beau et fier, dans son arcade sourcil… leuse, l’emblème chéri de la génération montante de cette décadence-ci.


I


À Édouard Dubus.

Grand, point trop mince, glabre et pâle, vif comme le mercure et causeur comme une cascatelle qui serait presque un torrent, il est duelliste de naissance, amoureux de complexion, poète de race et reporter à ses heures perdues. Les belles, toutes ! de Montmartre et du Quartier n’ont point d’arcanes pour lui : leur alcôve est toute sonore de ses sonnets qu’enflamme, par surcroît, la pyrotechnie du plus pur symbolisme, leurs mains et, je crois bien, leurs pieds, tous roses de ses baisers, sans préjudice de leurs autres trésors et de ses autres caresses. Un don Juan à trois yeux, un pacha à… combien de… cœurs.

La première fois que je le vis, nous nous gourmâmes. La seconde fois nous dinâmes ensemble. Depuis notre amitié subit des fortunes diverses ; telle toute chose humaine, mais le beau fixe a fini par triompher, et je défie bien l’appendice zygomatique de ce charmant compagnon, quelle qu’en soit l’acuité et quelque pénétrante que puisse être la psychologie de son regard pourtant pénétrant en diable, de découvrir la moindre arrière-pensée dans l’expression actuelle de ma véritable sympathie pour la gentillesse de ses procédés — et de son

esprit, ce qui ne gâte rien.

II


À Alain Desvaux.

Pourquoi ce doux garçon s’entend-il surnommer « l’assassin » ? Serait-ce par antiphrase et faudrait-il en croire la légende qui veut qu’en train de suçons sur des frisons il ait naguère été l’objet d’une tentative de meurtre de la part d’une Espagnole soupçonnée d’être des Batignolles ? Je connais un peu la dame, et, vrai, je ne la crois pas démonstrative à ce point, mais bien très charmante et sanguinaire tout au plus comme un mouton mal enragé. Au demeurant, que de revanches cupidonesques ne prit-il pas d’autre part ! Je ne compte à son passif, en outre de la terrifique aventure ci-dessus indiquée, qu’une défaite, cette fois-ci brésilienne authentiquement, et j’y compatis d’autant plus que moi-même, quelque temps après, je passais par les mêmes fourches portugo-americo-caudines. Hasards de la guerre ! sombres fêtes ! Mais que diable voulez-vous ? On n’est pas des princes, ni des bœufs, comme avait coutume de dire un jeune faubourien, mon voisin d’hôpital, du temps quand je n’étais pas ce millionnaire.

Il s’appelle Alain, en bon breton qu’il est ; en bon breton aussi, il bretonne pour l’Église et pour le Roy, plus « millénaire », comme dit Léon Le Roy, que gallican, plus pour Charles XI que pour Philippe VII, ce à quoi j’applaudis. Tout loyalisme, tout foi, sinon tout croyance. Il pratique peu et ne conspire pas. N’arbore son… monocle qu’à la rigueur.

Un nez à la Scudéry. Comment se pourrait-il, dès lors, qu’il ne fût pas le Triomphant habituel que nous savons ?

III


À Henry Chollin.

Hyren Nilhoc pour ses lecteurs, car poète et romancier. Carliste comme ci-dessus et ultramontain nuance Grégoire Septième du nom. Peu pratiquant aussi. Assume ses féroces opinions cléricales principalement dans son costume qui tire fort sur le prêtre catholique anglais, surtout quand il complète par un haut de forme à bords plats son col comme romain « piquant d’une note » blanche le noir de la soutanelle (ou comme) hermétiquement fermée. Coiffé du pétase de feutre noir — toujours ! qu’il dispose en cône à la Salvator Rosa et qu’il porte très enfoncé, très en arrière, il contracte des airs mauvais garçon et parle volontiers socialisme. Mais ne voyons-nous pas le bellement féodal, l’admirablement mystique, le très décoratif Wilhelm II se pencher, non sans une grâce hautaine, sur ces questions essentiellement cordiales ?

Supporte bien une pauvreté un peu volontaire ; et, pourvu que son verre, qui est grand, s’empourpre de picon ou s’illumine d’absinthe, diurnes et nocturnes, il n’y a pas d’heures pour les braves et fi de l’opportunisme en toutes choses ! il n’a cure et peu lui chaut du souper non plus que du gîte… Et le reste ? direz-vous. Dame ! ses principes théologiques, bien qu’irréductibles, ne lui défendent pas de se tourner vers la Femme autrement que pour l’édifier. Alors, gare ! Ô ces jeunes gens !

Par exemple, je ne sais pas pourquoi je l’ai fourré dans ce cénacle de monoclés. Car bien que (peut-être parce que) puissamment myope, son œil est vierge de tout verre solitaire. L’honnête pince-nez, les nuits de vadrouille et de chapeau mou, des lunettes — pas moins ! quand casqué du galurin des jours habillés, parent seuls (ou déparent) son visage d’adolescent ascétique avec un soupçon bonne humeur latente et d’indulgente gausserie.

Il n’a donc pas, il usurpe, mais de par l’amitié, sa place dans cette galerie de chers camarades, d’affectueux et affectionnés cadets du bonhomme un peu Jadis déjà que devient votre serviteur.

Et vite revenons à l’orthodoxie de notre titre. Aussi bien voilà qui est réalisé, car nous avons affaire.

IV


à Franklin Bouillon.

« The Jersey man wich a jolly glass in his eve ». Et c’est donc que nous partez, cher ami, pour ce London gothique, riche et select bien, plein d’arbres et de marbres, pour cette joyeuse vieille Angleterre, — Bournemouth, Lymington, Brighton, paix, repos, bénédiction ! — séjour terrible et charmant de mes années d’exubérance, de quelle exubérance ! où maintenant grandit, en sagesse, j’espère, un autre moi-même à qui la vie puisse épargner les joies et leurs revers paternels !

Plus heureux que votre ami, cet Ovide sur place, ibis, bon Frank, ibis in Urbem !

V


À Dauphin Meunier et Henri Leclerq.

Le monocle incarné en deux personnes !

Il est précieux de les voir côte à côte arpenter ou dégringoler le Boul' Mich’, tels que deux princes mérovingiens, superbes présomptifs, imberbes fumeurs de cigarettes, on dirait de cette époque-là, tant ils lancent majestueusement la bleue fumée par les airs où flottent, savamment déchevelées, leurs immenses, gigantesques, roses, noires, épanouies tignasses, effroi du Philistin, stupéfaction des filles, notre joie à nous romantiques un peu revenus, un peu trop rameneurs, sinon chauves furieusement, mais vibrants encore à la vue de ces reliques d’un passé qui fut amusant, et si pieusement portées par des ordinands bénévoles.

Je les crois légèrement « mages » et comme teintés de Bouddhisme, car il paraît qu’il faut tout de même une religion : on vient de découvrir ça tout à l’heure. En tout cas, ce sont de bons enfants, spirituels et gais quand ils veulent bien, et leur dernière « bien bonne » consista a essayer de passer pour des mangeurs d’opium et de haschich, mais l’incompressible bon sens tôt éclata, divulguant par leur bouche, sincère en définitive, qu’aucune sensation d’aucune sorte n’avait suivi la consommation des mystérieuses substances, consommation pourtant opérée suivant tous les rites, n’est-ce pas, Dauphin ?

Affaire, sans doute, de climat et de tempérament, diraient les presque convaincus, desquels je suis.

VI


À Jean Moréas.

Los, los, et trois fois los !

Voici le roi, l’empereur, le demi-dieu du Monocle !

Non content d’être le maître incontestable des rhythmes obsolètes ressuscités et des vocables moyenageux et renaissance accommodés à telles et telles sauces ultramodernistes, il veut encore, et peut et a pu s’instaurer le Magister, par précellence, elegantiarum.

L’hiver, c’est d’un manteau à triple ou quadruple pèlerine qu’il se drape, comme en 1830, pour subjuguer le sexe aimable ; l’été, maints boudoirs le voient s’étendre — sur des canapés tôt gémissant d’un double poids — tout de gris perle investi, cravaté de clair-tendre, bardé du faux-col moins fier mais plus rigide que son cœur tout aux belles de tous les temps.

Mais été comme hiver, erect ou supin, dès le dilicule de même que vers ces crépuscules du soir, il retient, il accapare, il absorbe la Marque ésotérique, le Sigille impollu, le seul, le vrai, l’unique et multiple et sacro-saint Monocle !

D’ailleurs pas « môme » le moins du monde, celui-ci, et il ne figure en ce travail que comme l’indispensable Deus ex machina. S’il ne fait que confiner encore non plus tout à fait à la prime adolescence, sa moustache le désigne suffisamment, double virgule ponctuant de leurs pointes terribles l’auréole qu’il a, le sacre un homme, que dis-je ? le proclame l’homme qu’il faut, QU’IL A FALLU !

Demandez plutôt à ces dames.

ENFANCE CHRÉTIENNE


Et tout d’abord salut à la pauvre chapelle de Sainte-Agnès, dans la vieille et bonne et belle ville d’Arras ! Elle fut paroisse après que la Révolution eut démoli la plupart des églises et l’était encore lorsque mes parents s’y marièrent. D’elle date, par conséquent, ce que j’appellerai ma conception mystique et c’est pourquoi je commence par l’honorer en tout respect attendri. Pauvre d’architecture et d’ornement, c’est comme une église de village, en raccourci, crépie à la chaux, garnie de deux ou trois naïfs tableaux et de quelques statuettes sans mérite. De minces voix d’orphelines, depuis qu’elle est redevenue la chapelle d’une congrégation enseignante, y retentissent en fins cantiques, et de frais saluts, aux fêtes, enflamment et fleurissent son humble autel. Je fus baptisé à Metz, où je suis né. Je n’ai gardé aucun souvenir de l’église où cette cérémonie eut lieu, ayant quitté Metz très jeune et j’en ai même oublié le vocable. Mais c’est un de mes plus chers projets, de m’informer, à la première occasion, de tous les détails relatifs à cette phase de ma vie chrétienne, pour pouvoir, qui sait par ces temps-ci ? un jour de confession ou de martyre, répondre à qui de droit, avec l’accent, sinon avec le geste d’un Louis IX, se réclamant du seul baptistère de Poissy : « Paul de Saint un tel ou de telle Notre-Dame. »

Et de Metz ecclésiastique, nulle remembrance que celle, bien vague, de la bizarre cathédrale au bord de l’eau, dont j’ai encore les vitraux très harmonieux dans les yeux, malgré tous les pleurs qu’ils ont versés, malgré toutes les choses étranges, coupables ou non, auxquelles ils ont mêlé depuis leurs regards plutôt ingénus. Et, Metz, deux fois mon pays, par la naissance et par l’espérance, adieu sans doute !

Montpellier, de pompeuses processions sous des draps tendus. J’y apprends mes prières. J’y suis bien sage et plus près du bon Dieu que jamais de ma vie.

J’avais sept ans quand je vins à Paris. Juste l’âge du crapaud des Châtiments, tué au 4 décembre. J’étais, ce jour-là, sur les boulevards, lora du fameux massacre, avec ma mère qui s’y promenait en curieuse, comme tout le monde, et nous n’avons été ni elle ni moi, ni passablement de gens, maisons-allandrousés. Il esl vrai que le Coup d’État ne m’a pas rapporté autant d’argent de copie qu’à M. Auguste Vaquerie, de qui j’admire fort, entre parenthèses, le si amusant Tragaldabas et cette adaptation des plus réussies de Calderon, les Funérailles de l’Honneur, mais qui n’est pas mort du tout percé de balles, sur le perron de Tortoni non plus. Mais me voici bien loin de mon sujet qui est de passer en revue les divers tabernacles, ô mon Dieu, où l’on nous adore en esprit et en vérité, avec lesquels ma vie m’a mis en quelque rapport, — tant ce Paris est profane !

Mon tout premier souvenir parisien, sous le rapport des fréquentations d’églises, est pour l’épouvantable Sainte-Marie des Batignolles et pour la Trinité en bois de la rue de Clichy où j’assiste à des froides ou moites messes basses, concurremment avec la chappelle des catéchismes de la rue de Douai, qui est donc quoi devenue, depuis le temps ? Ma famille me conduit à la première et ma pension un peu plus tard aux deux autres. Guère de dévotion, moi. Je m’ennuie simplement, sans plus rien comprendre à ce qui se passe que la majorité d’ailleurs des assistants, j’ai tout lieu de le craindre. Ah ! des Te Deum pour la fête de l’Empereur dans le chœur de Sainte-Marie, à côté de mon père, capitaine du génie en retraite, convoqué. Des services funèbres de connaissances. Le rite gallican, chantres en chapes, arpentant le chœur de haut en bas, un serpent. Les barrettes n’allaient-elles pas encore en cône ? Des surplis sans manches, avec des bandes plissées au petit fer voletant derrière. Je remarque que les prêtres portent leurs cheveux longs et très pommadés ou bien alors assez en désordre. Ma première communion faite avec d’affreux gamins, pourtant moins pires que ceux d’à présent que je connais bien aussi, pour des raisons. Menteurs, gourmands, méchants et sensuellement vicieux autant que cet âge poussé au pire, dans son impuissance d’autant plus excitée par la corruption, est susceptible de l’être, mes compagnons à la sainte Table ! Je fus, j’ose le croire, l’un des meilleurs communiants de cette malédifiante fournée de polissons. J’espère, toutefois, que quelques autres ne commirent pas non plus un sacrilège, en ce plus beau jour de notre vie ; le pénitent de Sainte-Hélène n’a jamais dit plus juste. Et je m’accuse, s’il le faut, de venir là déjouer le mauvais rôle dans la parabole, s’évoquant, du Pharisien et du Publicain, Pharisien lilliputien de publicains-mouches. C’est vrai, pour expliquer mes avantages moraux et spirituels de ce moment reculé, que j’étais un enfant aimant et doux, aimant ma mère si merveilleusement vertueuse et bonne, l’aimant à l’adoration, aimant aussi mon père, un homme parfait qui m’aima tant. Peu après, quel mauvais sujet je fis, incroyant et tout pour pendant si longtemps, ô Miséricorde

divine qui m’avez enfin puni !

VIEILLE VILLE

(Fragment d’un livre perdu).


C’est une ville de province bien reculée, presque inconnue, même des artistes, même des curieux, par ce temps qui se donne pour amoureux de pittoresque et d’inédit, — Arras, pour nommer la pauvrette par son nom qui fut illustre et dont rien, je vous assure, n’a fait démériter la gloire archéologique — et sociale à tout prendre, et si j’ose m’exprimer ainsi.

Donc, Arras m’est chère pour des motifs : liens de famille, le calme — et la suprême beauté de son ensemble. J’y séjourne souvent, bien que je n’y réside pas, et je crois connaître à fond la ville, les habitudes et les habitants. Laissez-moi vous en tracer un rapide crayon.

. . . . . . . . . . . . . . . .

Vingt-sept ou vingt-huit mille habitants, sur un périmètre assez restreint donnent à la ville une gaîté douce et bon enfant que le caractère flegmatique et le parler gras (là-bas, on prononcerait « gueràs ») des citadins maintiennent dans un demi-bruit très plaisant. Aux seuls jours de marché, trois fois par semaine, cette sourdine se hausse un peu vers le matin et sur le soir.

Des diverses portes de la ville — ville forte à la Vauban, fossés immenses aux aspects les plus variés : ici, de magnifiques peupliers bordant le noir ruisseau Crinchon qui court dans un abîme de verdure, là-bas le dit ruisseau, à sa source, bondissant à petit bruit d’eaux vives sur de frais cailloux et aussi, avouons-le, parmi des débris plus civilisés ; à cette autre porte, la rivière de Scarpe remplissant tout Le fossé qui est énorme entre le sombre mur aux fausses portes XVIIIe siècle des plus jolies et un haut rempart où aboutit la route, pour aller à un quart de lieue plus loin côtoyer le cours de la sinueuse rivière sous des saules et des peupliers, à travers une campagne de fortes céréales et d’étangs poissonneux — des portes, disais-je, ouvrant immédiatement sur de belles rues tortueuses avec assez de largeur et boutiquières juste comme il faut, entrent, ces jours-là, charrettes potagères, bestiaux sans nombre et lourds transports de grains. N’oublions point les ânières que secouent rudement leurs montures surchargées de verdure à leurs deux flancs ; quelques-unes, vieilles commères ou femmes mûres, arborant à leurs dents la courte pipe noire, au « toupet » traditionnel dans tout ce pays picard et flamand, d’Amiens à Dunkerque. Tout ce monde patoise, sans beaucoup trop jurer — son ignorance l’absout un peu — limoniers et bourriques tirant et trottant sous le cri : « hie ! » qui doit peut-être s’orthographier : « I ! » et convaincre notre « hue » parisien et plus généralement français de corruption de l’impératif d’ire. Sur les places affectées aux marchés ruraux, le train-train, arrosé de bière, — une bière aigrelette assez forte, — des transactions de ce genre. Le soir, quelques hoquets d’ivrognes et de rares disputes aux limites extrêmes de la ville — mais, en somme, toujours règne ce calme provincial et plus particulièrement savoureux ici, que ne saurait tout à fait apprécier un Parisien pur-sang, s’il n’a vécu en de petites villes assez de mois pour se bien pénétrer du bon sens et de la bonne humeur d’extra-muros. La garnison anime aussi quelque peu les cabarets trop nombreux et mêle ses sons clairs de cuivre au bronze des nombreuses églises et chapelles de cette religieuse capitale de l’Artois, aujourd’hui convertie en chef-lieu d’un département qui correspond exactement pour sa part, — heureux oubli ! — à l’ancienne et judicieuse division en provinces d’un régime que je voudrais voir reparaître jusque dans tous ses précieux détails.

Des treize églises paroissiales qui dressaient avant la Révolution leurs graves et délicates architectures du sein dentelé de la cité, une seule, Saint-Jean-Baptiste, est restée, vestige intéressant du XVe siècle, très richement et savamment restaurée il y a quelques années et que meuble magnifiquement une authentique pieta de Rubens. Dans ce désastre irréparable, dû pour la plus grande part à la main filiale des Robespierre et des Lebon, l’art n’aura jamais assez de regrets pour la disparition de la splendide cathédrale dont le chœur datait du XIe siècle et dont la nef, les bas côtés et les constructions extérieures remontaient à la fin du siècle suivant. À cette cathédrale se rapportent les origines du culte illustre de Notre-Dame des Ardents. Voici l’histoire de ce beau miracle, racontée par un vieil auteur, Gazet. On nous saura gré de donner en entier ce chef-d’œuvre, naïf et fin, tel que nous le copions au livre si intéressant de M. le Gentil, juge au tribunal civil d’Arras[10]. « Au temps de Lambert, evesque d’Arras, environ l’an onze cens et cinq, le peuple estant fort débordé et addonné à tous vices et péchez, la saison devint intempérée, et l’air si infect et corrompu, que les habitants d’Arras et des pays circonvoisins furent punis et affligez d’une étrange maladie, procédant comme d’un feu aidant qui brusloit la partie du corps atteinte de ce mal. Les médecins n’y pouvans aucunement remédier, plusieurs en mouroyent, aucuns avoyent recours à Dieu et aux Saints et se trouvèrent en grand nombre devant le portail de l’église de Notre-Dame en Cité, et à l’entour d’icelle, s’escrians, se lamentans et requérans ayde et secours.

« Or, come en mesme temps il y eut deux joueurs d’instrumens assez fameux et célèbres, desquels l’un demeuroit en Brabant, qui se nommoit Itier, et l’autre, nommé Pierre Norman, se tenoit au chasteau de Saint-Paul en Ternois, lesquels estoyent grands ennemis et s’entrechayssoyent, pour ce que le dit Norman avoit tué le frère de Itier. Ce nonobstant, la Vierge Marie en atour magnifique leur apparut séparément à chacun d’eux, le lundy en la nuiet, et, après avoir appellé l’un et l’autre par son nom, elle leur tinct tout le mesme discours disant : « Levez-vous et vous transportez vers la ville d’Arras, où vous trouverez grand nombre de malades gisans devant l’église à demy-morts de feu ardant, et vous adressans à Lambert, evesque du lieu, l’advertirez qu’il soit debout et qu’il veille la nuiet samedy prochain, visitant les malades parmy l’église, et qu’au premier chant du coq on voira une femme revestue de pareils atours que moy descendre du chœur de la dite église, tenant en ses mains un cierge de cire qu’elle vous baillera, et en ferez dégouster quelque peu de cire dedans des vaisseaux remplis d’eau, que donnerez à boire à tous les malades, et mesme en ferez distiller sur la partie du corps affligé. Ceux qui se serviront de ce remède avec une vifve foy recevront la guérison, et ceux qui le mespriseront perdront la vie. »

« Outre ce discours commun, elle dit à Norman particulièrement qu’il aurait pour compagnon Itier, combien qu’il lui fust ennemi pour l’homicide advenu et qu’en ce rencontre ils seroient réconciliez. Norman donc estant esveillé, commence à s’escrier : Ô combien grande et vénérable est la présence de ta Vierge Mère de Dieu ! Ô à la mienne volonté, que par son ayde je puisse estre réconcilié à mon confrère Itier ! Ô pleust à Dieu que par sa miséricorde, et par l’intercession de la Vierge Marie, je puisse annoncer à tant de malades qu’ils recevront santé et guérison ! Néantmoins, je crois fort (disoit-il) que cette vision ne soit un phantosme et illusion, partant, je veilleray toute la nuict suivante, pour sçavoir si, par la permission de Dieu, cette vision se représentera de rechef. Puis, ayant ainsi discouru, il se transporta à l’église de grand matin, et assista à l’Office divin, faisant sa prière à Dieu, qu’il lui pleust donner plus clair intelligence et interprétation de la vision advenue en la nuict précédente. Itier ne fist moins de devoir de sa part ; fut à veiller, fut à prier. Et la nuict suyvante, la mesme vision de la benoiste Vierge Marie se démonstra à chacun d’eux, les menasçant que s’ils ne se transportent en diligence au lieu par elle désigné, eux-mesmes seroyent touchez de la susdite maladie, qui fut cause que ils se meirent en chemin le lendemain au matin, et Norman qui estoit le plus proche arriva à Arras le vendredy, et le samedy au matin s’en alla vers l’église de Notre-Dame où il trouva l’evesque en prières devant l’autel Sainct-Severin. Il fut fort confirmé en son propos quand il apperceut le grand nombre des malades, qui se lamentoyent près de l’église, comme lui avait esté représenté par la vision. De façon qu’estant plus constant et résolu, il s’adresse à l’evesque et luy prie se retirer à escart, pour lui communiquer quelque affaire d’importance. Ce faict il lui dit : « Monsieur, lundy dernier, en la nuict, m’est apparue une vision de la benoiste Vierge Marie, laquelle m’a commandé venir vers vous, pour vous déclarer que samedy en la nuict, vous avez à visiter les malades qui seront dedans et dehors l’église et qu’après le premier chant du coq, pour un singulier bénéfice, elle vous mettra ès-mains un cierge ardant, duquel en faisant le signe de la croix ferez découler quelques gouttes de cire en des vaisseaux remplis d’eau, et en donnerez à boire aux malades, mesme en arrouserez leurs charbons et ulcères, Ceux qui ne se voudront servir de ce remède, ou ne le recevront avec une ferme confiance, ils en mourront. Voyla (dit-il), la charge et commission qui m’a esté donnée ; si votre Paternité la néglige et ne la met à exécution, ce ne sera ma faute. »

« L’evesque fort estonné de ce discours luy demanda son nom et de quel stil et pays il estoit : mais quand il répondit qu’il estoyt joueur d’instruments de son stil : « Ha, mon ami (dict l’évesque) ne te joue-tu pas de moy ! » Et lors le quitta et se retira en son palais épiseopal, ne faisant estat de ce que luy avoit discouru Norman, lequel tout vergongneux se tint encore en l’église, considérant avec grande pitié et compassion tant de malades et misérables et affligez. Or, quelques heures après, voylà Itier venant du plus loing, qui arrive en l’église de Notre-Dame, et, y ayant fait sa prière à Dieu, s’en va au palais épiscopal et entre en la chapelle où l’evesque célébrait la Messe. Achevé qu’il eut, Itier le salue revèrement, et ayant humblement requis audience luy dict : « Père sainct, il m’est apparu une vision par deux fois d’une femme d’excellente beauté qui se disoit la sacrée Vierge Marie, laquelle m’a donné charge de vous venir exposer ses commandements. Elle veut que samedy prochain en la nuict, vous visitiez les malades gisans dedans et hors vostre église, et que dès lors elle vous délivrera un cierge allumé, duquel ferez distiller de la cire, en faisant le signe de la croix dedans quelque vaisseau plein d’eau, et en donnerez à boire à tous ces malades. Quiconque d’iceux y apportera une vraye foye, il s’en guérira, et qui ne le voudra croire, il mourra soudain ».

« Itier ayant achevé ce discours l’evesque lui demanda comment il se nommoit, et de quel pays, estât et condition il estoit, il respondit qu’il avait nom Itier, natif du pays de Brabant, gaignant sa vie à chanter et jouer des instrumens. Alors l’evesque lui dit qu’un autre de mesme condition nommé Norman lui avait tenu les mesmes propos, quelque peu auparavant, lui reprochant qu’ils auroyent communiqué par ensemble pour se jouer et mocquer de luy. Tant s’en faut, dit Itier, que si je rencontrois celuy que vous nommez Norman, je me vengerois de la mort de mon frère, qu’il a misérablement tué. L’evesque, ayant entendu ce discours, considéra à part soy que telle vision se pouvoit manifester par la permission de Dieu, pour servir tant de guerison aux malades, comme aussi de bonne réconciliation entre ces deux ennemis : puis il incita Itier à se réconcilier à Norman, usant d’une paternelle remonstrance tirée de la saincte Ecriture, si bien à propos, qu’il luy persuada de pardonner au dict Norman, se jettant à genoux devant l’evesque, et se soubmettant à tout ce qu’il ordonneroit pour le faict de la dicte réconciliation. Et lors l’evesque envoya son secrétaire chercher à l’église le dict Norman, lequel y vint aussi tost, et se mect aussi à genoux, priant mercy à Dieu, à l’evesque, et à Itier. Et après que l’evesque leur eut faict un très beau discours, de la charité fraternelle, il leur commanda de s’entrebaiser pour un signal de paix et amour, afin qu’estans parfaitement reconciliez, ils puissent heureusement exploicter la charge que leur avoit esté en divers lieux déclarée par la vision apparue les jours précédents. Et ayant tous trois jeusné fort estroictement, et employé tout le jour en bonne et saincte prière, sur le soir ils se transportèrent à l’église et y continuèrent leurs oraisons jusques environ le temps qui leur avait esté spécifié par la vision, que lors leur apparut de rechef la Vierge Marie en mesmes attours, laquelle sembloit descendre du haut du chœur de l’église, avec un cierge aidant de feu divin qu’elle leur délivra, leur tenant en commun les mesmes propos, qu’elle avoit faict auparavant à ces deux joueurs en particulier, touchant l’opération de ce cierge, et l’ordre qu’il falloit observer pour en bien user à l’endroict des malades, leur ordonnant de le garder et conserver réveremment en perpétuelle mémoire d’un si grand et excellent bénéfice puis elle disparut incontinent.

« Ils furent tous ravis en admiration, tant pour la glorieuse apparition de la Vierge Mère de Dieu, que pour la grande clairté qui flamboya parmy toute l’église à son arrivée. Estans donc ainsi illuminez, voire aussi emflambés de ce feu divin, premièrement louèrent et remercièrent Dieu, puis se meirent en devoir d’exploicter promptement tout ce que la dicte Vierge avoit commandé. Et après que quelques vaisseaux furent emplis d’eau, l’evesque formant le signe de la croix avec la chandelle feit dégoulter quelque peu de cire dans cette eau, et après il déclara aux malades la vertu d’icelle, et les exhorta d’en boire en grande reverence, et avec ferme confiance en Dieu : puis leur en donnèrent à boire, et en lavèrent leurs charbons et ulcères, et ils en sentirent soudainement grande allégeance de leur mal, tant par dedans aux parties nobles qui se gastoyent par une si ardente inflammation, que, au dehors de leurs membres qui estoyent ja à demy pourris : ils estoyent lors environ cent et cinquante malades et furent tous guaris hors mis un pauvre mal advisé, lequel, mesprisant ce divin remède, osa témérairement desboucher qu’il aymeroit mieux du vin, et autres semblables propos par desdain et contemnent. De façon qu’il devint si embrasé de ce feu sacre que tout après il en mourut comme à demy forcené.

« Achevé qu’ils eurent, toute l’assemblée se mit à louer et magnifier Dieu et ses oeuvres tant admirables. Et comme le clergé estoit ja arrivé à l’église pour chanter l’office divin, l’evesque commença le cantique spirituel de Sainct Ambroise et Sainct Augustin, duquel la Saincte Eglise se sert pour action de grâce, Te Deum laudamus, etc. Il fut chanté en musique mélodieuse, avec une indicible esjouissance et allégresse de tout ce peuple, qui avoit reçu la guérison tant désirée. « Après tous ces devoirs, la saincte Chandelle fut baillée en garde à ces deux joueurs d’instruments musicaux, qui l’avoyent reçu de la Vierge avec l’evesque, par l’advis duquel ils instituèrent une vénérable Société de gens pieux et dévots qu’ils appelèrent la Confrairie des Ardants en la mémoire de ce tant signalé miracle, et en peu de temps grand nombre de gens, voire des principaux et plus honorables Seigneurs et Bourgeois de la ville d’Arras, se feirent enrôler dans cette Confrairie.


Deo Patri sit, gloria
Et Filio qui a mortius
Surrexit ac Paraclito
In sempiterna sæcula ! »

— Le cierge miraculeux et la dévotion qui s’y attachait ont traversé des fortunes diverses : l’inepte ouragan de 92 a démoli la chapelle où la mystérieuse relique était vénérée — édifice situé sur la « petite place », composé d’un dôme et d’une flèche ; cette dernière, dont il a été question plus haut, était une des perles de l’art gothique français. Le cierge, contenu dans une riche custode, fut pendant toute la révolution caché par des soins pieux au fond d’un puits, d’où il sortit lors du rétablissement du culte, Une vaste église a été tout récemment édifiée en l’honneur de Notre-Dame des Ardents et de la « Sainte Chandelle », aux frais de pieux particuliers. Cette église de briques et de pierres est d’un élégant effet. Par une coïncidence assez curieuse elle est due à un architecte nommé Normand, comme l’un des héros de la légende glorifiée par l’Eglise. L’intérieur est riche et sérieusement de bon goût. Une statue de Notre-Dame des Ardents, œuvre d’un jeune artiste arrageois, M. Noël, s’élève sur le maître autel. Délicate et sobrement archaïque, elle rappelle l’époque du miracle et s’harmonise à merveille avec l’architecture romane, de la dernière période, de l’église même. La Confrérie dont il est question dans le récit du vieil auteur, après avoir langui dans la tiédeur du XVIIIe siècle, disparut à la Révolution. Des soins indispensables et élémentaires requirent trop légitimement les évêques qui se succédèrent sur le siège d’Arras après cette funeste période pour qu’ils pussent s’occuper efficacement de cette oeuvre, merveilleuse d’ailleurs, de surérogation. Mgr Lequette eut la gloire de restaurer à la fois culte et confrérie. Le saint Cierge et sa custode sont conservés dans l’église nouvelle. Une cage de bronze doré, d’un remarquable caractère d’archaïque solidité, renferme la relique, devant laquelle brûlent sans cesse des cierges sans nombre. De fréquents miracles attestés par de riches ex-voto récompensent chaque jour la dévotion très fervente des habitants de la contrée et des pays circonvoisins à la Mère de Dieu honorée en son sanctuaire.

L’église Saint-Nicolas, une Notre Dame de Lorette presque aussi lourde, a pris la place de l’ancienne basilique si désastreusement disparue, parmi une assez belle plantation d’arbres destinée à masquer l’immense nudité de l’emplacement cathédral et claustral : un très beau calvaire et de curieux vieux tableaux décorent l’intérieur de cette pièce montée grecquo-italienne.

Un architecte de génie, M. Grigny, mort sous le second Empire, construisit en 1866, dans le quartier pauvre de la ville, l’austère église Saint-Géry, œuvre du plus pur XVIIIe siècle, que son clocher à jour signale au loin dans la campagne. L’harmonie des trois voûtes, l’éclairage admirablement aménagé bien que sobre à dessein, le mobilier parfait et de très belles sacristies recommandent cet édifice à l’admiration attentive du passant sérieux. Une merveille, d’auteur inconnu, sauvée à grand’peine du pillage des couvents en 92, suffirait à y attirer des foules. C’est un grand crucifix de bois peint des plus bizarre au premier aspect, mais qui, examiné quelque peu, nous frappe précisément par ta mesure dans l’originalité profonde, et l’inédit de ses lignes classique, et la toute pénétrante douceur de sa sévérité, et la scrupuleuse perfection des moindres détails, qui viennent se fondre au plus grandiose ensemble.

Le même architecte a embelli sa ville natale de trois autres édifices dont deux chapelles conventuelles.

Celle des Ursulines s’élève aux confins de la ville dans le goût sobre de l’église Saint-Géry : la flèche qui surmonte cette chapelle est une restitution très agrandie de la fameuse flèche dite de la Sainte Chandelle qui datait de saint Louis, et naturellement démolie par la Révolution. Effrayant tour de force de légèreté, de hauteur et d’équilibre ; un ouragan l’a dernièrement étêtée par suite de négligence dans la surveillance et l’entretien des œuvres intérieures ; une souscription qui va son train, et attend des temps meilleurs, permettra de bientôt parfaire à nouveau ce bijou justement célèbre dans la contrée. La chapelle des Dames du Très Saint-Sacrement fut le coup d’essai du maître, alors tout jeune. Conçue dans le style flamboyant, elle a toutes les grâces excessives du genre. Jamais plus gracieuses fantaisies ne s’enroulèrent autour d’ogives plus hardies ; la flèche, elle aussi, bien que moins haute et moins svelte que celle dont il vient d’être question, suffirait à la gloire d’un artiste comme à l’honneur architectonique d’une province.

Le petit séminaire, situé dans la partie élevée et relativement nouvelle de la ville, présente deux façades, brique et pierre, dont l’une du plus grand air Louis XIII. L’aménagement intérieur, deux cours superbes et une élégante chapelle, contribuent à faire de ce monument, avec le délicat hôtel gothique appartenant à M. D…, ancien député, un digne complément à l’œuvre arrageoise de M. Grigny, qui compte encore, à Valencicnnes et à Genève, des morceaux de premier ordre.

Puisse cet insuffisant hommage à un artiste mort trop jeune, et loin d’être apprécié à son immense valeur, être considéré comme un appel à l’attention des gens tant soit peu soucieux encore du grand art ! Puisse cet appel d’une voix si faible être entendu de qui de droit !

Une charmante chapelle du dernier siècle, dite des Chariottes, mérite encore d’être mentionnée dans cette énumération des principaux édifices religieux de notre belle et bonne ville. Signalons encore, pour être scrupuleux, le très joli clocher tout moderne de la plaisante chapelle des Vieillards. Le reste, ne se composant guère, sauf deux exceptions, l’on retrouvera l’une et l’autre en son lieu, que de constructions plus ou moins commodes et solides, n’a aucune prétention architecturale, et il n’en sera pas plus parlé que ne l’ont pu désirer les honnêtes entrepreneurs à qui celles-ci sont dues.

L’hôtel de ville d’Arras est sans contredit le plus considérable et le plus splendide de tous ceux du Nord de la France, je pourrais ajouter de la France entière, en tant que relique du Moyen Age municipal ; car que sont les hôtels de ville de Paris, Lyon, Reims, sinon des fantaisies royales des temps de la royauté « hors de page » et absolue ? appartenant ceux-ci à la « Renaissance », les autres aux siècles subséquents, sans caractère primitif ni puissance quelconque d’impression historique.

L’hôtel de ville d’Arras a été l’objet de récentes restaurations et reconstructions plus ou moins heureuses. C’est ainsi qu’on a fait disparaître, pour la remplacer par une fenêtre centrale à balcon, détail assez élégant d’ailleurs, une ravissante « boy-window » ou bretèque, ainsi qu’un double escalier sis à droite de la façade principale et surmonté d’une fine coupole. Ce dernier vandalisme, commis en vue de l’éclairage et du confortable administratif, est doublement déplorable en ce sens qu’en outre de la perte de l’édicule lui-même il démasqué brusquement la différence de style, d’alignement et de direction de la partie du pavillon de droite qui fait suite à la façade principale, avec tous les caractères de cette façade elle-même. Un excès de bonne volonté, auquel ne correspondaient point assez de scrupules quant à la confusion de genres, a présidé aux additions considérables effectuées sous le second Empire, à grands frais et dans une intention des plus louables. Reconnaissons tout de suite qu’il y a des choses ravissantes dans cette partie neuve qui ne comprend pas moins de trois grands corps de bâtiment dont l’intersection forme une cour ouverte commandée par une façade postérieure de style ogival flamboyant des plus exaspérés ; la même outrance, dirai-je, sévit sur les deux façades latérales, où l’art de la Renaissance emprunte à tous les genres des grâces tant soit peu hétéroclites. L’ensemble toutefois est loin de me déplaire : cet amoncellement même de dômes, de pignons, de cariatides, de balcons, cette profusion de vermicelles, d’achantes, de congélations, de figurines est d’un joyeux et luxueux effet, qui s’affirme encore à l’intérieur du monument où de vastes salles merveilleusement meublées et décorées, cette fois, avec le goût le plus exact et le plus sûr, donnent bien l’idée d’une ville vieillie dans l’opulence et dans la sagesse !

Mais le triomphe, c’est l’antique façade principale avec ses huit hautes fenêtres ogivales hardiment campées sur sept arcades de même architecture, et les vingt-trois croisillons rouge pirouettes d’or éclatant sur son immense toiture. Un prodigieux beffroi, paradoxalement mince, dentelé de mille caprices, dresse jusqu’aux nuages, un peu à droite du corps de la façade, en vertu de cette irrégularité qu’observera tout architecte visant au grand, sa masse énorme et légère. Le prestige de l’unique et la puissance de l’unité allongent encore, en même temps qu’elles l’amplifient au second coup d’œil, cette tour forte et charmante, emblème orgueilleux de la cité.

Par un bonheur que connaissent peu de monuments de cette importance, l’hôtel de ville d’Arias se trouve occuper tout un côté d’une énorme place rectangulaire dont les maisons espagnoles du XVIIe siècle alignent leurs pignons et leurs arcades dans un ordre parfait formant un cadre précieux à l’incomparable édifice. Cette place s’appelle la « petite place ». On croirait, en en envisageant ses proportions gigantesques, à une ironie, à une de ces plaisanteries dont nos ancêtres étaient coutumiers dans l’appellation des voies publiques de leurs villes, s’il n’existait, tout à côté, une autre place beaucoup plus vaste encore, exactement dans les mêmes proportions et dans le même style. Une seule maison y fait disparate, mais c’est une exquise relique du Moyen Age et d’ailleurs elle ne jure que tout juste avec ses voisines, étant également, dans son genre, à arcatures et à pignon. Une récente mesure administrative a jeté bas, pour d’idiotes modifications de voirie, à l’angle gauche de cette place, nommée la « grande place », bien justement cette fois, deux maisons du style commun aux deux places et à la courte rue qui les relie entre elles.

En fait d’autres places, il faut signaler celle « de la basse ville », ample cirque aux élégantes constructions, qu’ « orne » un obélisque… du siècle dernier ; celle « du théâtre », témoin des affres de 93. Le théâtre, élégamment insignifiant à l’extérieur, renferme une salle très coquette (XVIIIe siècle) et d’une acoustique parfaite. De vieilles maisons, malheureusement déshonorées par des toits récents et accommodées aux « nécessités » du commerce moderne, méritent toutefois que l’on s’arrête à leurs sculptures. D’autres places sont banales et, si nous parlons de la halle au poisson, c’est à cause de la ligne demi-circulaire des maisons qui l’entourent en imprimant sa courbe aux constructions elles mêmes du marché disposition assez remarquable en France, où les « crescents » sont aussi rares qu’ils sont pullulants en Angleterre.

De très belles, très belles casernes, datant du XVIIIe siècle, une citadelle hors ligne, chef-d’œuvre de Vauban, une admirable promenade ombragée d’ormes géants plus que centenaires et flanquée d’un énorme « square », le spacieux hôpital Saint-Jean, le palais de Justice, ancien siège des États d’Artois, beau morceau néo-grec malheureusement intercepté à deux places par des constructions privées, la moderne et coquette façade de la salle des Concerts, assimilable à celle du susdit palais de Justice, la préfecture, ancien évêché, sis en dite, palais d’il y a deux siècles, magnifique et vaste, parc princier, dépendances spacieuses, sont également dignes de mention et nous forceraient en conscience à la description si le plan de ce livre ne s’opposait à plus de développements accessoires. Car nous voici presque arrivés à l’objet de ce chapitre et il nous tarde de clore une trop longue parenthèse. Nous nous dirigerons assez lentement, si vous voulez, pour bien faire, vers l’abbaye de Saint-Vaast, à travers des rues qui ont ceci de charmant qu’elles ne ressemblent en rien, pas même à une maison près, à celle du Paris actuel. Je ne veux pas médire de ce Paris-là qu’on a positivement trop critiqué. Il est clair, assez gai dans sa monotonie voulue, et a, bien que banal et pauvre, sauf la seule rue de la Paix[11], suffisamment grand air pour la capitale d’une démocratie mesquine. Mais il me semblerait injuste de faire grâce aux imitations provinciales de ces splendeurs à deux sous, déshonneur de nos grandes villes où d’incompétentes édilités ont ruiné toute poésie au profit de quelles finances particulières ou commanditées ! Notre chère ville a du moins jusqu’ici, malgré l’ineptie de ses municipaux d’aujourd’hui, évité ces absurdes « embellissements », et ses rues se courbent ou s’allongent selon les besoins de la circulation et de l’aération normales entre deux rangées de constructions souvent anciennes, et combien jolies ! toujours harmonieuses et de bonne allure.

Mais nous voici arrivés en face de l’entrée de l’abbaye. Hélas ! c’est l’ex-abbaye qu’il me faut dire, un des premiers exploits da la Révolution, en Artois, ayant été de dépouiller les Bénédictins de Saint-Vaast de leurs biens meubles et immeubles. Cette entrée, maintenant celle de l’évêché, donne par une énorme porte cochère sur une cour d’honneur digne d’un palais royal de premier ordre : rien de plus grandiose ni de plus beau. La tour est circonscrite par trois corps de bâtiment comptant à chaque étage trente huit fenêtres, plus trois portes-fenêtres servant d’entrée. L’ensemble des bâtiments construits en pierres de taille dans un goût sévère, tout de masses et de lignes, forme un rectangle de 220 mètres de long sur 80 de large. De magnifiques escaliers, des salles immenses aux sculptures sobres et agréablement déliées, des galeries admirables, deux cours intérieures longées de cloîtres de toute beauté, richement décorées, le tout d’une ordonnance irréprochable, font sans conteste de ce palais le plus remarquable testament de l’architecture monastique d’immédiatement avant la Révolution. L’édifice auquel le temps n’a rien ôté, non plus — heureusement — que les hommes rien ajouté, fut construit à la fin du XVIIIe siècle, sur les ruines d’un monastère gothique, à même destination et sous le même titre d’abbaye de Saint-Vaast.

Quelque déplorable que soit la disparition de cette œuvre du Moyen Age, surtout quand on en juge d’après de vieilles gravures, on peut dire, par une exception sans doute unique, et sans aucun paradoxe, que la perte est réparée, telles sont la beauté et la grandeur de l’abbaye actuelle. L’Évêché, le grand Séminaire, les Subsistances militaires, l’Académie d’Arras, différentes administrations publiques, les Archives départementales, immense répertoire, la Bibliothèque comprenant 50.000 volumes ayant appartenu pour la plupart aux Pères, et un très considérable Musée (sculpture, peinture, antiquités et collections scientifiques de tout ordre), tiennent au large dans cette ancienne forteresse de la Piété et de la Science. Un square très spacieux étale ses verdures et ses plantes rares le long de l’aile principale de l’abbaye, à la place des jardins des religieux, dont de nombreux arbres sont restés, séculaires témoins. Au bout droit de cette aile principale, qui ne compte pas moins de 100 fenêtres et à laquelle on accède par un élégant perron central, en outre d’entrées nombreuses pour les différents services affectés au monument, se dresse énorme la cathédrale actuelle qui a sa courte histoire, et la voici succinctement.

Les bénédictins de Saint-Vaast, à la Veille de la Révolution, avaient commencé l’érection d’une chapelle en rapport avec l’importance de leur monastère. Ils donnèrent à leur projet de gigantesques proportions, si bien que, plus tard, Napoléon Ier passant par Arras et voyant les constructions déjà très avancées que la queue de la Bande noire s’apprêtait à jeter bas contre une honteusement dérisoire somme d’argent, conçut l’idée vraiment impériale de les achever pour en faire une cathédrale en place de celle disparue. Cette cathédrale fut inaugurée par Charles X, mais ne fut complètement achevée qu’en 1832, sous l’épiscopat de Mgr le cardinal de Latour d’Auvergne.

C’est une immense construction toute nue, cruciforme, au flanc est de laquelle s’accole tout un quartier de la ville, et qui communique avec le grand séminaire contenu, comme il a été dit plus tôt, dans l’ancienne abbaye. On y inculte par un majestueux escalier de quarante-deux marches. Le portail, à peu près de Saint-Thomas d’Aquin ou de Saint-Roch, est franchement laid, bien entendu, mais d’une sobriété propitiatoire.

De forts arcs-boutants, massifs et nus comme tout le reste, rayonnent tout autour de la puissante construction, allègent ses diverses parties et en dégagent l’irréprochable structure. Corps principal de l’église, bras de croix, chevet, portail, ressortent lourds dans L’air, sévères, corrects, trônant, solidement assis, sur une haute gresserie, au-dessus de la ville légère et dentelée, leur tributaire spirituelle et leur fille dans la Foi.

Il est à espérer, toutefois, que le dôme projeté par les moines, et le campanile, dont la base seule existe aujourd’hui, base de grès, si considérable qu’elle enveloppe une magnifique chapelle de la Sainte Vierge, exhaussée d’une dizaine de marches de marbre blanc à rampes de marbre blanc, il est, dis-je, à espérer que dôme et campanile seront avant peu édifiés, — lorsque les Pères, après un exil de bientôt cent ans, reprendront possession de leur propriété, et qu’un gouvernement juste se voudra faire honneur de rendre à la Mère de Dieu et aux successeurs de l’évêque Lambert leur cathédrale rebâtie sur les plans antiques, avec ses verrières étincelantes, l’or de ses autels, et l’argent de ses cloches sonnant à toute volée le long-désiré Te Deum dans ses merveilleuses tours, suzeraines et compagnes maternelles du vieux beffroi solitaire qui s’écœure d’assister à cette fin de siècle !

En attendant, Saint-Vaast, comme on appelle la cathédrale provisoire, remplit de son mieux le haut office que les événements lui ont décerné ; son imposant vaisseau, long de 102 mètres, large de 26 et haut de 32, dessert à merveille la pompe pontificale dont les révolutions modernes l’ont investi depuis quarante-sept ans ; trois nefs avec déambulatoire, chapelles latérales et absidiales, deux chaires à prêcher dont la principale est tout un monument, un immense banc d’œuvre pour le Chapitre et le grand Séminaire aux jours de sermons solennels, on baptistère incomparable, très nombreuses statues, quelques-unes des chefs-d’œuvre, de précieux tableaux, dont un Christ au pilier de Rubens, des grisailles, des vitraux en trop petit nombre, un vaste chœur, une maîtrise excellente, deux orgues qui n’ont de rivales, en France, que les plus célèbres, tout ce confortable ecclésiastique, tout ce reste et ce recommencement de luxe religieux, consolent un peu le souvenir des magnificences passées et l’ait prendre patience à l’espoir rétrospectif qui s’ennuierait trop sans quelque escompte sur le lent avenir.

J’aime, lors de mes séjours à Arras, à entendre, aussi souvent que possible, la grand’messe canonicale quotidienne.

Je doute que le plain-chant, ce sublime plainchant catholique, plus beau que tous les arts, trouve de meilleurs, de plus consciencieux et plus corrects interprètes qu’ici. L’orgue d’accompagnement, touché d’ordinaire par un artiste aveugle, a une ampleur, une force douce toute particulière vraiment, qui mêle une voix surnaturelle et divinement harmonieuse aux notes très pures des chantres, en laissant aux paroles latines tout leur nombre et leur si nette mélodie. Puis la quasi-solitude des offices de semaine distribue à la prière privée tout l’espace nécessaire, on dirait ; ces voûtes immenses semblent un ciel, juste assez lointain pour encourager les pieuses pensées à vouloir y planer ; ces énormes colonnes corinthiennes invitent les intentions particulières à s’y enrouler pour l’ascension parmi les riches chapitaux vers ces sereines régions de l’adoration enfin sûre de son vol…

Un jour, — tout le monde a de ces distractions, un pauvre pécheur plus qu’un autre, — je laissais errer mes yeux à droite et à gauche du transept vers le milieu duquel j’étais, debout contre une chaise inclinée, face au maître-autel, — exactement celui de Saint-Sulpice, marbre rose et sujet en bronze doré (l’Enfant Jésus au temple), — une tiédeur m’avait pris, que je ne pouvais surmonter ; mon attention vaincue tournait à rien, et j’avais résolu de me retirer ce jour-là, plutôt que d’assister indignement au divin sacrifice. À cet instant un homme entra, bien mis, cheveux et barbe trop soignés, du ventre à vingt-cinq ou vingt-six ans, — sans prendre d’eau bénite : évidemment un commis-voyageur entre deux affaires, sur la route d’un rendez-vous en ville avec dix minutes d’avance. J’observai cet intrus quelques instants du coin de l’oeil, sûr de quelque chose de marque, et des mouvements spontanés naïfs du personnage. Un « dévot » pour ces gens-la n’existe pas, même chez lui, à L’église. Point de gêne avec lui plus qu’avec un bon chien ou ces témoins indulgents, les chats. L’homme regardait les choses du bras de croix gauche par où il était entré : le royal baptistère, son triptyque sans prix, sa conque énorme de marbre noir veiné, merveilles vraiment. Se retournant, il contempla sans y rien comprendre, pauvre être ! le monument de saint Benoit Labre (saint Benoit Labre, la seule gloire française du XVIIIe siècle, mais quelle gloire ! et comment désespérer à jamais d’un pays à tels saints ? mais aussi quelle pierre d’achoppement pour les cervelles titubantes de tous libres-penseurs, grands ou petits !) puis ses yeux s’élevèrent sur le Calvaire immense, un crucifix comme militaire dans sa torsion vigoureuse avec son long noir côté de cheveux pendant presque en tresse comme une cadenette, — aux ex-voto sans nombre et, au bras de Croix, un saint Jean et une Vierge enluminés d’un effort savamment naïf. Il traversa ensuite, sans même s’incliner devant le maître-autel, mais savait-il seulement qu’il dût le faire ? et s’en allait examiner, dans l’autre bras de Croix de la basilique, l’autel du Sacré-Cœur, blanc de pierre aux ors neufs, quand passa une femme jeune, en voilette, qui venait de terminer sa prière près de là. Ce fut la rentrée de l’homme en lui-même ; son œil, depuis quelque temps vague et décent, s’alluma, une main, celle de la canne, caressa les cheveux de la tempe, mit le chapeau au port d’arme, les bottines craquèrent à nouveau, et quatre pas furent faits derrière la « belle enfant »… Mais l’heure du rendez-vous ne tarda pas à sonner dans la tête commerciale un instant distraite après avoir peut-être pensé cinq minutes, et les pieds de Mercure eurent vite essoré le gros païen par le seuil du bras de croix qui lui avait donné accès, non sans un fort battement de portes qui coupa net l’Et ideo de la Préface que chantait faiblement le vénérable officiant à ce moment précis.

Je sortis à mon tour, l’esprit plein du malheureux, le voyant avec son client, l’entendant débattre et proposer des prix de sa voix sirupeuse, puis, la chose « dans le sac », de retour à son café, ses journaux lus, deux ou trois parties de rams ou d’écarté jouées, bien parlé femmes et Gambetta et Brisson, — c’était du vivant de ces morts, — et de la « sale boîte de petite ville », entamant le chapitre de la religion, du fétichisme clérical, des poux du « fainéant Labre ».. : — « On va le ca-no-ni-ser, vous sayez, ah ! ah ! ah ! ces gens-là sont donc fous ? quel défi absurde à l’esprit moderne ! À ce propos lisez donc le Chose d’aujourd’hui… Tenez, précisément, je sors de ce qu’ils appellent ici la cathédrale — une belle bagnole toute en plâtre ! ah ! ça, comme dit Machin, ce matin, ô ce Machin ! on ne foutra donc jamais ces obstructions-là par terre ? Et ce que j’y ai vu dans leur Saint-Vââââst !! (comme si on s’appelait comme ça !) Figurez-vous… »

Et tout cela, ô la profondeur de vos desseins, Dieu vivant ! — à cause d’une humble femme qui passait, après avoir prié peut-être pour cet imbécile qui flânait dans votre temple comme dans un musée, peut-être encore pour le chrétien, distrait en présence de vos redoutables

mystères, qui écrit ces lignes vaines !

TRADUIT DE BYRON


Et tu étais triste, encore je n’étais pas avec toi, et tu étais malade et je n’étais pas là près.

Moi qui croyais que joie et santé seules pouvaient être là où je n’étais pas, — douleur et chagrin ici !

Et c’est ainsi, et c’est comme j’avais prédit et ce sera de plus en plus ainsi.

Car l’esprit se replie sur lui-même et le cœur naufragé gît, froid, tandis que l’ennui recueille les dépouilles éparses.

Ce n’est ni dans l’orage ni dans la lutte que nous nous sentons accablés et que nous souhaitons de n’être plus, mais dans l’après-silence sur le rivage, quand tout est perdu dans une petite vie.

Je suis trop bien vengé, mais c’était mon droit.

Quels que pussent avoir été mes péchés, tu n’étais pas envoyée pour être la Némésis qui dût les punir.

Et le ciel n’a pas choisi un instrument aussi intime.

La misérioorde est pour les miséricordieux. Si tu as été de ceux-là, elle te sera accordée maintenant. Tes nuits sont bannies des royaumes du sommeil.

Oui, ils peuvent te flatter, mais tu sentiras une angoisse étreignante qui ne guérira pas, car tu as pour oreiller une malédiction trop profonde. Tu as semé dans ma tristesse l’amère moisson d’un malheur aussi réel !

J’ai eu de nombreux ennemis, mais aucun comme toi ! Car, contre les autres, je pouvais moi-même me défendre et me venger ou les tourner en amis.

Mais toi, dans ton implacable sécurité, tu n’avais rien à craindre, abritée comme derrière un bouclier dans ta propre faiblesse et dans mon amour qui n’a que trop cédé, et épargné plusieurs que je n’aurais pas dû épargner.

El ainsi, sur le monde, confiant en ta véracité, et sur la mauvaise réputation de ma jeunesse qui fut sans frein, sur des choses qui n’étaient pas et sur des choses qui sont,

Oui, sur de telles bases tu me bâtis un monument dont le ciment fut crime, Clytemnestre morale de ton seigneur et maître ! Et tu as abattu d’une épée insoupçonnée réputation, paix, espoir et toute la vie meilleure qui, sans cette froide trahison par ton cœur, pourrait encore avoir surgi du tombeau de la querelle, et trouvé une plus noble fin que cette séparation !

Mais de tes vertus tu as fait un vice, trafiquant d’elles dans un froid dessein pour la colère présente et l’or futur, — et achetant à tout prix le chagrin d’autrui !

Et une fois entrée ainsi dans les voies tortueuses, la jeune vérité qui lit autrefois ton juste éloge n’a plus marché à ton côté.

Mais par moments, avec une poitrine inconsciente de leurs propres crimes, les mensonges, les incompatibles responsabilités (dverments), les équivoques et les esprits de derrière la tête (Janus), l’œil significatif qui s’apprend à mentir avec le silence, la Prudence, prétexte avec les avantages y attachés, l’acquiescement à tout ce qui tend, n’importe comme à la fin désirée,

Tout cela trouve sa place dans ta philosophie.

Les moyens furent dignes et la fin est atteinte.

Mais je ne voudrais pas faire comme tu as fait.

LA GOUTTE

Il était, de Paris, revenu au village qu’il avait quelques années habité en y faisant passablement de dépenses pour le mal plus encore que pour le bien, quoique celui-ci eût eu, il faut le reconnaître, large part encore dans son budget. À vrai dire, son retour était quelque peu dicté par un vice. Ô un vice ! Trop gros mot, vice, en bien des cas. Quoiqu’il en soit, après deux jours, sa poche était visiblement vide, ce qui fit que tout crédit lui fut refusé dans ce pays que sa prodigalité, bonne et mauvaise, avait, en somme, sinon enrichi, mis à l’aise. Un pauvre qu’il avait obligé lui donna l’asile d’une nuit dans la voiture où il vivait avec sa famille, voiture faite par lui-même de débris et que le mari et la femme tiraient quand la casse des tas de cailloux, la récolte de l’osier, la vente de paniers et de balais, et les occasions pour une petite entreprise de photographie exigeaient du déplacement. Ces braves gens lui prêtèrent dix francs, et d’autres braves gens, des aubergistes nécessiteux chez qui il avait largement consommé comptant, sans trop compter, naguère, quinze. Cela lui permettait de se rendre dans un chef-lieu de canton où un notaire avait de l’argent à lui. Encore ce notaire se dessaisirait-il ? Il remercia et partit. La petite ville où il devait prendre le train se trouvait en fête. Chanteuses et jeux firent tant qu’il y passa une nuit, au bout de laquelle il se trouvait juste nanti du prix de son billet. Il arriva à la gare d’où il devait faire deux lieues à pied sur une route de Champagne, blanche et sans arbres que des bouleaux si malades ! Il lui restait trois sous qu’il boit, puis il enfile la longue venelle par un soleil de 1er juin (on enterrait Victor Hugo), coitfé d’un haut de forme et vêtu d’un pardessus à fourrures. Il avait chaud, mais l’espoir en le notaire lui donnait des jambes. À moitié chemin, comme il n’en pouvait presque plus, le voilà, dans un village à traverser, accosté par un mendiant qu’il connaissait. Cet homme lui dit : « Comment va ? Il fait soif, payez-vous quelque chose ? — Mais je n’ai pas un rotin. Sans cela, vous savez bien… Je vais même à J… pour y chercher de l’argent qu’on me doit. Qu’à cela ne tienne, je me permets, moi, de vous offrir la goutte là-haut, chez Chose. Voulez-vous ? — Comment donc ! »

En face de l’église — une église de ces contrées, ardoise et craie, clocher lourd au milieu, on y voit sonner les cloches pendant les Te Deum, — le cabaret est propre. L’eau-de vie d’Aisne, marc de bas champagne, rit bleuâtre dans les gros petits verres : on choque, on boit, et c’est, parbleu ! la meilleure goutte que j’aie lampée de ma vie.

— À charge de revanche, père Machin !

— Allons donc, c’est de bon cœur !

Et je, puisque je il y a, partis plus allègre pour chez mon notaire, qui devait être absent d’ailleurs, qu’Olympia pour son Panthéon pendant

ce temps-là.

L’OBSESSEUR


Je ne sais ma foi pas trop pourquoi ma mémoire se reporte à un temps si ancien sur un objet au fond si peu intéressant pour elle qui en a vu tant d’autres.

Quoiqu’il en soit, je veux me débarrasser de cette espèce de préoccupation, en mettant sur le papier la très simple histoire que voici.

J’étais pensionnaire à l’institution… qui nous conduisait deux fois par jour au lycée… Sans grandes relations avec mes camarades, pour la plupart garçons assez insignifiants, deux pourtant d’entre eux attirèrent bientôt mon attention, non point par leur amitié, car ils n’avaient pas l’air de se plaire beaucoup, moins encore pour leurs sympathies, leurs goûts communs, car ils ne semblaient s’entendre sur quoi que ce soit, ni même par leurs habitudes courantes, ou leurs manières, car l’un était un intarissable bavard, mal intéressant et des plus lourds, d’ailleurs, tandis que l’autre, un distrait, un rêveur, restait volontiers taciturne, mais pour leur inséparabilité, si l’on me permet ce mot non encore inscrit au Dictionnaire de l’Usage et qui n’aspire point à y prendre place. Dès huit heures du matin, quand on se mettait en rang pour aller au lycée, l’externe (c’était un externe que l’écolier si bavard et si ennuyeux) ne manquait pas d’aller se mettre auprès de l’interne (interne était le lycéen taciturne). Et quelles nuances entre gamins implique cette différence despote de situations sociales en miniature ! — En route, le bavard, invariablement vêtu d’un paletot bleu montagnac, nuance insipide, n’est-ce pas ? et coiffé d’un de ces chapeaux melons roux, déjà en usage, mais porté droit sur la tête, marchait en crabe et tout en pérorant combien fadement ! poussait, selon le hasard de la place, son malheureux et trop patient compagnon, engoncé dans une tunique trop large, avec un képi tout cabossé sur sa tête, contre les boutiques ou vers le ruisseau. Le pauvre garçon répondait oui, non, à ces torrents d’eau tiède que déversait l’autre : tant qu’ils furent enfants, en 7e, en 6e, ces conversations, ou plutôt ces monologues, avaient trait, par exemple, à des encriers nouveau modèle, à des plumes chics, à des buvards de première qualité, à des gommes pour le crayon et l’encre, superlatives. Tout cela débité d’une voix blanche, sans intonation ni rien pour accrocher l’oreille un peu.

Plus tard, en seconde, en rhétorique, ce fut une autre fête pour le pauvre Taciturne qui ne rêvait que poésie et que l’horreur du baccalauréat à préparer n’empêchait pas de lire, de droite et de gauche, de forts fragments de la littérature d’alors. L’autre ne lui parlait que de romans étrangers commerciaux, que de traductions de livres de voyage (les livres de voyages, uniquement de voyages).

Je me demandais souvent pourquoi le Taciturne, un garçon intéressant en somme, n’envoyait pas promener cette scie vivante, ce crampon, ce fléau venu de Paris, et je m’en ouvris un peu à lui.

— Que veux-tu ? me répondit-il, il m’a dompté, je suis sa chose, comme on est la chose d’un chien hargneux ou d’un chat pelé qu’on garde par habitude, sans s’y intéresser et surtout, ô surtout sans l’aimer.

Ces comparaisons disgracieuses, et principalement cette répétition « et surtout, ô surtout sans l’aimer », me frappèrent sans m’éclairer alors sur le mvstère de cette domination d’un sot sur un intellectuel. Plus tard, je reconnus et saluai dans cette conduite pusillanime en apparence, une indifférence, un insouci des ambiances non sans sa fierté, une paresse plutôt noble, — de bon dandysme…

La vie, comme de juste, nous sépara, ou plutôt me sépara du Taciturne, car je ne me rappelle pas avoir, en ce temps de notre première jeunesse, échangé une seule parole avec son obsesseur. Un jour, par le plus grand des hasards, je rencontrai ce bon garçon, et, après les premiers mots de reconnaissance et de sympathie, je lui demandai s’il voyait toujours un tel.

— Ne m’en parle pas. Je ne sais par quel miracle me voici libre aujourd’hui. Le misérable me fréquente plus que jamais, m’abrutissant maintenant de ses gandineries, courses, crocket, cricket (la bicyclette ni le five o’clock ni les records n’étaient pas encore à la mode, sans quoi mon pauvre camarade en eût probablement vu de plus grises encore). Il connaît, dit-il, telle fille, marcheuse au Châtelet, et un directeur auquel il réserve un drame scientifique. Ô le monstre ! Il me passe parfois des envies de le tuer. Que de fois n’ai-je pas eu l’idée de le précipiter de la fenêtre mansardée de ma très haute chambre. Dernièrement, à l’étage du café des Variétés où je vais quelquefois, j’ai failli le précipiter à travers l’une des grandes glaces-fenêtres sur le boulevard…

Il me quitta, l’air vraiment égaré.

Quelques mois après je fus accosté par l’obsesseur qui me reconnut sur le champ. Et moi donc, si je le reconnus ! il n’avait pas changé depuis le lycée. C’était toujours la même face rose, imberbe, avec dents malsaines, aux yeux bleus de littérale faïence.

— Ah, pauvre cher, me dit-il, sais-tu ce qui est arrivé dernièrement à X. ? D’abord, sais-tu qu’il vient de mourir ?

— Ah bah ! et de quoi ?

— Dans un accès de folie furieuse. Ça avait commencé par une scène affreuse avec moi. Il voulut, devant cent témoins, dans un restaurant, m’étrangler et peu s’en fallut que je n’y passasse… On le soigna chez un pharmacien, car il donnait tous les signes de l’aliénation mentale ; après lui avoir donné les plus forts calmants, on l’envoya d’urgence à l’infirmerie du dépôt. De là, son état ne faisant qu’empirer, il fut dirigé à Ville-Evrard, où j’obtins pour lui un régime un peu meilleur que le commun… Je ne suis pas riche ! On fait ce qu’on peut… De plus, j’eus l’autorisation de l’aller voir tous les deux jours. Dès qu’il me voyait, il reculait au fond de la chambre à barreaux, et me tournait le dos, semblait faire tout ses efforts pour renverser le mur et fuir.

Est-ce étrange ! Un garçon si doux, si calme et qui m’aimait tant ! Avant-hier j’appris sa mort par congestion. On L’enterre demain à 11 heures. Train à toute heure à la gare de l’Est. Viens-y donc ?…

La guerre survint. Je sus, par qui déjà ? que lui-même, l’obsesseur, monstre sans le vouloir, avait été tué d’un éclat d’obus, au plateau d’Avion où il servait comme mobile.

Puisse au moins son ombre obséder à son tour l’artilleur au casque à boule qui lui a valu ces

loisirs !

CONTE PÉDAGOGIQUE


Il y avait une fois, — quelle fois ? — dans une grande ville, — quelle grande ville ? — trop d’enfants. Ces enfants, en outre, étaient trop sages. Les parents ne s’en plaignaient pas, tant s’en faut ; et c’était plaisir que de voir un intérieur de cette ville-là à l’heure de la rentrée de l’école qui était celle du dîner : toute la petite tribu rentrant après avoir déposé soigneusement galoches et socques et s’attablant en chaussons, chacun à sa place, mangeant et buvant sans bruit, causant juste autant qu’il fallait et jouant bien paisiblement jusqu’au moment d’aller au lit après un baiser affectueux et respectueux à leurs père et mère.

Mais l’État voyait cela d’un mauvais œil et ne connut de cesse qu’il n’eût tiré, d’où ? un affreux bonhomme à grosse moustache grisonnante cirée sur des lèvres sèches comme du parchemin et sous un nez crochu et des yeux à peine visibles à cause de sourcils noirs en broussaille et qu’on devinait, qu’on sentait méchants, et qui boitait des plus disgracieusement, — de qui Il fit l’éducateur public en chef de la ville.

Bientôt les enfants n’obéirent plus, ne mangèrent plus proprement, eurent des jeux brutaux (des saute-mouton où les filles faisaient leur partie avec les garçons, des barres pour les deux sexes et maigrissaient à vue d’œil. Passablement d’entre eux moururent. En revanche, ils savaient des choses qui ne devaient jamais leur servir à rien, ou ne pouvaient que leur aider à mal faire. « Voler » perdit son nom, on disait « chiper ». Répondre aux parents sembla le comble de la crânerie et jouer de mauvais tours aux gens âgés être « dégourdi ».

Le temps passa : « les vieux » (nouveau style « claquèrent » pour la plupart. Les survivants, grossis de quelques jeunes, dès lors grandes personnes, hommes et femmes, qui avaient gardé les traditions d’il n’y avait pas encore longtemps formèrent un groupe, tôt accru des mécontents de toutes sortes d’opposition, qui fit son travail, puis son bruit, puis sa révolution.

L’État essaya bien de résister, mais cette révolution était invincible, ayant été lente et pacifique. On congédia le grand Éducateur, qui s’en retourna dans son chez soi, en claudicant non sans proférer de ricanantes menaces.

On pourvut sans retard à son absence, qui ? l’État, et son remplaçant sembla dès l’abord réunir tous les suffrages. Jeune, beau, imberbe, avec des cheveux d’or, un « ange de lumière », disait l’opinion publique qui n’en dit jamais d’autre ! Toujours est-il qu’au bout de peu de temps il y avait en effet un changement pour le mal, ô dans un tout autre genre !

Cette fois-ci, les enfants, — ceux déjà bien moins nombreux de la génération élevée par l’affreux vieillard — ne s’occupèrent plus à l’école que d’art d’agrément : les filles ne faisaient que du crochet, que des gammes ; les garçons savaient, mieux que nature et rien que cela, la littérature du temps qui était à la fois fade et pornographique et quelque dessin calligraphique dont les ronds et les déliés affectaient des rondeurs polissonnes.

La mortalité continuait toujours. La dépopulation encore plus. L’opposition, muette et inoffensive, durant environ toute la prime jeunesse de cette génération tiède, indifférente à tout et au fond méchamment sceptique, se réveilla. L’État mit à la porte le suave second sauveur. Celui-ci s’en alla joliment comme il était venu, regretté de passablement de ses anciens élèves, de même que l’autre n’était pas sans avoir de partisans. Ces fonctionnaires n’avaient pas été sans faire des créatures, — et n’était-ce pas tout naturel ?

L’État alors déclara ne plus vouloir s’occuper de rien, — et tout alla de nouveau comme sur

des roulettes.

GOSSES

I


Comme il s’était étalé — par la faute d’une jambe ankylosée — sur le pavé dur de ta rue, tu accourus, enfant qui le connaissais pour, lui, t’avoir payé des pétards à la saint Paul — afin, chétif bras, divins efforts impuissants, joints à ceux de tes camarades qui le connaissaient aussi à force de la même complicité dans la violation si charmante et qu’inoffensive ! d’un vague ordre public, — de le relever de sa chute sur ce pavé si dur donc, mais sa tête, bonne encore à quelque chose, fut, en attendant, plus dure encore. Et dès que des bras plus sérieux l’eussent restauré sur une chaise entourée de braves femmes honnêtes et autres, pleines d’offres de vulnéraires, tu le contemplas, cher enfant : joli sous tes vêtements si simples et si proprets, ce tablier blanc et bleu d’écolier que j’eus aussi, ii pitoyable, toi, à son malheur du moment, si bien peigné, si affectueux danns ta question : « au moins vous ne vous êtes pas fait trop de mal > », que, ô enfant, il te bénit dans le secret de son cœur.

Plus tard tu deviendras méchant, ô non ! mais mauvais, et auras oublié cette anecdote…

Bah ! le bon Dieu qui voit tout t’aura su gré de ce mouvement vers la pitié et tu seras, enfant, béni dans ta postérité si tu dois en avoir une ou alors et certes dans cette œuvre, la meilleure entre les tiennes, je l’atteste, pauvre, doux, cher petit garçon, angélique témoin, — tels Jésus les aimait et les aime — de nos chutes affreuses, mais consolées par un regard, par un mot naïf et que ce trop lourd monsieur, PAR EXEMPLE, serait criminel de ne pas recueillir pieusement dans son cœur noir qu’éclaira pour toujours le tien si doux, bon petit homme inconnu qui ne liras jamais sans doute ces lignes, mais que Jésus reconnaîtra et confrontera avec l’à-jamais consolé par toi.

Au revoir, petit. Le plus tard possible, mon

frère, plus jeune en cette chair.

II


Et toi, Pierrot noirouffe, avec ta longue face plutôt méchante pas trop que les femmes trouvent encore laide en attendant que tu les fasses souffrir, ô gosse comme prédit dans les Vocations du grand Baudelaire, souffrir et mourir d’amour et de coquetterie au fond, tu es gentil, tyran de ta cour, ta cour ou plutôt ton impasse, où tu domines en voix et en poings tes camaraux parfois beaucoup plus grands et forts que toi, mais jamais mieux mal embouchés.

Je t’aime bien parce que, dans ta rude et naïve façon, tu fus au fond très bon pour moi malade et pour moi convalescent et quand je te revois maintenant, un peu guéri moi, un peu grandi toi, c’est d’une foi instinctivement fraternelle, un brin goguenarde, pourquoi ? que tu me demandes si j’ai des cigarettes à te donner et ajoutes dans un zézaiement qui t’est naturel et que tu exagères faussement, et un grand geste emphatique qui m’est emprunté : « Ou un cigare, à la rigueur ! »

Et puis je t’ai vu pleurer quand ta mère était malade et faire, assis sur le trottoir, assez sans gêne d’ailleurs, un grand signe de croix on jour qu’un mort passait.

Toi aussi, sois béni, somme toute !


III


Là-bas, on dit qu’il est de longs combats sanglants… ô n’y pouvoir mourir un peu !
P. V.



Et puis, ah ! ce jour où à propos de rien qu’une allusion entre grandes personnes, tes parents et moi, à l’éventualité d’une guerre contre l’Allemagne, tu te renversas sur ta chaise, tendu, comme bandé comme un arc, t’écriant de la voix qui commence à muer et cette fois virile bel et bien, que ton malheur était de n’avoir pas encore l’âge de t’engager pour aller en tuer de ces Boches, de ces têtes de pioches, de ces têtes carrées, de ces têtes de cochons ! Tu te foutais pas mal de mourir pourvu que tu en crevasses, à coups de balles, de baïonnette, de sabre ou de hache, au moins vingt pour ta part, avant ! Et tu insultais le « sale gosse », le manchot, le scrofuleux, l’homme à l’oreille qui coule ! Et les Français sont les premiers soldats du monde, on l’avait vu, on le verrait ! — Et Trente-six bêtises, ainsi bath, chouetteau, héroïques certes et dans tous les cas charmantes dans ta bouche, alors amère et pure comme celles de Bara, de Viala, aussi de Nvsus et d’Euryale, et de celle qui mourut pour sauver l’Eucharistie, portée en son jeune sein, d’un outrage même puéril.

Je te grondai un peu, comme il sied, moralisant sur la guerre qui, de nos jours, était chose sérieuse plutôt hélas ! que d’enthousiasme, etc., etc., ajoutant que ton temps d’être soldat viendrait assez vite, qu’on ne s’engageait pas à l’étourdie et qu’on ne pensait pas à s’engager quand on aimait sa mère (et si tu l’aimes, ce n’est rien que de le dire, bon petit soldat en herbe !), quand on aimait son père et des sœurs qu’une telle mort même prématurée, même glorieuse, affligerait tant !

Mais au fond combien je t’aimais, en ce moment, d’être si spontané pour une si simple passion, la Patrie, si ardent et si exemplaire, et j’eusse donné bien des choses et tous les gens, pour être tes parents, tout fiers j’en suis sûr, malgré leur nécessaire calme affecté, de t’entendre ainsi vibrer noblement et vivre pour de bon, cher gamin que j’eusse alors embrassé fort et fort, à t’en transmettre mon âme d’homme, mon âme de patriote ausi.


IV


Nez à la Saint Charles Borromée, moins grandiose toutefois que celui de cet illustre confesseur. Une fenêtre de l’appartement, située au rez-de-chaussée, donne sur la fin d’une rue en pente, aboutissant à une grande artère, comme on dit. Des marchands des quatre saisons et autres glapissent et chantonnent, tout un populo s’écoule : mitrons, trottins et le reste. En face de l’humble maison à cinq étages, siège un hôtel point somptueux, mais en quelque sorte diplomatique à force d’héberger de vagues portugais américains et d’étranges belles exotiques. C’est en été : la fenêtre est ouverte. Le jeune homme pioche une version grecque ou un thème latin. N’importe ! Toujours est-il qu’il s’ennuie, ou que, du moins, il assume l’air de s’ennuyer. Cependant, il fait chaud : les passants sont intéressants ; l’hôtel d’en face exhibe à travers des fenêtres ouvertes des nourritures appétissantes et des fruits destinés à la table d’hôte de cet établissement un peu primitif dans sa vétusté parlementaire.

Le devoir s’avance très peu, à travers ces observations, peut-être un peu répréhensibles, car papa ouvre la porte, et alors : Dictionnaire d’être feuilleté, pages d’être barbouillées, tête d’être penchée, moyennant des yeux de côté, main droite de courir, main gauche de couvrir le front, — quittes, tout à l’heure, à saisir la fourchette et le couteau pour un devoir enfin naturel.


V


— Tiens, monsieur X., comment vous va ?… C’est monsieur X, qui arrive…

Ces membres de phrases sortaient d’une grosse tête bornée, au Nord, par des cheveux très hérissés et très pommadés ; à l’Est et à l’Ouest, par des joues abondantes ; au Sud, par un menton légèrement fuyant — ornée au centre d’un nez et d’une bouche quelconques, mais que des yeux vifs rendaient sympathiques en dépit de ton quelque peu grotesque qu’on eût pu trouver dans l’ensemble. Et le jeune garçon, dont la taille gourde encore, pouvait accuser de treize à quatorze ans, se rua dans l’arrière-boutique où son patron le rabroua d’être si maladroitement poli avec les clients au sujet de leur santé et si indiscret vis-à-vis de lui, son maître, qu’il eut dû avertir par une tape du dos de l’index contre la porte de la cloison à claire voie. Puis, le négociant se précipita vers le client et fut tout à la vente, cependant que l’enfant, clignant d’un œil vers le Monsieur, tirait par derrière à l’adresse du « singe » une langue formidable et se livrait à des grimaces tout particulièrement significatives, haine et mépris, et dans un tel mouvement de naïve énergie que X. ne put s’empêcher d’approuver mentalement le petit insurgé, pour la cause bonne ou mauvaise, mais plutôt bonne de l’enfance exploitée et, pis que cela, insultée.


VI


Comme les deux amis sortaient de ce café d’ailleurs ridicule du quartier latin, ils furent accostés par ce fameux éphèbe, récitateur de règnes et vendeur d’étranges dessins : «  Encouragez-moi, Monsieur, » disait-il. Avec un sourire, nos amis lui demandèrent : le règne de François Ier ? Et le gamin de répondre du ton d’un élève d’une école laïque, déjà lauréat d’un prix de mémoire et de récitation et qui bataille pour le prix d’histoire :

François Ier succéda à Louis XII en 1515. Il fut vainqueur à Marignan et vaincu à Pavie. Il signa le traité de Madrid en 1526 et le traité de Cambrai en 1529. Il mourut en 1547, usé par la fatigue et les plaisirs. Il n’était âgé que de 53 ans…

Ainsi fut fait de plusieurs autres règnes — y compris celui du général Boulanger — en tous exactitude et scrupules en même temps qu’il tirait son béret bleu plus en avant encore qu’il n’avait coutume de le porter et que sa figure longue et pâle, assez plaisante, et ses yeux vaguement en coulisses espéraient une rémunération peut-être plus au delà que ses exercices scolaires.

Mais son petit corps gracieux, et l’on eût dit pervers, se détournait en un geste d’appel vers quoi ? Alors le souvenir vint aux deux amis du pauvre enfant pâle de Mallarmé, promis à l’échafaud et à de pires encore destinées ! Et sur la demande renouvelée d’ « un petit encouragement » ce fut avec une immense pitié que nous nous refusâmes à l’offre et repoussâmes la demande…

Tandis qu’il s’en allait parmi les terrasses voisines, débitant ses règnes et ses propositions, ce pauvre mais trop bel enfant !


VII


Chez, ce qu’on appelle un troquet, pour exalter des cafés somptueux où boivent sans crédit aucun — non ! — les futurs procureurs et officiers de santé de Paris et de la province, se trouve un servant qui, sous sa blouse et sa cote bleues réunies à la taille par le cordon court serré d’un tablier à plastron, est très désirable vraiment aux yeux de certain roquentin. Même on dirait que des choses se seraient passées si l’on ne connaissait les antécédents de ce dernier — car, comme l’a chanté Rossini après que Beaumarchais l’eut dit et Voltaire :

Mentez, mentez toujours, il en restera quelque chose.

En attendant, le jouvenceau, actif, propre et discret, fait son travail en chantant quelques refrains empruntés à nos opérettes les plus alertes et à nos airs populaires de l’arrière-saison.

Il est plutôt rouge encore que rose, car il est de la campagne au fond. Nul détestable esprit parisien ne l’anime, ce qui fait son mérite réel aux yeux du Sage. Et celui-ci, non précisément animé des meilleures intentions comme le serait tel philosophe accrédité, se réjouit de ce jeune visage perpétuellement en joie et de ce corps dessiné à merveille par son propre costume professionnel plutôt que par tel ou tel dandysme. Aussi ce Sage, pesant tout (comme il sied à un Sage), ne balance-t-il pas et se retire-t-il dans une haute partialité.

On objectera sans doute que ce croquis ne va pas sans être trop court. Mais ce scrupule que pourraient évoquer parmi nos lectrices et particulièrement parmi certains de nos lecteurs des détails justes ou injustes sur ce sujet si délicat, me fait une loi de couvrir de cendre un souvenir qui couve.

Que celui qui est sans péché jette la première pierre à celui qui est sans péché et qui a l’honneur

de vous saluer.

VIII


Celui-ci, je l’ai connu tout jeune et presque tout petit. Il était blond et frisé, il reste presque tel avec quelque barbe en plus — une jeune barbe, comme on dit dans son pays qui est le mien.

Plutôt petit et gros, pour ainsi dire, et bien que n’aimant les femmes que juste comme il faut, néanmoins celles-ci semblent raffoler de lui, pour la plupart du moins. Mille exemples pourraient paraître confirmer cette opinion que d’aucuns seraient susceptibles de formuler en hypothèse.

Mais quittons ces terrains vagues, et proclamons que c’est dans l’espèce le meilleur des garçons, bien qu’un des plus fins d’entre eux — des plus fins et des plus naïfs dans le meilleur sens du mot. Aussi faut-il le voir, maître dans une des plus grandes et plus illustres institutions de Paris, avoir pour ses élèves, tour à tour, des condescendances, quasi des tendresses, bonnes s’entend, et les sévérités qu’il sied. Voyez-le conduire au prochain lycée sa « bande à Mandrin », mutins écoliers riches déguisés en petits basques et en petits marins et les plus grands en sortes d’enseignes de marine qui seraient bien tentés de lui faire par les rues et par le Luxembourg des niches comme nous en faisions, nous, à nos pions, entre la rue Chaptal et celle de Caumartin, mais qui, reconnaissant sa justice et lui en étant reconnaissants, lui gardent tout le respect non moins que l’affection filiale et bientôt fraternelle qu’il mérite tant !


IX


La quintessence d’un gavroche qui serait un artiste puissant, presque un poète à force d’esprit et de savoir-faire dans l’esprit. Homme de cœur avant tout et mystificateur par dessus le marché : tel, au moral, mon ami.

Tel au physique lui, de face : une tête, pour ainsi parler, en l’air, enlaidie d’un monocle, mais ornée d’épais sourcils très beaux, avec des yeux émerillonnés et un fort nez à la retroussette, une bouche aux lèvres charnues perpétuellement souriante et bien meublée que surmonte une moustache tantôt latente, tantôt absente, le tout semblant s’essorer dans de la bonne humeur et de la fierté. Tenue bizarrement élégante, comme qui dirait 1830, appropriée à nos jours et sans le moindre soupçon de faux-toupettisme : un chapeau généralement mou, à larges bords, porté en arrière ou si, haut de forme, de côté, semble lui faire une auréole noire, ce pendant qu’un faux-col terrible de blancheur et de hauteur, parfois de couleur et cassé, le plus souvent rigide, émerge d’une cravate à flots polychrome ; une redingote à deux rangs très serrés de boutons corrozos dessine sa taille juvénilement épaisse ; des pantalons à la hussarde forment accordéon autour de ses jambes gamines que terminent de littéraux souliers à la poulaine.

Fumeur de cigarettes russes, il lui arrive parfois de humer le caporal national dans du gambier ou de l’ambre — selon les jours.

Le même vu de dos :

Un dôme de feutre surmonte une redingote un peu recors du premier Empire que mettraient en mouvement deux hélices des plus actives, un tirebouchonnement d’étoiles à carreaux marrons et bleus ou gratin ; et des talons solides et bien assis et plats.

La voix est enfantine et grave et basse avec des zézaiements plaisants et d’une rapidité parfois vertigineuse.

Grand d’ailleurs et, au demeurant, ainsi qu’il a été indiqué plus haut, un cœur d’or. Et c’est pourquoi je termine, en les modifiant pour la circonstance :


C’est sur toi que je me repose
Mon cher Analol’… George Hagon.


X


À Mademoiselle J…


Toute petite, en dépit de son âge de puberté, grassouillette et maigrelette ensemble, elle rit étourdiment, et soyez sûr qu’elle pleurerait de même. Un catogan traverse sa nuque qu’elle a frêle, mais qu’on devine devoir devenir puissante et même impérieuse un jour. Elle fume, par extraordinaire et sous les yeux d’une sœur tolérante parce qu’aimée, des cigarettes qu’a mouillées un hôte jeune et poli. Du reste, modeste, elle a des mots comme naïfs, telle une jeune fille de conte de fée. Même en ses expansions si cordiales, sa taille frêle se cambre et, s’asseyant, la chère enfant lance, pour ainsi parler, ses jambes au plafond, ingénuement. D’ailleurs, chaste, pure, et le reste. Pourtant, cette enfant qui ferait et fera sans doute et certainement une mère, charmante, de famille, de même qu’elle eût été une fille exquise, a faim parfois, en attendant qu’elle ait soif ou faim encore, à cause d’un père ivrogne et d’une mère morte.


XI


À Mademoiselle H…

Et sa sœur donc ! Une belle et blonde et grande et jolie fille aux yeux clairs et bien ouverts. Avec cela, d’une allure, d’un goût, d’une intelligence rares en ces temps de banalités et de médiocrités féminines. Son écusson, d’un chiffre exquis d’ailleurs, nous la désigne enfant de la noble Espagne ; elle en a conservé le sang chaud, la franchise et la fierté comme aussi toutes libertés de manières dans l’amour et sur l’amour. Et je vous jure que je donnerais dix ans de la vie d’un éditeur pour une heure de son existence partagée (spirituellement, s’entend !), car elle est d’un commerce, d’une fréquentation d’un compagnonnage vraiment agréables. Et croyez bien que si je m’étends sur elle de façon si gracieuse, ce n’est, au fond, que pour lui dire tout le mal que j’en pense.

D’abord, elle me fourre, à mon grand dam ! un tas d’idées mythologiques dans la tête et j’en avais bien besoin en vérité ! C’est Diane chasseresse pour la haute taille et l’incomparable sveltesse ; c’est Vénus pour la vénusté ; c’est, à elle seule, les trois Grâces pour la grâce. Que sais-je encore, et que dirai-je, moi profane, en ce pays un peu bien païen pour le sage que nous sommes ! J’emploie ici le pluriel, car ce ne serait pas trop que d’être à plusieurs, ou tout au moins de déployer le zèle de plusieurs, pour célébrer cette belle, congruement, — et voilà encore un grief pour l’en accabler dans la mesure désirable.

Comme il a été parlé plus haut d’intelligence et de goût, ne siérait-il pas de faire contre-poids et de déclarer tout cru qu’elle se refuse à porter le moindre bijou, prétendant mieux vouloir rester parée de sa propre beauté, comme si ce n’était pas d’autant plus détestablement prétentieux qu’elle est belle en effet (voir plus haut et en dépit de ses yeux clairs et bien ouverts qu’un hôte malavisé et moins galant que le précédent comparait à ceux d’un mouton !) et demandez en outre, pour savoir et voir leur mine en cette occasion, leur avis aux meilleures de ses bonnes amies.

Mais tout cela ne fait véritablement que blanchir, et puisqu’il a encore été parlé plus haut, non sans les yeux séants du rêve d’une existence partagée, ô spirituelleiuent, avec elle, disons, — puisque nous nous trouvons décidément plusieurs ici à faire l’avocat du diable — qu’une des choses les plus scabreuses du monde, c’est de former des projets, mais que la pire serait d’orienter le moindre de ceux-ci vers la Femme. Et quand la femme surtout est comme celle-ci, laissons-la donc faire. Nous efforcer ne serait rien, car, et finissons par ce trait, je la crois, et ici je n’engage que ma propre parole, très impérieuse mais peu changeante.

Arrangez, cela !


XII


À Charles Morice.


Vous m’avez, mon cher ami, témoigné naguère l’honorable, très honorable désir d’un portrait en pied, de vous par moi. Quelle que soit mon incompétence pour cette délicate besogne, voici ce portrait ou plutôt cette esquisse. Je vous aurai peint au physique quand j’aurai constaté que vous êtes grand, et permettez-moi d’ajouter, beau ; ce qui est, d’ailleurs, l’avis de la majorité des dames. Quand j’eus le plaisir de vous voir pour la première fois, vous étiez extrêmement jeune, et portiez une chevelure Apollonienne, épaisse toison noire, un peu éclaircie de nos jours ; mais le front, votre front de penseur et d’artiste, n’a que gagné, si j’ose ainsi parler, à cette virilisation de votre physionomie. Vous êtes mince, sans exagération, et d’une naturelle élégance, tout à fait fière et comme militaire, et cela m’amène à parler du moral qui est très haut, lui aussi, parfois trop haut, s’il est possible que la hauteur soit jamais un défaut. Et c’est pourquoi, moitié en badinant et moitié pour de bon, je vous ai, dès les premiers jours de notre liaison, baptisé Néoptolème. Du fils d’Achille, en effet, vous avez, avec tous les tempéraments bien entendu de notre civilisation, l’impétuosité, la générosité, j’allais dire la candeur. Ces qualités vous ont, comme il est coutume, joué plus d’un mauvais tour, et continueront, soyez-en sûr, à le faire encore. Je suis, pour ma part, un Ulysse bien insuffisant ; mais souvenez-vous que j’eus lieu, dans certaines circonstances, de vous donner de bons conseils, que vous écoutiez ou non, mais en y mettant la déférence due à mon âge mûr, et à ma toute bonne volonté. Du fils d’Achille, vous avez encore l’accessibilité dans tous les bons sentiments de la nature, de l’art, j’ajouterais de la littérature, si ce mot ne m’était en horreur, comme la chose. Et, tel que l’héroïque gamin, vous allez dans la vie, muni d’ailleurs de bonnes armes, qui vous assureront la victoire définitive, ce que vous souhaite ici votre vieil ami, tout à vous.


XIII


C’était sous le M-sur-M où ce Jean Valjean s’enrichit dans le commerce des verroteries de jais. Une petite ville forte sur une grande montagne avec une merveilleuse vallée autour d’elle ; vallée elle-même commandée par le monastère de Notre-Dame-des-Prés, vaste et très belle restitution en style gothique primitif de la Chartreuse là existante avant la Révolution.

J’étais allé, mi-curieux, mi-retraitant, passer quelques jours dans ce pieux asile et je ne puis exprimer la paix que j’y goûtai. Naturellement je ne manquai pas de visiter par le menu tout l’établissement qui, je le répète, est un chef-d’œuvre, en même temps qu’un colosse d’architecture spéciale ; chef-d’œuvre en solide légèreté, colosse en étendue. Une fois, passant au long d’un côté du cloître, j’aperçus dans l’entrebâillement d’une porte de cellule qui se refermait une haute forme blanche de tout jeune homme.

Vingt ans ou vingt-cinq ans qui pouvaient en paraître dix-huit ou seize, la face étant rasée, — et l’air si jeune, si vraiment pur. Et je me dis, ne pouvant lui dire, à ce novice rentré dans sa cellule :

— « Ah ! bel ermite ! bel ermite ! » comme parle la reine de Saba de Flaubert, puisque de seules, hélas ! réminiscences et idées littéraires m’obsèdent et m’affligent aujourd’hui, — « mon cœur défaille » de ne pouvoir, de ne vouloir décidément pas t’imiter malgré le bon exemple, enfant de l’Amour divin, bâtard en cette vie de boue et de crachats ! Mais va, fi de moi et de tous mes complices dans la sale chair contemporaine ! Et, puisque tu es, sans nul doute, lettré, perge, generose puer, et prie, oh ! prie pour ce faux pénitent, plutôt amateur, que me voici pour mes péchés et que la Grâce ne veut atteindre, d’horreur et de dégoût.

Enfant, oui, va prier pour nous deux ! et pour

nous tous !

MI-A-OU


Une chambre de malade. Un feu s’éteignant. De grands rideaux autour d’un lit et le long d’une vaste fenêtre. Une bougie encore fumante d’avoir été soufflée. Le malade bien chaudement couché, se parle, entre liant et bas.

T’is the turning point. Il n’y a pas à dire, il faut changer de vie, ou rien ! Ceci est providentiel ou il n’y a pas de Providence, et il y en a une. Les événements amenés par tes imprévoyances et ceux d’un hasard malveillant conspirent tous à ce but. Oui, mon vieux, c’est ainsi c’est bien ainsi. Et tout d’abord il faut renoncer à ce rêve où tu te berces, depuis l’instant lunaire où s’alluma ta raison, à cette paresse d’irresponsabilité, crue par autrui. Naïveté, par toi, sciemment ou non, considérée comme timidité, mais paresse pure et simple et coupable, paresse en toute vérité. Debout, dormeur éveillé, pique-toi de scrupules, secoue tes sécurités folles, vis de la vie, non de cette lente mort morale, intellectuelle, morale et civique. Allons, c’est ça, du courage, des résolutions, sapristi !

— Mi-a-ou…

— Tiens, le chat qu’on aura renfermé tout à l’heure en sortant de m’apporter mon dîner ! Bah, on va revenir pour remporter les dessertes. Tais-toi, chat. — C’est ça, des résolutions. La première, de guérir, de ceci, qui n’est rien et qui ne demande plus que du régime. S’abstenir de boisson, ô la boisson ! et du reste, imbécile ! Est-ce étant presque infirme, avec un système rhumatisant que… ? Mais la chair est si faible et tu trouves encore et toujours ça si bon ! C’était bien la peine d’avoir eu ta grande crise de vertu, que peu d’hommes eussent soutenue, après ton sang en route de par les fredaines de ta jeunesse pour en arriver à cet ithyphallisme un peu honteux à ton âge plus que mûr. Allons, d’abord ça, hein ?

— Miaou…

— Ah oui, les formes blanches, aux fuites d’ambre et d’ombre, les odeurs despotiques, insinuantes, bonnes toutes, la fraîcheur et la chaleur et la moiteur et les satins tissus, puis les défilés et les frisés blancs et rosés et noirs et blonds et les roux, et les draps caresseurs, et l’élasticité des lits et l’abandon de ta volonté sans compter les plongeons où ça ? Partout, vieux drôle ! Tes mains, tes lèvres… Oui, abjure ça. Rappelle-toi les belles chastetés. Que c’était bon aussi, au fond ! Même tu crus que c’était meilleur encore, souviens-toi. Mais non, tu te raidis. Ton corps un peu remis se bande à nouveau — et que quelqu’un de gentil vienne, que X ou qu’Y ou Z entre : ah misère, misère, cela, la vraie, la seule ! Car la boisson…

— Miaaaaou !

— Comme ce chat miaule bizarrement ! On dirait presque une voix humaine… Mais j’y suis… As-tu fini, gosse, de m’empêcher de dormir ? D’abord c’est bête, ce que tu fais là. et c’est mal imité. Tu ne sais même pas miauler ! Et puis, fiche-moi la paix, va-t-en, ou dès demain je le dirai à tes parents.

— Miaouaaaou !

— Petit insolent, tu me le paieras !

Car le malade s’imaginait que ce cri provenait du fils de la maison, galopin d’une douzaine d’années, plus qu’espiègle, qui avait l’habitude de le servir, d’ailleurs, gentiment et suffisamment poliment — non sans quelque manque intermittent de respect. Et, là-dessus, il frotta une allumette et alluma sa bougie. Ce ne fut pas sans une certaine et vague confusion qu’il s’aperçut que c’était bien le chat, et non le fils, de la maison, perché sur la cheminée, et qui le regardait de ses yeux verts, impassible et l’on eût dit presque ironique témoin de ses

bonnes résolutions.

PROJETS ET PLANS SUR LA COMÈTE

mémoires d’un veuf


À Fernand Langlois.


Ô les deux étranges courses à travers ce Paris ! Nous ne saurions, mon cher ami, vous et moi, que la chance a gâtés et sous les pas de qui notre aisance pécuniaire aplanit, jusqu’à la douceur d’un tapis de feutre fleuri et sentant bon, le sentier, pour d’autres ardu, paraît-il, de la vie, nous en faire, je le crains, une idée bien exacte. Je veux néanmoins essayer de raconter ces odyssées aussi héroïques, pour en dégager à notre usage, parle plus simple exposé possible des faits, la philosophie que je nous crois en droit d’y attendre.

L’un, « artiste-peintre », et l’autre, cette chose poète, s’étaient vus pour la première fois ce soir-là, dans un cale où un ami commun avait récité, devant des tiers des moins incompétents, des vers du poète, lesquels avaient eu du succès, ce qui avait fait plaisir à celui-ci vraiment. Aussi était-il tout ému quand, à la départie, se fut agi de rentrer chacun chez soi. Son chemin se trouvant être celui du peintre, ils durent faire route de compagnie et la conversation prit un tour assez rapidement intime. Échange de renseignements sur la situation mutuelle et les circonstances réciproques. Le peintre était de beaucoup plus jeune que le poète et par déférence le laissait parler bien plus qu’il ne parlait lui-même, et le poète parla terriblement ce soir ou plutôt cette nuit-là. Car, ayant dépassé l’hôtel où il logeait au jour le jour, il conduisit, à petits pas, rhumatisant qu’il était, son interlocuteur jusqu’à quelques pas de sa porte, loin, bien loin, non loin des fortifications. Le temps était superbe bien qu’il n’y eût que peu d’étoiles. Le long des quais et sur le pont Sully l’entretien eut comme un grand frisson. Un frisson d’eau courante attirante et froide. Ils causaient misère et généreuses imprudences et loyauté dont on ne veut plus et sacrifice dont on se moque, et gloire ! Ce dernier sujet les amena sur la place de la Bastille, absolument vide comme le mot, mais impressionnante et mémorable aussi. Le geste du poète, peu gesticulateur d’ordinaire, s’exaltait. Sa voix plutôt basse montait, semblait monter jusqu’au ciel noir pour bientôt s’apaiser ainsi que son geste, comme ils enfilaient la rue de Lyon et l’avenue Daumesnil qu’ils arpentèrent très haut, toujours marchant très lentement. En somme, c’était plus triste qu’autre chose, trop triste même, car le peintre, pour se montrer moins lamentable et déplorable que le poète, témoignait, par son accent plus encore que par ses discrètes assez confidences, d’un malheur dans sa vie ou tout au moins d’une infortune non légère comme son âge encore tendre l’eût pu faire espérer. Mais le poète, ainsi que je viens de le marquer, était particulièrement pitoyable avec son interminable expansion. Ce qu’il disait était vraiment touchant, car c’était vrai et dit non sans une éloquence des plus pénétrantes, dans son décousu trop nature. Et le peintre, si jeune qu’il fût, s’était laissé convaincre à cette sincérité d’ailleurs absolue. Il calmait, conseillait, ô si pudiquement pour ainsi dire, encourageait sans charlatanerie aucune, était bon, voix douce et parole grave, mais combien caressante et plutôt encore sororale, on eût cru, que fraternelle, quoique de celle d’un frère elle eut le sérieux, la force et l’entrain.

Plusieurs fois il avait voulu, non lassé mais ayant pitié, faire entrer le pauvre poète dans quelque hôtel, s’offrant même à le reconduire chez lui, — et quel chemin avec ce boiteux ! car il n’avait pas un sou sur lui et logeait chez un ami pauvre qui n’eût pu disposer d’une place convenable de plus pour coucher quelqu’un, tandis que le poète ne portait qu’une somme très peu vraisemblablement suffisante à trouver un gîte sérieux. Mais rien ne prévalut sur le poète, qui s’excusait d’ailleurs poliment et affectueusement sur l’indiscrétion de sa geinte, quand ils résolurent de sonner à un hôtel d’aspect honnête qui s’offrait à peu de distance du domicile du peintre. Ils venaient de franchir de larges espaces déserts, de ces boulevards plus ou moins neufs à perte de vue, foncièrement vilains et mesquins mais, de nuit, effrayants comme un mauvais rêve et d’une triviale horreur. On leur demanda pour une nuit un tiers en plus de leur pécules réunis, mais sur leur mine et sur leur promesse d’un complément pour le lendemain matin, crédit fut fait au client attardé. Rendez-vous pris aux environs de neuf heures de relevée, ils se séparèrent, et le poète, douillettement couché dans une belle chambre, se reposa bien s’il dormit peu ; puis une insomnie fut loin d’être pénible. Il y goûta même une sorte de douceur et qui finit par envahir tout entier son esprit, puis son cœur. Un ami venait de lui naître. Il revoyait de loto le peintre et se souvenait omnis mansuetudinis ejus. L’entretien de tout à l’heure lui revenait dans ses moindres détails, dans ses plus fugitives intonations. Et le regret, presque le remords, mais bien attendri, de sa propre importunité, l’exquise patience de l’autre, sa sympathie, et la pudeur, pour ainsi parler, la candeur, l’innocence de cette sympathie, tout attisait ce noble feu, grandissait cette flamme souveraine, d’autant plus pure, lumineuse et délicieusement réchauffante que nul détail oiseux, inséparable d’une liaison de quelque durée, n’obstruait encore son élan s’essorant. À l’heure dite, le prix de la chambre dûment complété, les deux amis reprirent le chemin du quartier du poète. Ils suivirent des rues, des quais, des ponts et des rues autres que la veille et se retrouvèrent près du Panthéon, en ayant obliqué par Bercy, toute agglomération de quartiers de travail aéré avec des valses d’orgues de barbarie volant par bribes dans des arrachements de vapeur et de fumée. De quoi parlèrent-ils, après un café au lait et un bouillon pris dans une crèmerie, sinon encore d’eux-mêmes ? Et cette fois le peintre, à son tour, se confessa pour ainsi parler. Le poète, bien rasséréné, l’écoutait avec la volupté de l’avoir compris, d’avoir démêlé ses « choses », la veille. Oui, la tristesse, ou plutôt la gravité triste de ce jeune homme avait une haute, une fière source. Des délicatesses à l’infini, froissées, des simplicités, des candeurs, si belles, méconnues, que d’orages déjà, quelle âme en fleur que blessée !

La liaison était faite et bien faite, quand, à quelques jours de là, ils se réunirent de nouveau pour une grande course combien longue, grâce à la claudication du poète ! à travers maintenant le Paris diurne des rues Vivienne, des faubourgs Montmartre et Poissonnière et des grands boulevards riches, à la recherche de quelque argent, qu’on y devait à je ne sais qui des deux et ce fut parmi l’opulente trivialité de ces d’ailleurs ennuyeux parages bruyants et mal brillants, que, toute affaire cessant, permettez-moi, mon ami, d’ainsi caractériser l’absolu désintéressement de leur état d’esprit, ils agitèrent, ces pauvres ! le croiriez-vous, des projets.

— Dites donc, disait l’un, quand je pourrai me procurer palette, brosses et couleurs, que le diable m’emporte si je ne vous fais pas un beau, mais là, vrai de vrai, un beau portrait de votre tête !

— J’y pensais justement, riposta l’autre, en toute sincérité arrachée aux conjectures. C’est ça. Va pour le beau portrait. Et pas plus tard que… Ici il éclata de rire, tout de même ! et reprit d’un ton tout simple :

— Quand je pourrai vivre.

Les projets, qui tiennent toujours, courent encore !

À PROPOS DU DERNIER LIVRE POSTHUME DE VICTOR HUGO


MM. Vacquerie et Meurice ont-ils eu raison de publier Amy Robsard, une « bêtise » du Maître comme dit nettement le « témoin de sa vie », et Les Jumeaux, ce fragment abandonné depuis des années ? Les avis ne manqueront pas d’être partagés. Pour ce qui me concerne, je ne goûte que mal ces secrets comme d’alcôve, mis au grand jour de la librairie.

Amy Robsard a des « qualités » de mélodrame à outrance et une mise en scène et en œuvre qui rappelle de très près les absurdes mais si divertissantes péripéties de Han d’Islande, péché aussi d’extrême jeunesse.

Les Jumeaux, leur plan qui n’est qu’un projet en l’air, d’ailleurs assez amusamment jeté sur une feuille volante, et leur millier de vers écrits de ci, de là, sans second travail apparent, sans nulle de ces variantes, de ces leçons, immanquables témoins d’une œuvre tenue par son auteur pour viable, Les Jumeaux sont loin, je l’avoue, d’avoir fait sur moi l’impression grande, même émouvante et parfois haletante d’admiration que m’a donnée la Lecture de la colossale épopée, par malheur presque inachevée : La fin de Satan, pourtant bien lâchée, bien faiblement esquissée par endroits. J’y relève, dans cet embryon de drame, des tirades d’un romantisme un peu connu, banal, bien que sorti, c’est le cas de le dire, de source, en tous cas ennuyeux au possible, surtout pour les occurrences mélancoliques qui ne manquent pas assez dans cette histoire à dormir debout d’un Masque-de-fer (encore !) capable de geintes du goût de ceci :

Je ne suis pas un homme
Allant, venant, parlant, plein de joie et d’orgueil,

Je suis un mort pensif qui vis dans un cercueil,
C’est horrible. Jadis — j’étais enfant encore,
J’avais un grand jardin…
Je rayais des oiseaux…
Et des papillons…
Quoi donc il s’est trouvé des tigres pour se dire :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Pâle il regardera de sa prison lointaine

Les femmes aux pieds sûrs qui passent dans la plaine. »


Il n’y manque plus, n’est-ce pas, que le refrain d’une « romance » intitulée : Le masque de fer (toujours !) que ma petite enfance subit combien de fois ! pour mes péchés à venir :


« Moi, je n’ai pas connu les baisers d’une mère. »


Il est vrai que j’y trouve également quelques couplets du bon faiseur, et même du grand faiseur, mais passablement connus aussi. Quant à la facture, à la tournure et presque à la matière, comme ce débris de boniment placé dans la bouche d’un grand seigneur cru, bien entendu le saltimbanque Guillot-Gorju :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je viens de Portugal encore ! Ils ont un roi
Tout jeune. Il a seize ans et joyeux, sur ma foi !
Quand l’Alcade Obregon, maintenant en disgrâce,
Lui demanda : Comment délivrer Votre Grâce
Du comte de Valverde ? il dit ; « En l’assommant ! »
Avec la gaité propre à cet âge charmant.


Les éphèbes, entre parenthèses, portent toujours bonheur à Victor Hugo, un féminin, en somme.

Rappelez-vous Jehan Frollo, le petit roi de Galice, Aymerillot, l’Aigle du Casque — et ce combien désirable Sophocle à Salamine, — tandis que, ô quelles petites horreurs fadasses et bébêtes que toutes ses jeunes filles. Esmeralda peut-être et la sordide maia vivante Eponine exceptées, — cette Cosette presque aussi insupportable que son pion de Marius, cette à bon droit protestante Deruchette toute d’ennui, cette prodigieusement stupide Déa l’aveugle, hélas ! point muette, et la jeune première de Torquemada !

Donc, à mon sens, ce dernier, ou avant-dernier, ou, peut-être, qui sait ? cet antépénultième livre posthume d’Hugo, n’ajoutera, comme on dit, rien à sa gloire et sans doute j’en viens d’assez parler. Je ne profiterai pas moins, vu mon ancien enthousiasme point tout entier évanoui, de l’occasion offerte, pour, en quelque manière, revoir l’ensemble de l’œuvre, reviser de vieux jugements intimes, enfin m’assurer moi-même, par une sorte de confession, de profession de foi publique équitable contre, d’une part, d’immédiates boutades irréfléchies, naguère lâchées, d’autre part, contre de possibles séniles retours.

La première fois que ce nom si longtemps prestigieux, Hugo ! retentit à mes oreilles, elles étaient tendres et petites, mes oreilles, des oreilles comme de souris, dressées naïves aux côtés de mon innocente tête, presque toute instinct candide et volonté dans les limbes. Savais-je même lire ? Avais-je sept ans ? lors de mes premières armes scolaires en cette rue reculée des Batignolles, où tant déjà d’années n’ont rien changé de la cour grandelette plantée de quelques acacias — mes petits camarades parisiens prononçaient agacias, et moi venu, ô par le hasard des garnisons paternelles, d’un midi dont je n’étais « bouffre » pas ! je prononçais acacia, — ni de l’humble maison d’école aux volets verts, au perron qui, les jours de distributions de prix, servit d’estrade à mes jeunes essais de déclamations dans les fables de La Fontaine ou les élégies si joliment puériles du bon Giraud… C’était à l’époque du Coup d’État ou peu après. Si bien que tant chez moi qu’à l’école, par la bouche du patron ou du sous-maître, ce vocable Victor Hugo sonnait mal, signifiait rouge, fou aussi et, mon Dieu, parfois saltimbanque. Plus tard, quand je fus en pension, j’écoutais les grands, les rhétoriciens, déjà libérés de la tunique et faisant faux-col, le faux-col en triangle de guillotine de cette époque, qu’affirmaient, d’autre part, de hardis essais de sous-pieds, déclamer des vers du grand homme :

Une surtout, une jeune Espagnole…
…Envolez-vous de ce manteau

… Et s’il n’en reste qu’un..

Mais ce ne fut que bien après, j’avais au moins treize ans, que la révélation par la lecture eut lieu pour ce faible moi et je tombai sur le second tome des Contemplations ; les Mages et la Bouche d’Ombre eurent, je le crains, presque aussi peu de clarté pour mon esprit en miniature d’alors qu’ils en oui trop pour le « décadent » que me voici, suivant des gens.. Par contre, les vers sur la mort de Léopoldine me choquèrent et je trouvai moi, frais émoulu de mon catéchisme, absolument comme je le trouve aujourd’hui, ce père désolé, ce chrétien qui se dit si soumis, bien téméraire de dire au Dieu qu’il fait profession d’adorer dans imites ses manifestations


Considérez que c’est une chose bien triste…


Les Orientales me plurent à quinze ans — (j’y voyais des odalisques) — et me plaisent encore, comme beau travail de bimbelotterie « artistique », comme article de Paris pour la rue de Rivoli, de bon débit parmi la buée vanillée de pastilles batignolaises d’un si vague sérail !

À leur tour, les quatre œuvres de demi-teintes, Feuilles d’automne, Voix intérieures, Chants du Crépuscule, Les Rayons et les Ombres, me prirent et me tiennent encore par leur relative simplicité, un certain accent sincère et, dans le dernier recueil particulièrement, par un tour artistique (je m’exprime mal, avec encore ce mot désagréable), spécial, intrisèque, dirai-je avec Sainte-Beuve, modéré, discret, sourdine et nuance, propitiatoire tout à fait.

Vinrent, pour la suite de mon adolescence, Notre-Dame de Paris, et le théâtre. Je passe sous silence ces essais parfois très intelligents, les Odes et ballades, Bug Jargal, Han d’Islande, Cromwell. Je goûtai moins alors le roman que je ne le prise aujourd’hui. Comme Leconte de Lisle, je pense que Goëthe fut trop sévère envers ceux-là et qu’il y a là une originalité très distincte de Walter Scot et très supérieure aux Anne Radcliff, aux d’Arlinsourt ambiants, et sinon égale à du Chateaubriand, du moins absolument indépendante de lui et d’une intensité toute différente.

Je fus fou du théâtre, je le confesse sans trop de honte, et par instants je le préfère encore immensément à ce qu’on fait, à tout ce qu’on fait, peut faire dans le goût et dans les tendances d’à présent : Ruy Blas est une charmante comédie suffisamment psychologique et que ne me gâte pas trop un sot dénouement. Hernani chante « clair et beau » et si Marion Delorme, sauf le premier acte, et le Roi s’amuse m’assomment franchement, j’incline vers plusieurs scènes des Burgraves. Quant aux drames en prose, ils délectent ce que j’ai, spectateur faubourien, dans mes tréfonds.

Mais je grandissais, je grandissais, et voici qu’il m’est temps d’arriver à mes contemporains — pour ainsi parler, — les livres d’à partir de La Légende des Siècles, en passant, un peu vite, par les Châtiments et si vous voulez bien par un Hugo politique qu’illustrerait avec votre permission quelques mots inédits et anecdotes sur lui.

. . . . . . . . . . . . . . . .

AU PAYS DU MUFFLE


par


Laurent Tailhade


« Sois grandiloque et bouzingot »



Ce conseil que j’aurais donné si je n’en avais pas, hélas ! depuis trop de temps, prêté l’exemple, M. Laurent Tailhade — un Banville exacerbé, un Martial et un Catulle, presque un Piron, méchant comme de droit, dur selon la norme, et spirituel, et rigolo, plus que d’aucuns — ce conseil-là, il « l’envoie » non dans un sac, à quelques-uns de nos jeunes trop cravatés et que… mal éloquents !

Je voudrais pouvoir louer avec plus de compétence sa manifestation bien littéraire et très humaine, mais si cruelle ! Mais je suis un de ses complices et je ne m’endors pas sur certaines amitiés, de même que je me repose moins encore sur quelques haines que j’ai. Néanmoins, la généreuse inimitié me plaît, quoi qu’en souffrent mes intimités, et je tends à Laurent Tailhade une main confraternelle devers des Invectives que je ferai selon son esprit, mais peut-être encore plus méchamment, et ce ne serait pas des prunes !

J’adore énormément les sonnets dits quatorzains, dont exemple :


QUARTIER LATIN


Dans le bar ou jamais le parfum des brevas
Ne dissipa l’odeur de vomi qui la navre,
Triomphent les appas de la mère cadavre
Dont le nom est fameux jusque chez les Howas.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Des Valaques, des riverains du fleuve Amour

S’acoquinent avec des potards indigestes
Qui s’y viennent former aux choses de l’amour.


Et ces Ballades très douces à l’humanité prise

en général :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Prince d’amour que fêlent les buccins,
Imitez la continence des Saints,
Mousse d’or, et gravez la chantepleure
De Valentine au trescheur de vos seings ;
Amour s’enfuit, mais Vérole demeure.


Et si douces, trop douces au sujet de nos chers contemporains :


« Fleur de gitons, Prince Charmant,
Non pareille est cette merveille
Offerte à votre étonnement :
L’homoncule dans la bouteille. »


Car je m’inscris en faux contre toute la justesse (ce qui ne veut pas dire la justice) de ces sentences sommaires et vestibulatoires à ces déambulatoires choses, sous forme d’antichambre, à la salle du Trône où l’on dit que : J’éclate !

Exemple :


« Le savez-vous, Ohnet, Lemaître,
Toi, Jean Hameau qui fais des vers
Pentamètres

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


J’irai, fût-ce en Patagonie,
Chercher ce reingold, oui, j’irai
Sur la grande mer infinie,
Car mon crédit est délabré.

Et je préfère vos zagaies,
Anthropophages batailleurs,
Aux réclamations peu gaies
Des mastroquets et des tailleurs.


M. Laurent Tailhade est, d’ailleurs, un parfait gentleman plus heureux que moi d’un faux-col bien qu’il, comme votre serviteur, se f… un peu de tous les qu’en dira-t-on quelconques et autres : et je le salue en

Paul Verlaine.

ÆGRI SOMNIA


Quelle semaine occupée ! J’entends que de nuits de cette semaine occupées, puisque mes journées se passaient aussi dans mon lit, mais plates, uniformes, toutes aux repas et aux remèdes à heure fixe, aux crises prévues et aux somnolences subséquentes également prévues ; j’entends quels rêves dans que de nuits ! Cinq nuits sur sept et seulement cinq rêves ramentevés, sur le cube et le cube de ce chiffre !

Voici :

D’abord, une porte cochère du vieux Paris pleine du monde chassé par une averse comme dans la rue Soli des Treize ; comme dans la rue Soli des Treize aussi, un homme à figure sinistre qui me regarde dans le blanc des yeux et m’épouvante. J’ai l’impression que cette figure me confesse : un tas de hontes me montent au visage et je suis sûr qu’à mon réveil, qui est très brusque, me voici rouge comme un menteur pris.

Je me promène avec des gens dans une ville où j’ai habité seize mois sans en avoir entrevu que la gare. C’est en Belgique. Style Renaissance. Briques et tuiles, angles de pierre. Églises rouges. Madones de velours et de bijoux au coin des rues. Puis ponts de fer, tramways partout, télégraphes et signaux de fonte peinte en sombre, dorée, rouge, — le tout géant. Il y a quelque fête. Nous suivons la foule vers un embarcadère vertigineux d’où nous revenons à contre-sens de la plus grande partie de la foule encore pour la fête. Des gens ayant bu m’insultent. Un agent de police à chapeau fané de garde-française m’arrête au moyen d’une corde autour de mon cou et me mène dans un hôtel de ville en bois au rez-dechaussée duquel il y a un estaminet ; mon agent m’emporte à rebroussepoil d’un escalier très noir et m’introduit dans la table du conseil échevinal (nous sommes en Belgique). Des messieurs très chic dans des box. L’un d’eux m’interroge. Il est brun, beau, jeune, barbu, au costume magistral dont je ne me souviens plus. Il me reproche l’impression en France de fameux volumes obscènes où les institutions belges sont attaquées. On me bouscule ensuite de salle en salle sur des parquets très cirés où une jambe que j’ai malade glisse douloureusement. Finalement, un autre monsieur, vieux et sec celui-là, ordonne à un huissier à verge de me dépouiller. La chaîne de mon parapluie s’entortille autour de mon poing et l’homme tire très fort dessus, ce qui me fait mal et j’ouvre les yeux.

Je suis le roi de France, et il paraît que j’ai abusé de ma position au point de retenir prisonnier, je ne sais plus dans quel dessein très profond et probablement patriotique, le fils du roi d’Angleterre qui, lors d’une fête donnée par son ambassadeur dans un décor d’opéra, me reproche avec une amertume des plus éloquente ce manque absolu de procédé. Il est très pathétique, Monsieur mon frère, et très beau dans sa barbe brune et son habit noir du bon faiseur. Je réponds insolemment et astucieusement, et je sens au fond que je n’ai pas raison au point de vue théâtral. Tout cela devant de magnifiques courtisans en uniformes et des dames princièrement décolletées. Mon habit noir à moi n’est pas bien. Même il est fripé et limé. Je profite de la diversion du prélude d’une valse pour sortir en chercher un autre, et c’est dans mon lit que je me trouve.

Allons bon ! D’un ou de deux coups de revolver à peine tirés à dessein, je viens de tuer cette pauvre grosse et jadis belle Madame ***, à qui j’ai donné tant de camélias et de Parmes. Je suis rentré chez moi, dans un appartement d’autrefois, très oublié. Ma famille, instruite, me blâme, et je cherche avec elle des moyens d’échapper. Ah ! le bon moment quand je revois la toile d’araignée vue la veille dans le coin gauche de mon alcôve !

Sedan (prononcez S’dang), Bouillon, Paliseul (prononcez Paiizeû), Jéhonville (prononcez Djonvi), lieux d’enfance. Que changés ! Dans le bois, à droite, en venant, le grand bois murmurant jadis sous des vents parfumés de bruyère, de myrtilliers et de genêts, et pleins du cri lointain des loups et de leurs yeux comme tout proches, il y a des becs de gaz, et dans les clairières, très nombreuses aujourd’hui, des industries mal odorantes. Ô les vilains ouvriers flamands et italiens ! Je reconnais le chêne, le Père qui s’élève à l’entrée du bois ?… du bois… Salmon (c’est bien ça), de quelques mètres éloigné des premières futaies. Horreur ! un Robinson s’y est installé, à l’usage de couples à demi-paysans : bières et sirops, macarons et veau froid, chef crasseux et bonnes sales. Du trottoir et du bitume et du béton. La campagne autour, quelquefois Sauvage, s’est faite plate à force de jardins potagers. Les beaux étangs noirs qui clapotaient gais et sinistres en plein vent dans l’âpre prairie, il y a des cygnes et des bêtes cyprins dedans et une bordure de granit rose autour… Je m’y mire et j’y vois une face grassouillette dont je reste tout confus en présence de mon innocence, là vivante jadis et de tout ce qui s’est passé entre ma maigreur d’alors et ce ridicule, cet odieux embonpoint qui dit tant de choses digérées, de choses plates, laides, médiocres et lâches. — Et que béni soit le sursaut vengeur me

rendant tout à mon réel malheur, fier alors !

MES SOUVENIRS DE LA COMMUNE


Dès le matin les affiches blanches, s’il vous plaît, du « Comité Central de la Garde Nationale » avaient averti la population parisienne de cette nouvelle victoire de la « vraie démocratie » ; proclamations vraiment point trop mal tournées, et signées — enfin ! — de noms absolument nouveaux, tels que Camélinat, etc. On y lisait des choses véritablement raisonnables à côté d’insanités presque réjouissantes. Pour mon compte, je fus emballé, tout jeune que j’étais pour ainsi dire encore et frais émoulu, entre deux poèmes parnassiens, ô qu’impassibles ! — des réunions publiques, et naïves d’ailleurs, des temps tout proches de l’Empire. Et puis c’était franc, nullement logomachique et d’une langue très suffisante dans l’espèce. Bref, j’approuvai, du fond de mes lectures révolutionnaires plutôt hébertistes et proudhonniennes, cette révolution tenant de Chaumette, de Babœuf et de Blanqui. Et puis quelle réhabilitation de la Garde Nationale enfin sérieuse et redoutable, après Daumier et tant de vaudevilles Louis-Philippe et faux-toupet !

C’est au moment où nous enterrions le pauvre Charles Hugo qu’avait lieu le drame de la rue des Roziers. À la sortie du cimetière, la triste nouvelle tintait déjà dans l’air assombri. En même temps, les barricades ébauchées le matin devenaient formidables et s’armaient de canons, de mitrailleuses et se hérissaient de baïonnettes au bout de fusils chargés. Les passants chuchotaient des paroles d’alarmes et filaient vite. Les boutiques se fermaient et maints cafés n’étaient qu’entrebâillés. Ça sentait la poudre et ça fleurait le sang. En même temps des incidents comiques se produisaient. Pour ma part, j’assistai, non certes à la frousse, mais à l’indignation un peu puérile d’un de mes bons amis, poète de grand mérite. À propos du meurtre évidemment déplorable du général Lecomte et de Clément Thomas, ce ne fut pas une fois, ni deux, mais cinquante, mais cent fois qu’il me répéta, alors que moi je trouvais tout ça, même la fusillade de Montmartre, très bien (horresco referens !) : « Mais c’est affreux ! mais c’est l’affaire Bréa, mais, mais… » sans compter les grotesqueries de costume, les disparates d’uniformes, et les commandements à rebours et les manœuvres à l’envers de cette garde nationale à peine dégrossie de l’atelier et du troquet. Et quelle emphase, du reste gentille au fond, dans le langage de ces braves gens imbus de leurs bêtes et méchants journaux mal digérés en eux !

La nuit tombe sur la ville haletante. On entend des crosses de fusil tombant sur le pavé…

Parisiens, donrmez !

LE BON LARRON


À Willette.


Oui, très bien, votre « Mauvais Larron ». Touchante, la démarche (et amusante) de cette brave petite femme grimpée sur son ânon, pour un dernier baiser au pauvre diable avec qui elle avait sans doute tant aimé. Gentille l’idée, exquise l’exécution.

Mais le Bon de Larron, alors ? Je sais, moi catholique, qu’il est sauvé, qu’il fut même le premier saint du dernier testament, l’archi-confesseur, que ceci, que cela. N’importe, si le « Mauvais Larron » est si intéressant, grâce à vous peut-être seulement, combien le bon le sera-t-il donc ? (En dehors des Bollandistes définitifs, bien entendu.)

Oui, au point de vue humain, qu’est-ce que le Bon Larron ?

Un abandonné probablement de sa femme, d’une veuve trop fière, peut-être offensée, en tous cas compromise et se dérobant. Et comme la miséricorde de Jésus est infinie, la grâce n’aura pu descendre que sur un scélérat sans excuse. Mauvais mari, fils ingrat, père affreux, voleur sans pitié, certainement lâche, tel à mes yeux ce grand saint qu’un sonnet jeune de moi,


Lorsque Jésus fut mort et comme une auréole
S’allumait bleue au front blanc du Nazaréen,
Le Bon Larron prenant brusquement la parole :
— Compagnon, que dis-tu de ces choses ? — Moi, rien.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Sinon qu’en pendant là cet homme l’on fit bien…


et cætera, blasphémait avec son Rédempteur et le nôtre, et à qui j’offre ici mes respectueuses excuses de n’avoir pas compris les raisons.

Espoir des endurcis ;

Modèle des contrits de tout à fait la dernière heure ;

Inventeur de la Pénitence finale ;

Magnifique vainqueur de Satan qui lui fîtes une blessure plus cuisante que tous les coups de tous les anges restés fidèles, avec votre cri de vrai soldat du Mal reconnaissant sa défaite, la seule parole de bonne foi de toute une coupable vie : « Seigneur ! ayez pitié de moi » ;

Saint Cléophas, priez pour nous.


HISTOIRES COMME ÇA


DEUX MOTS D’UNE FILLE


I


Il s’était dégradé depuis belle lurette. Je veux dire qu’il vivait chez de petit peuple, dans un garni dont sa dèche, bien qu’ancienne, n’excusait pas les promiscuités.

Aussi vous avait-il de ces théories ! Un jour ne me dit-il pas :

— Mon cher, ces filles et leurs amants ne sont pas ce que l’on pense. Il y a chez les unes un dévouement et un héroïsme, chez les autres une chevalerie, oui, une che-va-le-rie et une tendresse qu’on chercherait en vain ailleurs. Certes, il y a des sous-entendus à ces vertus. Mais quelle médaille… ? Est-ce que la plus belle fille… ? L’argent a, je le reconnais, sa très forte part dans ces existences irrégulières. Mais dans les régulières, d’existences ? Et encore, voler à coups de poings, de sortie de bal ou de couteau, que peut châtier un revolver, s’approprier par des sourires et des caresses le porte-monnaie d’un imbécile, au risque de plus de mois à Saint-Lazare que de juste, n’est-il pas plus noble, oui, noble, et plus gentil que d’accaparer en gros ou d’escroquer en détail ? J’aime, je l’avoue, ces beaux jeunes hommes à qui les chroniqueurs judiciaires décernent sans discerner la même tête ignoble, nos pères eussent écrit, patibulaire. J’adore ces vaillantes de la Joie à qui ta Société n’a rien à reprocher, elle qui ne fait que pressurer, emprisonner, enrôler, marier pour divorcer, saisir, guillotiner, et tout ! — que de vendre du plaisir, et de quel plaisir ! de celui qu’ont chanté tous les poètes, qui sur terre est, avec la vertu, l’unique bonheur, pour quoi périt Troie et à quoi nos arrière-petits-fils devront de vivre. Et même, à ce propos, ces charmantes compagnes d’oreiller nous tiennent quittes des conséquences. Que de peine aussi se donnent-elles pour nous plaire en toute sécurité nôtre ! Dessus et dessous de toilette, le teint fait, toujours prêt, la bouche et les yeux perpétuellement sur l’exquis qui-vive. Quant à leurs amants, des chevaliers, te répéterai-je à satiété, puisque te voilà branlant ta tête de saint Thomas bourgeois. Je te raconterai, quand tu voudras, des choses d’une authenticité terrassante. Mais, tiens, laisse-moi te chantonner — en attendant de l’entonner ces épopées — une modeste idylle où je jouai mon bout de rôle…

Ici je coupe la parole à mon ami qui, sans doute, nous en baillerait par trop de trop belles, et je vais vous donner à la troisième personne, et tout bonnement, son récit qui vous eût été, sans nul doute, lyrique à l’excès.

L’hôtel garni en question était, en dehors de ses chambres pour ouvriers, tout petits employés et déclassés, une très peu vague maison de passe. Des filles en carte, en outre, y avaient leur « carrée » en propre, avec amant ou maîtresse, ou rien dedans. L’une d’elles qui couchait seule, une fois le « truc fait », eut avec mon ami, alors en possession ou en pouvoir de femme (et à propos de cette maîtresse participant à l’entretien), une altercation assez, violente à l’issue de laquelle elle donna immédiatement congé, « ne voulant pas, cria-t-elle, car elle était soûle, être insultée impunément par deux vaches ! » À quoi l’irascible garçon que la présence de sa femme gonflait encore, — tel un dindon — répliqua : « Va dire à ton m…. que je ne réponds pas aux p….. » Quelque temps après, naturellement, il se brouillait avec la belle, cause de tout ce tapage, une grande brune assez insignifiante, puis tombait gravement malade. Sa maladie dura six mois au bout desquels une rapide convalescence lui remit en tête quelle foule d’idées, et qui est-ce qui lui trottait le plus dans sa diable de cervelle ? Parbleu ! la femme à l’engueulade, la p….. de l’été dernier. Cœur humain !

C’était une imperceptible blonde, d’un blond ardent merveilleux. Sa tête va comme je te pousse n’était pas désagréable avec son nez trop à la retroussette, son teint haut de buveuse habituelle et ses cils un peu de lapin blanc. Elle portait, à l’époque dont se souvenaient les sens commençant à s’étirer de l’alité, une camisole rouge à pois blancs, sur une jupe pareille. Tout ça lui donnait l’air d’un petit incendie, et c’était très ragoûtant. Aussi fut-ce un bon moment pour X. (il s’appelait ainsi) quand il apprit par son logeur que Mlle  Marie avait reloué chez lui. Sur le champ il se fit faire sa chambre à fond et changer de draps, commanda un bon souper à deux pour vers six heures du soir, et s’arrangea de façon à ce que l’infante voulût bien venir dans les environs de cette heure-là.

Un énorme feu de charbon anglais flambait dans la large grille, et la réverbération en dansait gaîment, on eût dit malicieusement, sur la longue étagère d’en face surchargée de livres, dont pas mal de mystiques, sur le marbre et les cuivres de la commode, et jusqu’au plafond tendu de papier gris clair à fleurs violâtres. X. était dans son lit tout blanc qu’entouraient d’immenses rideaux vert sombre et ponceau. Sa chevelure assez clairsemée sentait bon la pommade, et de la brillantine parfumait sa barbe rare. Une chemise très fine, non amidonnée, son seul luxe de jour et de nuit, drapait son torse et ses bras amaigris mais encore dodus, car, comme Hamlet, il était gras. Une étincelle gaillarde pétillait dans ses petits yeux à la chinoise.

On frappa.

— Entrez.

La dame entra. Robe noire, pèlerine en faux astrakan, foulard écarlate autour du cou.

Ce dialogue s’engagea :

— Bonsoir, monsieur Ernest.

— Bonsoir, mademoiselle Marie. Et comment allez-vous depuis que je n’ai eu le plaisir de vous voir ?

— C’est à vous qu’il faut demander cela, mais je suis heureuse de vous voir si bonne mine.

— Oui, ça commence à r’aller. Faut espérer que ça rira, comme on dit chez moi. Dit-on comme ça chez vous ?

— Pour aller mieux, pour ça ira mieux ? Non, on dit aller mieux, ça ira mieux. À propos, êtes-vous toujours fâché après moi ?

— Et vous ?

— Moi ? — Oui.

— Non.

— Eh bien, ni moi non plus.

— Alors si on soupait ?

On soupa sur une petite table toute servie que Marie approcha du lit d’où X. mangea sur ses coudes. Pâté de foie gras et bordeaux. Quand ce fut fini, Marie ôta son fichu, puis sa pèlerine, et remit la table dans son coin.

— Ouf, qu’il fait chaud ! dit-elle, mais j’ai froid aux pieds, et elle délit ses bottines, faisant mine de se chauffer fort au foyer qui baissait.

— Marie, venez donc, j’ai quelque chose à vous dire.

— Me voici. Quoi ?

— À l’oreille.

L’oreille fut vite à la portée de la bouche qui la baisa par derière. Puis des mains d’X. l’une soutint les reins et environs, l’autre dégrafa la robe, et le corset. Marie se défendait peu. Soudain elle fit tomber corset et robe, ôta ses bas, alla s’assurer si la porte était bien fermée à double tour, revint vers X., rejeta les couvertures et le drap à moitié, mit un genoux dans le lit et dit :

— Zut, j’ai froid. Allons, houste ! souffle la camoufe !

X. obtempéra.

II


Mais le foyer mourant dardais sous le dais pourpre sombre des rideaux une lueur toute drôle, et comme presque diabolique. Par un caprice, Marie s’était comme qui dirait agenouillée, les bras autour du cou de X. qui la voyait donc bien en face. La mignotte plutôt encore que mignarde physionomie de la fille lui apparaissait dans une sorte de nimbe sourdement fulgurant, sur lequel rayonnait une chevelure en or fauve à la lettre, fauve à reflets roses, à reflets on eût cru violets, puis très clairs à sembler blancs, puis mats comme le plus beau cuivre — et frappée de l’espèce, maintenant, de phosphorescence envoyée par la cheminée, enveloppée d’elle, et, merveille ! éparse en crinière d’archange avec des bouts en pointes de feu, car Marie tenait ses cheveux à moitié longs, approchant de la trentaine et sans doute redoutant un éclaircissement précoce de son trésor à qui rien ne manquait que d’être monnayé, suivant son mot d’enfant. En même temps, la cordelette dénouée de sa chemise donnait libre jeu à cette dernière, et des épaules rondes, des seins fermes aux bouts roux splendides, des hanches grasses, d’un satin, ô que précieux, d’une senteur virtuelle si capiteuse, vivaient, vibraient sous l’étreinte jamais assouvie de X. Quelle fatigue exquise au terme aigu de laquelle lestement, dans les deux sens du mot, Marie, enjambant d’une jambe une jambe de l’homme, se laissa rouler, pour s’y blottir, dans le coin du lit, au long du mur tendu de la même perse que les rideaux vert foncés sur fond ponceau. X. dormit jusqu’au matin, dans la fraîcheur des beaux bras nus, avec sa tête dans les cheveux de fée et d’ange.

Au réveil, Marie, après une conversation qui mit le comble à la langueur de X., fut tôt hors du lit, enfila son jupon, jeta sa pèlerine sur ses épaules, lit du feu et procéda à sa toilette.

Après avoir tordu en un fier chignon sommaire ses admirables cheveux, elle fit bouillir de l’eau qu’elle versa, mêlée à de l’eau froide, dans un bassin de fer blanc (la chambre du malade se trouvait garnie de tout un petit ménage) et s’y lava promptement les pieds jusque très haut. Cela fait et le bassin vidé, elle dit à X. : « Tu permets ? » en même temps que sa pèlerine et son jupon dégrafés tombaient et que sa chemise sautait par dessus sa tête. Ô ce corps ! Ô, du col aux orteils, cette blancheur de lait sur du marbre rose qui palpiterait à temps bien égaux, cette santé forte mais discrète, cet embonpoint charmant, tout au plus à fossettes vers les endroits juste qu’il faut, cette harmonie des seins, et du ventre, et des cuisses ! Et, par un privilège, les jambes étant hautes relativement au buste, les perfections de l’autre côté n’avaient rien de ce caricatural qui trop souvent nous afflige chez les femmes les mieux faites.

X. avait vu bien des femmes dans mille postures. Jamais une pareille beauté de corps. Et la tête assez indifférente, je l’ai donné à penser, grâce, il faut le dira aussi, à cette prestigieuse chevelure, bénéficiait de ces splendeurs et semblait belle de très ordinairement gentille qu’elle était. Il n’y put tenir, sortit du lit, l’y ramena de force, et les plus folles caresses les retinrent encore des quarts d’heures et des quarts d’heures.

— Ce n’est pas tout ça, dit-elle, il est v-huit heures et z’ai faim. Laisse-moi m’habiller un peu que z’aille cercer à manzer.

Et à l’aide d’une vaste cuvette, d’une éponge et de deux ou trois serviettes, elle baigna, frotta, essuya son sublime corps parmi des attitudes simiesquement sculpturales des plus éblouissantes, se rhabilla en deux temps et sortit pour revenir munie de chocolat dans une boîte au lait, dont elle mit le contenu dans des bols à soucoupe, tira de sa poche quelques croissants, et, comme honteuse :

— Bête que je suis, j’oubliais le vin blanc ! et elle cria par la porte entrouverte :

— Patron, une bouteille de blanc !

(Elle ne zézayait qu’à ses heures).

La chambre de X. était au rez-de-chaussée, séparée de la boutique du marchand de vins par seulement un court corridor. Le patron ne tarda pas à apporter la consommation demandée.

Le vin blanc bu et le chocolat absorbé, elle balaya, rangea la chambre à fond, ouvrit la fenêtre un instant.

— Maintenant, je monte à ma chambre m’habiller un peu en après-midi. Tu payes à déjeuner ?

— Et à dîner et tous les jours et ta chambre, si tu en as encore besoin.

— Tu es un gros chat bleu. J’accepte. À tout à l’heure !

X. allait se rendormir au bout de quelques minutes, quand il fut gratté à la porte.

— Entrez, cria-t-il d’une voix de mauvaise humeur.

Un éclat de rire sonna par la chambre où Marie entrait, portant une valise qu’elle déboucla. — Tu ne m’attendaispas sitôt. Au moins, tu ne m’as pas fait de traits ? Zalouse, moi, tu sauras. Mais dors, chou, tandis que je vais m’habiller ici. Ça n’incommode pas monsieur ? Oh ! moi, tu sais, ce n’est pas pour toi, c’est parce qu’il y a du feu dans ta chambre.

Et en disant du « feu », elle s’appuya sur sa cuisse et le baisa une vingtaine de fois à gros bruit.

X. ravi, souriait. C’était charmant, ce « coucher » qui tournait au « collage » avec certes une des plus belles femmes du monde, et qui paraissait si bien !

Une seconde toilette eut lieu. Cette fois, la chemise était bordée au col, aux épaules et en bas, d’une broderie légère et rendait un frais parfum de new mownhay. X. dut en prendre l’étrenne, ce à quoi il s’était résigné sans grand chagrin, quoique bien fatigué pour un convalescent. Une espèce de robe de chambre en étoffe de laine grise à ramages rouges, dessinant bien la taille, assez étroite de jupe, suivit, et les pieds se chaussèrent de hauts chaussons très justes et pomponnés de moire verte. La fille alors dit : « Dors. Je te réveillerai pour déjeuner », prit un livre et s’endormit bientôt dans un fauteuil, presque en même temps que X, dans son lit. Midi sonnèrent.

— Petit, cria Marie, allons, debout. Attends, je vais t’aider.

Et elle l’aida à mettre un pantalon, des chaussons, un gilet de chasse et un gros pardessus fané, passé paletot d’inférieur.

Ils déjeunèrent dans la boutique, comme X. en avait pris l’habitude, depuis qu’il pouvait se lever pendant quelques heures, avec le patron et sa famille, composée d’une femme et cinq beaux enfants, dont une petite de huit ans, un pur ange de grâce et de bon caractère, et un gamin de douze ans, espiègle comme cent, si drôle dans ses jeux, à froid parfois — tels ceux de beaucoup de jeunes garçons parisiens, — qu’X. l’avait surnommé Pierrot, appellation dont l’enfant était mystérieusement tout fier.

Après déjeuner, Marie tira de sa poche quelque chose qu’elle déroula et se mit à raccommoder, en face de la patronne, déjà occupée à un travail analogue, et X. témoigna le désir d’aller se coucher.

— Ma clef sera sur la porte. Viens quand tu voudras.

— Dors toujours bien. J’irai quand il faudra.

Il était six heures et demie quand X. rouvrit les yeux. Marie, assise à son chevet, surveillait son sommeil. — Il y a longtemps que tu étais là ?

— Depuis un quart d’heure à peu près. Mais je vais te dire à revoir. Il va être sept heures. Il faut que je sorte. Tu comprends ?

— Hein ?


III


Il comprit avant qu’elle put répondre ce qu’elle pouvait lui répondre. Il s’agissait indubitablement d’aller travailler. Ça le dégoûta un instant et il eut de la peine à ravaler de l’eau qui lui était venue du dedans des joues. Puis il se dit, prenant son parti : « Bah ! »

— Mais à dîner ?

— J’ai mangé là-bas, il y a une heure. Toi, reste couché. Laisse la clef. Je reviendrai à onze heures. Je vais dire qu’on t’apporte à manger.

Et elle partit pour revenir à onze heures. Les scènes de la nuit précédente se renouvelèrent. Mais cette fois, un colloque prit place entre les entractes, dont voici un résumé.

Elle lui avoua avoir bien étrenné dans la soirée, mais refusa de répondre à son : « Combien as-tu fait ? » quasi résigné et comme de courtoisie, autrement que par un « ça, c’est mon affaire » très digne et qui signifiait des délicatesses, car elle n’était pas sans l’estimer beaucoup, sans le respecter, pour bien dire ; puis elle voulut absolument qu’il déjeunât et dinât avec elle le lendemain, à ses frais à elle. Le reste passerait à l’achat de bottines dont elle avait besoin. Qu’il ne se formalisât pas de ses générosités. Quand il faudrait, elle ne se gênerait pas pour demander. Tout devait se passer entre eux, entre camarades. Elle était une ceci, une cela, mais elle avait son amour-propre. Vilain métier que le sien « va ! » mais un métier où on est honnête ou pas. Elle était honnête.

S’apercevant qu’elle était un peu prise de boisson, il la caressa une dernière fois et ils s’endormirent bientôt. Au lever, elle reprit sa causerie et même parla souvenirs.

Elle était d’Amiens. Ô La Hautoye ! Un jeune carabin en vacance l’avait séduite à quinze ans et lâchée presque aussitôt. Depuis, après plusieurs autres hommes, elle était venue à Paris pour faire la noce. Mais ça n’allait plus. Même sous la Commune ça allait mieux. Enfin, peut-être l’Exposition, le Métropolitain… Ah ! elle oubliait…

— Je ne t’ai pas encore parlé de Célestin ?

— Non, qu’est-ce que Célestin ?

— Mon amant. — Ah !

Célestin était un tonnelier qui travaillait. Il l’avait soignée pendant une longue maladie. Un homme qui ne buvait jamais. Elle, hélas ! avait cette habitude-là. Lui ne pouvait la souffrir quand elle était dans de vilains états. Il l’avait chassée un jour. C’est pourquoi elle était revenue au garnot. Elle l’aimait encore, bête qu’elle était. Il l’avait soignée. Et puis, il était de Lille. Il causait patois un peu comme elle.

— Enfin, n’en parlons plus. Ze t’aime bien aussi. Ne pensons qu’à nous pour le moment.

Par degrés, X. lui fit reconnaître qu’au font Célestin ne travaillait pas tous Les jours : l’ouvrage était si rare au jour d’aujourd’hui — et qu’il souffrait qu’elle travaillât, elle, à sa « sale » manière, bien qu’il ne la battit pas quand elle rentrait sans le sou (quelquefois elle buvait ses bénéfices, entre parenthèses) et ne vint pas l’attendre pendant ses passés ou la siffler d’en bas quand elle tardait trop à en avoir fini avec un client à l’air pas assez sérieux.

X. opinait du bonnet, berçant l’intérêt lent de ces récits de gentillesses, comme de prendre et de tapoter les mains petites, de passer la paume sur les ondes blondes et les doigts dans les frisons d’or…

Cela dura quatre longs mois, au cours desquels Marie fut tour à tour exquise et détestable ; bien plutôt exquise. La seule boisson la diminuait. Mais alors elle n’était pas amusante du tout.

Elle se grisait si abominablement parfois, qu’elle en était malade tout le lendemain, sans préjudice des inconvénients presque immédiats, et quels discours ! Jamais cependant elle n’insulta X. ; mais elle pleurait d’une façon si bête, se montrait jalouse, jalouse ! si à tort et si à travers, grinçait des dents, avait presque des attaques de nerfs, et des propos ! Un jour, ou plutôt un soir qu’elle devait avoir eu affaire à du public ami de la bouteille, — mais elle buvait bien toute seule aussi, — elle lui demanda à brûle-pourpoint :

— Sais-tu où l’on vend du vitriol ?

Et une autre fois :

— Veux-tu m’écrire une lettre anonyme ?

(Elle ne savait ni lire ni écrire).

Il fut répondu des plus évasivement, bien entendu. Il allait sans dire que vitriol et lettre étaient destinés à Célestin, si vaguement il est vrai ! Car, aussitôt à tête reposée, Marie n’avait plus que les idées du meilleur cœur du monde, demandant pardon pour la brutalité finale de sa liaison avec Célestin, disant son regret d’avoir lassé par des ivrogneries cet amant qu’elle proclamait et croyait honorable, et protestant d’une amitié passionnée, d’un dévouement de sœur et de maîtresse en titre, d’épouse plutôt encore, pour l’heureux X.

Heureux, oui ! car malgré la plus que médiocrité, la presque bassesse de sa « conquête », jamais il n’avait été aussi bien traité de toutes les façons qu’à présent, jamais il n’avait aussi, jamais, mon Dieu ! éprouvé un sentiment plus tendre, reconnaissance, estime partielle et piété, admiration humble, enfin, du corps, instrument parfait de tant de belles joies !

Reconnaissant surtout. Elle l’axait soigné dans plusieurs de ses crises, même dans une rechute assez sérieuse pour nécessiter qu’on le veillât plusieurs nuits de suite, ce qu’elle fit à la perfection, avec toutes les délicatesses, toutes les douceurs. Pas de répugnance qu’elle n’eût surmontée gaîment. Il lui était arrivé (il l’avait vu sans qu’elle s’en doutât, à travers un demi-sommeil de fièvre) de pleurer silencieusement à le contempler et en le sachant ou le croyant si malade. Elle marchait si doucement ! Quand quelqu’un venait s’informer ou aider et qu’il somnolait, elle s’abstenait de chuchoter, bruit odieux au malade, mais ne parlait que le moins haut possible. Jamais de cuiller éveillant le cristal, jamais de papier froissé, enfin pas une garde-malade, une Sœur ! À sa presque guérison, un changement, en premier lieu quasi-insensible, s’opéra dans Marie.

Un peu avant qu’il ne fût retombé, elle était rentrée de nuit avec un œil poché qu’elle lui fit voir en riant, « un cognard », disait-elle en sa langue mi-patoisante de quand ivre.

— Célestin, au moins ! dit X., presque content, — de quoi ? d’avoir deviné ? — car un signe lui répondit en même temps qu’il interrogeait. Eh bien ! oui, d’avoir deviné, là ! d’avoir trouvé et d’avoir en quelque sorte pris ce Célestin, regretté toujours, aimé quand même, en flagrant délit d’affreux procédés, qu’une femme, quoiqu’on en dise et quelle qu’elle soit, pardonne peu souvent. Presque content, en vérité, et une seconde après point trop surpris, mais point trop. Ah ça !…

Était-il amoureux ? L’était-il, voyons ? Amoureux de cette pauvre fille, lui, lui en somme, lui enfin. Lui ? Ah ! que oui qu’il était amoureux d’elle ! Dans toute la force du terme. Mais alors jaloux, puisque joyeux d’une chose qui devait diminuer son rival, — rival ! — aux yeux aimés, aux yeux décidément aimés ! déchéance ! Mais non, pas déchéance, puisque joyeux, puisque joyeux donc ! Mais alors, c’est qu’il acceptait un partage, ce partage-là ? Ah ! il s’en apercevait à présent ! Partage moral, si ce mot était de mise. Ah ! il ne manquait plus que le partage physique.

Deux jours après il l’acceptait, ce partage, voici ce qui était arrivé.


IV


Le changement dont j’ai parlé, qui remontait donc à quelques jours avant son entrée en seconde convalescence, consistait en une sorte d’espèce de vague comme qui dirait relâchement dans les soins, j’entends dans les petits soins dont elle avait câliné, dodiné ses insomnies, ses réveils, ses mauvaises humeurs et ses enfantgâtismes. Maintenant elle parlait raison, faisait appel à son énergie, à son courage quelquefois : au lieu de le bercer si elle l’aidait, le gâtait encore un peu, c’était en mère, non plus en petite mère, c’était en sœur, non plus en bonne-sœur. Elle ne lui faisait plus faire dodo ni le reste, elle le faisait dormir, etc. Elle le traitait en homme, en malade, non plus en enfant malade, en amant peut-être encore, non plus en amoureux, quoi ! pour revenir sur notre terrain tout à l’amour, ou à la sensualité si l’on préfère. À la longue, impatienté de ce refroidissement (c’était bien le mot) il ne put s’empêcher de le lui reprocher sous forme d’observation. Elle fut étonnée, charmée un peu, et se formalisa, mais comme pour la forme. Elle était bien dans le rôle, décidément, c’était même nature, en fait. Puis elle continua son train dévoué, mais calme, auquel force fut bien à X. de s’habituer, dédommagé d’ailleurs qu’il était dores et déjà de mille manières par l’affabilité, l’abandon sensuel et la science de Marie. Oui, par sa science aussi ! Tant il y a qu’une nuit, au lieu d’en cheveux, sa coiffure ordinaire, elle lui apparut en chapeau. Un chapeau vert à plumes et pompons verts, très haut, qui écrasait sa petitesse et lui allait à ravir. Un paletot noir lui descendait aux pieds, qu’elle avait chaussés de fortes bottines, et son en tous-cas à bec très contourné se balançait à ses mains gantées de chaud.

À l’enjoué :

— Quèsaco ?

d’X. Elle répondit bien gentiment, bien posément aussi :

— J’ai trouvé quelqu’un. Quelqu’un de comme il faut. Ô pas comme toi. Non, quelqu’un pour moi. Un monsieur d’à peu près ton âge, d’à peu près l’âge de Célestin, car vous êtes de la même année, toi et Célestin, tu m’as dit. Un ouvrier aussi, qui travaille aussi. Toi, tu es trop huppé pour moi. Pas comme fortune, puisque tu n’as plus grand’chose, même presque rien, sinon rien du tout, pauvre chien, Ce n’est pas ta faute, je ne te reproche rien, tu es bien gentil. Non, toi tu es un de la haute au fond. Une fois un peu remis à neuf de toute façon, tu aurais honte de moi. Ne dis pas non. Je me moque de tes je t’assure, je les emmène à la campagne, tes je t’assure. C’est comme ça. Je le sais. Et je ne t’en veux pas, au moins. La preuve, c’est que je reviendrai te voir souvent la nuit… Eh bien ! oui, la nuit, après avoir un peu travaillé. Oui. travaillé. Ça t’étonne ? Quand je te dis que tu n’es pas à cette coule-là. Va, mon pauvre Ernest, je ne serai jamais, vois-tu, qu’une putain. Tu avais raison l’autre fois, ne dis pas le contraire maintenant. Que veux-tu, c’est comme ça. Quand je te le répéterais cent fois !…

Et elle prit sa valise qu’elle bourra, puis embrassa X. sans vouloir rien faire de plus, malgré sa prière à bras tendus.

— Mais c’est, dit X., un peu déménager à la cloche de bois. Que leur dirai-je, le matin, à ces gens ?

— À la cloche de bois ? Je te cloche de bois : Je ne leur dois rien, à ces gens-là. Toi et moi, nous avons payé ma chambre et ma nourriture d’à peu près la moitié de ces derniers mois, juste ce que j’ai mangé chez eux. Parce que j’emporte mon linge ? Mais il est payé, mon linge !

Et elle s’échauffait presque, comme par habitude… X. l’eût cru avec Célestin.

Elle approcha du lit et le baisa au front on s’en allant, lui disant :

— À demain vers midi, je viendrai prendre le café. Au revoir, bonne nuit.

Le lendemain, elle vint prendre le café et passa le reste de la journée, dîner payé par elle compris, jusqu’à minuit, heure à laquelle elle se rhabillait, quand X. :

— Et où vas-tu comme ça ? Elle :

— Chez nous, parbleu, chez…

— Chez Célestin ?

— Eh bien ! oui, chez Célestin. C’était de lui tout ce que je te disais hier.

— Et il accepte que tu sortes comme ça ?

— Tu t’en plains ?

— Non, mais…

— Tu trouves ça maquereau, dis la vérité.

— Ma foi !…

— Que veux-tu ? Aussi son ouvrage ne va pas toujours. Il me gronde parfois tout de même de sortir. Ah ! je l’aime bien, je te l’avoue. C’est l’homme qu’il me faut. Je te dis, toi, tu es trop chic, tu es un monsieur, trop savant pour moi. Seulement, tu as été bien gentil, pas jaloux…

Pas jaloux ! quel éloge dans quelle bouche !

… Pas embêtant, pas sciant. Et j’ai eu pour toi un béguin qui dure encore et durera, je te promets… Oui. Célestin est mon grand, de béguin. Mais c’est égal, va, j’ai été bien contente de toi cet hiver… et tiens, je n’osais pas te le dire, je…

— Tu… ?

— Eh bien, là, si j’ai couché tous ces mois-ci avec toi, C’ÉTAIT POUR ME CONSOLER !

Ce mot c’était pour me consoler frappa drôlement X. Il y avait là beaucoup de choses en vérité. Quelque impudence, une naïveté, comme de la candeur enfantine et de la gentillesse tout plein. C’était si joliment dit d’ailleurs ! Cette fille avait par instant des repos d’innocence extraordinaires. Par exemple, ne jouait-elle pas quelquefois comme une perdue avec le garçon et la dernière petite du propriétaire, sautant à la corde et y faisant sauter avec des rires tout à fait frais, endurant de la meilleure humeur les affreux bleus que les coups de poing inconsidérés de l’infernal gosse lui faisaient aux épaules et sur les bras. Elle avait grasseyé de l’accent picard qu’elle prenait en certains moments et qui ne manque pas d’une certaine bonté lourdaude, d’une certaine douceur précise et lente, ces trois syllabes en se rengorgeant un peu, la poitrine renflée et montant dans une voluptueuse pandiculation qui lui retournait mignardement ses toutes petites mains.

Et elle ponctua ce « quoi qu’on die » de sa façon par un bon retard d’une grosse heure à le quitter.

Ces visites prirent place dorénavant tous les deux ou trois jours en moyenne, s’espacèrent ensuite plus ou moins par semaines. Puis X. eut à faire un voyage d’un certain temps et, quand il fut de retour, Marie n’allait plus chez le logeur avec qui elle s’était brouillée pour des raisons peu intéressantes. Déshabitué, il n’y pensa guère et, bien qu’en étant déshabitué, accoutumé à la fréquentation de ce genre de femmes, il en vit des demi-douzaines et des douzaines d’autres, de tout poil et de toute plume, des rieuses, des moroses, des habillées et d’autres. Ça l’amusa, mais ce n’était plus Marie, et il se la remémorait quand il la rencontra dans un restaurant voisin où elle mangeait seule. Il s’attabla près d’elle et elle lui raconta que Célestin et elle s’étaient lâchés, qu’elle refaisait la noce et que ça marchait bien maintenant, assez bien en vérité. Dans la soirée elle lui proposa d’aller avec elle et ils montèrent dans un « hôtel » à passe, ou, après quelque conversation, elle lui demanda un peu d’argent en ami, non en client, ô non !

Il lui tendit son porte-monaie qu’elle empocha en se sauvant par l’ecalier. Il y avait dans son porte-monaie plus d’argent qu’il n’avait jamais eu l’intention de lui donner. Ça le vexa et il ne cacha pas son mécontentement à la propriété à qui il avait heureusement payé la chambre au préalable. Celle-ci lui promit, — mais quoi ! — de gronder la fille.

Il ne revit celle-ci que quelques jours plus tard. Elle était au bras d’un ou plusieurs individus qu’elle quitta pour prendre le sien comme ça, sans façon, comme s’il ne s’était rien passé.

Elle avait visiblement bu. Sa toilette flambait drôle et coquette ce jour-ci, claire et légère ! et, de vrai, sa tête était en beauté. Elle se cramponnait à lui, s’allongeant, s’étirant plutôt de toute sa petite taille contre son grand corps raidi par la respectability, car ça le gênait d’abord et l’ennuyait aussi, l’exaspérait enfin d’avoir une telle créature, bien que connue, belle et si détectable, à son côté, à son flanc, après ce qui était arrivé, presque en pareille compagnie et parmi tout cet ensorcellement de pigeonne, ce roucoulement qu’elle avait, son pelotonnement et cette petite figure rose intense et blond de feu qu’elle tournait vers lui comme anxieuse et rieuse. — Tu es fâché de l’autre jour ? Allons donc ! Resoyons amis, oublie ça, Viens. Ah ! encore l’autre fois qui te met martel en tête. MAIS J’AI BIEN FAIT, tu sais.

Il faut croire qu’il le savait. Car il la voit toujours. Du moins, j’en suis sûr, puisque il ne me

l’a pas dit, et là pour moi finit son récit.

LA MAIN DU MAJOR MULLER


conte


— Ah ! ce Hans avec ses théories !…

Ceci était, comme un chœur discord, exclamé par dix ou quinze Maisons-moussues : la pipe de faïence aux dents et, en face d’eux, sur la table de chêne de la taverne, d’immenses hanaps pleins de bière de Bock.

L’étudiant ainsi interpellé se trouvait être un grand jeune homme très barbu et très chevelu sous l’incommutable petite casquette de velours, et vêtu de la redingote à brandebourgs, de la culotte de peau et des huiles à la Souvarow : mais son visage pâle et toute sa figure, plus déliés qu’il n’était de coutume dans cette assemblée de futurs docteurs un peu épais, dénotaient un esprit, peut-être une âme supérieurs.

— Ne riez, pas, Messieurs, dit-il, et, tenez, à l’appui de ma thèse, qui est, j’y insiste, l’affirmation d’une solidarité existant, même après une séparation violente, entre les membres d’un corps et ce corps lui-même, je vais vous raconter une petite histoire.

— Nous t’écoutons et tâche d’être amusant ! vociférèrent les sceptiques camarades ; après quoi, d’une voix posée, Hans commença :

— Je fréquentais beaucoup avec le major Müller, qui fut, en son temps, vous le savez, le plus beau joueur de nos stations balnéaires. Je l’avais connu dès ma petite enfance. C’était un ancien ami de ma famille et chaque fois qu’il venait à la maison, il ne manquait pas de m’apporter des tas de friandises. Quand je commençai à devenir grand garçon, ce fut des livres de toutes sortes, principalement des romans et des ouvrages d’art militaire, qu’il me donna : « Je veux que tu passes un jour feld-maréchal, » me disait-il souvent en me tortillant l’oreille ; puis, lors de mon adolescence, il me faisait des cadeaux d’armes.

J’avais donc pour lui un respect affectueux qui me permit, dès que je ne fus plus tout à fait un blanc bec, pour parler comme les Français, d’entrer dans sa très gracieuse intimité ; car ce fut un homme charmant, pour m’exprimer, derechef, à l’instar de ces diables de Français. D’ailleurs, très débauché, aimant les femmes, la boisson et le jeu, mais le jeu et la boisson encore plus que les femmes.

— Non sans raison, peut-être ! observra le gros Fritz.

Hans reprit :

— Ce fût précisément à propos d’une querelle de jeu et non pour une dame, comme d’aucuns l’ont prétendu qui n’avaient aucune autorité, qu’ayant été insulté, il eut, à l’épée, un duel resté fameux, où il tua son adversaire ; mais il avait reçu lui-même, au poignet, une si malheureuse entaille que l’on dut, malgré les premiers symptômes les moins inquiétants, lui faire la résection de la main droite. Par un étrange caprice, le major ne voulut pas se séparer de cet organe, qu’il avait fort beau, d’une beauté virile, s’entend. À ces fins, il la fit précieusement saturer d’aromates, injecter de baumes très puissants et la conserva sous un globe de cristal,

dans sa chambre à coucher…

— Ah ! ah ! La bonne plaisanterie !..

— Fritz, te tairas-tu, à la fin ?

— Je la vois encore, cette main sèche et poilue de vieux militaire, je les revois, ces doigts qu’on eût dit crispés, fiévreux dans leur immobilité comme terrible d’effréné joueur, reposant de quel repos ! sur le velours rouge et vert d’un coussinet à glands d’or. La chair, si cela, si cet objet cruellement, quasi-fantastiquement étrange, pouvait se dénommer du nom de chair, la chair, dis-je, qu’on eût crue de glace sous le parchemin bruni qui avait été la peau, n’avait naturellement pas un frisson, mais vous donnait le frisson, si vous voulez bien excuser l’apparent mauvais goût de cette prétention néanmoins nécessaire. À l’annulaire, une énorme bague sertissant un lourd rubis que le soleil ou la lampe ou la réverbération des flammes résineuses de la grandissime cheminée allumait singulièrement ; les ongles, coupés carrés de façon soldatesque, n’avaient qu’imperceptiblement poussé depuis la fatale amputation. Et large, épaisse, nerveuse avec tout cela, et nerveuse de façon féroce, la main dormait là, depuis des années, sous de farouches trophées, parmi de massifs bijoux : pistolets d’arçon damasquinés, dagues aux fourreaux d’argent et de cuivre vieux, cachets aux bizarres devises, sur une table de bois de rose.

Elle dormait, la Main, depuis des années, quand le major s’alita, au seuil de la maladie qui devait l’emporter, au dire de nos chers et illustres professeurs, qui furent, pour la plupart, nous ne l’ignores pas, consultés en cette circonstance. Mais voici la vérité…

En prononçant ces derniers mots, la voix de Hans se fit soudain grave, lente, j’allais dire solennelle, et je ne me serais trompé que de peu.

Ce fut, d’ailleurs, sur ce ton, qu’il poursuivit son récit.

— Je fus appelé à l’hôtel Müller, d’une part, en qualité de jeune, mais intime ami du major, et sur le vœu de celui-ci ; d’autre part, comme élève du docteur Schnerb, qui présida, vous vous en souvenez, les innombrables conférences tenues par nos dits illustres et chers professeurs autour de ce mémorable chevet : mais la première circonstance fut surtout cause que le malade me préféra pour le veiller toutes les deux nuits.

Le cas exigeait de nombreuses frictions pour lesquelles les révulsifs les plus violents étaient indispensables, et la table de nuit, non moins que les consoles, se trouvait encombrée tant de lotions que de potions, dans un grand désordre, il le faut bien reconnaître.

Négligence fatale, ou plutôt non ! car il appert que, toutes choses autrement ordonnées, le résultat eût été le même.

— Au résultat alors, sans plus de précautions oratoires !

— Monsieur Fritz est, pour la dernière fois, prié de se taire.

Ces paroles toujours comme en chœur, comme celles du même sens rapportées plus haut, se ressentaient maintenant d’une sorte d’intérêt impatient.

Hans continua :

— Je passe sur les pénultièmes jours du major, qui ne furent qu’une immense agonie. La force extraordinaire du moribond le fit passer par toutes les affres possibles ; fièvre, frissons, crampes, délire, délire surtout. Ah ! camarades, quel délire ! Tantôt des cris de commandement, d’enthousiasme militaire, tels des chants fougueux de furie guerrière, de mâle rage bien germanique, à la Blücher ; tantôt les sourires et les gestes non équivoques d’un coureur de femmes habitué à les traiter sans façon, mais non sans passion ! puis des annonces de cartes, des coups de dés, de mises et de surmises à toutes les roulettes de la création. Bref, une manière folle d’autobiographie parlée, comme qui eût dit le microcosme d’une idiosyncrasie.

Ces prodromes hautement alarmants cessèrent tout d’un coup, et l’on put croire que le malade filtrait dans la phase comateuse, mais l’on se trompait. Une réaction des plus rapides s’étant opérée, un mieux étonnant s’ensuivit, et l’on conclut presque à un commencement de convalescence.

Or, un soir que je venais de prendre la veillée, notre Müller tomba dans un grand assoupissement et finit par dormir d’un sain et profond sommeil.

Moi, je lisais dans un fauteuil.

La chambre qu’on avait, pour ménager la vue du malade, rendue obscure à l’aide de grands rideaux de fenêtres d’un vert sombre, était haute de plafond, tendue en partie de tapisseries représentant des Fêtes galantes et des Bergerades. Çà et là, des miniatures de femmes, des portraits en pied d’officiers supérieurs. Cette décoration composite, ce mélange de guerrier et de voluptueux, n’était pas sans impressionner surtout en ce faux jour des rideaux, le jour, et la clarté de la grande veilleuse d’albâtre, aux heures nocturnes.

Je me souviens distinctement que ce que je lisais était du Jomini, un reste du goût que l’excellent major m’avait communiqué au temps jadis pour les choses militaires, et une lecture aussi peu suggestive de fantastique qu’il est possible de l’être peu. Petit à petit, cependant, je me sentais aller à de la somnolence, et décidai de m’y abandonner pour quelque temps, puisque le malade n’avait, en ce moment, besoin de rien. Toutefois, je crus bon d’aller voir celui-ci de près et constatai que la respiration était bien égale et le sommeil aisé comme celui d’un enfant. Je retournai à ma place avec les yeux par hasard tournés vers le coin où était la table sur laquelle reposait la main.

La chambre, l’ai-je dit ? n’était éclairée que par une veilleuse suspendue. La main me sembla remuer : « Drôle d’effet de l’envie de dormir », me dis-je, et je m’approchai en souriant en moi-même…

— Et la main remuait toujours ? chantonna curieusement cet animal de Fritz.

Cette fois, personne ne releva l’interruption, et Hans, après avoir humé légèrement un peu de la bière de sa chope à couvercle d’étain, reprit :

— Oui, messieurs, la main remuait toujours, ou du moins me parut remuer, de même les doigts s’élever et s’abaisser un par un ou tous ensemble dans un sens différent et intelligent, se décrampir, en un mot, d’un long engourdissement.

Pour le coup, je restai surpris et, pour ainsi dire, cloué au tapis, m’en voulant ou plutôt en voulant à mon organisme d’une pareille aberration. La main continuait, je ne puis que dire continuait, et vous allez voir que je ne puis que m’exprimer ainsi, à remuer de plus en plus et comme à reprendre force et direction. N’y tenant plus et voulant en avoir le cœur net, je levai le globe de cristal qui recouvrait l’étrange relique et mis ainsi cette dernière en plein air. Ne virat-elle pas aussitôt sur son moignon de poignet recouvert d’une ample manchette de dentelles ! et ses autres doigts, moins le pouce, se refermant, ne signifia-t-elle pas de l’index que j’eusse à retourner à ma place ? Impérieux était ce geste. C’était celui d’un chef militaire désignant un poste à aller prendre sans retard et sans explications. — Tu souris, Fritz ; je t’assure qu’à ce moment je n’avais guère envie de sourire et encore moins de penser à la révoltante absurdité de cette vision. Sans y croire le moins du monde, en dépit de mes yeux, j’en étais abasourdi et, je puis l’avouer puisque la fin du récit m’absoudra, terrifié. Si bien que je me reculai jusqu’à mon fauteuil où je tombai, les yeux tendus pour ainsi dire par force vers l’affreux objet qui, maintenant, comble d’horreur ! étendait ses doigts, les ramenait, les étendait, ainsi que pour des passes magnétiques…

Vous le confesserai-je ? Oui, puisque, je le redis, l’événement ne tardera pas à me disculper du tort apparent de crédulité : je me sentis médusé, rivé au fauteuil, incapable d’un mouvement. En même temps, la lueur calme de la veilleuse pâlissait encore et devenait d’une horrible blancheur, dont l’électricité seule pourrait donner une imparfaite idée ; quelque chose comme des moires lumineuses plus que hirdes, plus que lunaires, s’élargissait, et des espèces de bruits indéfinissables, musique lugubre, il semblait, de tympanons voilés et de trompettes assourdies et d’orgues très lointaines, pleuraient, ronflaient, fluaient en ondes très vagues, obsédantes à l’infini…

… Tout à coup, la main se dressa sur son médium, se balança quelques instants d’avant en arrière et d’arrière en avant comme pour prendre l’élan et sauta par terre, tel un chat, sans bruit aucun. Tel encore un chat sur le tapis, elle bondit, preste, en mouvement de haut en bas et de bas en haut et, arrivée près de la table de nuit, fut d’un trait sur le marbre, y tâtonna parmi les flacons, déboucha l’un d’entre eux, le prit et en versa quelques gouttes dans le verre de tisane : puis, rampant jusqu’au nez du dormeur, le lui pinça de façon à ce qu’il se réveillât dans un éternuement, plongea dans le blanc et le noir des draps, puis se précipita par terre où je ne la suivis plus du regard, toute mon attention étant désormais concentrée sur le malade. Celui-ci dit : « Que j’ai donc soif ! » Et, sans que je pusse, à mon immense, à mon indicible horreur, me lever du fauteuil où me retenait je ne sais quelle force diabolique, saisit le verre à tisane et but…

De cet instant précis, je me sentis délié en quelque sorte et courus au lit, où je ne pus que constater la mort immédiate du major. Sans me livrer à des efforts inutiles, je regardai le flacon dont la main s’était servi (il me faut bien parler de la sorte). Il contenait un poison foudroyant, destiné à une médication pour l’usage externe, et se trouvait laissé, par mégarde, parmi les pots de tisane et les fioles de sirop de julep.

J’étais anéanti, comme bien vous pensez, et il s’écoula quelques minutes avant que tous mes sens, en quelque sorte, me revinssent. Quand ce fut fait, je pensai tout de suite à prévenir les entours du major, mais, avant de franchir la porte, je jetai d’instinct un coup d’œil sur la table où la main avait coutume d’être exposée : La main s’y trouvait sous verre, telle que depuis des années et des années…

— La bonne farce ! Eh ! l’ami Hans, tu as eu une belle hallucination, voilà tout ! — Le fait est que, comme hallucination, c’est princeps et même régale.

— Voire divinum aut potius diabolicum.

Hans termina :

— La mort fut attribuée à des causes normales ; l’enterrement eut lieu, les jours se passèrent. Je dus aller plus d’une fois à l’hôtel Müller pour différentes causes. Je ne manquai pas d’observer la main qui était restée dans la chambre mortuaire, infréquentée depuis la catastrophe, et je constatai sans étonnement, oui, sans étonnement, et traitez-moi de fou si vous voulez… (j’avais lu et relu un tas de volumes dont les titres mêmes vous seraient inconnus, savants que vous êtes !) je constatai sans étonnement une déliquescence remarquable dans les tissus et la musculature. Seule l’ossature restait indemne, s’accusant, dominant de plus en plus. Survinrent des symptômes de décomposition, taches, flaccidités, etc… Un jour, excusez ! ce souvenir me lève le cœur d’horreur et de dégoût, un jour j’y vis… LES VERS !!!

— Pouah ! assez, assez !

— À bas ! à bas !

— N’importe ! c’est vrai comme c’est vrai que nous voilà vivants !

Ayant dit notre conteur s’éloigna, comme heureux et tout fier de l’effet produit, tandis que ses camarades, restés bouche bée, se regardaient, les uns presque effrayés, les autres presque rieurs, tous visiblement impressionnés, et qu’une discussion semblait devoir sortir de leur silence, quand Fritz, toujours sceptique :

— Si nous buvions un truculent verre de schnaps ? Ça nous purifierait les idées.

— Accepté !

Et jusqu’au chant du coq, je puis vous affirmer, sans qu’il m’en coûte, qu’on lampa beaucoup de coups…

Ainsi finit l’histoire de la main du major

Müller.

CONTE DE FÉES


Le plus grand bonheur de sa vie lui échut l’année dernière, — et quand je dis bonheur, ce n’est pas ce que l’on pourrait imaginer en entassant les chances favorables les plus rares sur les plus extraordinaires des hasards cléments. Non. Ce n’est pas non plus, ainsi que la majorité des bons esprits voudrait le supposer, qu’il eût enfin revêtu de lui-même, ou sous le coup d’une expérience plus ou moins cruelle, ce calme absolu, cette pure impassibilité que préconisent tant de philosophies. Non. Ce n’est pas davantage qu’il fût devenu subitement égoïste, à ce poussé par d’imméritées infortunes et qu’il trouvât dans le culte exclusif de soi-même une consolation peu noble, mais efficace. Non. Ce n’est pas encore qu’il eut pris son parti de l’existence « en brave » pas trop dégoûté, sans trop de morale gênante et avec juste assez, de bêtise assumées.

Non, il avait tout bonnement acquis une certitude, mais celle-là était la seule certitude au monde après la foi religieuse, et plus avare encore qu’elle de se communiquer. Mais quelques mots de son histoire sont nécessaires ici. D’abord il s’appelait Jacques Trébois. Jacques Trébois était dans la force de l’âge, dans les quarante et quelques années. Il n’avait pas mal surmené la vie qui ne le lui avait pas trop rendu. Même sa santé était relativement insolente. Par contre, tout ce qu’il y a de mieux achevé comme ruine financière, il le présentait. Prodigalités et duperies avaient mis quelque temps à procurer ce résultat, mais y étaient parvenues dans la perfection. Ce n’était plus même au jour le jour qu’il végétait ; désormais, une heure gagnée sur la fin de la journée lui paraissait une de ces conquêtes ! Mais vaillant et gai autant qu’il est vraisemblable dans de pareils cas. Nulle bohème dans son fait : on ne lui connaissait pas de dettes et il n’en avait pas, et sans le moins du monde maudire le présent ou craindre l’avenir, il ne regrettait rien du passé où il n’avait, disait-il, aucun remords. Des torts parbleu ! il en comptait dans son existence, comme tout un chacun, beaucoup de torts envers beaucoup de gens et dans i une foule de circonstances, mais en somme des torts très réparables ou tout au moine point irréparables. Ce qui avait principalement gâté sa vie, c’étaient ses torts envers lui-même, sa paresse d’esprit ou, si l’on veut, sa hauteur d’esprit, ses négligences, ses dédains si vous préférez, et les timidités de son excessive délicatesse brusquement révoltée par moment, et alors muée en un donquichottisme agressif tout à fait désagréable et même nuisible. Partant, beaucoup d’amis devenus froids ou hostiles. Quelques-uns restés pourtant très fidèles ceux-là tout dévoués, car ils connaissaient l’excellent, le rare homme que c’était au fond avec ses terribles défauts et moyennant quelques vices. Ses principaux ennemis et anciens adversaires, cohéritiers ou compétiteurs, constituaient sa plus proche famille et sa belle-famille, car il avait été marié, se trouvant, pour ainsi dire, mais absolument, veuf par suite des légalités bizarres de la minute sociale où nous nous trouvons. Pour faire court, à ses embarras d’argent s’ajoutaient d’inimaginables mauvaises positions partout, toujours et dans tous les sens. Guère possibilité de se retourner de quelque côté que ce fût, moins encore moyen pour ses susceptibilités et ses angles de caser nulle part sa bien naturelle ensuivante espèce de d’ailleurs anodine misanthropie, quel que fût le reste de courage et de bonne humeur demeurés dont il a été parlé plus haut en toute réserve, aussi bien.

Son bilan était donc celui-ci : pas le sou, vivre avec cela sans aucun aperçu plausible d’une amélioration, fût-elle infinitésimale. Et sa maladresse digne de passer en proverbe n’était pas pour l’aider parmi les labyrinthes et les impasses de son absurde existence. Mais, il l’a été dit et redit, une sorte de philosophie le soutenait dans cette lutte disproportionnée avec la guigne. Seulement, ce n’était plus une vie, là, vrai ! quand lui arriva ce qui va être rapporté.

Depuis quelque temps, suite d’excès anciens ou de récentes mais déjà trop vieilles privations ? se demandait-il en toute insouciance, il souffrait vers le cœur : comme des amertumes se passaient par là ; des malaises âpres, s’il eût cru, de mordillants et grignottants désordres, l’incommodaient jusqu’à l’agacement. Force lui parut être, finalement, d’en référera un sien ami, médecin, chez qui il déjeunait le plus rarement possible au gré de sa fierté de pauvre diable toujours un peu son poing sur sa hanche. Celui-ci lui déclara cela grave, et mortel, sachant combien vraisemblable était son indifférence à ce sujet. — Mortel ? Et quand ? et pour quand ?

— Attendez un peu, répliqua son ami qui l’ausculta longtemps et finit par lui dire :

— Mais, autant qu’il est possible à la science la plus exacte de le prévoir, ce sera bientôt, et pour bientôt.

— À peu près ?

— Je dis six mois et je ne me trompe pas. Plutôt moins que plus. Mettons cinq mois, en évitant tout excès, toutes privations aussi (et il lui remit six mille trains que l’autre accepta en disant : « Dans un mois vous serez remboursé, » à quoi le docteur repartit : « C’est bon, c’est bon » ). Toute émotion aussi. D’ailleurs (il avait saisi son pouls), je vois que vous n’êtes décidément guère émotionnable et ça ira bien.

Tout alla pour le mieux.

Incroyablement, indiciblement rassuré, te voyant des bornes protectrices, avant le temps juste, les cartes sur la table et des verres bien assortis à ses yeux, il ne fut pas long à créer une méthode. Ô l’ordre qu’il eut ! Son premier soin fut de lire les journaux financiers, tous, ceux de pure aventure et ceux de spéculation trop prudente. Il prit une bonne moyenne, acheta, vendit, racheta, si bien qu’au bout d’un mois en effet, il pouvait rendre au docteur son avance, et garder par devers lui un joli capital qu’il ne mit pas à fonds perdus, mais plaça dans les plus sûres, sinon dans les plus immédiatement lucratives conditions, titres de rente, maisons, terres. Il lui eût été bien aisé dans cet ordre d’idées, moyennant de fortes remises, de s’assurer sur la vie en rentes transmissibles après décès à tels bénéfices qu’il eût voulu, mais cette idée toute moderne ne vint même pas à sa tête particulièrement honnête et comme pudique.

Ce mois vers la richesse n’alla pas sans de légères et douces souffrances. Il lui fallait se déshabituer de sa vie de misère, vie en miniature, petits repas pris à longs intervalles, d’autant meilleurs, — meilleurs ! — et assaisonnés plus encore par le délice savouré fugitif du moment que par l’antérieur appétit enveloppant, petits luxes, vêtements légers et tendres qui n’étaient plus que très propres, mais que des soins géniaux pouvaient parfois faire pimpants, sinon somptueux tout à fait, petites joies d’amour-propre ou plutôt d’orgueil, à payer d’avance termes et blanchissages par exemple, en se privant ferme sur cette pauvre nourriture, d’ailleurs récompensée par les heures heureuses auxquelles il vient d’être fait allusion, petites joies encore de gourmandise, mais plus intellectuelle, quand deux ou trois petits verres pouvaient totalement chasser le souci de comment s’en procurer d’autres et dès lors amener le rêve jusqu’à l’illusion…

Les dits trente jours que dura ce très aimable supplice furent mis à profit pour une autre espèce de changement plus dur à première vue mais bien compensé aussi de son côté. Il s’agit de la réforme, de la refonte totale de son caractère qui était extrêmement loin, on l’a vu, d’être accompli. Tant y a que le cours de ses réflexions l’amena, parallèlement à la modification radicale de sa fortune pécuniaire, à être aimable quand, réservé selon, expansif si, jamais bourru, toujours bienfaisant, mais bienfaisant aussi pour soi, bref l’homme d’ordre sachant ce qui devait arriver en toute probabilité, le procurant quand il fallait, de qui il avait été jusqu’ici le parfait opposé, — et que, pour commencement de la fin suivant son expression mentale (car il se parla beaucoup durant ce mois d’intime concentration), il apaisa en plaisanterie, où les rieurs furent de son côté, une affaire d’honneur qu’il caressait précédemment de projets militaires très nets : n’avait-il pas toute une œuvre à remplir, tout une philosophie aussi à pratiquer, laquelle, en tête de tout, implicitement mais absolument, lui interdisait le duel ?

La même philosophie, exigeant l’oubli tout au moins des injures, il eut à la satisfaire une seconde et une dernière fois et voici comment il y parvint.

Il s’agissait d’une femme autrefois, très autrefois, mais très bien aimée, très bien aimée, très bien, vraiment ! Il avait eu tous les torts envers elle, tous les torts que les sens expliquent immédiatement, tous, mais son repentir avait été sincère, prouvé cent fois et son désir de renouer autant. Elle, — avait eu envers lui tous les torts, juste ! que les sens n’expliquent pas immédiatement tous, et surtout des torts d’argent. Fi ! et que la pauvreté de Jacques répugnait donc à l’oubli ! (Pardonner, il en était d’autant moins question que se venger s’imposait, semblait-il, à cette pauvreté.) Mais dès que la grande aisance fut venue de la façon qu’on a pu voir, le pardon devint plus facile encore que l’oubli, et la signification du pardon, pour être encore plus délicate, il l’inscrivit dans son testament sous la forme d’un legs dépassant de beaucoup les sommes plaintes, sous de minimes conditions d’entretien tumulaire exclusivement confiées à ces mains, en termes à désarmer un tigre.

Un homme aussi l’avait beaucoup trop volé, de par la loi aussi. (Ai-je ainsi, conformément à la vérité, spécifié le cas d’à la minute ?) Il pardonna sans en rien faire savoir qu’à Dieu. Mais l’autre était mort, à l’insu de Jacques, avant ce pardon, de façon à n’en pouvoir bénéficier dans l’autre vie que Jacques croyait qu’il y avait après cette vallée de larmes.

Il avait un enfant que les circonstances seules l’empêchaient de voir depuis des années et des années. Cet enfant était à cette heure une fille dans les treize ans, qu’il avait connue, choyée et gâtée dans sa première enfance, blondinette laide gentiment et d’un gentil petit caractère colère et doux, mais qu’une éducation sans père et sous une mère incompétente menaçait de pervertir. Ah ! qu’il était embarrassé, quand il apprit que la petite venait de succomber à une grosse bronchite en pliant pour lui !

Dès lors tout devoir lui fut facile. Il consacra ses derniers mois à plaire au gens à qui plaire était une bonne action, distribua jusqu’aux centimes son argent aux pauvres, lui-même et de la main à la main, ne réservant que la somme dont il a été question tout à l’heure et à laquelle il en avait ajouté une autre très considérable, à charge d’exécuter un codicille qui annulait le legs fait à l’enfant décédée et prescrivait l’inhumation de celle-ci au caveau de la famille Trébois.

Il avait aussi préparé l’argent nécessaire propre inhumation dans le même caveau, après une messe basse et le convoi immédiatement avant celui du pauvre.

Et il mourut, comme son ami le docteur l’avait prévu, cinq mois et demi après la conversation qui a été rapportée, subitement, regretté de tout

le monde.

L’ABBÉ ANNE


L’abbé Anne finissait une messe basse de semaine dans l’Octave de l’Annonciation. Il en était au dernières prières et se tenait à droite de l’autel, sa chasuble de soie blanche aux fins attributs d’or filé miroitant doucement dans le soleil, tamisé par l’une des profondes fenêtres du chœur de l’humble église. La haute taille du jeune curé, sa chevelure châtain-clair coupée rase que couronnait une large tonsure, ses longues mains nerveuses étendues selon le rite aux deux côtés du missel, son édifiante lenteur, eussent formé un spectacle net et simple, doux et fort, pour un observateur qui se fût trouvé parmi les rares fidèles pieusement absorbés par l’oraison d’actions de grâce, éparpillés dans les antiques bancs de chêne. L’Ite Missa est, puis le Benedicat vos prononcés à mi-voix assez énergiquement, celui-ci dans un signe de croix large et lent qui montrait le noir de la soutane entre le blanc amidonné de la manchette et celui dentelé de l’aube, symbole de l’austère douceur qu’exhalent le costume et les ornements du prêtre catholique, le dernier Évangile, la génuflexion finale et la rentrée de la sacristie avec le psaume Benedicite Domino au cœur mieux encore que sur les lèvres, eurent lieu avec la même onction qui prend son temps pour le plus dignement employer à la gloire de Dieu.

Dans la sacristie, ses ornements repliés dans des tiroirs ou pendus dans un placard, il se couvrit de son chapeau et tournant sa face douce au long profil à la Saint-Charles Borromée vers l’enfant de chœur aussi déshabillé qui le regardait de ses yeux pleins de respect affectueux, et tout gentil, avec sa jolie petite frimousse mutine et retroussée :

— Eh bien, petit Jean, il faut te dépêcher maintenant. L’heure de l’école va sonner. Dis pour moi le bonjour à Monsieur le Maître. Sois toujours sage. Ton père va mieux ? Oui, tant mieux ! N’oublie pas que ton tour de messe revient jeudi. Tiens, voilà pour toi.

Et il lui donna une image dentelée à profusion, et un petit gâteau sec qu’il tirade sa poche, soigneusement enveloppé dans du papier. L’enfant remercia gentiment. — À jeudi donc, petit.

— Oui, monsieur le Curé, la revoir, monsieur le Curé.

— Au revoir. Sois bien sage.

— Oui, monsieur le Curé.

Et l’abbé Anne, de son pas égal et vif, rentra au presbytère, une petite construction blanchie à la chaux entourée d’un beau jardin cultivé par ses soins. Sa bonne, qui avait été sa nourrice, lui dit :

— Votre café refroidit.

Il prit son café au lait dans la cuisine spacieuse et après avoir déposé dans la sébile pour les pauvres, sur un coffre dans le corridor, une bonne poignée de deux sous (le paysan n’employait à cet usage que les deux centimes) fut à sa chambre composée, entre des murs tendus de clair, de quelques objets d’acajou, lit, chaises, un fauteuil de velours rouge, un prie-Dieu en tapisserie. Un grand crucifix d’ébène et d’ivoire sur velours vert, encadré de palissandre sous une glace bombée, une statuette de la Sainte Vierge et des petits reliquaires d’argent et de vermeil suspendus aux murs. La pendule de bronze doré au sujet insignifiant, deux flambeaux en bronze « de Corinthe » à deux bougies et aux bobêches de métal blanc, un petit feu dans l’étroite cheminée. Des journaux locaux et autres, l’Univers le Monde, un Figaro déjà ancien avec des signes au crayon bleu, le Bulletin du Diocèse et la Semaine religieuse de l’évêché suffragant sur une table ronde en noyer, proche laquelle l’abbé s’assit pour se mettre à pleurer à grands sanglots dans ses deux mains.

De quoi pouvait pleurer cet innocent magnifique du bon Dieu, cet ange sur terre et d’ailleurs heureux comme on peut l’être, puisque aimé, respecté, béni dans sa petite cure ? Ah ! voilà… un grand pressentiment de quelque chose d’affreux ? non ! mais d’une déréliction douloureuse (n’est-ce pas au fond quelque chose aussi d’affreux ?) venait de l’investir. Ces choses arrivent fréquemment, qui ne les a éprouvées ? Sinon des brutes qui encore ne se rendent pas compte ou ne se souviennent pas.

Et l’abbé Anne pleurait depuis une heure, depuis deux heures, quand trois coups frappés à la porte le firent se redresser, essuyer très vite ses yeux d’un coup de mouchoir, et :

— Entrez.

— C’est votre courrier.

Et la vieille servante déposa sur le coin de la cheminée, entre un journal et quelques lettres très probablement de pauvres, un grand pli que l’abbé reconnut pour provenir de l’Archevêché.

Il décacheta d’abord les autres missives, les lut attentivement, prit des notes qu’il serra dans un secrétaire et se rassit pour, à son tour, rompre l’enveloppe provenant de L’Archevêché. Il mit à cet acte une lenteur respectueuse, éloigna un point à part de la table l’enveloppe et lut.

Il lut à plusieurs reprises et pleura de nouveau, cette fois calmement, droit sur le dossier de sa chaise et comme un homme qui prend lentement un parti.

Puis il alla à son prie-Dieu et pria longtemps. Quand il revint à la table, sa face déjà pâle était plus pale encore. Il écrivit quelques lignes sur du papier ministre, mit sa lettre dans une enveloppe ministre et suscrivit :


À Sa Grandeur
Monseigneur
L’Archevêque de ***


— Mettez ceci à la poste tout de suite, Catherine. Monseigneur m’envoie comme vicaire Paris.

— Mon Dieu, mon Dieu !…

— Oui, et ceci est ma lettre d’accusé de réception. Vous voyez que c’est pressé.

— Et pour quand, Jésus sauveur ?

— Pour dans un mois juste, Catherine. — Ça vous arrange-t-il au moins, mon pauvre monsieur le Curé.

L’abbé sourit tristement.

— Monseigneur le veut. Il nous faut obéir.

L’abbé passa toute cette journée à prier sans pleurer, mais non sans soupirer.

Il lui fallait donc quitter son modeste poste où sa simplicité (ainsi raisonnait ce vertueux) lui avait valu l’amitié véritable des bonnes gens, où même les trop nombreux incroyants l’estimaient et ne lui parlaient qu’en toute cordialité, quitter ses chers pauvres, ses chers enfants du catéchisme, aussi un peu, car on est égoïste, ses bonnes petites habitudes de travail manuel si charmant (il entendait par là son très sérieux jardinage) et d’une frugalité qui ne lui coûtait guère avec son triste estomac (il ne comptait pas ses privations en vue de ses charités), quitter aussi ses excellents confrères des environs, — pour s’aller engloutir dans ce Paris terrible, lui faible (tel encore croyait-il), ce Paris mangeur d’apôtres et dévorateur de prophètes, ce Paris, paraît-il, où les prêtres ne sont pas tous dignes de leur onction, où ils se perdent, dit-on, plus qu’ailleurs…

Puis le courage lui vint et il passa une nuit calme.

Le Dimanche suivant, au prône, il annonça la décision de ses supérieurs et fit un sermon très ferme et très doux à propos de cette si prochaine séparation d’avec ses bien-aimés paroissiens.

Il parlait posément, la main droite souvent portée sur sa poitrine, et la candeur de l’aube et relie de l’étoile à peine fleurie d’or, et sa candeur donnaient à sa voix tendre et sombre comme une charité de plus, eût-on cru. Il prêcha l’absence vaincue par les mêmes efforts dans un même esprit, puis le retour et le revoir en Dieu. Le tout en termes justes et simples comme les âmes simples et droites qui l’écoutaient, pleines de pleurs. Mais ce fut avec un tremblement inusité dans les notes qu’il entonna le Credo in ununm Deum, repris par toute l’assistance bien pieusement ce jour-là ! Très peu de temps après l’abbé Anne fut mandé de nuit pour administrer quelqu’un d’une paroisse voisine en l’absence par congé du curé de cette paroisse. Il y fut par une pluie battante et en revint, son manteau et sa soutane traversés, tremblant la fièvre. Une pleurésie ne tarda pas à se déclarer, dont il fut sauvé presque aussitôt par sa constitution forte, en somme, et sa convalescence allait toucher à sa fin lorsqu’approcha le moment pour lui de partir pour Paris, ce qu’il fit, en dépit des avertissements de l’officier de santé du chef-lieu de canton, parce que, disait-il, le voyage me fera du bien, mais en réalité parce qu’il pensait que c’était son devoir. Son départ eut lieu au milieu de scènes touchantes. Durant le voyage, qu’il effectua en seconde classe avec sa vieille servante, celle-ci ne cessa de l’observer et de le forcer à se mieux couvrir de sa houppelande, qu’il déboutonnait parfois, ayant trop chaud.

Son curé, à Paris, gros homme fin à binocle sur le nez, le reçut non sans politesse, l’invita à un déjeuner comme il faut auquel Anne fit peu d’honneur.

Un sauvage, pensa l’ecclésiastique de Paris, quel bon fond ! mais…

L’abbé Anne, dès le soir repris de son mal négligé, mourut édiliant, à l’aube, entre son curé qui pleurait et sa veille bonne qui s’écria, baisant son nourrisson au front :

— Pauvre monsieur le Curé !

I

EXTRÊMES-ONCTIONS


L’hiver dernier un jeune homme du plus grand monde recevait, à la sortie du bal de l’Opéra, un coup de poing américain qui lui mettait littéralement le visage en pièces et le confinait au lit pour des mois au bout desquels il resta défiguré à l’extrême de fort beau qu’il avait été, jurant d’ailleurs de « se venger salement », quand il y aurait lieu ; — mais il ne devait pas en être ainsi.

Sa laideur actuelle n’était pas supportable, dans le sens négatif du mot. Non, elle s’imposait.

Les lignes du profil confondues en des sortes de ruines qui avaient leur harmonie sauvage ; les nuances du teint et la physionomie en général comme pétries aux mains d’un ogre qui eût été créateur d’hommes ; le cheveu dressé dru, noir et dur, porté court ; et sous des yeux infernaux, rubis violets ombrés de sourcils dardants et de cils féroces, longs à s’en frisotter vers les pointes, et sous le clou de girofle macabre, mais que palpitant ! de son nez resté un peu en l’air, de naguère un peu aquilin, une bouche rouge à moustaches et à dents belles, un menton comme déformé dans la forme en galoche napoléonienne, tout cela, parmi du ponceau marbré de blanc, le faisait non pas horrible, mais terrible.

Il continua, partant, d’être aimé, puisque richissime, en outre.

Sa beauté corporelle corroborait le reste.

Nu, c’était Hercule à vingt ans, Antinoüs à trente. Très poilu, son corps affectait par devant un voile de satin roussâtre à larges touffes de mailles par où luisait la peau, mate plus qu’olivâtre, du pur midi, mais nettement blanche du climat qu’il faut. Pas maigre, mince non sans des méplats jeunes disant la chair forte, et qui éblouissaient à travers un duvet fauve encore.

Quand il s’habillait, correct mieux que tous autres élégants.

Il avait séduit une fille, voici quelques années, une simple villageoise dont il avait fait une fille à la mode, aigrie et rusée d’ingénue ordinaire qu’elle était. Bien qu’elle fût riche, elle ne pouvait s’empêcher de regretter ce qu’elle appelait parfois en souriant avec une sorte d’amertume : son innocence. Créature superbe d’ailleurs, brune, grande, avec une pointe d’embonpoint des plus appétissantes.

Ce qu’il avait de plus particulièrement délicieux en elle c’étaient les mains, de petites mains qui n’avaient pas tardé à se dégrossir par l’oisiveté, de petites mains en vérité que Lady Macbeth eût enviées.

Les relations entre les deux amants cessèrent au bout du temps normal pour ces sortes de liaisons. Chacun s’en était allé de son côté depuis déjà plusieurs semaines lorsqu’eut lieu l’agression qui vient d’être indiquée.

II

Plusieurs mois après, cependant, lorsque les affreuses blessures furent cicatrisées, ils se revirent et se reprirent et ce furent dès lors et pour longtemps des amours forcenées : il semblait que la passion de la femme eût crû en raison directe de l’épouvantable laideur actuelle de l’homme ; laideur épouvantable, nous le répétons, mais, insistons-y, laideur qui s’imposait. Il semblait aussi que l’homme, par quelle loi fatale sinon infernale, ou divine ! et qu’Edgard Poe eût appelée : Perverse, et par quel vertige ! s’abîmât dans son étrange attraction vers cette femelle qu’il avait perdue. Du reste, tout le luxe et tous les égards qu’une noceuse récente pût désirer dans ses rêves les plus fous : hôtel dans un quartier riche, superbes écuries, une livrée, et quelles notes toujours payées recta chez un grand couturier ! Aussi, tous les et cætera de la chose.

Un jour, ou plutôt, une nuit, comme ils revenaient de souper du cabaret, à peine au lit la fille eut un de ces caprices dont elle était, au reste, assez coutumière.

III

La chambre tendue et tapissée de bleue avec un lustre d’opale, l’immense lit, aux plus immenses rideaux clairement sombres, étaient engageants vers ces manœuvres. Leurs splendides nudités, comme lactées dans ce milieu lunaire, d’abord s’étreignirent, puis s’éteignirent, puis s’étreignirent à nouveau, pour, après, l’homme s’agenouiller…

Alors, elle, tel le prêtre catholique, dans le sacrement de l’extrême onction, console tous les sens, rassure l’âme, asséna son frêle poing naguère armé d’une arme immonde contre un simple visage séducteur qu’elle avait déformé et qui l’avait éblouie, tua, dans cette génuflexion de lui,

la tête qui avait conçu ce déshonneur là.

L’HISTOIRE D’UN REGARD


« Le mal entre par les yeux, dit un auteur sacré. — Le bien aussi. Car tout est réciproque. »
(***)


Aline allait au lait.

C’était un amour de petite fille, pâle et blonde, et barbouillée au possible. Elle portait des vêtements monstrueusement pauvres pour son âge si frêle, six ans ! Mais qu’elle était tout de même gentille à travers tout et malgré tout !

Donc, elle allait au lait, et son pot lui battait au bout de son chétif bras charmant : tel un petit Chaperon rouge, maladif, hélas !

Soudain un train princier éclata par le chemin où trottinait l’enfant. Celle-ci se retourna, s’intéressant au nuage de poussière où bruissaient le claquement d’un fouet et le trot de chevaux. Le nuage enfla puis creva, laissant voir un carrosse magnifique tiré par quatre jeunes étalons et précédé d’un piqueur nègre, doré sur toutes les coutures.

La petite se rangea, écarquillant ses yeux, battant des mains presque à ce spectacle, et comme secouée d’un rire fou.

Le carrosse était, en effet, éblouissant, doré aussi, lui, et peintureluré comme tout. Deux grands laquais en la même livrée que le piqueur, et très poudrés, se dandinaient appendus à l’arrière-train de l’équipage qui, maintenant, filait devant elle, cependant qu’à la portière une vieille dame se montrait qui regarda l’enfant. Mais dès qu’elle l’eut vue si pauvre et si jolie sur le bord de cette route, elle fit un signe et, rebroussant chemin, la voiture s’arrêta devant Aline, de plus en plus émerveillée. L’un des laquais sauta de derrière le carrosse dont il ouvrit la portière, et, dans une profonde salutation, s’effaça devant la vieille dame qui descendait sans aide, assez prestement pour son âge, lequel était si grand, si grand pourtant !

Alors ce furent des caresses grand’maternelles, des offres de friandises et des baisers en veux-tu en voilà. Puis des questions : « Avez-vous encore vos parents ?… Comment t’appelles-tu, mon chou, dis-moi ? » Mais l’enfant de ne pas répondre, occupée à croquer ses dragées, non sans d’ailleurs un regard de vague et vive sympathie vers les yeux de cette grande dame, si vieille et si bonne, peut-être une fée ! (Car elle s’appuyait sur une belle canne à bec de corbin et avait une jolie robe à paniers où s’épanouissaient mille et une fleurettes.) Mais la dame reprit plus en douceur encore : « Je ne te fais pas peur, n’est-ce pas ? Où vas-tu comme cela avec ton pot ? Veux-tu venir avec moi en voiture ? » À ces mots Aline ne se sentit pas de joie ; elle ouvrit de larges yeux où brilla soudain comme un éclair de reconnaissance : « Je m’appelle Aline, et j’allais au lait… »

À l’ébahissement des laquais la dame l’avait fait monter avec elle pour la conduire à la ferme prochaine où se rendait la mignonne. Celle-ci n’était pas sans une sorte de crainte parmi son ravissement d’aller ainsi en carrosse : si la dame était une mauvaise fée, qui l’emportât vers quelque grotte terrible ou quelque forêt enchantée ?… Mais elle se rassura par degrés sous l’averse des bonnes paroles que chevrotait l’aïeule.

On arriva bien vite à la ferme, et l’on en revint de même, Aline avec son pot empli du lait que l’avaient envoyée chercher ses parents. La vieille avait tenu à reconduire chez ceux-ci l’enfant. En route les questions reprirent de plus belle « — Que font tes parents ? — Ils sont charrons. (En effet, le père était charron et la mère ravaudait.) — Et quel âge as-tu ? — Sept ans » ; en quoi Mine mentait.

Arrivé devant l’humble demeure, l’équipage s’arrêta.

Les bonnes gens furent tous ébaubis de ce qu’une aussi belle voiture stationnait devant leur chaumière sans qu’on leur demandât de réparations ; mais ce fut bien autre chose quand ils en virent sortir Aline et son pot au lait. Aline qu’un domestique aidait à descendre, ainsi qu’une merveilleuse dame âgée qui leur sourit dès qu’on fut entré. De même qu’elle avait interrogé l’enfant durant le trajet, elle interrogea les parents sur leurs ressources, le nombre de leurs enfants, sur, enfin, ce qu’ils pouvaient souhaiter. Ceux-ci répondaient, timides, du mieux qu’ils pouvaient, à cette dame du bon Dieu qui s’intéressait à eux, comme cela, sans les connaître : on n’était pas bien riche, mais on travaillait pour nourrir les enfants, deux petits garçons et trois petites filles (dont Aline), et, avec du courage et de la persévérance, on mettait à peu près les deux bouts ensemble. Et autres paroles de ce genre, dites d’un ton sincère qui toucha la dame : « Tenez, bonnes gens, prenez ces pistoles ; tenez, mes enfants, prenez ces bonbons… »

Et, profitant du trouble et de la joie qui agitaient ces cœurs humbles et mouillaient ces pauvres visages, elle disparut…

La marquise de X. avait été l’une des plus belles personnes qui se pût voir, une des plus coquettes aussi, sinon la plus coquine, en amour, s’entend… Descendante d’une des plus hautes familles de France, sa prime jeunesse avait été vouée à l’éducation d’alors, toute de danses, d’ariettes et de telles exquises frivolités. Une instruction suffisante : elle sut tôt lire les romans, écrire des poulets et mal compter. À quinze ans, ses parents la marièrent contre un colonel de vingt ans, qui n’abandonna pas un instant la moindre de ses maîtresses en l’honneur de l’épousée, quelque séduisante que fût celle-ci, encore qu’elle se montrât fidèle, mais sans guère tarder à venger son amour-propre plutôt que son amour proprement dit, jusqu’à pouvoir lui en revendre.

Dès lors, elle se rua toute à l’intrigue et au jeu, aux parties fines où on s’encanaille un peu, aux brelans et aux pharaons les plus vertigineux ! Un train de vie que n’interrompit certes pas la mort du colonel, emporté en un tour de main par le trousse-galant, après environ un an de mariage.

Un jour, cette existence d’orgies de toutes sortes, soit lassitude, soit surexcitation, tourna, sans cesser, à une espèce de misanthropie qui lui fit détester ses amants, légèrement traités jusqu’ici. Et c’est ainsi qu’elle devint coquette jusqu’à la coquinerie.

Tout ce qu’on raconte sur elle à cette époque !

N’aurait-elle pas mis aux prises deux de ses favoris et leurs témoins non moins distingués d’elle, et trois sur les quatre n’étaient-ils pas restés sur le terrain, tandis que l’autre se retirait éclopé pour la vie, ce qui n’eût rien été si la scélérate n’avait, le jour même, dans des rendez-vous savamment espacés, donné le gage suprême à quatre autres de ses adorateurs évincés jusque-là !

N’allait-on pas lui attribuant en outre ce mot dit entre deux succès de Rosolio, quelque temps après, une fois qu’on lui remémorait cette huit fois criminelle équipée :

— Dame ! ne fallait-il pas assurer mes derrières !

Elle passait aussi pour mal conseiller les jeunesses, et M. Chauderlos de Laclos ne fut pas sans lui emprunter quelques traits pour sa détestable héroïne des Liaisons dangereuses.

Et cætera !

L’âge arriva. Les hommes jusqu’ici tour à tour aimés pour elle-même et rendus malheureux par pur caprice, finalement haïs bien que toujours désirés au fond, par une juste compensation la dédaignèrent et la trahirent. Ce fut alors le dégoût de tout et de tous, des hommes, des femmes et des choses, fors le jeu dont elle s’était follement éprise, non pourtant sans calcul, car elle savait compter maintenant. Si bien que sa fortune, considérablement ébréchée par ses derniers amants, se récupéra jusqu’à l’opulence presque la plus scandaleuse. La vieillesse l’investit d’une sorte de sagesse, et d’une façon de bonté ; mais un fond d’amertume lui restait au cœur et dans l’âme.

C’est à cette période de sa vie qu’elle rencontra Aline et que l’âme et le cœur s’épanouirent chez elle et pour toujours en une sorte de fraîcheur

et de purification…

Aline n’était pas non plus sans défauts. Nous l’avons vue muser sur la route devant un spectacle, certes, étonnant, mais qui ne devait pas lui faire oublier, même un instant, une commission aussi pressée que celle d’aller au lait pour le déjeuner de ses parents et de ses frères et sœurs, puis mentir par orgueil, car, de même que les femmes cherchent toujours à se rajeunir, les enfants des deux sexes, mais plus particulièrement les petites filles, n’ont d’aise que quand ils croient passer pour plus grands qu’ils ne le sont, fût-ce en dépit de leur taille. De plus, elle était colère, répondeuse gentiment sale, mais sale ! Puis, quelque observation qu’on lui en fit, elle avait l’affreuse habitude de se fourrer les doigts dans un nez qu’elle mouchait peu.

Et ses défauts s’enchevêtrant, pour ainsi parler, les uns dans les autres, ne la rendaient pas moins malheureuse qu’ils ne désolaient trop souvent sa famille. Par exemple, on lui reprochait de ne pas s’être lavée le matin. Elle ne manquait pas de dire que si, et de soutenir mordicus, tapant du pied et faisant une moue épouvantable, ce qui lui attirait tout naturellement l’épithète de menteuse, contre laquelle elle se révoltait, quoi qu’elle sentit à merveille combien elle la méritait, et c’étaient des quintes de rage et de pleurs, et des accès de bouderie immanquablement punis, — et le tout, comme de juste, finissait par faire dans cette tête si tendre un brouillamini qui n’avait de comparable que celui d’un long fil inhabilement enroulé autour d’une bobine mal faite ou bien encore l’embarras des membres de phrases d’une proposition mal déduite par un écrivain sans talent. D’où, après des journées à moitié coupables, à moitiés gâtées par ces regrets qui sont les remords de l’innocence, des cauchemars dans l’horreur desquels le vice se voyait puni sans que la vertu fût là pour se voir récompenser.

Mais, dès qu’elle eut subi le regard attendri (comme à travers un long rêve pénible enfin dissipé) de la vieille marquise, son petit cœur et sa petite âme changèrent comme par enchantement. Elle ne musa plus, elle ne mentit plus, elle fut sage et propre, obéissante et réservée. Bref, elle semblait avoir hérité, proportionnées à ses forces d’enfant et avec toute mesure, de l’expérience et de la sagesse de cette grande dame autrefois si méchante.

En sorte qu’on peut dire qu’un échange de vie avait eu lieu par le simple échange d’un regard entre la mignonne et l’aïeule.

RAMPO


Charles Husson était vraiment un garçon fait et bâti pour l’amour : force, face virile et enfantine, rose et grasse, sans un soupçon de bouffissure ; nulle trace de barbe qu’un duvet très léger, d’or blond clair s’accentuant en très petits favoris, presque des frisons comme en ont les Ascagne et les Endymion des peintres français de l’époque impériale ; cheveux plus foncés dans l’ardeur, bouclés ou portés plutôt courts ; de grands yeux bleus verdâtres, très doux, on eût dit humides comme la bouche adorablement petite, un peu pouponne et d’un rouge tendre ; et quant au nez, peu défini, un peu rond, aux narines ardentes, il disait — le menton large et long en proportion avec le reste, comme tout d’ailleurs dans cette figure et cette statue harmonieuses, mais d’arêtes molles et d’une courbe comme alanguie vers le cou, disait aussi l’absence de volonté, de contrainte et de contrôle dans les choses de la sensualité la plus brûlante. Le corps, souple mais carré, épaules et cou amples, butte un peu ramassé, mais hanches fortes qui compensaient, jambes bien en chair et bien en muscles, pieds élégants et d’aplomb — était superbe.


Ce port majestueux, cette douce présence


auxquels ajoutait une voix plutôt basse aux intonations parfois gravement féminines, avait fait de Charles Husson le plus remarquable et le plus aimé des souteneurs de la plate Maubert.

Fils de berger, berger lui-même dès son enfance un peu grandie jusqu’à quinze ans passés où il entra dans les fermes comme domestique, bien lui avait pris, avec cette vocation fonctions actuelles, d’être un paysan de la campagne. Ce tempérament de flamme qui s’exhalait de son extérieur même et qui l’eût fatalement entraîné à toutes les imprudences, comme aussi, certes ! à des actions belles en elles-mêmes, était heureusement pour lui corrigé par l’éducation parcimonieuse, par la circonspection aussi pour ainsi dire native en ces âmes des champs, et son courage très réel et son avidité de tout le plaisir se voyaient par des fois des bornes imposées de ces parts.

Il avait déserté sa famille comme on déserte au régiment. Or, sa frontière fut Paris dont il ne connaissait ni le langage à fond ni la morale au fond. Donc, il dut vivre avec sa beauté, il tomba souteneur immédiatement ; et, puisqu’il était très fort comme il était fort beau, il devint redoutable et, dès lors, plus qu’aimé par ses femmes.

Ce portrait, trop long peut-être, va justifier l’histoire que nous allons narrer. Parmi les filles de qui Charles Husson recueillait les débris de jeunesse, — sans, bien entendu, compter les très nombreuses « victimes », de qui la virginité quasi ou tout à fait enfantine, qu’il faisait entre temps, lui en renouvelait une espèce d’une, — se trouva une nommée Marinette (comme dans Molière et dans Banville), fesse mignonne et gentille pour ce très à la mode dans ce monde-là.

La mode y était alors, comme à peu près partout et dans tous les temps, d’être lâche et plus vil qu’on ne peut le croire : il fut lâche et plus vil qu’il n’est même coutume dans le milieu où sa beauté le jetait. Marinette était, non une bonne fille, mais un adorable, mais une délicieuse, mais une douce, mais une amiable, mais une chère enfant dont Charles tomba éperdument amoureux.

La joliesse de la créature innocentait en quelque sorte de cette non commerciale faibliblesse ce trafiquant de charmes pour tout sexe.

Petite à proportion et en proportion de sa hauteur de taille à lui, mignonne juste autant qu’il était robuste, elle formait avec lui comme une antithèse qui eût été la plus parfaite et le plus désirable des harmonies. Maigrelette plutôt que grassouillette, sans qu’on pût dire pourtant laquelle des deux nuances remportait ou ne l’emportait pas ; très brune sans trop de cheveux et que joliment ébouriffés ou raplatis, selon le conseil matutinal ou vespéral de son miroir ; des yeux petits, un peu chinois, longs et plus luisants encore que brillants, le nez peut-être un peu gros, mais très bien fait et point trop court ; bouche grande et grosse aux dents larges, d’une blancheur chaude et bien montrées quand fallait ; rouge sans vinaigre et grasse sans pommades, la bouche où parfois passait, comme sans affectation, un bout de langue rose. Menton court sur un cou court, du plus pur satin rose crème vivant ; des seins évidemment riches, ramenés serrés très en avant, et le ventre bien dur sous d’habituels jerseys bien tendus. Ses jupes collantes sous les tournures et les nœuds moulaient par intervalle.-, des jambes qui devaient être émouvantes au possible et qui l’étaient, thésaurisatrices et piédestal de trésors frissonnants et frisonnants qui rendaient le beau Charles fou… et parfois jaloux ! Sa voix était charmante, d’argent plutôt que d’or à cause d’un très léger éraillement causé par les rogommes de toute sorte qu’elle avalait et qui n’avaient pu entièrement la ternir. Voix insinuante, insidieuse comme malgré elle et restée enfantine vraiment avec le velours de la vierge puberté : car la voix a sa puberté comme le sexe…

En un mot la gouge délicieuse, irrésistible, mais que la perfection même de sa disposition amoureuse avait, seule, empêchée de réussir, pécuniairement parlant, — jointe à ce goût de crapule que les plus pures comme les plus grandes et les plus grands n’étouffent pas toujours à leurs tréfonds.

Dans ces conditions Charles était perdu et de la simple vilenie dégringola bientôt jusqu’au vol et jusqu’au meurtre.

Des prosmicuités que l’on devine, des camaraderies de jeu et de boisson et des complicités dans les prostitutions de tous genres avaient préparé cette âme de pâtre, cette âme solitaire et contemplative de pâtre, cette âme, à tous les raffinements parisiens.

Or, il arriva qu’un jour, chez un marchand de vins assez luxueux, tenant un hôtel très couru surtout des miches pas trop toc, Marinette ayant fait verser à boire de trop à un monsieur qui portait un chapeau haut de forme, un plastron blanc sous un faux-col exagéré et des bottines à bouts pointus, comme une partie de Zanzibar était en train et qu’un rampo venait d’éclater, la fille, s’accoudant sur l’épaule du monsieur dont elle tiraillait l’oreille en même temps, dit :

— Tu es un homme d’esprit, distingué, je te gobe, mais…

— Mais quoi ?

— Montes-tu ?

— Où ?

— Chez moi…

— Où, chez toi ?

— À deux pas d’ici… — Ah ! non ! conclut le type, malconfiant, qui se dégrisait.

C’est ici que Charles devait intervenir.

Il intervint sous une forme gracieuse, presque gracile, — et prenant sa voix la plus flûtée, la plus voilée, cette voix de contralto qu’il avait, dit :

— Quoi, ma Marinette ? Est-ce que Monsieur ?…

— « Monsieur », mon ami, ne veut pas monter avec votre dame, fit le monsieur sèchement.

— Tant pis pour elle, alors… Du moins payez-vous une tournée ou la jouez-vous ?

On joua. Et voici qu’il y eut encore rampo. Marinette dit :

— Il y a rampo

Le monsieur témoigna, d’un geste absolu, qu’il renonçait à la conversation ; et, jetant les sous des verres sur le comptoir, se détourna pour sortir.

Charles Husson, qui était vêtu en négligé de voisin, béret et pantoufles, mais coquettement et coquinement, lui mit la main sur l’épaule. Le monsieur sentant cette main d’homme évidemment posée là dans des intentions hostiles, se retourna, furieux et craintif un peu. Puis, en présence de la fulgurante et douce beauté de Charles, avec un clin d’œil indiquant l’escalier au bout duquel se devinaient des cabinet passes, il articula bas :

— Montons.

Et, sur signe impérieux de Charles à sa femme qu’elle eût à s’abstenir, les deux hommes montèrent.

Marinette alors, tour à tour blanche et rouge de colère et toute secouée d’hystérique jalousie, cracha :

— Salop, maquereau, tante ! tu n’y couperas pas, cochon !

Et dans un but de vengeance non formulée peut-être en sa pauvre tête de fille soumise — elle sortit.

Dès dehors, elle courut à la glace d’un boulanger proche où elle procéda à une réparation sommaire de sa figure qu’elle sentait abimée par cette scène et que deux doigts de poudre de riz et un coup de peigne de poche rafraîchirent,

  1. Sonnet de jeunesse publié sur une copie.
  2. Sonnet de jeunesse publié sur une copie.
  3. Quatrain écrit en épigraphe à Claire Lenoir de Villiers de l’Isle Adam.
  4. Pièce insérée dans quinze jours en Hollande.
  5. Ces trois pièces sont écrites de la main de Verlaine sur papier d’hôpital, sans autre indication de date que ce 1869-1870. Pourtant ce ne doit pas être une copie d’anciens vers car il y a des corrections et des surcharges. Le papier d’hôpital porte la mention de série Be-24, la même que la feuille où est écrite le Frontispice pour un livre nouveau qui, lui, est daté du 7 septembre 1894, hôpital Bichat. Ces trois pièces ont donc été faites ou récrites de mémoire vers Septembre 1894. Elles sont destinées au volume : Varia.
  6. Pour Madame Marie Mauté, la belle-mère du poète.
  7. Vers publiés dans la Revue Rouge quelques jours avant la mort de Verlaine.
  8. Cette pièce porte en note, au coin de la page, Le Livre d’Esther. Verlaine avait commencé un volume sous ce titre. « Je suis un ennemi de toute hypocrisie » devait être la première pièce du livre.
  9. Les Reliques, de Jules Tellier.
  10. Le vieil Arras, orné d’eaux-fortes, — chez E. Bradier, libraire, rue Saint-Aubert, Arras. Prix : 16 francs.
  11. Je ne puis comprendre dans le Paris actuel les quelques avenues d’hôtels avoisinant l’Arc de Triomphe. C’est tous étrangers qui ont voulu reproduire les environs d’Hyde Park, sans y réussir.